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Sur l’instruction publique/Sur l’instruction relative aux sciences

La bibliothèque libre.
Didot (Œuvres de Condorcet, Tome 7p. 412-438).


CINQUIÈME MÉMOIRE.

SUR L’INSTRUCTION RELATIVE AUX SCIENCES.


Objet de cette instruction.

Une éducation générale est préparée pour tous les citoyens ; ils y apprennent tout ce qu’il leur importe de savoir pour jouir de la plénitude de leurs droits, conserver, dans leurs actions privées, une volonté indépendante de la raison d’autrui, et remplir toutes les fonctions communes de la société. Cette éducation est partagée en degrés divers, qui répondent à l’espace de temps que chacun peut y consacrer, comme à la différence des talents naturels ; ceux à qui leur fortune n’aurait point permis de les développer, y trouvent des secours honorables. L’instruction suit l’homme dans tous les âges de la vie, et la société ne voue à l’ignorance que celui qui préfère volontairement d’y rester. Enfin, toutes les professions utiles reçoivent l’enseignement qui peut favoriser le progrès des arts.

Il ne me reste plus qu’à parler de l’instruction relative aux sciences. Cette dernière partie de l’enseignement public est destinée à ceux qui sont appelés à augmenter la masse des vérités par des observations ou par des découvertes, à préparer de loin le bonheur des générations futures ; elle est nécessaire encore pour former les maîtres qui doivent être attachés aux établissements où s’achève l’instruction commune, à ceux où l’on se prépare à des professions qui exigent des lumières étendues. Il suffira d’une institution sagement combinée dans la capitale ; c’est là que, prenant les jeunes gens au point où l’instruction commune les a laissés, où ils n’ont acquis encore que les notions élémentaires et l’habitude de la réflexion, on les introduira dans le sanctuaire des sciences, on les conduira pour chacune au point où elle s’arrête, et où chaque pas qu’ils pourraient faire au-delà de ce qu’ils ont appris serait une découverte.

Méthode d’enseigner.

Dans cet enseignement on ne développera en détail ; on s’attachera que les théories vraiment importantes ; surtout à faire sentir l’esprit et l’étendue des moyens qui ont conduit à de nouvelles vérités, à montrer ce qui a été le fruit du travail, et ce qui a été précisément l’ouvrage du génie. En effet, il existe dans chaque découverte un principe, une opération quelconque qu’il a fallu deviner, et qui sépare chaque méthode, chaque théorie, de celle qui, dans l’ordre des idées, a dû la précéder.

Il ne faudrait pas avoir la prétention de s’astreindre à suivre la marche des inventeurs. Cette marche historique est dépendante de celle que suit la science entière à chaque époque, de l’état des opinions, des goûts, des besoins de chaque siècle ; elle n’est pas assez méthodique, assez régulière pour servir de base à l’instruction. Souvent la première solution a été indirecte ou incomplète ; souvent une question qui appartenait à une science est devenue l’occasion de découvertes importantes faites dans une autre ; quelquefois même on y a été conduit par les principes d’une science étrangère. D’ailleurs, ce qui importe véritablement, ce n’est pas de montrer l’art d’inventer dans ceux qui, séparés de nous par un long espace de temps, ignoraient et les méthodes actuelles et les nombreux résultats qui en sont le fruit ; c’est dans ces méthodes nouvelles qu’il faut surtout faire observer les procédés du génie. Voilà ce qu’un maître habile pourra faire ; il saura montrer comment l’homme qui se trouvait obligé de résoudre telle difficulté, a su, entre les fils qui s’offraient à lui, deviner le seul qui pouvait le conduire sûrement. Les livres destinés à cette instruction doivent être faits ou choisis par les maîtres, et doivent l’être d’une manière indépendante ; ces ouvrages ne sont pas, comme les livres élémentaires de l’instruction commune, destinés à ne contenir que des choses convenues ; ils ne se bornent point à enseigner ce que l’on juge utile pour une certaine profession. Il y aurait du danger pour la liberté à donner la moindre influence sur ce travail à la puissance publique ; il serait à craindre pour le progrès des lumières que les académies y introduisissent l’esprit de système. Les progrès des individus sont plus rapides que ceux des sociétés, et on risquerait de corrompre celles-ci, si on les obligeait à former ou à reconnaître un corps de doctrine.

