Sueur de Sang/Celui qui ne voulait rien savoir
XIX
CELUI
QUI NE VOULAIT RIEN SAVOIR
J’ai connu un brave homme qui ne s’est pas une seule fois dessaoûlé pendant la guerre, c’est-à-dire du mois d’août au mois de janvier, et qui fut tué dans un des derniers combats, sans avoir pu rattraper son équilibre.
Son nom était quelque chose comme Latour ou Dufour, mais on ne le désignait jamais que par son prénom de Bertrand, meilleur pour la vocifération et que le vieux drôle feignait habituellement de ne pas entendre.
Il était pour la tradition, celui-là ! Rien n’aurait pu lui ôter cette idée que la soif est la compagne du soldat et qu’il n’y a pas de bon troupier dans les sociétés de tempérance.
Depuis trente ans qu’il festonnait dans tous les sentiers de la guerre, — car il avait passé la cinquantaine et fait campagne à peu près partout, — il avait toujours trouvé le moyen de s’abreuver dans les villes ou dans les déserts.
Capable de toutes les audaces aussitôt qu’il s’agissait de « se goupillonner l’ouverture », il avait accompli des choses fameuses, des prouesses de flibustier légendaire, uniquement pour ne pas interrompre son entraînement de pochard.
Il se battait alors à tâtons, avec une furie d’autant plus grande qu’il voyait toujours trois ennemis au lieu d’un et qu’il lui fallait se multiplier lui-même en conséquence de cette illusion d’optique. Une division entière ne lui aurait pas fait peur, si elle s’était dressée comme un obstacle entre sa pépie et quelque bouteille, et il eût entrepris de l’enfoncer.
On pouvait même dire qu’en plusieurs circonstances, les chefs avaient superstitieusement abusé de ce merveilleux poivrot qui bronchait depuis un quart de siècle sans pouvoir dégringoler, que les balles ne pouvaient jamais atteindre et qui démolissait tout devant lui.
Il suffisait d’encourager sa mise au point.
— Je ne cogne bien, disait-il, que lorsque je suis bu.
Plus d’une fois, en Crimée, en Italie, au Mexique, il avait été désigné pour la croix. Mais comment ajuster l’« Étoile de l’Honneur » à ce lion de salle de police dont les inqualifiables méfaits ne se comptaient plus et qu’il importait de coffrer avec promptitude aussitôt qu’on avait cessé de se battre. Il fallait encore moins parler d’avancement.
Tout cela, d’ailleurs, lui était profondément égal. — Aussi longtemps que j’aurai un trou sous le nez, déclarait-il, je me fous du reste. C’était le type le plus accompli de celui qui ne veut rien savoir.
Le lendemain de Solférino, on s’était avisé de présenter à l’Empereur cette brute extraordinaire qui avait rapporté, la veille, une demi-douzaine de flacons d’eau-de-vie, soigneusement enveloppés dans les plis d’un drapeau emprunté à quelque régiment du Danube.
Napoléon III, informé qu’il ne pouvait être question de décorer un ivrogne de cette importance, avait tenu cependant à lui demander si quelque chose ne lui manquait pas.
— Une seconde gueule, répondit l’homme couvert de sang, pour mieux boire à ta santé, mon Empereur.
Toutefois, c’eût été une erreur grave de le croire dénué de clairvoyance ou d’astuce. Il avait beau flotter perpétuellement entre deux alcools, il avait beau être quasi mort d’ivresse, un sublime débrouillard sortait de lui aussitôt que se présentait un fagot de difficultés d’apparence inextricable.
On savait malheureusement trop peu l’excellent poème de son évasion de Mayence, le lendemain même du jour où il y fut amené avec deux ou trois mille de ses compagnons de Metz. Les quelques épisodes qu’il en racontait donnaient soif du reste.
On devinait qu’il avait dû traverser la province rhénane comme un jardin de cabaret, sans plus d’équilibre qu’ailleurs.
Avec quoi avait-il bien pu se maintenir dans ce bienheureux état, cet homme dénué de ressources, qui ne savait pas un mot d’allemand et que ses moindres gestes devaient dénoncer ? C’est ce qui sera certainement éclairci le jour où toutes les choses cachées sauteront aux yeux.
