Essais/Livre III/Chapitre 5

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A Mesure que les pensemens utiles sont plus plains et solides, ils sont aussi plus empeschans et plus onereux. Le vice, la mort, la pauvreté, les maladies, sont subjects graves et qui grevent. Il faut avoir l’ame instruite des moyens de soustenir et combatre les maux, et instruite des reigles de bien vivre et de bien croire, et souvent l’esveiller et exercer en cette belle estude ; mais à une ame de commune sorte il faut que ce soit avec relache et moderation : elle s’affole d’estre trop continuellement bandée. J’avoy besoing en jeunesse de m’advertir et solliciter pour me tenir en office ; l’alegresse et la santé ne conviennent pas tant bien, dict-on, avec ces discours serieux et sages. Je suis à present en un autre estat ; les conditions de la vieillesse ne m’advertissent que trop, m’assagissent et me preschent. De l’excez de la gayeté je suis tombé en celuy de la severité, plus facheus. Parquoy je me laisse à cette heure aller un peu à la desbauche par dessein ; et emploie quelque fois l’ame à des pensemens folastres et jeunes, où elle se sejourne. Je ne suis meshuy que trop rassis, trop poisant et trop meur. Les ans me font leçon, tous les jours, de froideur et de temperance. Ce corps fuyt le desreiglement et le craint. Il est à son tour de guider l’esprit vers la reformation. Il regente à son tour, et plus rudement et imperieusement. Il ne me laisse pas une heure, ny dormant ny veillant, chaumer d’instruction de mort, de patience et de poenitence. Je me deffens de la temperance comme j’ay faict autresfois de la volupté. Elle me tire trop arriere, et jusques à la stupidité. Or je veus estre maistre de moy, à tout sens. La sagesse a ses excés, et n’a pas moins besoin de moderation que la folie. Ainsi, de peur que je ne seche, tarisse et m’aggrave de prudence, aus intervalles que mes maux me donnent,

Mens intenta suis ne siet usque malis,

je gauchis tout doucement, et desrobe ma veue de ce ciel orageux et nubileux que j’ay devant moy : lequel, Dieu mercy, je considere bien sans effroy, mais non pas sans contention et sans estude ; et me vois amusant en la recordation des jeunesses passées,

animus quod perdidit optat,
Atque in praeterita se totus imagine versat.

Que l’enfance regarde devant elle, la vieillesse derriere : estoit-ce pas ce que signifioit le double visage de Janus ? Les ans m’entrainent s’ils veulent, mais à reculons ! Autant que mes yeux peuvent reconnoistre cette belle saison expirée, je les y destourne à secousses. Si elle eschappe de mon sang et de mes veines, au-moins n’en veus-je desraciner l’image de la memoire,

hoc est,
Vivere bis, vita posse priore frui.

Platon ordonne aux vieillards d’assister aux exercices, danses et jeux de la jeunesse, pour se rejouir en autruy de la soupplesse et beauté du corps qui n’est plus en eux, et rappeller en leur souvenance la grace et faveur de cet aage fleurissant, et veut qu’en ces esbats ils attribuent l’honneur de la victoire au jeune homme qui aura le plus esbaudi et resjoui, et plus grand nombre d’entre eux. Je merquois autresfois les jours poisans et tenebreux comme extraordinaires : ceux-là sont tantost les miens ordinaires ; les extraordinaires sont les beaux et serains. Je m’en vay au train de tressaillir comme d’une nouvelle faveur quand aucune chose ne me deust. Que je me chatouille, je ne puis tantost plus arracher un pauvre rire de ce meschant corps. Je ne m’esgaye qu’en fantasie et en songe, pour destourner par ruse le chagrin de la vieillesse. Mais certes il y faudroit autre remede qu’en songe : foible luicte de l’art contre la nature. C’est grand simplesse d’alonger et anticiper, comme chacun faict, les incommoditez humaines : j’ayme mieux estre moins long temps vieil que d’estre vieil avant que de l’estre. Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je connois bien par ouyr dire plusieurs especes de voluptez prudentes, fortes et glorieuses ; mais l’opinion ne peut pas assez sur moy pour m’en mettre en appetit. Je ne les veus pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veus doucereuses, faciles et prestes. A natura discedimus ; populo nos damus, nullius rei bono auctori. Ma philosophie est en action, en usage naturel et present : peu en fantasie. Prinsse je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie !

Non ponebat enim rumores ante salutem.

La volupté est qualité peu ambitieuse : elle s’estime assez riche de soy sans y mesler le pris de la reputation, et s’ayme mieux à l’ombre. Il faudroit donner le fouet à un jeune homme qui s’amuseroit à choisir le goust du vin et des sauces. Il n’est rien que j’aye moins sceu et moins prisé. A cette heure je l’apprens. J’en ay grand honte, mais qu’y feroy-je ? J’ay encore plus de honte et de despit des occasions qui m’y poussent. C’est à nous à resver et baguenauder, et à la jeunesse de se tenir sur la reputation et sur le bon bout : elle va vers le monde, vers le credit ; nous en venons. Sibi arma, sibi equos, sibi hastas, sibi clavam, sibi pilam, sibi natationes et cursus habeant ; nobis senibus, ex lusionibus multis, talos relinquant et tesseras. Les loix mesmes nous envoyent au logis. Je ne puis moins, en faveur de cette chetive condition où mon aage me pousse, que de luy fournir de jouets et d’amusoires, comme à l’enfance : aussi y retombons nous. Et la sagesse et la folie auront prou à faire à m’estayer et secourir par offices alternatifs, en cette calamité d’aage :

Misce stultitiam consiliis brevem.

Je fuis de mesme les plus legeres pointures ; et celles qui ne m’eussent pas autres-fois esgratigné, me transpercent à cette heure : mon habitude commence de s’appliquer si volontiers au mal ! In fragili corpore odiosa omnis offensio est.

Ménsque pati durum sustinet aegra nihil.

J’ay esté tousjours chatouilleux et delicat aux offences ; je suis plus tendre à cette heure, et ouvert par tout,

Et minimae vires frangere quassa valent.

Mon jugement m’empesche bien de regimber et gronder contre les inconvenients que nature m’ordonne à souffrir, mais non pas de les sentir. Je courrois d’un bout du monde à l’autre chercher un bon an de tranquillité plaisante et enjouée, moy qui n’ay autre fin que vivre et me resjouyr. La tranquillité sombre et stupide se trouve assez pour moy, mais elle m’endort et enteste : je ne m’en contente pas. S’il y a quelque personne, quelque bonne compaignie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resseante ou voyagere, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n’est que de siffler en paume, je leur iray fournir des essays en cher et en os. Puisque c’est le privilege de l’esprit de se r’avoir de la vieillesse, je luy conseille, autant que je puis, de le faire : qu’il verdisse, qu’il fleurisse ce pendant, s’il peut, comme le guy sur un arbre mort. Je crains que c’est un traistre : il s’est si estroittement affreré au corps qu’il m’abandonne à tous coups pour le suyvre en sa necessité. Je le flatte à part, je le practique pour neant. J’ay beau essayer de le destourner de cette colligeance, et luy presenter et Seneque et Catulle, et les dames et les dances royales ; si son compagnon a la cholique, il semble qu’il l’ait aussi. Les operations mesmes qui luy sont particulieres et propres ne se peuvent lors souslever : elles sentent evidemment au morfondu. Il n’y a poinct d’allegresse en ses productions, s’il n’en y a quand et quand au corps. Noz maistres ont tort dequoy, cherchant les causes des eslancements extraordinaires de nostre esprit, outre ce qu’ils en attribuent à un ravissement divin, à l’amour, à l’aspreté guerriere, à la poesie, au vin, ils n’en ont donné sa part à la santé ; une santé bouillante, vigoureuse, pleine, oisifve, telle qu’autrefois la verdeur des ans et la securité me la fournissoient par veneues. Ce feu de gayeté suscite en l’esprit des eloises vives et claires, outre nostre portée naturelle et entre les enthousiasmes les plus gaillards, si non les plus esperdus. Or bien ce n’est pas merveille si un contraire estat affesse mon esprit, le cloue et faict un effect contraire.

Ad nullum consurgit opus, cum corpore languet.

Et veut encores que je luy sois tenu dequoy il preste, comme il dict, beaucoup moins à ce consentement que ne porte l’usage ordinaire des hommes. Au-moins, pendant que nous avons trefves, chassons les maux et difficultez de nostre commerce :

Dum licet, obducta solvatur fronte senectus ;
tetrica sunt amaenanda jocularibus.

J’ayme une sagesse gaye et civile, et fuis l’aspreté des meurs et l’austerité, ayant pour suspecte toute mine rebarbative :

Tristemque vultus tetrici arrogantiam.
Et habet tristis quoque turba cynaedos.

Je croy Platon de bon ceur, qui dict les humeurs faciles ou difficiles estre un grand prejudice à la bonté ou mauvaistié de l’ame. Socrates eut un visage constant, mais serein et riant, non constant comme le vieil Crassus qu’on ne veit jamais rire. La vertu est qualité plaisante et gaye. Je sçay bien que fort peu de gens rechigneront à la licence de mes escrits, qui n’ayent plus à rechigner à la licence de leur pensée. Je me conforme bien à leur courage, mais j’offence leurs yeux. C’est une humeur bien ordonnée de pinser les escrits de Platon et couler ses negotiations pretendues avec Phedon, Dion, Stella, Archeanassa. Non pudeat dicere quod non pudeat sentire. Je hay un esprit hargneux et triste qui glisse par dessus les plaisirs de sa vie et s’empoigne et paist aux malheurs : comme les mouches, qui ne peuvent tenir contre un corps bien poly et bien lissé, et s’attachent et reposent aux lieux scabreux et raboteux ; et comme les vantouses qui ne hument et appetent que le mauvais sang. Au reste, je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire, et me desplais des pensées mesmes impubliables. La pire de mes actions et conditions ne me semble pas si laide comme je trouve laid et lache de ne l’oser avouer. Chacun est discret en la confession, on le devoit estre en l’action : la hardiesse de faillir est aucunement compensée et bridée par la hardiesse de le confesser. Qui s’obligeroit à tout dire, s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire. Dieu veuille que cet excès de ma licence attire nos hommes jusques à la liberté, par dessus ces vertus couardes et mineuses nées de nos imperfections : qu’aux despens de mon immoderation je les attire jusques au point de la raison’Il faut voir son vice et l’estudier pour le redire. Ceux qui le celent à autruy, le celent ordinairement à eux mesmes. Et ne le tiennent pas pour assés couvert, s’ils le voyent ; ils le soustrayent et desguisent à leur propre conscience. Quare vitia sua nemo confitetur ? Quia etiam nunc in illis est ; somnium narrare vigilantis est. Les maux du cors s’esclaircissent en augmentant. Nous trouvons que c’est goutte que nous nommions rheume ou foulure. Les maux de l’ame s’obscurcissent en leur force ; le plus malade les sent le moins. Voylà pourquoy il les faut souvant remanier au jour, d’une main impiteuse, les ouvrir et arracher du creus de nostre poitrine. Comme en matiere de bienfaicts, de mesme en matiere de mesfaicts, c’est par fois satisfaction que la seule confession. Est-il quelque laideur au faillir, qui nous dispense de nous en devoir confesser ? Je souffre peine à me feindre, si que j’evite de prendre les secrets d’autruy en garde, n’ayant pas bien le cœur de desadvouer ma science. Je puis la taire, mais la nyer je ne puis sans effort et desplaisir. Pour estre bien secret, il le faut estre par nature, non par obligation. C’est peu, au service des princes, d’estre secret, si on n’est menteur encore. Celuy qui s’enquestoit à Thales Milesius s’il devoit solemnellement nier d’avoir paillardé, s’il se fut addressé à moy, je lui eusse respondu qu’il ne le devoit pas faire, car le mentir me semble encore pire que la paillardise. Thales conseilla tout autrement, et qu’il jurast, pour garentir le plus par le moins. Toutesfois ce conseil n’estoit pas tant election de vice que multiplication. Sur quoy, disons ce mot en passant, qu’on faict bon marché à un homme de conscience quand on luy propose quelque difficulté au contrepois du vice ; mais, quand on l’enferme entre deux vices, on le met à un rude chois, comme on fit Origene : ou qu’il idolatrast, ou qu’il se souffrit jouyr charnellement à un grand vilain Aethiopien qu’on luy presenta. Il subit la premiere condition, et vitieusement, dict on. Pourtant ne seroient pas sans goust, selon leur erreur, celles qui nous protestent, en ce temps, qu’elles aymeroient mieux charger leur conscience de dix hommes que d’une messe. Si c’est indiscretion de publier ainsi ses erreurs, il n’y a pas grand danger qu’elle passe en exemple et usage : car Ariston disoit que les vens que les hommes craignent le plus sont ceux qui les descouvrent. Il faut rebrasser ce sot haillon qui couvre nos meurs. Ils envoyent leur conscience au bordel et tiennent leur contenance en regle. Jusques aux traistres et assassins, ils espousent les loix de la ceremonie et attachent là leur devoir ; si n’est ce ny à l’injustice de se plaindre de l’incivilité, ny à la malice de l’indiscretion. C’est dommage qu’un meschant homme ne soit encore un sot et que la decence pallie son vice. Ces incrustations n’appartiennent qu’à une bonne et saine paroy, qui merite d’estre conservée ou blanchie. En faveur des Huguenots, qui accusent nostre confession privée et auriculaire, je me confesse en publicq, religieusement et purement. Saint Augustin, Origene et Hippocrates ont publié les erreurs de leurs opinions ; moy, encore, de mes meurs. Je suis affamé de me faire connoistre ; et ne me chaut à combien, pourveu que ce soit veritablement ; ou, pour dire mieux, je n’ay faim de rien, mais je crains mortellement d’estre pris en eschange par ceux à qui il arrive de connoistre mon nom. Celuy qui faict tout pour l’honneur et pour la gloire, que pense-il gaigner en se produisant au monde en masque, desrobant son vray estre à la connoissance du peuple ? Louez un bossu de sa belle taille, il le doit recevoir à injure. Si vous estes couard et qu’on vous honnore pour un vaillant homme, est-ce de vous qu’on parle ? on vous prend pour un autre. J’aymeroy aussi cher que celuy-là se gratifiast des bonnetades qu’on luy faict, pensant qu’il soit maistre de la trouppe, luy qui est des moindres de la suitte. Archelaus, Roy de Macedoine, passant par la rue, quelqu’un versa de l’eau sur luy ; les assistans disoient qu’il devoit le punir : Ouy mais, dict-il, il n’a pas versé l’eau sur moy, mais sur celuy qu’il pensoit que je fusse. Socrates, à celuy qui l’advertissoit qu’on mesdisoit de luy : Point, fit-il, il n’y a rien en moy de ce qu’ils disent. Pour moy, qui me loueroit d’estre bon pilote, d’estre bien modeste, ou d’estre bien chaste, je ne luy en devrois nul grammercy. Et pareillement, qui m’appelleroit traistre, voleur ou yvrongne, je me tiendroy aussi peu offencé. Ceux qui se mescognoissent, se peuvent paistre de fauces approbations ; non pas moy, qui me voy et qui me recherche jusques aux entrailles, qui sçay bien ce qui m’appartient. Il me plaist d’estre moins loué, pourveu que je soy mieux conneu. On me pourroit tenir pour sage en telle condition de sagesse que je tien pour sottise. Je m’ennuie que mes essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de sale. Ce chapitre me fera du cabinet. J’ayme leur commerce un peu privé. Le publique est sans faveur et saveur. Aux adieus, nous eschauffons outre l’ordinaire l’affection envers les choses que nous abandonnons. Je prens l’extreme congé des jeux du monde, voicy nos dernieres accolades. Mais venons à mon theme. Qu’a faict l’action genitale aux hommes, si naturelle, si necessaire et si juste, pour n’en oser parler sans vergongne et pour l’exclurre des propos serieux et reglez ? Nous prononçons hardiment : tuer, desrober, trahir ; et cela, nous n’oserions qu’entre les dents ? Est-ce à dire que moins nous en exhalons en parole, d’autant nous avons loy d’en grossir la pensée ? Car il est bon que les mots qui sont le moins en usage, moins escrits et mieus teuz, sont les mieux sceus et plus generalement connus. Nul aage, nulles meurs l’ignorent non plus que le pain. Ils s’impriment en chascun sans estre exprimez et sans voix et sans figure. Il est bon aussi que c’est une action que nous avons mis en la franchise du silence, d’où c’est crime de l’arracher, non pas mesme pour l’accuser et juger. Ny n’osons la fouetter qu’en periphrase et peinture. Grand faveur à un criminel d’estre si execrable que la justice estime injuste de le toucher et de le veoir : libre et sauvé par le benefice de l’aigreur de sa condamnation. N’en va-il pas comme en matiere de livres, qui se rendent d’autant plus venaux et publiques de ce qu’ils sont supprimez ? Je m’en vay pour moy prendre au mot l’advis d’Aristote qui dict l’estre honteus servir d’ornement à la jeunesse, mais de reproche à la vieillesse. Ces vers se preschent en l’escole ancienne, escole à laquelle je me tiens bien plus qu’à la moderne (ses vertus me semblent plus grandes, ses vices moindres) :

Ceux qui par trop fuyant Venus estrivent,
Faillent autant que ceux qui trop la suivent.
Tu, Dea, tu rerum naturam sola gubernas,
Nec sine te quicquam dias in luminis oras
Exoritur, neque fit laetum nec amabile quicquam.