je ne m’arrêterai point sur l’enseignement des sciences mathématiques ou physiques ; à peine pourrait-on y démêler encore quelques traces de l’esprit de l’école ou de la fausse philosophie, et elles s’effaceront bientôt.


Enseignement des sciences morales.


L’enseignement de la métaphysique, de l’art de raisonner, des différentes branches des sciences politiques, doit être regardé comme entièrement nouveau. Il faut d’abord le délivrer de toutes les chaînes de l’autorité, de tous les liens religieux ou politiques. Il faut oser tout examiner, tout discuter, tout enseigner même. Lorsqu’il s’agit de l’éducation commune, il serait absurde que la puissance publique ne réglât pas ce qui en doit faire partie ; mais il ne le serait pas moins qu’elle voulût le régler, lorsque l’instruction doit embrasser toute la carrière d’une science. Dans le petit nombre de théories qu’on doit développer aux enfants, à ceux qui ne peuvent donner que peu de temps à l’instruction, il est bon de faire un choix, et c’est à la volonté nationale à le diriger, mais ce serait attenter à la liberté des pensées, à l’indépendance de la raison, que d’exclure quelques questions de l’ensemble général des connaissances humaines, ou de fixer la manière de les résoudre.

Supposons qu’un maître enseignât une fausse doctrine, la voix des hommes éclairés réunis contre lui n’aurait-elle pas à l’instant discrédité ses leçons ?

Il faut encore chercher à réduire ces sciences à des vérités positives, appuyées, comme celles de la physique, sur des faits généraux et sur des raisonnements rigoureux ; écarter tout ce qui, en parlant à l’âme ou à l’imagination, séduit ou égare la raison, et prouver les vérités avant de prétendre à les faire aimer.

À ces précautions il faut joindre celle de n’employer qu’un langage analytique et précis, de ne point attacher à un mot une signification vague, déterminée uniquement par le sens des phrases où il est employé ; car alors il arrive souvent que, de deux propositions qui paraissent vraies, on déduit une conséquence fausse, parce que le syllogisme a réellement quatre termes.

Si ces grandes questions de la liberté, de la distinction de l’esprit et de la matière, etc., etc. ont tant troublé les imaginations égarées ; si elles ont produit tant de vaines subtilités, c’est parce qu’on se servait d’un langage sans précision, qu’on employait la méthode des définitions au lieu de l’analyse, le raisonnement au lieu de l’observation.


Enseignement de l’histoire.


L’enseignement de l’histoire demande une attention particulière. Ce vaste champ d’observations morales faites en grand, peut offrir une abondante moisson de vérités utiles ; mais presque tout ce qui existe d’histoires serait plus propre à séduire les esprits qu’à les éclairer.

Les auteurs anciens, dont les modernes n’ont été que les copistes, amoureux d’une liberté qu’ils faisaient consister à ne pas avoir de rois et à ne pas dépendre d’un sénat usurpateur, connaissaient peu les lois de la justice naturelle, les droits des hommes et les principe de l’égalité. Presque tous même paraissent pencher en faveur du parti qui, sous prétexte d’établir un gouvernement plus régulier, plus sage, plus paisible, voulait concentrer l’autorité entre les mains des riches. Presque tous ont donné le nom de factieux et de rebelles à ceux qui ont défendu l’égalité, soutenu l’indépendance du peuple, et cherché à augmenter son influence.