Ce qu’il y avait de sûr et certain, c’est qu’il était arrivé un beau jour à Liège, plus ivre et plus lucide que jamais, comblé d’or et de bijoux allemands, ayant dévalisé, disait-il, quelques villas germaniques, étranglé ou brûlé leurs propriétaires et que, narguant toute l’armée de Frédéric-Charles, il était enfin venu nous rejoindre aux environs d’Orléans, après une série non interrompue de cuites immenses.
Ce Bertrand avait toujours l’air de marcher à côté de lui-même. Il se parlait à demi-voix, s’encourageait à la constance avec une extrême douceur, se traitant de « petit cochon » et de « pauvre vieux », s’inondant des bénédictions les plus amples et se promettant sans cesse des « tournées » prochaines.
On s’en amusait, mais pas trop. Instinctivement, on sentait en lui le soldat noir, à l’âme recuite, sur l’endurance ou la bonhomie duquel il ne fallait pas compter. Quand les blagues allaient un peu loin, il vous avait un calme regard de ses yeux toujours pleins d’eau qui vous coupait net.
D’ailleurs, le commandant, une autre basane qui l’avait connu au Mexique, n’entendait pas qu’on le molestât.
— Dans l’intérêt de votre peau, avait-il dit, je vous conseille de ne pas l’embêter. Si j’avais seulement un millier de soulauds comme celui-là, je me chargerais de ravitailler Paris avec de la carne de Prussien.
On le laissait donc tranquille et il faisait à peu près ce qu’il voulait. Dispensé de tout service régulier, on était quelquefois plusieurs jours sans le voir. Il paraît même, — et cela nous pénétra d’un respect sans bornes, — qu’il allait se promener chez les Allemands du voisinage et qu’il rapportait de ses visites plus qu’audacieuses des indications précises qui nous sauvèrent plusieurs fois.
Avait-il donc le génie du travestissement et de l’espionnage, ce malandrin si peu souple en apparence et qu’on supposait incapable de voir à quatre pas devant lui ?
Nous n’en doutâmes plus, cette mémorable nuit de décembre où nos éclaireurs à cheval nous ramenèrent dans la forêt d’Orléans un artilleur bavarois complètement ivre, qui s’était laissé capturer de bonne grâce et qui n’était autre que lui-même, venant informer notre chef du mouvement rétrograde de notre armée et de la marche audacieuse de Frédérick-Charles vers Orléans, sur les talons du 15e corps.
Ah ! il en savait long, tout de même, le vieux chacal qui ne voulait rien savoir, et les officiers pleurèrent de rage en l’écoutant.
Il avait bien essayé de courir après Martin des Pallières, mais il aurait fallu des ailes pour l’atteindre, ce général de la gaffe, qui se trouvait encore une fois, comme à Beaune-la-Rolande, à vingt ou trente kilomètres du point où sa présence eût pu être funeste à l’ennemi.
Jamais une pareille occasion ne s’était présentée. Quarante-cinq mille hommes engagés sur la seule route qui conduit de Pithiviers à Orléans, au milieu des bois touffus, sans moyen de se développer, soit à droite, soit à gauche. Les troupes françaises, composées en grande partie de mobiles peu solides en rase campagne, étaient capables, néanmoins, soutenues et entraînées par leurs officiers, de tenir et même de prendre très résolument l’offensive sous bois et derrière les obstacles que présentait la forêt. La longue colonne des Prussiens, vigoureusement attaquée sur son flanc, arrêtée et prise en tête, n’aurait pu se maintenir dans un semblable défilé. Le Prince téméraire était forcé de se retirer en perdant beaucoup de monde, et notre armée toute vive restait entière pour faire face à l’abominable crapule de Mecklembourg, désormais facilement écrasable.
Mais, maintenant, on était cinq ou six cents volontaires complètement abandonnés, inutiles comme des épluchures d’oreilles de cochon. Il n’y avait plus qu’à décamper, sans perdre un quart d’heure, dans la direction de Sully, si on ne voulait pas être coupé par la vermine.