Je ne sçay qui a peu mal mesler Pallas et les Muses avec Venus, et les refroidir envers l’Amour ; mais je ne voy aucunes deitez qui s’aviennent mieux, ny qui s’entredoivent plus. Qui ostera aux muses les imaginations amoureuses, leur desrobera le plus bel entretien qu’elles ayent et la plus noble matiere de leur ouvrage ; et qui fera perdre à l’amour la communication et service de la poesie, l’affoiblira de ses meilleures armes : par ainsin on charge le Dieu d’accointance et de bien-vueillance, et les deesses protectrices d’humanité et de justice, du vice d’ingratitude et de mesconnoissance. Je ne suis pas de si long temps cassé de l’estat et suitte de ce Dieu que je n’aye la memoire informée de ses forces et valeurs,

agnosco veteris vestigia flammae.

Il y a encore quelque demeurant d’emotion et chaleur apres la fiévre,

Nec mihi deficiat calor hic, hiemantibus annis.

Tout asseché que je suis et appesanty, je sens encore quelques tiedes restes de cette ardeur passée :

Qual l’alto Aegeo, per che Aquilone o Noto
Cessi, che tutto prima il vuolse et scosse,
Non s’accheta ei pero : ma’l sono e’l moto,
Ritien de l’onde anco agitate è grosse.

Mais de ce que je m’y entends, les forces et valeur de ce Dieu se trouvent plus vives et plus animées en la peinture de la poesie qu’en leur propre essence,

Mais de ce que je m’y entendsEt versus digitos habet.

Elle represente je ne sçay quel air plus amoureux que l’amour mesme. Venus n’est pas si belle toute nue, et vive, et haletante, comme elle est icy chez Virgile :

Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
Cunctantem amplexu molli fovet. Ille repente
Accepit solitam flammam, notusque medullas
Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
Non secus atque olim tonitru cum rupta corusco
Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.
Ea verba loquutus,
Optatos dedit amplexus, placidumque petivit.
Conjugis infusus gremio per membra soporem.

Ce que j’y trouve à considerer, c’est qu’il la peinct un peu bien esmeue pour une Venus maritale. En ce sage marché, les appetits ne se trouvent pas si follastres ; ils sont sombres et plus mousses. L’amour hait qu’on se tienne par ailleurs que par luy, et se mesle lachement aux accointances qui sont dressées et entretenues soubs autre titre, comme est le mariage : l’aliance, les moyens, y poisent par raison, autant ou plus que les graces et la beauté. On ne se marie pas pour soy, quoi qu’on die ; on se marie autant ou plus pour sa posterité, pour sa famille. L’usage et interest du mariage touche nostre race bien loing par delà nous. Pourtant me plait cette façon, qu’on le conduise plustost par mains tierces que par les propres, et par le sens d’autruy que par le sien. Tout cecy, combien à l’opposite des conventions amoureuses’Aussi est ce une espece d’inceste d’aller employer à ce parentage venerable et sacré les efforts et les extravagances de la licence amoureuse, comme il me semble avoir dict ailleurs. Il faut, dict Aristote, toucher sa femme prudemment et severement, de-peur qu’en la chatouillant trop lascivement le plaisir la face sortir hors des gons de raison. Ce qu’il dict pour la conscience, les medecins le disent pour la santé : qu’un plaisir excessivement chaut, voluptueux et assidu altere la semence et empesche la conception ; disent d’autre-part, qu’à une congression languissante, comme celle là est de sa nature, pour la remplir d’une juste et fertile chaleur, il s’y faut presenter rarement et à notables intervalles,

Quo rapiat sitiens venerem interiusque recondat.

Je ne vois point de mariages qui faillent plustost et se troublent que ceux qui s’acheminent par la beauté et desirs amoureux. Il y faut des fondemens plus solides et plus constans, et y marcher d’aguet ; cette bouillante allegresse n’y vaut rien. Ceux qui pensent faire honneur au mariage pour y joindre l’amour, font, ce me semble, de mesme ceux qui, pour faire faveur à la vertu, tiennent que la noblesse n’est autre chose que vertu. Ce sont choses qui ont quelque cousinage ; mais il y a beaucoup de diversité : on n’a que faire de troubler leurs noms et leurs titres ; on faict tort à l’une ou à l’autre de les confondre. La noblesse est une belle qualité, et introduite avec raison ; mais d’autant que c’est une qualité dependant d’autruy et qui peut tomber en un homme vicieux et de neant, elle est en estimation bien loing au dessoubs de la vertu : c’est une vertu, si ce l’est, artificiele et visible ; dependant du temps et de la fortune ; diverse en forme selon les contrées ; vivante et mortelle ; sans naissance non plus que la riviere du Nil ; genealogique et commune ; de suite et de similitude ; tirée par consequence, et consequence bien foible. La science, la force, la bonté, la beauté, la richesse, toutes autres qualitez, tombent en communication et en commerce ; cette-cy se consomme en soi, de nulle en-ploite au service d’autruy. On proposoit à l’un de nos Roys le chois de deux competiteurs en une mesme charge, desquels l’un estoit gentil’homme, l’autre ne l’estoit point. Il ordonna que, sans respect de cette qualité, on choisit celuy qui auroit le plus de merite ; mais, où la valeur seroit entierement pareille, qu’en ce cas on eust respect à la noblesse : c’estoit justement luy donner son rang. Antigonus, à un jeune homme incogneu qui lui demandoit la charge de son pere, homme de valeur, qui venoit de mourir : Mon amy, fit il, en tels bien faicts je ne regarde pas tant la noblesse de mes soldats comme je fais leur prouesse. De vray, il n’en doibt pas aller comme des officiers des Roys de Sparte, trompettes, menestriers, cuisiniers, à qui en leur charge succedoient les enfans, pour ignorans qu’ils fussent, avant les mieux experimentez du mestier. Ceux de Callicut font des nobles une espece par dessus l’humaine. Le mariage leur est interdict et toute autre vacation que bellique. De concubines, ils en peuvent avoir leur saoul, et les femmes autant de ruffiens, sans jalousie les uns des autres ; mais c’est un crime capital et irremissible, de s’accoupler à personne d’autre condition que la leur. Et se tiennent pollus, s’ils en sont seulement touchez en passant, et, comme leur noblesse en estant merveilleusement injuriée et interessée, tuent ceux qui seulement ont approché un peu trop pres d’eus : de maniere que les ignobles sont tenus de crier en marchant, comme les gondoliers de Venise au contour des rues pour ne s’entreheurter ; et les nobles leur commandent de se jetter au quartier qu’ils veulent. Ceux cy evitent par là cette ignominie qu’ils estiment perpetuelle ; ceux là, une mort certaine. Nulle durée de temps, nulle faveur de prince, nul office ou vertu ou richesse peut faire qu’un roturier devienne noble. A quoy ayde cette coustume que les mariages sont defendus de l’un mestier à l’autre : ne peut une de race cordonniere espouser un charpentier ; et sont les parents obligez de dresser les enfans à la vacation des peres, precisement, et non à autre vacation, par où se maintient la distinction et constance de leur fortune. Ung bon mariage, s’il en est, refuse la compaignie et conditions de l’amour. Il tache à representer celles de l’amitié. C’est une douce societé de vie, pleine de constance, de fiance et d’un nombre infiny d’utiles et solides offices et obligations mutuelles. Aucune femme qui en savoure le goust,

optato quam junxit lumine taeda,

ne voudroit tenir lieu de maistresse et d’amye à son mary. Si elle est logée en son affection comme femme, elle y est bien plus honorablement et seurement logée. Quand il faira l’esmeu ailleurs et l’empressé, qu’on luy demande pourtant lors à qui il aymeroit mieux arriver une honte, ou à sa femme ou à sa maistresse ; de qui la desfortune l’affligeroit le plus ; à qui il desire plus de grandeur : ces demandes n’ont aucun doubte en un mariage sain. Ce qu’il s’en voit si peu de bons, est signe de son pris et de sa valeur. A le bien façonner et à le bien prendre, il n’est point de plus belle piece en nostre societé. Nous ne nous en pouvons passer, et l’allons avilissant. Il en advient ce qui se voit aux cages : les oyseaux qui en sont hors, desesperent d’y entrer ; et d’un pareil soing en sortir, ceux qui sont au dedans. Socrates, enquis qui estoit plus commode prendre ou ne prendre point de femme : Lequel des deux on face, dict il, on s’en repentira. C’est une convention à laquelle se raporte bien à point ce qu’on dict, homo homini ou Deus ou lupus. Il faut le rencontre de beaucoup de qualitez à le bastir. Il se trouve en ce temps plus commode aux ames simples et populaires, où les delices, la curiosité et l’oysiveté ne le troublent pas tant. Les humeurs desbauchées, comme est la mienne, qui hay toute sorte de liaison et d’obligation, n’y sont pas si propres,

Et mihi dulce magis resoluto vivere collo.

De mon dessein, j’eusse fuy d’espouser la sagesse mesme, si elle m’eust voulu. Mais, nous avons beau dire, la coustume et l’usage de la vie commune nous emporte. La plus part de mes actions se conduisent par exemple, non par chois. Toutesfois je ne m’y conviay pas proprement, on m’y mena, et y fus porté par des occasions estrangeres. Car non seulement les choses incommodes, mais il n’en est aucune si laide et vitieuse et evitable qui ne puisse devenir acceptable par quelque condition et accident : tant l’humaine posture est vaine. Et y fus porté certes plus mal preparé lors et plus rebours que je ne suis à présent apres l’avoir essayé. Et, tout licencieux qu’on me tient, j’ay en verité plus severement observé les loix de mariage que je n’avois ny promis ny esperé. Il n’est plus temps de regimber quand on s’est laissé entraver. Il faut prudemment mesnager sa liberté ; mais dépuis qu’on s’est submis à l’obligation, il s’y faut tenir soubs les loix du debvoir commun, au-moins s’en efforcer. Ceux qui entreprennent ce marché pour s’y porter avec haine et mespris, font injustement et incommodéement ; et cette belle reigle que je voy passer de main en main entre elles, comme un sainct oracle,

Sers ton mary comme ton maistre,
Et t’en guarde comme d’un traistre,

qui est à dire : Porte toy envers luy d’une reverence contrainte, ennemie et deffiante, cry de guerre et deffi, est pareillement injurieuse et difficile. Je suis trop mol pour desseins si espineux. A dire vray, je ne suis pas encore arrivé à cette perfection d’habileté et galantise d’esprit, que de confondre la raison avec l’injustice, et mettre en risée tout ordre et reigle qui n’accorde à mon appetit : pour hayr la superstition, je ne me jette pas incontinent à l’irreligion. Si on ne fait tousjours son debvoir, au-moins le faut il tousjours aymer et recognoistre. C’est trahison de se marier sans s’espouser. Passons outre. Nostre poete represente un mariage plein d’accord et de bonne convenance, auquel pourtant il n’y a pas beaucoup de loyauté. A il voulu dire qu’il ne soit pas impossible de se rendre aux efforts de l’amour, et ce neantmoins reserver quelque devoir envers le mariage, et qu’on le peut blesser sans le rompre tout à faict ? Tel valet ferre la mule au maistre qu’il ne hayt pas pourtant. La beauté, l’oportunité, la destinée (car la destinée y met aussi la main),

fatum est in partibus illis
Quas sinus abscondit : nam, si tibi sidera cessent,.
Nil faciet longi mensura incognita nervi,

l’ont attachée à un estranger, non pas si entiere peut estre, qu’il ne luy puisse rester quelque liaison par où elle tient encore à son mary. Ce sont deux desseins qui ont des routes distinguées et non confondues. Une femme se peut rendre à tel personnage, que nullement elle ne voudroit avoir espousé ; je ne dy pas pour les conditions de la fortune, mais pour celles mesmes de la personne. Peu de gens ont espousé des amies qui ne s’en soyent repentis. Et jusques en l’autre monde. Quel mauvais mesnage a faict Jupiter avec sa femme qu’il avoit premierement pratiquée et jouye par amourettes ? C’est ce qu’on dict : Chier dans le panier pour apres le mettre sur sa teste. J’ay veu de mon temps, en quelque bon lieu, guerir honteusement et deshonnestement l’amour par le mariage : les considerations sont trop autres. Nous aimons, sans nous empescher, deux choses diverses et qui se contrarient. Isocrates disoit que la ville d’Athenes plaisoit, à la mode que font les dames qu’on sert par amour : chacun aimoit à s’y venir promener et y passer son temps ; nul ne l’aymoit pour l’espouser, c’est à dire pour s’y habituer et domicilier. J’ay avec despit veu des maris hayr leurs femmes de ce seulement qu’ils leur font tort : au-moins ne les faut il pas moins aymer de nostre faute ; par repentance et compassion au-moins, elles nous en devoyent estre plus cheres. Ce sont fins differentes et pourtant compatibles, dict il, en quelque façon. Le mariage a pour sa part l’utilité, la justice, l’honneur et la constance : un plaisir plat, mais plus universel. L’amour se fonde au seul plaisir, et l’a de vray plus chatouillant, plus vif et plus aigu ; un plaisir attizé par la difficulté. Il y faut de la piqueure et de la cuison. Ce n’est plus amour s’il est sans fleches et sans feu. La liberalité des dames est trop profuse au mariage et esmousse la poincte de l’affection et du desir. Pour fuïr à cet inconvenient voyez la peine qu’y prennent en leurs loix Lycurgus et Platon. Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les reigles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faictes sans elles. Il y a naturellement de la brigue et riotte entre elles et nous ; le plus estroit consentement que nous ayons avec elles, encores est-il tumultuaire et tempesteux. A l’advis de nostre autheur, nous les traictons inconsideréement en cecy : apres que nous avons cogneu qu’elles sont, sans comparaison, plus capables et ardentes aux effects de l’amour que nous, et que ce prestre ancien l’a ainsi tesmoigné, qui avoit esté tantost homme, tantost femme, Venus huic erat utraque nota ; et, en outre, que nous avons apris de leur propre bouche la preuve qu’en firent autrefois en divers siecles un Empereur et une Emperiere de Romme, maistres ouvriers et fameux en cette besongne (luy despucela bien en une nuit dix vierges Sarmates, ses captives ; mais elle fournit reelement en une nuit à vint et cinq entreprinses, changeant de compaignie selon son besoing et son goust,

adhuc ardens rigidae tentigine vulvae,
Et lassata viris, nondum satiata, recessit) ;

et que, sur le different advenu à Cateloigne entre une femme se plaignant des efforts trop assiduelz de son mary, non tant, à mon advis, qu’elle en fut incommodée (car je ne crois les miracles qu’en foy), comme pour retrancher soubs ce pretexte et brider, en cela mesme qui est l’action fondamentale du mariage, l’authorité des maris envers leurs femmes, et pour montrer que leurs hergnes et leur malignité passe outre la couche nuptiale et foule aus pieds les graces et douceurs mesmes de Venus ; à laquelle plainte le mary respondit, homme vrayement brutal et desnaturé, qu’aux jours mesme de jeusne il ne s’en sçauroit passer à moins de dix, intervint ce notable arrest de la Royne d’Aragon, par lequel, apres meure deliberation de conseil, cette bonne Royne, pour donner reigle et exemple à tout temps de la moderation et modestie requise en un juste mariage, ordonna pour bornes legitimes et necessaires le nombre de six par jour ; relachant et quitant beaucoup du besoing et desir de son sexe, pour establir, disoit elle, une forme aysée et par consequent permanante et immuable : en quoy s’escrient les docteurs : quel doit estre l’appetit et la concupiscence feminine, puisque leur raison, leur reformation et leur vertu se taille à ce pris, considerans le divers jugement de nos appetits, et que Solon, chef de l’eschole juridique, ne taxe qu’à trois fois par mois, pour ne faillir point, cette hantise conjugale. Apres avoir creu et presché cela, nous sommes allez leur donner la continence peculierement en partage, et sur peines dernieres et extremes. Il n’est passion plus pressante que cette cy, à laquelle nous voulons qu’elles resistent seules, non simplement comme à un vice de sa mesure, mais comme à l’abomination et execration, plus qu’à l’irreligion et au parricide ; et nous nous y rendons cependant sans coulpe et reproche. Ceux mesme d’entre nous qui ont essayé d’en venir à bout ont assez avoué quelle difficulté ou plustost impossibilité il y avoit, usant de remedes materiels, à mater, affoiblir et refroidir le corps. Nous, au contraire, les voulons saines, vigoreuses, en bon point, bien nourries, et chastes ensemble, c’est à dire et chaudes et froides : car le mariage, que nous disons avoir charge de les empescher de bruler, leur apporte peu de rafrechissement, selon nos meurs. Si elles en prennent un à qui la vigueur de l’aage boulst encores, il faira gloire de l’espandre ailleurs :

Sit tandem pudor, aut eamus in jus :
Multis mentula millibus redempta,
Non est haec tua, Basse ; vendidisti.

Le philosophe Polemon fut justement appellé en justice par sa femme de ce qu’il alloit semant en un champ sterile le fruit deu au champ genital. Si c’est de ces autres cassez, les voylà, en plain mariage, de pire condition que vierges et vefves. Nous les tenons pour bien fournies, par ce que elles ont un homme aupres, comme les Romains tindrent pour violée Clodia Laeta, vestale, que Calligula avoit approchée, encores qu’il fut averé qu’il ne l’avoit qu’aprochée ; mais, au rebours, on recharge par là leur necessité, d’autant que l’atouchement et la compaignie de quelque masle que ce soit esveille leur chaleur, qui demeureroit plus quiete en la solitude. Et, à cette fin, comme il est vray-semblable, de rendre par cette circonstance et consideration leur chasteté plus meritoire, Boleslaus et Kinge, sa femme, Roys de Poulongne, la vouerent d’un commun accord, couchez ensemble, le jour mesme de leur nopces, et la maintindrent à la barbe des commoditez maritales. Nous les dressons des l’enfance aus entremises de l’amour : leur grace, leur atiffeure, leur science, leur parole, toute leur instruction ne regarde qu’à ce but. Leurs gouvernantes ne leur impriment autre chose que le visage de l’amour, ne fut qu’en le leur representant continuellement pour les en desgouster. Ma fille (c’est tout ce que j’ay d’enfans) est en l’aage auquel les loix excusent les plus eschauffées de se marier ; elle est d’une complexion tardive, mince et molle, et a esté par sa mere eslevée de mesme d’une forme retirée et particuliere : si qu’elle ne commence encore qu’à se desniaiser de la nayfveté de l’enfance. Elle lisoit un livre françois devant moy. Le mot de fouteau s’y rencontra, nom d’un arbre cogneu ; la femme qu’ell’a pour sa conduite, l’arresta tout court un peu rudement, et la fit passer par dessus ce mauvais pas. Je la laissay faire pour ne troubler leurs reigles, car je ne m’empesche aucunement de ce gouvernement : la police feminine a un trein mysterieux, il faut le leur quitter. Mais, si je ne me trompe, le commerce de vingt laquays n’eust sçeu imprimer en sa fantasie, de six moys, l’intelligence et usage et toutes les consequences du son de ces syllabes scelerées, comme fit cette bonne vieille par sa reprimande et interdiction.

Motus doceri gaudet Ionicos
Matura virgo, et frangitur artubus
Jam nunc, et incestos amores
De tenero meditatur ungui.

Qu’elles se dispensent un peu de la ceremonie, qu’elles entrent en liberté de discours, nous ne sommes qu’enfans au pris d’elles en cette science. Oyez leur representer nos poursuittes et nos entretiens, elles vous font bien cognoistre que nous ne leur apportons rien qu’elles n’ayent sçeu et digeré sans nous. Seroit-ce ce que dict Platon, qu’elles ayent esté garçons desbauchez autresfois ? Mon oreille se rencontra un jour en lieu où elle pouvoit desrober aucun des discours faicts entre elles sans soubçon : que ne puis-je le dire ? Nostredame ! (fis-je) allons à cette heure estudier des frases d’Amadis et des registres de Boccace et de l’Aretin pour faire les habiles : nous employons vrayement bien nostre temps’Il n’est ny parole, ny exemple, ny démarche qu’elles ne sçachent mieux que nos livres : c’est une discipline qui naist dans leurs veines,

Et mentem Venus ipsa dedit,

que ces bons maistres d’escole, nature, jeunesse et santé, leur soufflent continuellement dans l’ame ; elles n’ont que faire de l’apprendre, elles l’engendrent.

Nec tantum niveo gavisa est ulla columbo
Compar, vel si quid dicitur improbius,
Oscula mordenti semper decerpere rostro,
Quantum praecipuè multivola est mulier.

Qui n’eut tenu un peu en bride cette naturelle violence de leur desir par la crainte et honneur dequoy on les a pourveues, nous estions diffamez. Tout le mouvement du monde se resoult et rend à cet accoupplage : c’est une matiere infuse par tout, c’est un centre où toutes choses regardent. On void encore des ordonnances de la vieille et sage Romme faictes pour le service de l’amour, et les preceptes de Socrates à instruire les courtisanes :

Nec non libelli Stoici inter sericos
Jacere pulvillos amant.

Zenon, parmy ses loix, regloit aussi les escarquillemens et les secousses du depucelage. De quel sens estoit le livre du philosophe Strato, de la conjonction charnelle ? et de quoy traittoit Theophraste en ceux qu’il intitula, l’un l’Amoureux, l’autre de l’Amour ? De quoy Aristippus au sien des antiennes delices ? Que veulent pretendre les descriptions si estendues et vives en Platon, des amours de son temps plus hardies ? Et le livre de l’Amoureux de Demetrius Phalereus ; et Clinias ou l’Amoureux forcé de Heraclides Ponticus ? Et d’Antisthenes celuy de faire les enfans ou des nopces, et l’autre du Maistre ou de l’Amant ? et d’Aristo celuy des exercices amoureux ? de Cleanthes, un de l’Amour, l’autre de l’Art d’aymer. Les dialogues amoureux de Spherus ? et la fable de Jupiter et Juno de Chrysippus, eshontée au delà de toute souffrance, et ses cinquante epistres si lascives ? Car il faut laisser à part les escrits des philosophes qui ont suivy la secte Epicurienne. Cinquante deitez estoient, au temps passé, asservies à cet office ; et s’est trouvé nation où, pour endormir la concupiscence de ceux qui venoient à la devotion, on tenoit aux Églises des garses et des garsons à jouyr, et estoit acte de ceremonie de s’en servir avant venir à l’office. Nimirum propter continentiam incontinentia necessaria est ; incendium ignibus extinguitur.En la plus part du monde, cette partie de nostre corps estoit deifiée. En mesme province, les uns se l’escorchoient pour en offrir et consacrer un lopin, les autres offroient et consacroient leur semence. En une autre, les jeunes hommes se le perçoient publiquement et ouvroient en divers lieux entre chair et cuir, et traversoient par ces ouvertures des brochettes, les plus longues et grosses qu’ils pouvoient souffrir ; et de ces brochettes faisoient apres du feu pour offrande à leurs dieux, estimez peu vigoureux et peu chastes s’ils venoient à s’estonner par la force de cette cruelle douleur. Ailleurs, le plus sacré magistrat estoit reveré et reconneu par ces parties là, et en plusieurs ceremonies l’effigie en estoit portée en pompe à l’honneur de diverses divinitez. Les dames Egyptiennes, en la feste des Bacchanales, en portoient au col un de bois, exquisement formé, grand et pesant, chacune selon sa force, outre ce que la statue de leur Dieu en representoit, qui surpassoit en mesure le reste du corps. Les femmes mariées, icy pres, en forgent de leur couvrechef une figure sur leur front pour se glorifier de la jouyssance qu’elles en ont ; et, venant à estre vefves, le couchent en arriere et ensevelissent soubs leur coiffure. Les plus sages matrones, à Romme, estoient honnorées d’offrir des fleurs et des couronnes au Dieu Priapus ; et sur ses parties moins honnestes faisoit-on soir les vierges au temps de leurs nopces. Encore ne sçay-je si j’ay veu en mes jours quelque air de pareille devotion. Que vouloit dire cette ridicule piece de la chaussure de nos peres, qui se voit encore en nos Souysses ? A quoy faire la montre que nous faisons à cette heure de nos pieces en forme, soubs nos gregues et souvent, qui pis est, outre leur grandeur naturelle, par fauceté et imposture ? Il me prend envie de croire que cette sorte de vestement fut inventée aux meilleurs et plus consciencieux siecles pour ne piper le monde, pour que chacun rendist en publiq et galamment conte de son faict. Les nations plus simples l’ont encore aucunement rapportant au vray. Lors on instruisoit la science de l’ouvrier, comme il se faict de la mesure du bras ou du pied. Ce bon homme, qui en ma jeunesse, chastra tant de belles et antiques statues en sa grande ville pour ne corrompre la veue, suyvant l’advis de cet autre antien bon homme ; Flagitii principium est nudare inter cives corpora ; se devoit adviser, comme aux misteres de la Bonne Deesse toute apparence masculine en estoit forclose, que ce n’estoit rien avancer, s’il ne faisoit encore chastrer et chevaux et asnes, et nature en fin.

Omne adeo genus in terris hominumque ferarumque,
Et genus aequoreum, pecudes, pictaeque volucres,
In furias ignémque ruunt.

Les Dieux, dict Platon, nous ont fourni d’un membre inobedient et tyrannique : qui, comme un animal furieux, entreprend, par la violence de son appetit, sousmettre tout à soy. De mesme aux femmes, un animal glouton et avide, auquel si on refuse aliments en sa saison, il forcene, impatient de delai, et, soufflant sa rage en leurs corps, empesche les conduits, arreste la respiration, causant mille sortes de maux, jusques à ce qu’ayant humé le fruit de la soif commune, il en ayt largement arrosé et ensemencé le fond de leur matrice. Or se devoit aviser aussi mon legislateur, qu’à l’avanture est-ce un plus chaste et fructueux usage de leur faire de bonne heure connoistre le vif que de le leur laisser deviner selon la liberté et chaleur de leur fantasie. Au lieu des parties vrayes, elles en substituent, par desir et par esperance, d’autres extravagantes au triple. Et tel de ma connoissance s’est perdu pour avoir faict la descouverte des sienes en lieu où il n’estoit encore au propre de les mettre en possession de leur plus serieux usage. Quel dommage ne font ces enormes pourtraicts que les enfans vont semant aux passages et escalliers des maisons Royalles ? De là leur vient un cruel mespris de nostre portée naturelle. Que sçait on si Platon, ordonnant, apres d’autres republiques bien instituées, que les hommes, et femmes, vieux, jeunes, se presentent nuds à la veue les uns des autres en ses gymnastiques, n’a pas regardé à cela ? Les Indiennes, qui voyent les hommes à crud, ont au-moins refroidy le sens de la veue. Et quoy que dient les femmes de ce grand royaume du Pegu, qui, audessous de la ceinture, n’ont à se couvrir qu’un drap fendu par le devant et si estroit que, quelque ceremonieuse decence qu’elles y cherchent, à chaque pas on les void toutes, que c’est une invention trouvée aux fins d’attirer les hommes à elles et les retirer des masles à quoy cette nation est du tout abandonnée, il se pourroit dire qu’elles y perdent plus qu’elles n’avancent et qu’une faim entiere est plus aspre que celle qu’on a rassasiée au moins par les yeux. Aussi disoit Livia qu’à une femme de bien un homme nud n’est non plus qu’une image. Les Lacedemonienes, plus vierges, femmes, que ne sont nos filles, voioint tous les jours les jeunes hommes de leur ville despouillez en leurs exercices, peu exactes elles mesmes à couvrir leurs cuisses en marchant, s’estimants, comme dict Platon, assez couvertes de leur vertu sans vertugade ! Mais ceux là desquels tesmoigne Saint Augustin, ont donné un merveilleux effort de tentation à la nudité qui ont mis en doute si les femmes au jugement universel resusciteront en leur sexe, et non plustost au nostre, pour ne nous tenter encore en ce sainct estat. On les leurre, en somme, et acharne par tous moyens ; nous eschauffons et incitons leur imagination sans cesse, et puis nous crions au ventre. Confessons le vray : il n’en est guere d’entre nous qui ne craingne plus la honte qui luy vient des vices de sa femme que des siens ; qui ne se soigne plus (charité esmerveillable) de la conscience de sa bonne espouse que de la sienne propre ; qui n’aymast mieux estre voleur et sacrilege, et que sa femme fust meurtriere et heretique, que si elle n’estoit plus chaste que son mary. Et elles offriront volontiers d’aller au palais querir du gain, et à la guerre de la reputation, plustost que d’avoir, au milieu de l’oisiveté et des delices, à faire une si difficile garde. Voyent-elles pas qu’il n’est ny marchant, ny procureur, ny soldat, qui ne quitte sa besoigne pour courre à cette autre, et le crocheteur, et le savetier, tous harassez et hallebrenez qu’ils sont de travail et de faim ?