Ce rapport trop lucide ayant été fort distinctement évacué, et la défroque bavaroise quelque peu sanglante jetée aux ordures, l’homme redevint sur-le-champ la brute précieuse que nous connaissions, et nous avalâmes quatre cents kilomètres en huit jours…
Dieu me préserve du récit de cette retraite aussi imbécile qu’atroce où l’armée de la Loire, gelée, affamée, livrée au plus monstrueux désarroi, se ramassait à la pelle dans trois ou quatre départements ; où l’on vit des officiers supérieurs dételer les chevaux des pièces d’artillerie ou des fourgons d’ambulance pour fuir plus vite !…
N’importe, soixante mille hommes avaient beau crever de misère, le vieux Bertrand zigzaguait toujours. Vers la fin de ce mois terrible, il rejoignit avec nous l’armée de Chanzy et les farces déjà dites recommencèrent.
Ayant surtout entrepris le panégyrique de cet animal singulier, voici, pour l’éclairer, deux anecdotes remarquables.
Un certain jour, dans la Sarthe, aux environs de la Ferté-Bernard, il laissa, comme tant d’autres fois, notre colonne filer devant lui et s’arrêta chez un rustre pour vider un verre. Il payait, d’ailleurs disons-le, beaucoup plus souvent qu’on ne le croyait parmi nous. Ce verre, naturellement, se multiplia et le pichet d’eau-de-vie de cidre étant épuisé, le héros, à l’indicible terreur de son hôte qui avait l’air de piétiner des escarboucles de feu, manifesta l’intention de dormir une heure ou deux dans la grange voisine dont la paille claire le tentait.
Aux vives remontrances du paysan qui lui représentait l’arrivée probable des uhlans, il répondit simplement :
— Fous-moi la paix ou je te mange les tripes ! et s’alla vautrer.
Cinq minutes plus tard, il ronflait comme un volcan et deux cavaliers prussiens se présentaient.
Aventure aussi simple que délicieuse. Pendant qu’un des nouveaux venus parlementait impérieusement avec le maître du logis, l’autre, s’avisant de la grange pour l’installation de leurs chevaux, entendit le ronfleur en y pénétrant.
Bertrand, juché à hauteur d’homme était complètement invisible dans le creux formé par son poids. Le Prussien naïf avança la tête. À l’instant même, il avait autour du cou les deux mains puissantes du dormeur.
— Viens, ma cocotte, viens faire dodo avec papa ! disait celui-ci, en lui broyant amoureusement les vertèbres.
L’affaire du second pèlerin fut réglée aussitôt après d’un superbe coup de baïonnette en plein ventre.
L’autre anecdote est vraiment épique. Dans un engagement, d’ailleurs malheureux, où nous perdîmes un assez bon nombre de camarades, notre aventurier qui fut, un quart d’heure, le point de mire des chasseurs allemands, reçut en cette occasion le plus sanglant de tous les affronts.
Une balle ennemie vint percer son bidon de telle manière que le contenu s’en répandit jusqu’à la dernière goutte sur le sol. Impossible de se venger immédiatement, les Prussiens étaient hors d’atteinte. Mais, le soir, il disparut.
Deux jours après, le commandant nous mettait sur pied à minuit. Quelle promenade ! Pendant une heure, le vent du nord nous entra dans la peau comme des aiguilles. Mais nous savions qu’on allait piquer de l’andouille…
Les ordres étant précis, aucun fusil ne s’abaissa lorsqu’un être qui ressemblait à un paquet d’ombre, allant de-ci, de-là, s’avança vers nous, levant la main. C’était Bertrand qui nous attendait.
— Pas de chahut, dit-il à voix basse au commandant, et que tout ton monde serre les fesses. Nous les tenons bien.
Il serait puéril de demander ce qui vint ensuite. La chose notable, c’est que nous tuâmes beaucoup cette nuit-là. Quant aux détails, je n’ai retenu que celui-ci qui ne s’effacera jamais.
Les sentinelles éteintes prestement et silencieusement, nous amenâmes une vingtaine de nos gueules à la porte de la première maison du village, transformée en corps de garde. Huit ou dix Allemands, en parfaite sécurité, jouaient aux cartes, et la première action de Bertrand qui nous conduisait et qui vint tomber au milieu d’eux comme un obus, avec sa merveilleuse élasticité de pochard, fut de planter sa baïonnette dans le jeu malpropre que le caporal donnait précisément à couper.