Nam tu, quae tenuit dives Achoemenes,
Aut pinguis Phrygiae Mygdonias opes

Permutare velis crine Licinniae,
Plenas aut Arabum domos,
Dum fragrantia detorquet ad oscula
Cervicem, aut facili saevitia negat,
Quae poscente magis gaudeat eripi,
Interdum rapere occupet ?

Inique estimation de vices ! Nous et elles sommes capables de mille corruptions plus dommageables et desnaturées que n’est la lasciveté ; mais nous faisons et poisons les vices non selon nature, mais selon nostre interest, par où ils prennent tant de formes inegales. L’aspreté de nos decretz rend l’application des femmes à ce vice plus aspre et vicieuse que ne porte sa condition, et l’engage à des suites pires que n’est leur cause. Je ne sçay si les exploicts de Caesar et d’Alexandre surpassent en rudesse la resolution d’une belle jeune femme nourrie à nostre façon, à la lumiere et commerce du monde, battue de tant d’exemples contraires, se maintenant entiere au milieu de mille continuelles et fortes poursuittes. Il n’y a poinct de faire plus espineux qu’est ce non faire, ny plus actif. Je treuve plus aisé de porter une cuirasse toute sa vie qu’un pucelage ; et est le vœu de la virginité le plus noble de tous les voeus, comme estant le plus aspre : diaboli virtus in lumbis est, dict Saint Jerosme. Certes, le plus ardu et le plus vigoureus des humains devoirs, nous l’avons resigné aux dames, et leur en quittons la gloire. Cela leur doit servir d’un singulier esguillon à s’y opiniastrer ; c’est une belle matiere à nous braver et à fouler aux pieds cette vaine praeeminence de valeur et de vertu que nous pretendons sur elles. Elles trouveront, si elles s’en prennent garde, qu’elles en seront non seulement tres-estimées, mais aussi plus aymées. Un galant homme n’abandonne point sa poursuitte pour estre refusé, pourveu que ce soit un refus de chasteté, non de chois. Nous avons beau jurer et menasser, et nous plaindre : nous mentons, nous les en aymons mieux : il n’est point de pareil leurre que la sagesse non rude et renfroignée. C’est stupidité et lacheté de s’opiniatrer contre la haine et le mespris ; mais contre une resolution vertueuse et constante, meslée d’une volonté recognoissante, c’est l’exercice d’une ame noble et genereuse. Elles peuvent reconnoistre nos services jusques à certaine mesure, et nous faire sentir honnestement qu’elles ne nous desdaignent pas. Car cette loy qui leur commande de nous abominer par ce que nous les adorons, et nous hayr de ce que nous les aimons, elle est certes cruelle, ne fust que de sa difficulté. Pourquoy n’orront elles noz offres et noz demandes autant qu’elles se contienent sous le devoir de la modestie ? Que va l’on devinant qu’elles sonnent au dedans quelque sens plus libre ? Une Royne de nostre temps disoit ingenieusement que de refuser ces abbors, c’estoit tesmoignage de foiblesse et accusation de sa propre facilité, et qu’une dame non tentée ne se pouvoit vanter de sa chasteté. Les limites de l’honneur ne sont pas retranchez du tout si court : il a dequoy se relacher, il peut se dispenser aucunement sans se forfaire. Au bout de sa frontiere il y a quelque estendue libre, indifferente et neutre. Qui l’a peu chasser et acculer à force, jusques dans son coin et son fort, c’est un mal habile homme s’il n’est satisfaict de sa fortune. Le pris de la victoire se considere par la difficulté. Voulez vous sçavoir quelle impression a faict en son cœur vostre servitude et vostre merite ? mesurez le à ses meurs. Telle peut donner plus qui ne donne pas tant. L’obligation du bien-faict se rapporte entierement à la volonté de celuy qui donne. Les autres circonstances qui tombent au bien faire, sont muettes, mortes et casuelles. Ce peu luy couste plus à donner, qu’à sa compaigne son tout. Si en quelque chose la rareté sert d’estimation, ce doit estre en cecy ; ne regardez pas combien peu c’est, mais combien peu l’ont. La valeur de la monnoye se change selon le coin et la merque du lieu. Quoy que le despit et indiscretion d’aucuns leur puisse faire dire sur l’excez de leur mescontentement, tousjours la vertu et la verité regaigne son avantage. J’en ay veu, desquelles la reputation a esté long temps interessée par injure, s’estre remises en l’approbation universelle des hommes par leur seule constance, sans soing et sans artifice : chacun se repent et se desment de ce qu’il en a creu ; de filles un peu suspectes, elles tiennent le premier rang entre les dames de bien et d’honneur. Quelqu’un disoit à Platon : Tout le monde mesdit de vous.--Laissez les dire, fit-il, je vivray de façon que je leur feray changer de langage. Outre la crainte de Dieu et le pris d’une gloire si rare qui les doibt inciter à se conserver, la corruption de ce siecle les y force ; et, si j’estois en leur place, il n’est rien que je ne fisse plustost que de commettre ma reputation en mains si dangereuses. De mon temps, le plaisir d’en compter (plaisir qui ne doit guere en douceur à celuy mesme de l’effect) n’estoit permis qu’à ceux qui avoient quelque amy fidelle et unique ; à present les entretiens ordinaires des assemblées et des tables, ce sont les vanteries des faveurs receues et liberalité secrette des dames. Vrayement c’est trop d’abjection et de bassesse de cœur de laisser ainsi fierement persecuter, pestrir et fourrager ces tendres graces à des personnes ingrates, indiscrettes et si volages. Cette nostre exasperation immoderée et illegitime contre ce vice naist de la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines, qui est la jalousie.

Quis vetat apposito lumen de lumine sumi ?
Dent licet, assiduè, nil tamen inde perit.

Celle-là et l’envie, sa sœur, me semblent des plus ineptes de la trouppe. De cette-cy je n’en puis guere parler : cette passion, qu’on peinct si forte et si puissante, n’a de sa grace aucune addresse en moy. Quand à l’autre, je la cognois, au-moins de veue. Les bestes en ont ressentiment : le pasteur Crastis estant tombé en l’amour d’une chevre, son bouc, ainsi qu’il dormoit, luy vint par jalousie choquer la teste de la sienne et la luy escraza. Nous avons monté l’excez de cette fiévre à l’exemple d’aucunes nations barbares ; les mieux disciplinées en ont esté touchées, c’est raison, mais non pas transportées :

Ense maritali nemo confossus adulter
Purpureo stygias sanguine tinxit aquas.

Lucullus, Caesar, Pompeius, Antonius, Caton et d’autres braves hommes furent cocus, et le sceurent sans en exciter tumulte. Il n’y eust, en ce temps là, qu’un sot de Lepidus qui en mourut d’angoisse.

Ah’tum te miserum malique fati,
Quem attractis pedibus, patente porta,
Percurrent mugilésque raphanique.

Et le Dieu de nostre poete, quand il surprint avec sa femme l’un de ses compaignons, se contenta de leur en faire honte,

atqueatque aliquis de Diis non tristibus optat
Sic fieri turpis ;

et ne laisse pourtant pas de s’eschauffer des douces caresses qu’elle luy offre, se plaignant qu’elle soit pour cela entrée en deffiance de son affection :

Quid causas petis ex alto, fiducia cessit
Quo tibi, diva, mei ?

Voire elle luy faict requeste pour un sien bastard,

Arma rogo genitrix nato,

qui luy est liberalement accordée ; et parle Vulcan d’Aeneas avec honneur,

Arma arci facienda viro.

D’une humanité à la verité plus qu’humaine. Et cet excez de bonté, je consens qu’on le quitte aux Dieux :

nec divis homines componier aequum est.

Quant à la confusion des enfans, outre ce que les plus graves legislateurs l’ordonnent et l’affectent en leurs republiques, elle ne touche pas les femmes, où cette passion est, je ne sçay comment, encore mieux en son siege :

Saepe etiam Juno, maxima coelicolum,
Conjugis in culpa flagravit quotidiana.

Lors que la jalousie saisit ces pauvres ames foibles et sans resistance, c’est pitié comme elle les tirasse et tyrannise cruellement : elle s’y insinue sous tiltre d’amitié ; mais, depuis qu’elle les possede, les mesmes causes qui servoient de fondement à la bienvueillance servent de fondement de hayne capitale. C’est des maladies d’esprit celle à qui plus de choses servent d’alimant, et moins de choses de remede. La vertu, la santé, le merite, la reputation du mary sont les boutefeus de leur maltalent et de leur rage :

Nullae sunt inimicitiae, nisi amoris, acerbae.

Cette fiévre laidit et corrompt tout ce qu’elles ont de bel et de bon d’ailleurs ; et d’une femme jalouse, quelque chaste qu’elle soit et mesnagere, il n’est action qui ne sente à l’aigre et à l’importun. C’est une agitation enragée, qui les rejecte à une extremité du tout contraire à sa cause. Il fut bon d’un Octavius à Romme : ayant couché avec Pontia Posthumia, il augmenta son affection par la jouyssance, et poursuyvit à toute instance de l’espouser ; ne la pouvant persuader, cet amour extreme le precipita aux effects de la plus cruelle et mortelle inimitié : il la tua. Pareillement, les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haynes intestines, monopoles, conjurations,

notumque furens quid foemina possit,

et une rage qui se ronge d’autant plus qu’elle est contraincte de s’excuser du pretexte de bien-vueillance. Or le devoir de chasteté a une grande estendue. Est-ce la volonté que nous voulons qu’elles brident ? C’est une piece bien soupple et active ; elle a beaucoup de promptitude pour la pouvoir arrester. Comment ? si les songes les engagent par fois si avant qu’elles ne s’en puissent desdire. Il n’est pas en elles, ny à l’advanture en la chasteté mesme, puis qu’elle est femelle, de se deffendre des concupiscences et du desirer. Si leur volonté seule nous interesse, où en sommes nous ? Imaginez la grande presse à qui auroit ce privilege d’estre porté tout empenné, sans yeux et sans langue, sur le poinct de chacune qui l’accepteroit. Les femmes Scythes crevoyent les yeux à tous leurs esclaves et prisonniers de guerre pour s’en servir plus librement et couvertement. O le furieux advantage que l’opportunité’Qui me demanderoit la premiere partie en l’amour, je responderois que c’est sçavoir prendre le temps ; la seconde de mesme, et encore la tierce : c’est un poinct qui peut tout. J’ay eu faute de fortune souvant, mais par fois aussi d’entreprise. Dieu gard’de mal qui peut encores s’en moquer. Il y faut en ce siecle plus de temerité, laquelle nos jeunes gens excusent sous pretexte de chaleur : mais, si elles y regardoyent de pres, elles trouveroyent qu’elle vient plustost de mespris. Je craignois superstitieusement d’offenser, et respecte volontiers ce que j’ayme. Outre ce qu’en cette marchandise, qui en oste la reverence en efface le lustre. J’ayme qu’on y face un peu l’enfant, le craintif et le serviteur. Si ce n’est du tout en cecy, j’ay d’ailleurs quelques airs de la sotte honte dequoy parle Plutarque, et en a esté le cours de ma vie blessé et taché diversement ; qualité bien mal-avenante à ma forme universelle : qu’est-il de nous aussi que sedition et discrepance ? J’ay les yeux tendres à soustenir un refus, comme à refuser ; et me poise tant de poiser à autruy que, és occasions où le devoir me force d’essayer la volonté de quelqu’un en chose doubteuse et qui luy couste, je le fois maigrement et envis. Mais si c’est pour mon particulier (quoy que die veritablement Homere qu’à un indigent c’est une sotte vertu que la honte) j’y commets ordinairement un tiers qui rougisse en ma place. Et esconduis ceux qui m’emploient de pareille difficulté, si qu’il m’est advenu par fois d’avoir la volonté de nier, que je n’en avois pas la force. C’est donc folie d’essayer à brider aux femmes un desir qui leur est si cuysant et si naturel. Et, quand je les oy se vanter d’avoir leur volonté si vierge et si froide, je me moque d’elles : elles se reculent trop arriere. Si c’est une vieille esdentée et decrepite, ou une jeune seche et pulmonique, s’il n’est du tout croyable, au-moins elles ont apparence de le dire. Mais celles qui se meuvent et qui respirent encores, elles en empirent leur marché, d’autant que les excuses inconsiderées servent d’accusation. Comme un gentil’homme de mes voisins, qu’on soubçonnoit d’impuissance,

Languidior tenera cui pendens sicula beta
poemNunquam se mediam sustulit ad tunicam,

trois ou quatre jours apres ses nopces, alla jurer tout hardiment, pour se justifier, qu’il avoit faict vingt postes la nuict precedente, dequoy on s’est servi depuis à le convaincre de pure ignorance et à le desmarier. Outre que ce n’est rien dire qui vaille, car il n’y a ny continence ny vertu, s’il n’y a de l’effort au contraire. Il est vray, faut il dire, mais je ne suis pas preste à me rendre. Les saincts mesmes parlent ainsi. S’entant de celles qui se vantent en bon escient de leur froideur et insensibilité et qui veulent en estre creues d’un visage serieux. Car, quand c’est d’un visage affeté, où les yeux dementent leurs parolles, et du jargon de leur profession qui porte coup à contrepoil, je le trouve bon. Je suis fort serviteur de la nayfveté et de la liberté ; mais il n’y a remede : si elle n’est du tout niaise ou enfantine, elle est inepte aus dames, et messeante en ce commerce ; elle gauchit incontinent sur l’impudence. Leurs desguisements et leurs figures ne trompent que les sots. Le mentir y est en siege d’honneur : c’est un destour qui nous conduit à la verité par une fauce porte. Si nous ne pouvons contenir leur imagination, que voulons nous d’elles ? Les effects ? il en est assez qui eschappent à toute communication estrangere, par lesquels la chasteté peut estre corrompue,

Illud saepe facit quod sine teste facit.

Et ceux que nous craignons le moins sont à l’avanture les plus à craindre : leurs pechez muets sont les pires :

Offendor maecha simpliciore minus.

Il est des effects qui peuvent perdre sans impudicité leur pudicité et, qui plus est, sans leur sceu : Obstetrix, virginis cujusdam integritatem manu velut explorans, sive malevolentia, sive inscitia, sive casu, dum inspicit, perdidit.Telle a esdiré sa virginité pour l’avoir cherchée ; telle, s’en esbatant, l’a tuée.

Nous ne sçaurions leur circonscrire precisement les actions que nous leur deffendons. Il faut concevoir nostre loy soubs parolles generalles et incertaines. L’idée mesme que nous forgeons à leur chasteté est ridicule : car, entre les extremes patrons que j’en aye, c’est Fatua, femme de Faunus, qui ne se laissa voir oncques puis ses nopces à masle quelconque, et la femme de Hieron, qui ne sentoit pas son mary punais, estimant que ce fut une commune qualité à tous hommes. Il faut qu’elles deviennent insensibles et invisibles pour nous satisfaire. Or, confessons que le neud du jugement de ce devoir gist principallement en la volonté. Il y a eu des maris qui ont souffert cet accident, non seulement sans reproche et offence envers leurs femmes, mais avec singuliere obligation et recommandation de leur vertu. Telle, qui aymoit mieux son honneur que sa vie, l’a prostitué à l’appetit forcené d’un mortel ennemy pour sauver la vie à son mary, et a faict pour luy ce qu’elle n’eust aucunement faict pour soy. Ce n’est pas icy le lieu d’estendre ces exemples : ils sont trop hauts et trop riches pour estre representez en ce lustre, gardons les à un plus noble siege. Mais, pour des exemples de lustre plus vulgaire, est il pas tous les jours des femmes qui, pour la seule utilité de leurs maris, se prestent, et par leur expresse ordonnance et entremise ? Et anciennement Phaulius l’Argien offrit la sienne au Roy Philippus par ambition ; tout ainsi que par civilité ce Galba, qui avoit donné à souper à Mecenas, voyant que sa femme et luy commancoient à comploter par oeuillades et signes, se laissa couler sur son coussin, representant un homme aggravé de sommeil, pour faire espaule à leur intelligence. Et l’advoua d’assez bonne grace ; car, sur ce point, un valet ayant pris la hardiesse de porter la main sur les vases qui estoient sur la table, il luy cria : Vois tu pas, coquin, que je ne dors que pour Mecenas ? Telle a les meurs desbordées, qui a la volonté plus reformée que n’a cet’autre qui se conduit soubs une apparence reiglée. Comme nous en voyons qui se plaignent d’avoir esté vouées à chasteté avant l’aage de cognoissance, j’en ay veu aussi se plaindre veritablement d’avoir esté vouées à la desbauche avant l’aage de cognoissance ; le vice des parens en peut estre cause, ou la force du besoing, qui est un rude conseillier. Aus Indes orientales, la chasteté y estant en singuliere recommandation, l’usage pourtant souffroit qu’une femme mariée se peut abandonner à qui luy presentoit un elephant ; et cela avec quelque gloire d’avoir esté estimée à si haut pris. Phedon le philosophe, homme de maison, apres la prinse de son païs d’Elide, fit mestier de prostituer, autant qu’elle dura, la beauté de sa jeunesse à qui en volut à pris d’argent, pour en vivre. Et Solon fut le premier en la Grece, dict on, qui, par ses loix, donna liberté aux femmes aux despens de leur pudicité de pourvoir au besoing de leur vie, coustume que Herodote dict avoir esté receue avant luy en plusieurs polices. Et puis quel fruit de cette penible solicitude ? car, quelque justice qu’il y ait en cette passion, encores faudroit il voir si elle nous charrie utilement. Est-il quelqu’un qui les pense boucler par son industrie ?

Pone seram, cohibe ; sed quis custodiet ipsos Custodes ?
Cauta est, et ab illis incipit uxor.

Quelle commodité ne leur est suffisante en un siecle si sçavant ? La curiosité est vicieuse par tout, mais elle est pernicieuse icy. C’est folie de vouloir s’esclaircir d’un mal auquel il n’y a point de medecine qui ne l’empire et le rengrege ; duquel la honte s’augmente et se publie principalement par la jalousie ; duquel la vanjance blesse plus nos enfans qu’elle ne nous guerit ? Vous assechez et mourez à la queste d’une si obscure verification. Combien piteusement y sont arrivez ceux de mon temps qui en sont venus à bout ! Si l’advertisseur n’y presente quand et quand le remede et son secours, c’est un advertissement injurieux et qui merite mieux un coup de poignard que ne faict un dementir. On ne se moque pas moins de celuy qui est en peine d’y pourvoir que de celuy qui l’ignore. Le caractere de la cornardise est indelebile : à qui il est une fois attaché, il l’est tousjours ; le chastiement l’exprime plus que la faute. Il faict beau voir arracher de l’ombre et du doubte nos malheurs privés, pour les trompeter en eschaffaux tragiques ; et mal’heurs qui ne pinsent que par le raport. Car bonne femme et bon mariage se dict non de qui l’est, mais duquel on se taist. Il faut estre ingenieux à eviter cette ennuyeuse et inutile cognoissance. Et avoyent les Romains en coustume, revenans de voyage, d’envoyer au devant en la maison faire sçavoir leur arrivée aus femmes, pour ne les surprendre. Et pourtant a introduit certaine nation que le prestre ouvre le pas à l’espousée, le jour des nopces, pour oster au marié le doubte et la curiosité de cercher en ce premier essay si elle vient à luy vierge ou blessée d’un’amour estrangere. Mais le monde en parle. Je sçay çant honestes hommes coqus, honnestement et peu indecemment. Un galant homme en est pleint, non pas desestimé. Faites que vostre vertu estouffe vostre mal’heur, que les gens de bien en maudissent l’occasion, que celuy qui vous offence tremble seulement à le penser. Et puis, de qui ne parle on en ce sens, depuis le petit jusques au plus grand ?

Tot qui legionibus imperitavit,
Et melior quàm tu multis fuit, improbe, rebus.

Voys tu qu’on engage en ce reproche tant d’honnestes hommes en ta presence ? Pense qu’on ne t’espargne non plus ailleurs. Mais jusques aux dames, elles s’en moqueront. Et de-quoy se moquent elles en ce temps plus volontiers que d’un mariage paisible et bien composé ? Chacun de vous a faict quelqu’un coqu : or nature est toute en pareilles, en compensation et vicissitude. La frequence de cet accident en doibt meshuy avoir moderé l’aigreur : le voylà tantost passé en coustume. Miserable passion, qui a cecy encore, d’estre incommunicable,

Fors etiam nostris invidit questibus aures :

Car à quel amy osez vous fier vos doleances, qui, s’il ne s’en rit, ne s’en serve d’acheminement et d’instruction pour prendre luy-mesme sa part à la curée ? Les aigreurs comme les douceurs du mariage se tiennent secrettes par les sages. Et, parmy les autres importunes conditions qui se trouvent en iceluy, cette cy, à un homme langagier comme je suis, est des principales : que la coustume rende indecent et nuisible qu’on communique à persone tout ce qu’on en sçait et qu’on en sent. De leur donner mesme conseil à elles pour les desgouster de la jalousie, ce seroit temps perdu : leur essence est si confite en soubçon, en vanité et en curiosité, que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l’esperer. Elles s’amendent souvant de cet inconvenient par une forme de santé beaucoup plus à craindre que n’est la maladie mesme. Car, comme il y a des enchantemens qui ne sçavent pas oster le mal, qu’en le rechargeant à un autre, elles rejettent ainsi volontiers cette fievre à leurs maris quand elles la perdent. Toutesfois, à dire vray, je ne sçay si on peut souffrir d’elles pis que la jalousie : c’est la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres la teste. Pittacus disoit que chacun avoit son defaut ; que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme ; hors cela il s’estimeroit de tout poinct heureux. C’est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant sentoit tout l’estat de sa vie alteré : que devons nous faire, nous autres hommenetz ? Le senat de Marseille eut raison d’accorder la requeste à celuy qui demandoit permission de se tuer pour s’exempter de la tempeste de sa femme : car c’est un mal qui ne s’emporte jamais qu’en emportant la piece, et qui n’a autre composition qui vaille que la fuite ou la souffrance, quoy que toutes les deux tres difficiles. Celuy là s’y entendoit, ce me semble, qui dict qu’un bon mariage se dressoit d’une femme aveugle avec un mary sourd. Regardons aussi que cette grande et violente aspreté d’obligation que nous leur enjoignons ne produise deux effects contraires à nostre fin : asçavoir qu’elle esguise les poursuyvans et face les femmes plus faciles à se rendre : car, quand au premier point, montant le pris de la place, nous montons le pris et le desir de la conqueste. Seroit-ce pas Venus mesme qui eut ainsi finement haussé le chevet à sa marchandise par le maquerelage des loix, cognoissant combien c’est un sot desduit qui ne le feroit valoir par fantaisie et par cherté ? En fin c’est tout chair de porc que la sauce diversifie, comme disoit l’hoste de Flaminius. Cupidon est un Dieu felon : il faict son jeu à luitter la devotion et la justice ; c’est sa gloire, que sa puissance choque tout’autre puissance, et que toutes autres regles cedent aux siennes.

Materiam culpae prosequiturque suae.

Et quant au second poinct : serions nous pas moins coqus si nous craignions moins de l’estre, suyvant la complexion des femmes, car la deffence les incite et convie ?

Ubi velis, nolunt ; ubi nolis, volunt ultro :
Concessa pudet ire via.

Quelle meilleure interpretation trouverions nous au faict de Messalina ? Elle fit au commencement son mary coqu à cachetes, comme il se faict ; mais, conduisant ses parties trop aiséement, par la stupidité qui estoit en luy, elle desdaigna soudain cet usage. La voylà à faire l’amour à la descouverte, advouer des serviteurs, les entretenir et les favoriser à la veue d’un chacun. Elle vouloit qu’il s’en ressentit. Cet animal ne se pouvant esveiller pour tout cela, et luy rendant ses plaisirs mols et fades par cette trop lache facilité par laquelle il sembloit qu’il les authorisat et legitimat, que fit elle ? Femme d’un Empereur sain et vivant, et à Romme, au theatre du monde, en plein midy, en feste et ceremonie publique, et avec Silius, duquel elle jouyssoit long temps devant, elle se marie un jour que son mary estoit hors de la ville. Semble il pas qu’elle s’acheminast à devenir chaste par la nonchallance de son mary, ou qu’elle cerchast un autre mary qui luy esguisast l’appetit par sa jalousie, et qui, en luy insistant, l’incitast ? Mais la premiere difficulté qu’elle rencontra fut aussi la derniere. Cette beste s’esveilla en sursaut. On a souvent pire marché de ces sourdaus endormis. J’ay veu par experience que cette extreme souffrance, quand elle vient à se desnouer, produit des vengeances plus aspres : car, prenant feu tout à coup, la cholere et la fureur s’emmoncelant en un, esclate tous ses efforts à la premiere charge.

irarumque omnes effundit habenas.

Il la fit mourir et grand nombre de ceux de son intelligence, jusques à tel qui n’en pouvoit mais et qu’elle avoit convié à son lict à coups d’escorgée. Ce que Virgile dict de Venus et de Vulcan, Lucrece l’avoit dict plus sortablement d’une jouissance desrobée d’elle et de Mars :

belli fera moenera Mavors
Armipotens regit, in gremium qui saepe tuum se
Rejicit, aeterno devinctus vulnere amoris :
Pascit amore avidos inhians in te, Dea, visus,
Eque tuo pendet resupini spiritus ore :
Hunc tu, diva, tuo recubantem corpore sancto
Circunfusa super, suaveis ex ore loquelas
Funde.

Quand je rumine ce rejicit, pascit, inhians, molli, fovet, medullas, labefacta, pendet, percurrit, et cette noble circunfusa, mere du gentil infusus, j’ay desdain de ces menues pointes et allusions verballes qui nasquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne falloit pas d’aigue et subtile rencontre : leur langage est tout plein et gros d’une vigueur naturelle et constante ; ils sont tout epigramme, non la queue seulement, mais la teste, l’estomac et les pieds. Il n’y a rien d’efforcé, rien de treinant, tout y marche d’une pareille teneur. Contextus totus virilis est ; non sunt circa flosculos occupati. Ce n’est pas une eloquence molle et seulement sans offence : elle est nerveuse et solide, qui ne plaict pas tant comme elle remplit et ravit, et ravit le plus les plus forts espris. Quand je voy ces braves formes de s’expliquer, si vifves, si profondes, je ne dicts pas que c’est bien dire, je dicts que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination qui esleve et enfle les parolles. Pectus est quod disertum facit. Nos gens appellent jugement, langage ; et beaux mots, les plaines conceptions. Cette peinture est conduitte non tant par dexterité de la main comme pour avoir l’object plus vifvement empreint en l’ame. Gallus parle simplement, par ce qu’il conçoit simplement. Horace ne se contente point d’une superficielle expression, elle le trahiroit. Il voit plus cler et plus outre dans la chose ; son esprit crochette et furette tout le magasin des mots et des figures pour se représenter ; et les luy faut outre l’ordinaire, comme sa conception est outre l’ordinaire. Plutarque dit qu’il veid le langage latin par les choses ; icy de mesme : le sens esclaire et produict les parolles ; non plus de vent, ains de chair et d’os. Elles signifient plus qu’elles ne disent. Les imbecilles sentent encores quelque image de cecy : car, en Italie, je disois ce qu’il me plaisoit en devis communs ; mais, aus propos roides, je n’eusse osé me fier à un Idiome que je ne pouvois plier ny contourner outre son alleure commune. J’y veux pouvoir quelque chose du mien. Le maniement et emploite des beaux espris donne pris à la langue, non pas l’innovant tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l’estirant et ployant. Ils n’y aportent point des mots, mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage, luy aprenent des mouvements inaccoustumés, mais prudemment et ingenieusement. Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d’escrivains françois de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux pour ne suyvre la route commune ; mais faute d’invention et de discretion les pert. Il ne s’y voit qu’une miserable affectation d’estrangeté, des déguisements froids et absurdes qui, au lieu d’eslever, abbattent la matiere. Pourveu qu’ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l’efficace : pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux. En nostre langage je trouve assez d’estoffe, mais un peu faute de façon : car il n’est rien qu’on ne fit du jargon de nos chasses et de nostre guerre, qui est un genereux terrein à emprunter ; et les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant. Je le trouve suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment. Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit soubs vous et fleschit, et qu’à son deffaut le Latin se presente au secours, et le Grec à d’autres. D’aucuns de ces mots que je viens de trier, nous en apercevons plus malaisément l’energie, d’autant que l’usage et la frequence nous en ont aucunement avily et rendu vulgaire la grace. Comme en nostre commun, il s’y rencontre des frases excellentes et des metaphores desquelles la beauté flestrit de vieillesse, et la couleur s’est ternie par maniement trop ordinaire. Mais cela n’oste rien du goust à ceux qui ont bon nez, ny ne desroge à la gloire de ces anciens autheurs qui, comme il est vraysemblable, mirent premierement ces mots en ce lustre. Les sciences traictent les choses trop finement, d’une mode trop artificielle et differente à la commune et naturelle. Mon page faict l’amour et l’entend. Lisez luy Leon Hébreu et Ficin : on parle de luy, de ses pensées et de ses actions, et si il n’y entend rien. Je ne recognois pas chez Aristote la plus part de mes mouvemens ordinaires : on les a couverts et revestus d’une autre robbe pour l’usage de l’eschole. Dieu leur doint bien faire ! Si j’estois du mestier, je naturaliserois l’art autant comme ils artialisent la nature. Laissons là Bembo et Equicola. Quand j’escris, je me passe bien de la compaignie et souvenance des livres, de peur qu’ils n’interrompent ma forme. Aussi que, à la verité, les bons autheurs m’abattent par trop et rompent le courage. Je fais volontiers le tour de ce peintre, lequel, ayant miserablement representé des coqs, deffendoit à ses garçons qu’ils ne laissassent venir en sa boutique aucun coq naturel. Et auroy plustost besoing, pour me donner un peu de lustre, de l’invention du musicien Antinonydes qui, quand il avoit à faire la musique, mettoit ordre que devant ou apres luy son auditoire fut abreuvé de quelques autres mauvais chantres. Mais je me puis plus malaiséement deffaire de Plutarque. Il est si universel et si plain qu’à toutes occasions, et quelque suject extravagant que vous ayez pris, il s’ingere à vostre besongne et vous tend une main liberale et inespuisable de richesses et d’embellissemens. Il m’en faict despit d’estre si fort exposé au pillage de ceux qui le hantent : je ne le puis si peu racointer que je n’en tire cuisse ou aile. Pour ce mien dessein, il me vient aussi à propos d’escrire chez moy, en pays sauvage, où personne ne m’ayde ny me releve, où je ne hante communéement homme qui entende le latin de son patenostre, et de françois un peu moins. Je l’eusse faict meilleur ailleurs, mais l’ouvrage eust esté moins mien ; et sa fin principale et perfection, c’est d’estre exactement mien. Je corrigerois bien une erreur accidentale, dequoy je suis plain, ainsi que je cours inadvertemment ; mais les imperfections qui sont en moy ordinaires et constantes, ce seroit trahison de les oster. Quand on m’a dit ou que moy-mesme me suis dict : Tu es trop espais en figures. Voilà un mot du creu de Gascoingne. Voilà une frase dangereuse (je n’en refuis aucune de celles qui s’usent emmy les rues françoises ; ceux qui veulent combatre l’usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit, ce que tu dis à feinte.-- Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d’inadvertence, non celles de coustume. Est-ce pas ainsi que je parle par tout ? me represente-je pas vivement ? suffit ! J’ay faict ce que j’ay voulu : tout le monde me reconnoit en mon livre, et mon livre en moy. Or j’ay une condition singeresse et imitatrice : quand je me meslois de faire des vers (et n’en fis jamais que des Latins), ils accusoient evidemment le poete que je venois dernierement de lire ; et, de mes premiers essays, aucuns puent un peu à l’estranger. A Paris, je parle un langage aucunement autre qu’à Montaigne. Qui que je regarde avec attention m’imprime facilement quelque chose du sien. Ce que je considere, je l’usurpe : une sotte contenance, une desplaisante grimace, une forme de parler ridicule. Les vices, plus : d’autant qu’ils me poingnent, ils s’acrochent à moy et ne s’en vont pas sans secouer. On m’a veu plus souvent jurer par similitude que par complexion. Imitation meurtriere comme celle des singes horribles en grandeur et en force que le Roy Alexandre rencontra en certaine contrée des Indes. Desquels autrement il eust esté difficile de venir à bout. Mais ils en prestarent le moyen par cette leur inclination à contrefaire tout ce qu’ils voyoyent faire. Car par là les chasseurs apprindrent de se chausser des souliers à leur veue à tout force nœuds de liens ; de s’affubler d’acoustrements de testes à tout des lacs courants et oindre par semblant leurs yeux de glux. Ainsi mettoit imprudemment à mal ces pauvres bestes leur complexion singeresse. Ils s’engluoient, enchevestroyent et garrotoyent d’elles mesmes. Cette autre faculté de representer ingenieusement les gestes et parolles d’un autre par dessein, qui apporte souvent plaisir et admiration, n’est en moy non plus qu’en une souche. Quand je jure selon moy, c’est seulement : par Dieu, qui est le plus droit de tous les serments. Ils disent que Socrates juroit le chien, Zenon cette mesme interjection qui sert à cette heure aux Italiens, Cappari ; Pythagoras l’eau et l’air. Je suis si aisé à recevoir, sans y penser, ces impressions superficielles, qu’ayant eu en la bouche Sire ou altesse trois jours de suite, huict jours apres ils m’eschappent pour excellence ou pour seigneurie. Et ce que j’auray pris à dire en battellant et en me moquant, je le diray lendemain serieusement. Parquoy, à escrire, j’accepte plus envis les arguments battus, de peur que je les traicte aux despens d’autruy. Tout argument m’est egallement fertille. Je les prens sur une mouche ; et Dieu veuille que celuy que j’ay icy en main n’ait pas esté pris par le commandement d’une volonté autant volage ! Que je commence par celle qu’il me plaira, car les matieres se tiennent toutes enchesnées les unes aux autres. Mais mon ame me desplait de ce qu’elle produict ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles et qui me plaisent le mieux, à l’improuveu et lors que je les cerche moins ; lesquelles s’esvanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher : à cheval, à la table, au lit, mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. J’ay le parler un peu delicatement jaloux d’attention et de silence, si je parle de force : qui m’interrompt m’arreste. En voiage, la necessité mesme des chemins couppe les propos ; outre ce, que je voyage plus souvent sans compaignie propre à ces entretiens de suite, par où je prens tout loisir de m’entretenir moy-mesme. Il m’en advient comme de mes songes : en songeant, je les recommande à ma memoire (car je songe volontiers que je songe), mais le lendemain je me represente bien leur couleur comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange ; mais quels ils estoient au reste, plus j’ahane à le trouver, plus je l’enfonce en l’oubliance. Aussi de ces discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m’en reste en memoire qu’une vaine image, autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger et despiter apres leur queste, inutilement. Or donc, laissant les livres à part, parlant plus materiellement et simplement, je trouve apres tout que l’amour n’est autre chose que la soif de cette jouyssance en un subject desiré, ny Venus autre chose que le plaisir à descharger ses vases, qui devient vicieux ou par immoderation ou indiscretion. Pour Socrates l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et, considerant maintesfois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis dequoy il agite Zenon et Cratippus, cete rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté au plus doux effect de l’amour, et puis cette morgue grave, severe et ecstatique en une action si fole, et qu’on aye logé peslemesle nos delices et nos ordures ensemble, et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif comme la douleur, je crois qu’il est vrai ce que dict Platon que l’homme est le jouet des Dieux,