Je ne suis pas assez psychologue pour dire exactement ce qui se passa dans l’âme des spectateurs, mais je certifie qu’ils eurent peu de temps pour l’analyse, car la baïonnette empennée maintenant du roi de carreau, de la dame de cœur et de toute la ribambelle des puissances qui font mourir, s’enfonçait dans les poitrines avec une rapidité foudroyante et, bien que notre admiration n’ait été inactive que pendant un instant très court, j’ose affirmer qu’il ne nous resta que des broutilles.
La mort d’une aussi parfaite arsouille ne devait pas démentir sa vie. Les Normes qui président à l’universelle Harmonie se fussent indignées d’un trépas vulgaire.
On était à la fin de tout et le vieux Bertrand ne dessoûlait pas. La bataille même du Mans où il s’égara quinze heures dans les lignes allemandes, cherchant, disait-il, en son argot d’espion féroce, « la clef des lieux », — cette désastreuse martingale de l’honneur français pendant laquelle on fut réduit à compter un instant sur cet ivrogne pour dépister le Grand-Duc, ne modifia point son état. Il se vantait d’avoir bu à la gourde de la Mort…
Le 14 janvier, on était en route sur Laval, à l’extrémité ouest de ce pauvre département de la Sarthe dont les six cent mille hectares furent assignés aux dernières convulsions de la Défense nationale.
Trois cents hommes environ prirent machinalement je ne sais quelles positions de combat, à l’entrée de la forêt de Charnie, autrefois nommée la Thébaïde du Maine, en avant d’un hameau désert.
Ces hommes étaient si malheureux que la présence de l’invulnérable et sempiternel ivrogne les réconfortait. Quelque chose de surnaturel avait fini par lui être attribué.
Lui aussi, pourtant, avait l’air de baisser la crête. Visiblement, il commençait à en avoir assez et se gênait peu pour blaguer ouvertement les généraux.
L’officier qui commandait ces calamiteux survivants de la défaite venait de leur tenir ce discours :
— En faisant appel à votre patriotisme, je ne dois pas, mes amis, vous dissimuler le danger… Vous êtes appelés à couvrir la retraite et à sauver les derniers convois de l’armée… Derrière nous, il n’y a plus rien… que l’ennemi.
Il parlait encore qu’une fusée s’éleva dans la direction du levant, une autre au sud-est, une troisième tout à fait au midi et on entendit aboyer furieusement les horribles chiens des Prussiens que ces sauvages s’amusaient, vers la fin de la campagne, à lancer sur les vaincus dans le fond des bois.
Il y eut un frisson de désespoir. Exténué d’un long jeûne, brisé de fatigue et gelé jusqu’aux moelles, on ne pouvait plus marcher ni même tenir son fusil, alors qu’il aurait fallu se jeter avec précipitation dans le département de la Mayenne, car l’ennemi cherchait évidemment à tourner la faible troupe du côté de Loué et de Brulon.
Tout ce qu’on pouvait, c’était de se faire tuer là où on était, le plus proprement possible, et nul de ces agonisants ne parla de se rendre…
Quatre heures plus tard, au coucher du soleil, il n’en restait qu’un, l’indestructible Bertrand qui n’avait pas reçu une égratignure et qui, retranché dans une grange à moitié détruite, exterminait les assaillants.
Ce buveur de vin criait la soif en étripant les buveurs de bière. Il avait tellement soif qu’il en vint à boire de l’eau, un reste d’eau sale qui croupissait dans une auge.
Alors, soudainement, il ne tint plus du tout à la vie. Plus que jamais, il ne voulut rien savoir, et, s’élançant hors de sa tanière, l’effrayant bâtard des anciens Lions diffamés fut abattu, — comme un contrefort de citadelle, — par le premier coup d’un canon de puissant calibre que les chefs prussiens avaient envoyé chercher pour en finir, une bonne fois, avec ce dernier titulaire de la transcendante soulographie des Gallo-Romains.