quaenam ista jocandi
Saevitia ! .

et que c’est par moquerie que nature nous a laissé la plus trouble de nos actions, la plus commune, pour nous esgaller par là, et apparier les fols et les sages, et nous et les bestes. Le plus contemplatif et prudent homme, quand je l’imagine en cette assiette, je le tiens pour un affronteur de faire le prudent et le contemplatif : ce sont les pieds du paon qui abbatent son orgueil :

ridentem dicere verum
Quid vetat ? .

Ceux qui, parmi les jeux, refusent les opinions serieuses, font, dict quelqu’un, comme celuy qui craint d’adorer la statue d’un sainct, si elle est sans devantiere. Nous mangeons bien et beuvons comme les bestes, mais ce ne sont pas actions qui empeschent les operations de nostre ame. En celles-là nous gardons nostre avantage sur elles ; cette-cy met toute autre pensée soubs le joug, abrutit et abestit par son imperieuse authorité toute la theologie et philosophie qui en est en Platon ; et si il ne s’en plaint pas. Par tout ailleurs vous pouvez garder quelque decence : toutes autres operations souffrent des reigles d’honnesteté ; cette-cy ne se peut pas seulement imaginer que vitieuse ou ridicule. Trouvez y, pour voir, un proceder sage et discret. Alexandre disoit qu’il se connoissoit principallement mortel par cette action et par le dormir : le sommeil suffoque et supprime les facultez de nostre ame ; la besongne les absorbe et dissipe de mesme. Certes, c’est une marque non seulement de nostre corruption originelle, mais aussi de nostre vanité et deformité. D’un costé, nature nous y pousse, ayant attaché à ce desir la plus noble, utile et plaisante de toutes ses operations ; et la nous laisse, d’autre part, accuser et fuyr comme insolente et deshonneste, en rougir et recommander l’abstinence. Sommes nous pas bien bruttes de nommer brutale l’operation qui nous faict ? Les peuples, és religions, se sont rencontrez en plusieurs convenances, comme sacrifices, luminaires, encensements, jeunes, offrandes, et, entre autres, en la condemnation de cette action. Toutes les opinions y viennent, outre l’usage si estendu du tronçonnement du prepuce qui en est une punition. Nous avons à l’avanture raison de nous blasmer de faire une si sotte production que l’homme ; d’appeller l’action honteuse, et honteuses les parties qui y servent, (asteure sont les miennes proprement honteuses et peneuses). Les Esseniens de quoy parle Pline, se maintenoient sans nourrice, sans maillot, plusieurs siecles, de l’abbord des estrangers qui, suivants cette belle humeur, se rangeoient continuellement à eux : ayant toute une nation hazardé de s’exterminer plustost que s’engager à un embrassement feminin, et de perdre la suite des hommes plustost que d’en forger un. Ils disent que Zenon n’eut affaire à femme qu’une fois en sa vie : et que ce fut par civilité, pour ne sembler dedaigner trop obstinement le sexe. Chacun fuit à le voir naistre, chacun suit à le voir mourir. Pour le destruire, on cerche un champ spacieux en pleine lumiere ; pour le construire, on se musse dans un creux tenebreux et contraint. C’est le devoir de se cacher et rougir pour le faire ; et c’est gloire, et naissent plusieurs vertus de le sçavoir deffaire. L’un est injure, l’autre est grace : car Aristote dict que bonifier quelqu’un, c’est le tuer, en certaine frase de son pays. Les Atheniens, pour apparier la deffaveur de ces deux actions, ayants à mundifier l’isle de Delos et se justifier envers Apollo, defendirent au pourpris d’icelle tout enterrement et tout enfantement ensemble. Nostri nosmet poenitet. Nous estimons à vice nostre estre. Il y a des nations qui se couvrent en mangeant. Je sçay une dame, et des plus grandes, qui a cette mesme opinion, que c’est une contenance desagreable de macher, qui rabat beaucoup de leur grace et de leur beauté ; et ne se presente pas volontiers en public avec appetit. Et sçay un homme qui ne peut souffrir de voir manger ny qu’on le voye, et fuyt toute assistance, plus quand il s’emplit que s’il se vuide. En l’empire du Turc, il se void grand nombre d’hommes qui, pour exceller sur les autres, ne se laissent jamais veoir quand ils font leurs repas ; qui n’en font qu’un la sepmaine ; qui se dechiquetent et decoupent la face et les membres ; qui ne parlent jamais à personne : toutes gens fanatiques qui pensent honnorer leur nature en se desnaturant, qui se prisent de leur mespris, et s’amendent de leur empirement. Quel monstrueux animal qui se fait horreur à soy mesme, à qui ses plaisirs poisent ; qui se tient à mal-heur ! Il y en a qui cachent leur vie,

Exilioque domos et dulcia limina mutant,

et la desrobent de la veue des autres hommes ; qui evitent la santé et l’allegresse comme qualitez ennemies et dommageables. Non seulement plusieurs sectes, mais plusieurs peuples, maudissent leur naissance et benissent leur mort. Il en est où le soleil est abominé, les tenebres adorées. Nous ne sommes ingenieux qu’à nous mal mener ; c’est le vray gibbier de la force de nostre esprit, dangereux util en desreglement !

O miseri ! quorum gaudia crimen habent.

Hé ! pauvre homme, tu as assez d’incommoditez necessaires, sans les augmenter par ton invention ; et és assez miserable de condition, sans l’estre par art. Tu as des laideurs reelles et essentielles à suffisance, sans en forger d’imaginaires. Trouves tu que tu sois trop à ton aise, si ton aise ne te vient à desplaisir ? Trouves tu que tu ayes remply tous les offices necessaires à quoy nature t’engage, et qu’elle soit manque et oisive chez toy, si tu ne t’obliges à nouveaux offices ? Tu ne crains point d’offencer ses loix universelles et indubitables, et te piques aux tiennes, partisanes et fantastiques ; et d’autant plus qu’elles sont particulieres, incertaines et plus contredictes, d’autant plus tu fais là ton effort. Les regles positives de ton invention t’occupent et attachent, et les regles de ta parroisse : celles de Dieu et du monde ne te touchent point. Cours un peu par les exemples de cette consideration, ta vie en est toute. Les vers de ces deux poetes, traitant ainsi reservéement et discrettement de la lasciveté comme ils font, me semblent la descouvrir et esclairer de plus pres. Les dames couvrent leur sein d’un reseu, les prestres plusieurs choses sacrées ; les peintres ombragent leur ouvrage, pour luy donner plus de lustre ; et dict-on que le coup du Soleil et du vent est plus poisant par reflexion qu’à droit fil. L’Aegyptien respondit sagement à celuy qui luy demandoit : Que portes tu là, caché soubs ton manteau ? --Il est caché soubs mon manteau affin que tu ne sçaches pas que c’est. Mais il y a certaines autres choses qu’on cache pour les montrer. Oyez cettuy-là plus ouvert,

Et nudam pressi corpus adusque meum :

il me semble qu’il me chapone. Que Martial retrousse Venus à sa poste, il n’arrive pas à la faire paroistre si entiere. Celuy qui dict tout, il nous saoule et nous desgouste ; celuy qui craint à s’exprimer nous achemine à en penser plus qu’il n’en y a. Il y a de la trahison en cette sorte de modestie, et notamment nous entr’ouvrant, comme font ceux cy, une si belle route à l’imagination. Et l’action et la peinture doivent sentir le larrecin. L’amour des Espagnols et des Italiens, plus respectueuse et craintifve, plus mineuse et couverte, me plaist. Je ne sçay qui, anciennement, desiroit le gosier allongé comme le col d’une grue pour gouster plus long temps ce qu’il avalloit. Ce souhait est mieux à propos en cette volupté viste et precipiteuse, mesmes à telles natures comme est la mienne, qui suis vitieux en soudaineté. Pour arrester sa fuitte et l’estendre en preambules, entre eux tout sert de faveur et de recompense : une œillade, une inclination, une parolle, un signe. Qui se pourroit disner de la fumée du rost, feroit-il pas une belle espargne ? C’est une passion qui mesle à bien peu d’essence solide beaucoup plus de vanité et resverie fievreuse : il la faut payer et servir de mesme. Apprenons aux dames à se faire valoir, à s’estimer, à nous amuser et à nous piper. Nous faisons nostre charge extreme la premiere : il y a tousjours de l’impetuosité françoise. Faisant filer leurs faveurs et les estallant en detail, chacun, jusques à la vieillesse miserable, y trouve quelque bout de lisiere, selon son vaillant et son merite. Qui n’a jouyssance qu’en la jouyssance, qui ne gaigne que du haut poinct, qui n’aime la chasse qu’en la prinse, il ne luy appartient pas de se mesler à nostre escole. Plus il y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d’honneur au dernier siege. Nous nous devrions plaire d’y estre conduicts, comme il se faict aux palais magnifiques, par divers portiques et passages, longues et plaisantes galleries, et plusieurs destours. Cette dispensation reviendroit à nostre commodité ; nous y arresterions et nous y aymerions plus long temps : sans esperance et sans desir, nous n’allons plus qui vaille. Nostre maistrise et entiere possession leur est infiniement à craindre : depuis qu’elles sont du tout rendues à la mercy de nostre foy et constance, elles sont un peu bien hasardées. Ce sont vertus rares et difficiles : soudain qu’elles sont à nous, nous ne sommes plus à elles :

postquam cupidae mentis satiata libido est,
Verba nihil metuere, nihil perjuria curant.

Et Thrasonidez, jeune homme grec, fut si amoureux de son amour, qu’il refusa, ayant gaigné le cœur d’une maistresse, d’en jouyr pour n’amortir, rassasier et allanguir par la jouyssance cette ardeur inquiete de laquelle il se glorifioit et paissoit. La cherté donne goust à la viande. Voyez combien la forme des salutations, qui est particuliere à nostre nation, abastardit par sa facilité la grace des baisers, lesquels Socrates dit estre si puissans et dangereux à voler nos cueurs. C’est une desplaisante coustume, et injurieuse aux dames, d’avoir à prester leurs lévres à quiconque a trois valets à sa suitte, pour mal plaisant qu’il soit,

Cujus livida naribus caninis
Dependet glacies rigetque barba :
Centum occurrere malo culilingis.

Et nous mesme n’y gaignons guere : car, comme le monde se voit party, pour trois belles il nous en faut baiser cinquante laides ; et à un estomac tendre, comme ceux sont de mon aage, un mauvais baiser en surpaie un bon.Ils font les poursuyvans, en Italie, et les transis, de celles mesmes qui sont à vendre ; et se defendent ainsi : Qu’il y a des degrez en la jouyssance, et que par services ils veulent obtenir pour eux celle qui est la plus entiere. Elles ne vendent que le corps ; la volonté ne peut estre mise en vente, elle est trop libre et trop sienne. Ainsi ceux cy disent que c’est la volonté qu’ils entreprennent, et ont raison. C’est la volonté qu’il faut servir et practiquer. J’ay horreur d’imaginer mien un corps privé d’affection ; et me semble que cette forcenerie est voisine à celle de ce garçon qui alla salir par amour la belle image de Venus que Praxiteles avoit faicte ; ou de ce furieux Aegyptien eschauffé apres la charongne d’une morte qu’il embaumoit et ensueroit : lequel donna occasion à la loi, qui fut faicte depuis en Aegypte, que les corps des belles et jeunes femmes et de celles de bonne maison seroyent gardez trois jours avant qu’on les mit entre les mains de ceux qui avoyent charge de prouvoir à leur enterrement. Periander fit plus monstrueusement, qui estendist l’affection conjugale (plus reiglée et legitime) à la jouyssance de Melissa, sa femme trespassée. Ne semble ce pas estre une humeur lunatique de la Lune, ne pouvant autrement jouyr de Endymion, son mignon, l’aller endormir pour plusieurs mois, et se paistre de la jouyssance d’un garçon qui ne se remuoit qu’en songe ? Je dis pareillement qu’on ayme un corps sans ame ou sans sentiment quand on ayme un corps sans son consentement et sans son desir. Toutes jouyssances ne sont pas unes ; il y a des jouyssances ethiques et languissantes : mille autres causes que la bien-veuillance nous peuvent acquerir cet octroy des dames. Ce n’est suffisant tesmoignage d’affection ; il y peut eschoir de la trahison comme ailleurs : elles n’y vont par fois que d’une fesse,

tanquam thura merumque parent :
Absentem marmoreamve putes.

J’en sçay qui ayment mieux prester cela que leur coche, et qui ne se communiquent que par là. Il faut regarder si vostre compaignie leur plaist pour quelque autre fin encores ou pour celle là seulement, comme d’un gros garson d’estable ; en quel rang et à quel pris vous y estes logé,

tibi si datur uni
Quo lapide illa diem candidiore notet.

Quoy, si elle mange vostre pain à la sauce d’une plus agreable imagination ?

Te tenet, absentes alios suspirat amores.

Comment ? avons nous pas veu quelqu’un en nos jours s’estre servy de cette action à l’usage d’une horrible vengence, pour tuer par là et empoisonner, comme il fit, une honneste femme ? Ceux qui cognoissent l’Italie ne trouveront jamais estrange si, pour ce subject, je ne cerche ailleurs des exemples ; car cette nation se peut dire regente du reste du monde en cela. Ils ont plus communement des belles femmes et moins de laydes que nous ; mais des rares et excellentes beautez, j’estime que nous allons à pair. Et en juge autant des espris ; de ceux de la commune façon, ils en ont beaucoup plus, et evidemment la brutalité y est sans comparaison plus rare ; d’ames singulieres et du plus haut estage, nous ne leur en devons rien. Si j’avois à estendre cette similitude, il me sembleroit pouvoir dire de la vaillance qu’au rebours elle est, au pris d’eux, populaire chez nous et naturelle ; mais on la voit par fois, en leurs mains, si plaine et si vigoreuse qu’elle surpasse tous les plus roides exemples que nous en ayons. Les mariages de ce pays là clochent en cecy : leur coustume donne communement la loy si rude aus femmes, et si serve, que la plus esloignée accointance avec l’estranger leur est autant capitale que la plus voisine. Cette loy faict que toutes les approches se rendent necessairement substantieles ; et, puis que tout leur revient à mesme compte, elles ont le chois bien aysé. Et ont elles brisé ces cloisons, croyez qu’elles font feu : luxuria ipsis vinculis, sicut fera bestia, irritata, deinde emissa. Il leur faut un peu lacher les resnes :

Vidi ego nuper equum, contra sua frena tenacem,
Ore reluctanti fulminis ire modo.

On alanguit le desir de la compaignie en luy donnant quelque liberté. Nous courons à peu pres mesme fortune. Ils sont trop extremes en contrainte, nous en licence. C’est un bel usage de nostre nation que, aux bonnes maisons, nos enfans soyent receuz pour y estre nourris et eslevez pages comme en une escole de noblesse. Et est discourtoisie, dict-on, et injure d’en refuser un gentil’homme. J’ay aperçeu (car autant de maisons, autant de divers stiles et formes) que les dames qui ont voulu donner aux filles de leur suite les reigles plus austeres, n’y ont pas eu meilleure advanture. Il y faut de la moderation ; il faut laisser bonne partye de leur conduite à leur propre discretion : car, ainsi comme ainsi, n’y a il discipline qui les sçeut brider de toutes parts. Mais il est bien vray que celle qui est eschappée, bagues sauves, d’un escolage libre, aporte bien plus de fiance de soy que celle qui sort saine d’une escole severe et prisonniere. Nos peres dressoyent la contenance de leurs filles à la honte et à la crainte (les courages et les desirs estoyent pareils) ; nous, à l’asseurance : nous n’y entendons rien. C’est aux Sauromates, qui n’ont loy de coucher avec homme, que, de leurs mains, elles n’en ayent tué un autre en guerre. A moy, qui n’y ay droit que par les oreilles, suffit si elles me retiennent pour le conseil, suyvant le privilege de mon aage. Je leur conseille donc, comme à nous, l’abstinence, mais, si ce siècle en est trop ennemy, au-moins la discretion et la modestie. Car, comme dict le compte d’Aristippus parlant à des jeunes gens qui rougissoient de le veoir entrer chez une courtisane : Le vice est de n’en pas sortir, non pas d’y entrer. Qui ne veut exempter sa conscience, qu’elle exempte son nom : si le fons n’en vaut guiere, que l’apparence tienne bon. Je loue la gradation et la longueur en la dispensation de leurs faveurs. Platon montre qu’en toute espece d’amour la facilité et promptitude est interdicte aux tenants. C’est un traict de gourmandise, laquelle il faut qu’elles couvrent de toute leur art, de se rendre ainsi temerairement en gros et tumultuairement. Se conduisant, en leur dispensation, ordonéement et mesuréement, elles pipent bien mieux nostre desir et cachent le leur. Qu’elles fuyent tousjours devant nous, je dis celles mesmes qui ont à se laisser atraper : elles nous battent mieux en fuyant, comme les Scythes. De vray, selon la loy que nature leur donne, ce n’est pas proprement à elles de vouloir et desirer ; leur rolle est souffrir, obeir, consentir : c’est pourquoy nature leur a donné une perpetuelle capacité ; à nous rare et incertaine ; elles ont tousjours leur heure, afin qu’elles soyent tousjours prestes à la nostre : pati natae. Et où elle a voulu que nos appetis eussent montre et declaration prominante, ell’a faict que les leurs fussent occultes et intestins, et les a fournies de pieces impropres à l’obstentation et simplement pour la defensive. [p. 885] Il faut laisser à la licence amazoniene pareils traits à cettuy cy. Alexandre passant par l’Hircanie, Thalestris, Royne des Amazones, le vint trouver avec trois cents gendarmes de son sexe, bien montez et bien armez, ayant laissé le demeurant d’une grosse armée, qui la suyvoit, au delà des voisines montaignes ; et luy dict, tout haut et en publiq, que le bruit de ses victoires et de sa valeur l’avoit menée là pour le veoir, luy offrir ses moyens et sa puissance au secours de ses entreprinses ; et que, le trouvant si beau, jeune et vigoureux, elle, qui estoit parfaicte en toutes ses qualitez, luy conseilloit qu’ils couchassent ensemble, afin qu’il nasquist de la plus vaillante femme du monde et du plus vaillant homme qui fust lors vivant, quelque chose de grand et de rare pour l’advenir. Alexandre la remercia du reste ; mais, pour donner temps à l’accomplissement de sa derniere demande, arresta treize jours en ce lieu, lesquels il festoya le plus alaigrement qu’il peut en faveur d’une si courageuse princesse. Nous sommes, quasi en tout, iniques juges de leurs actions, comme elles sont des nostres. J’advoue la verité lorsqu’elle me nuit, de mesme que si elle me sert. C’est un vilain desreiglement qui les pousse si souvant au change et les empesche de fermir leur affection en quelque subject que ce soit, comme on voit de cette Deesse à qui l’on donne tant de changemens et d’amis ; mais si est-il vrai que c’est contre la nature de l’amour s’il n’est violant, et contre la nature de la violance s’il est constant. Et ceux qui s’en estonnent, s’en escrient et cerchent les causes de cette maladie en elles, comme desnaturée et incroyable ; que ne voyent ils combien souvent ils la reçoyvent en eux sans espouvantement et sans miracle’Il seroit, à l’adventure, plus estrange d’y voir de l’arrest ; ce n’est pas une passion simplement corporelle : si on ne trouve point de bout en l’avarice et en l’ambition, il n’y en a non plus en la paillardise. Elle vit encore apres la satieté ; et ne luy peut on prescrire ny satisfaction constante ny fin : elle va tousjours outre sa possession ; et si, l’inconstance leur est à l’adventure aucunement plus pardonnable qu’à nous. Elles peuvent alleguer comme nous l’inclination, qui nous est commune, à la varieté et à la nouvelleté, et alleguer secondement sans nous, qu’elles achetent chat en poche, (Jeanne, Royne de Naples, feit estrangler Andreosse, son premier mary, aux grilles de sa fenestre à tout un laz d’or et de soye tissu de sa main propre, sur ce qu’aux corvées matrimoniales elle ne luy trouvoit ny les parties ny les efforts assez respondants à l’esperance qu’elle en avoit conceue à veoir sa taille, sa beauté, sa jeunesse et disposition, par où elle avoit esté prinse et abusée) ; que l’action a plus d’effort que n’a la souffrance : ainsi, que de leur part tousjours au-moins il est pourveu à la necessité, de nostre part il peut avenir autrement. Platon, à cette cause, establit sagement par ses loix, que, pour decider de l’opportunité des mariages, les juges voient les garçons qui y pretandent, tous fins nuds, et les filles nues jusques à la ceinture seulement. En nous essayant, elles ne nous trouvent, à l’adventure, pas dignes de leur chois,

experta latus, madidoque simillima loro
Inguina, nec lassa stare coacta manu,
Deserit imbelles thalamos.

Ce n’est pas tout que la volonté charrie droict. La foiblesse et l’incapacité rompent legitimement un mariage :

Et quaerendum aliunde foret nervosius illud,
Quod posset zonam solvere virgineam, pourquoy non ?

et, selon sa mesure, une intelligence amoureuse plus licentieuse et plus active,

si blando nequeat superesse labori.

Mais n’est ce pas grande impudence d’apporter nos imperfections et foiblesses en lieu où nous desirons plaire, et y laisser bonne estime de nous et recommandation ? Pour ce peu qu’il m’en faut à cette heure,

ad unum,
Mollis opus,

je ne voudrois importuner une personne que j’ay à reverer et craindre :

Fuge suspicari,
Cujus heu denum trepidavit aetas,
Claudere lustrum.

Nature se devoit contenter d’avoir rendu cet aage miserable, sans le rendre encore ridicule. Je hay de le voir, pour un pouce de chetive vigueur qui l’eschaufe trois fois la semaine, s’empresser et se gendarmer de pareille aspreté, comme s’il avoit quelque grande et legitime journée dans le ventre : un vray feu d’estoupe. Et admire sa cuisson si vive et fretillante, en un moment si lourdement congelée et esteinte. Cet appetit ne devroit appartenir qu’à la fleur d’une belle jeunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett’ardeur indefatigable, pleine, constante et magnanime qui est en vous, il vous la lairra vrayement en beau chemin ! Renvoiez le hardiment plustost vers quelque enfance molle, estonnée et ignorante, qui tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

Indum sanguineo veluti violaverit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent ubi lilia multa
Alba rosa.

Qui peut attendre, le lendemain, sans mourir de honte, le desdain de ces beaux yeux consens de sa lacheté et impertinence,

Et taciti fecere tamen convitia vultus,

il n’a jamais senty le contentement et la fierté de les leur avoir battus et ternis par le vigoreux exercice d’une nuict officieuse et active. Quand j’en ay veu quelqu’une s’ennuyer de moy, je n’en ay point incontinent accusé sa legereté ; j’ay mis en doubte si je n’avois pas raison de m’en prendre à nature plustost. Certes, elle m’a traitté illegitimement et incivilement,

Si non longa satis, si non bené mentula crassa :
Nimirum sapiunt, vidéntque parvam
Matronae quoque mentulam illibenter.

Et d’une lesion enormissime. Chacune de mes pieces me faict esgalement moy que toute autre. Et nulle autre ne me faict plus proprement homme que cette cy. Je dois au publiq universellement mon pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en essence, toute ; desdeignant, au rolle de ses vrays devoirs, ces petites regles feintes, usuelles, provinciales ; naturelle toute, constante, universelle, de laquelle sont filles, mais bastardes, la civilité, la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l’apparence, quand nous aurons eu ceux de l’essence. Quand nous aurons faict à ceux icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouvons qu’il y faille courir. Car il y a danger que nous fantasions des offices nouveaux pour excuser nostre negligence envers les naturels offices et pour les confondre. Qu’il soit ainsin : il se void qu’és lieus où les fautes sont malefices, les malefices ne sont que fautes ; qu’és nations où les loix de la bienseance sont plus rares et laches, les loix primitives et communes sont mieux observées, l’innumerable multitude de tant de devoirs suffoquant nostre soin, l’alanguissant et dissipant. L’application aux menues choses nous retire des pressantes. O que ces hommes superficiels prennent une routte facile et plausible au pris de la nostre. Ce sont ombrages de quoy nous nous plastrons et entrepayons ; mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons nostre debte envers ce grand juge qui trousse nos panneaus et haillons d’autour noz parties honteuses, et ne se feint point à nous veoir par tout, jusques à noz intimes et plus secretes ordures. Utile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouvoit interdire cette descouverte. En fin qui desniaiseroit l’homme d’une si scrupuleuse superstition verbale n’apporteroit pas grande perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n’en escrit que reveremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié. Je ne m’excuse pas envers moy ; et, si je le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses que je m’excuseroy que de nulle autre partie. Je m’excuse à certaines humeurs, que je tiens plus fortes en nombre que celles qui sont de mon costé. En leur consideration, je diray encores cecy (car je desire de contenter chacun, chose pourtant tres difficile, esse unum hominem accommodatum ad tantam morum ac sermonum et volontatum varietatem), qu’ils n’ont à se prendre proprement à moy de ce que je fay dire aux auctoritez receues et approuvées de plusieurs siecles, et que ce n’est pas raison qu’à faute de rime ils me refusent la dispense que mesme des hommes ecclesiastiques des nostres et plus crestez jouissent en ce siecle. En voici deux : Rimula, dispeream, ni monogramma tua est. Un vit d’amy la contente et bien traicte. Quoy tant d’autres ? J’ayme la modestie ; et n’est par jugement que j’ay choisi cette sorte de parler scandaleux : c’est Nature qui l’a choisi pour moy. Je ne le loue, non plus que toutes formes contraires à l’usage reçeu ; mais je l’excuse et par particulieres et generales circonstances en allege l’accusation. Suivons. Pareillement d’où peut venir cette usurpation d’authorité souveraine que vous prenez sur celles qui vous favorisent à leurs despens ?

Si furtiva dedit nigra munuscula nocte,
que vous en investissez incontinent l’interest, la froideur et une auctorité maritale ? C’est une convention libre : que ne vous y prenez vous comme vous les y voulez tenir ? Il n’y a point de prescription sur les choses volontaires. C’est contre la forme ; mais il est vray pourtant que j’ay, en mon temps, conduict ce marché, selon que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu’autre marché et avec quelque air de justice, et que je ne leur ay tesmoigné de mon affection que ce que j’en sentois, et leur en ay représenté naïfvement la decadence, la vigueur et la naissance, les accez et les remises. On n’y va pas tousjours un train. J’ay esté si espargnant à promettre que je pense avoir plus tenu que promis ny deu. Elles y ont trouvé de la fidelité jusques au service de leur inconstance : je dis inconstance advouée et par foys multipliée. Je n’ay jamais rompu avec elles tant que j’y tenois, ne fut que par le bout d’un filet ; et, quelques occasions qu’elles m’en ayent donné, n’ay jamais rompu jusques au mespris et à la haine : car telles privautez, lors mesme qu’on les acquiert par les plus honteuses conventions, encores m’obligent elles à quelque bien-veuillance. De cholere et d’impatience un peu indiscrete, sur le poinct de leurs ruses et desfuites et de nos contestations, je leur en ay faict voir par fois : car je suis, de ma complexion, subject à des emotions brusques qui nuisent souvent à mes marchez, quoy qu’elles soyent legieres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon jugement, je ne me suis pas feint à leur donner des advis paternels et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si je leur ay laissé à se plaindre de moy, c’est plustost d’y avoir trouvé un amour, au pris de l’usage moderne, sottement consciencieux. J’ay observé ma parolle és choses dequoy on m’eut ayséement dispensé ; elles se rendoyent lors par fois avec reputation, et soubs des capitulations qu’elles souffroyent ayséement estre faucées par le vaincueur. J’ay faict caler, soubs l’interest de leur honneur, le plaisir en son plus grand effort plus d’une fois ; et, où la raison me pressoit, les ay armées contre moy, si qu’elles se conduisoyent plus seurement et severement par mes reigles, quand elles s’y estoyent franchement remises, qu’elles n’eussent faict par les leurs propres. J’ay, autant que j’ay peu, chargé sur moy seul le hazard de nos assignations pour les en descharger ; et ay dressé nos parties tousjours par le plus aspre et inopiné, pour estre moins en soupçon, et en outre, par mon advis, plus accessible. Ils sont ouverts principalement par les endroits qu’ils tiennent de soy couverts. Les choses moins craintes sont moins defendues et observées : on peut oser plus aysément ce que personne ne pense que vous oserez, qui devient facile par sa difficulté. Jamais homme n’eust ses approches plus impertinemment genitales. Cette voye d’aymer est plus selon la discipline ; mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le sçait mieux que moy ? Si ne m’en viendra point le repentir : je n’y ay plus que perdre


me tabula sacer
Votiva paries indicat uvida
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo.

Il est à cette heure temps d’en parler ouvertement. Mais tout ainsi comme à un autre je dirois à l’avanture : Mon amy, tu resves ; l’amour, de ton temps, a peu de commerce avec la foy et la preud’hommie,


haec si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quam si des operam, ut cum ratione insanias :

aussi, au rebours, si c’estoit à moy à recommencer, ce seroit certes le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu’il me peut estre. L’insuffisance et la sottise est louable en une action meslouable. Autant que je m’esloingne de leur humeur en cela, je m’approche de la mienne. Au demeurant, en ce marché, je ne me laissois pas tout aller ; je m’y plaisois, mais je ne m’y oubliois pas : je reservois en son entier ce peu de sens et de discretion que nature m’a donné, pour leur service et pour le mien ; un peu d’esmotion, mais point de resverie. Ma conscience s’y engageoit aussi, jusques à la desbauche et dissolution ; mais jusques à l’ingratitude, trahison, malignité et cruauté, non. Je n’achetois pas le plaisir de ce vice à tout pris, et me contentois de son propre et simple coust : Nullum intra se vitium est. Je hay quasi à pareille mesure une oysiveté croupie et endormie, comme un embesongnement espineux et penible. L’un me pince, l’autre m’assopit ; j’ayme autant les blesseures comme les meurtrisseures, et les coups trenchans comme les coups orbes. J’ay trouvé en ce marché, quand j’y estois plus propre, une juste moderation entre ces deux extremitez. L’amour est une agitation esveillée, vive et gaye ; je n’en estois ny troublé ny affligé, mais j’en estois eschauffé et encores alteré : il s’en faut arrester là ; elle n’est nuisible qu’aux fols. Un jeune homme demandoit au philosophe Panetius s’il sieroit bien au sage d’estre amoureux : Laissons là le sage, respondit-il ; mais toy et moy, qui ne le sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeue et violente, qui nous esclave à autruy et nous rende contemptibles à nous. Il disoit vray, qu’il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse à une ame qui n’aie dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre par effect la parole d’Agesilaus, que la prudence et l’amour ne peuvent ensemble. C’est une vaine occupation, il est vray, messeante, honteuse et illegitime ; mais, à la conduire en cette façon, je l’estime salubre, propre à desgourdir un esprit et un corps poisant ; et, comme medecin, l’ordonnerois à un homme de ma forme et condition, autant volontiers qu’aucune autre recepte, pour l’esveiller et tenir en force bien avant dans les ans, et le retarder des prises de la vieillesse. Pendant que nous n’en sommes qu’aux faux-bourgs, que le pouls bat encores,

Dum nova canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous avons besoing d’estre sollicitez et chatouillez par quelque agitation mordicante comme est cette-cy. Voyez combien elle a rendu de jeunesse, de vigueur et de gaieté au sage Anacreon. Et Socrates, plus vieil que je ne suis, parlant d’un object amoureux : M’estant, dict-il, appuyé contre son espaule de la mienne et approché ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans un livre, je senty, sans mentir, soudein une piqueure dans l’espaule comme de quelque morsure de beste, et fus plus de cinq jours depuis qu’elle me fourmilloit, et m’escoula dans le cœur une demangeaison continuelle. Un attouchement, et fortuite, et par une espaule, aller eschauffer et alterer une ame refroidie et esnervée par l’aage, et la premiere de toutes les humaines en reformation ! Pourquoy non dea ? Socrates estoit homme ; et ne vouloit ny estre ny sembler autre chose. La philosophie n’estrive point contre les voluptez naturelles, pourveu que la mesure y soit joincte, et en presche la moderation, non la fuite : l’effort de sa resistance s’employe contre les estrangeres et bastardes. Elle dict que les appetits du corps ne doivent pas estre augmentez par l’esprit, et nous advertit ingenieusement de ne vouloir point esveiller nostre faim par la saturité, de ne vouloir que farcir au lieu de remplir le ventre, d’eviter toute jouissance qui nous met en disette et toute viande et boisson qui nous altere et affame : comme, au service de l’amour, elle nous ordonne de prendre un object qui satisface simplement au besoing du corps ; qui n’esmeuve point l’ame, laquelle n’en doit pas faire son faict, ains suyvre nuement et assister le corps. Mais ay-je pas raison d’estimer que ces preceptes, qui ont pourtant d’ailleurs, selon moy, un peu de rigueur, regardent un corps qui face son office, et qu’à un corps abbatu, comme un estomac prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir par art, et, par l’entremise de la fantasie, luy faire revenir l’appetit et l’allegresse, puis que de soy il l’a perdue ? Pouvons nous pas dire qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel ny spirituel, et que injurieusement nous dessirons un homme tout vif ; et qu’il semble y avoir raison que nous nous portions, envers l’usage du plaisir, aussi favorablement au moins que nous faisons envers la douleur ? Elle estoit (pour exemple) vehemente jusques à la perfection en l’ame des saincts par la poenitence ; le corps y avoit naturellement part par le droict de leur colligance, et si pouvoit avoir peu de part à la cause : si, ne se sont ils pas contentez qu’il suyvit nuement et assistat l’ame affligée ; ils l’ont affligé luy mesme de peines atroces et propres, affin qu’à l’envy l’un de l’autre l’ame et le corps plongeassent l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire que plus aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas injustice d’en refroidir l’ame, et dire, qu’il l’y faille entrainer comme à quelque obligation et necessité contrainte et servile ? C’est à elle plus tost de les couver et fomenter, de s’y presenter et convier, la charge de regir luy appartenant ; comme c’est aussi, à mon advis, à elle, aux plaisirs qui luy sont propres, d’en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte leur condition, et de s’estudier qu’ils luy soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l’esprit ; mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison que l’esprit ne suyve pas les siens au dommage du corps ? Je n’ay point autre passion qui me tienne en haleine. Ce que l’avarice, l’ambition, les querelles, les procés, font à l’endroit des autres qui, comme moy, n’ont point de vacation assignée, l’amour le feroit plus commodéement : il me rendroit la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne ; r’asseureroit ma contenance à ce que les grimaces de la vieillesse, ces grimaces difformes et pitoiables, ne vinssent à la corrompre ; me remettroit aux estudes sains et sages, par où je me peusse randre plus estimé et plus aymé, ostant à mon esprit le desespoir de soy et de son usage, et le raccointant à soy ; me divertiroit de mille pensées ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques, que l’oysiveté nous charge en tel aage et le mauvais estat de nostre santé ; reschauferoit, au-moins en songe, ce sang que nature abandonne ; soustiendroit le menton et allongeroit un peu les nerfs et la vigueur et allegresse de l’ame à ce pauvre homme qui s’en va le grand train vers sa ruine. Mais j’entens bien que c’est une commodité bien mal aisée à recouvrer : par foiblesse et longue experience, nostre goust est devenu plus tendre et plus exquis ; nous demandons plus, lors que nous aportons moins ; nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d’estre acceptez ; nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis et plus deffians ; rien ne nous peut asseurer d’estre aymez, sçachants nostre condition et la leur. J’ay honte de me trouver parmy cette verte et bouillante jeunesse,

Cujus in indomito constantior inguine nervus,
Quam nova collibus arbor inhaeret.

Qu’irions nous presenter nostre misere parmy cette allegresse ?

Possint ut juvenes visere fervidi,
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem ?

Ils ont la force et la raison pour eux ; faisons leur place, nous n’avons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante ne se laisse manier à mains si gourdes et prattiquer à moyens purs materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien à celuy qui se moquoit de quoy il n’avoit sçeu gaigner la bonne grace d’un tendron qu’il pourchassoit : mon amy, le hameçon ne mord pas à du fromage si frais. Or c’est un commerce qui a besoin de relation et de correspondance : les autres plaisirs que nous recevons se peuvent recognoistre par recompenses de nature diverse ; mais cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En vérité, en ce desduit, le plaisir que je fay chatouille plus doucement mon imagination que celuy que je sens. Or cil n’a rien de genereux qui peut recevoir plaisir où il n’en donne point : c’est une vile ame, qui veut tout devoir, et qui se plaist de nourrir de la conference avec les personnes auxquelles il est en charge. Il n’y a beauté, ny grace, ny privauté si exquise, qu’un galant homme deut desirer à ce prix. Si elles ne nous peuvent faire du bien que par pitié, j’ayme bien plus cher ne vivre point, que de vivre d’aumosne. Je voudrois avoir droit de le leur demander, au style auquel j’ay veu quester en Italie : Fate ben per voi : ou à la guise que Cyrus enhortoit ses soldats : Qui s’aymera, si me suive. Raliez vous, me dira l’on, à celles de vostre condition que la compaignie de mesme fortune vous rendra plus aisées. O la sotte composition et insipide’ [p. 895]

Nolo Barbam vellere mortuo leoni. Xenophon employe pour objection et accusation, à l’encontre de Menon, qu’en son amour il embesongna des objects passant fleur. Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux meslange de deux jeunes beautés ou à le seulement considerer par fantasie, qu’à faire moy mesme le second d’un meslange triste et informe. Je resigne cet appetit fantastique à l’Empereur Galba, qui ne s’adonnoit qu’aux chairs dures et vieilles ; et à ce pauvre miserable,

O ego di’faciant talem te cernere possim,
Charaque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis !

Et, entre les premieres laideurs, je compte les beautés artificielles et forcées. Esmonez, jeune gars de Chio, pensant par des beaux attours acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe Arcesilaus, et luy demanda si un sage se pourroit veoir amoureux : Ouy dea, respondit l’autre, pourveu que ce ne soit pas d’une beauté parée et sophistiquée comme la tienne. Une laideur et une vieillesse advouée est moins vieille et moins laide à mon gré qu’une autre peinte et lissée. Le diray-je, pourveu qu’on ne m’en prenne à la gorge ? l’amour ne me semble proprement et naturellement en sa saison qu’en l’aage voisin de l’enfance,

Quem si puellarum insereres choro,
Mille sagaces falleret hospites
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus ambiguoque vultu.

Et la beauté non plus. Car ce que Homere l’estend jusques à ce que le menton commence à s’ombrager, Platon mesme l’a remarqué pour rare fleur. Et est notoire la cause pour laquelle si plaisamment le sophiste Dion appelloit les poils follets de l’Adolescence Aristogitons et Harmodiens. En la virilité, je le trouve desjà hors de son siege. Non qu’en la vieillesse :

Importunus enim transvolat aridas
Quercus.

Et Marguerite, Royne de Navarre, alonge, en femme, bien loing l’avantage des femmes, ordonant qu’il est saison, à trente ans, qu’elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez son port : c’est un menton puerile. Qui ne sçait, en son eschole, combien on procede au rebours de tout ordre ? L’estude, l’exercitation, l’usage, sont voies à l’insuffisance : les novices y regentent : Amor ordinem nescit. Certes, sa conduicte a plus de garbe, quand elle est meslée d’inadvertance et de trouble ; les fautes, les succez contraires, y donnent poincte et grace : pourveu qu’elle soit aspre et affamée, il chaut peu qu’elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant, chopant et folastrant ; on le met aux ceps quand on le guide par art et sagesse, et contraint en sa divine liberté quand on le submet à ces mains barbues et calleuses. Au demeurant, je leur oy souvent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner de mettre en consideration l’interest que les sens y ont. Tout y sert ; mais je puis dire avoir veu souvent que nous avons excusé la foiblesse de leurs esprits en faveur de leurs beautez corporelles ; mais que je n’ay point encore veu qu’en faveur de la beauté de l’esprit, tant prudent et meur soit-il, elles vueillent prester la main à un corps qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il envie à quelqu’une de cette noble harde Socratique du corps à l’esprit, achetant au pris de ses cuisses une intelligence et generation philosofique et spirituelle, le plus haut pris où elle les puisse monter ? Platon ordonne en ses loix que celuy qui aura faict quelque signalé et utile exploit en la guerre ne puisse estre refusé durant l’expedition d’icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du baiser ou autre faveur amoureuse de qui il la vueille. Ce qu’il trouve si juste en recomandation de la valeur militaire, ne le peut il pas estre aussi en recomandation de quelque autre valeur ? Et que ne prend il envie à une de praeoccuper sur ses compaignes la gloire de cet amour chaste ? chaste, dis-je bien,

nam si quando ad praelia ventum est,
Ut quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.

Les vices qui s’estouffent en la pensée ne sont pas des pires. Pour finir ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’un flux de caquet, flux impetueux par fois et nuisible,

Ut missum sponsi furtivo munere malum
Procurrit casto virginis é gremio,
Quod miserae oblitae molli sub veste locatum,
Dum adventu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono praeceps agitur decursu ;
Huic manat tristi conscius ore rubor :

je dis que les masles et femelles sont jettez en mesme moule : sauf l’institution et l’usage, la difference n’y est pas grande. Platon appelle indifferemment les uns et les autres à la societé de tous estudes, exercices, charges, vacations guerrieres et paisibles, en sa republique ; et le philosophe Antisthenes ostoit toute distinction entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d’accuser l’un sexe, que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dict : Le fourgon se moque de la poele.