Gillies, dans l’histoire de l’ancienne Grèce a prouvé que l’ambition des riches qui voulaient éloigner du gouvernement les citoyens pauvres, et les traiter comme leurs sujets, a été la véritable cause de la perte de la liberté ; que les guerres intestines qui divisèrent les villes grecques ne furent presque jamais qu’un combat entre des riches adroits qui voulaient devenir ou rester les maîtres, et une multitude ignorante qui voulait être libre, et n’en connaissait pas les moyens.

L’histoire romaine prouverait aussi que l’ambition du sénat a seule causé les malheurs du peuple, et la chute de la république ; que ce corps, dont nos rhéteurs modernes ont tant célébré la vertu, ne fut jamais qu’une troupe de tyrans hypocrites et cruels, tandis que ces tribuns séditieux, voués dans nos livres à l’exécration des siècles, ont presque toujours soutenu la cause de la justice. On verra que ces Gracques, ces Drusus, si longtemps accusés d’avoir employé leur crédit sur les citoyens pauvres pour troubler l’État, cherchaient au contraire à détruire l’influence que la populace de Rome avait dans les affaires publiques ; qu’ils avaient senti combien cette influence favorisait l’empire du sénat, combien elle présentait aux ambitieux de moyens pour s’élever à la tyrannie. Ils voulaient faire sortir de son avilissement la classe opprimée du peuple, pour qu’elle ne devînt pas la dupe de l’hypocrisie d’un Marius ou d’un César, et l’instrument de leurs fureurs. Ils voulaient multiplier le nombre des citoyens indépendants, pour que la troupe servile des clients du sénat et les légions mercenaires d’un consul ne devinssent pas toute la république. L’histoire moderne a jusqu’ici été corrompue, tantôt par la nécessité de ménager les tyrannies établies, tantôt par l’esprit de parti. L’habitude introduite par les théologiens, de décider toutes les questions par l’autorité ou l’usage des temps anciens, avait gagné toutes les parties des connaissances humaines. Chacun cherchait à multiplier les exemples favorables à son opinion, à ses intérêts.

Un ami de la liberté ne voyait dans Charlemagne que le chef d’un peuple libre ; un historiographe en faisait un souverain absolu. Des histoires de France, écrites par un parlementaire, par un prêtre ou par un pensionnaire de la cour, paraissent à peine celle d’un même peuple. Ces deux causes ont bien plus contribué à l’insipidité de nos histoires que la différence des événements, des mœurs et des caractères. Voltaire même, le premier des historiens modernes, si grand dans la partie morale de l’histoire, n’a pu, dans la partie politique, s’abandonner à son génie. Forcé de ménager un des ennemis de l’espèce humaine pour avoir le droit d’attaquer l’autre avec impunité, il écrasa la superstition, mais il n’opposa au despotisme que le cri de l’humanité et les règles de la justice personnelle ; il lui reproche ses crimes, mais il laisse en paix reposer entre ses mains royales le pouvoir de les commettre.

Il nous faut donc une histoire toute nouvelle, qui soit surtout celle des droits des hommes, des vicissitudes auxquelles ont été partout assujetties et la connaissance et la jouissance de ces droits ; une histoire où, mesurant d’après cette base unique la prospérité et la sagesse des nations, l’on suive chez chacune les progrès et la décadence de l’inégalité sociale, source presque unique des biens et des maux de l’homme civilisé.


Choix des maîtres.


Je n’entrerai dans aucun détail sur la distribution des diverses parties de l’enseignement des sciences, ni sur la manière de nommer des professeurs. Les principes que j’ai exposés dans le second mémoire peuvent s’appliquer à tous les degrés, tous les genres d’instruction. Les concours, la concurrence des élèves dans le choix des maîtres serviraient moins à faire tomber la préférence sur les plus habiles, qu’à détourner ceux qui se destinent à cette fonction d’une étude solitaire et profonde ; ils la sacrifieraient à la nécessité d’acquérir les petits talents propres à éblouir les juges ou à séduire les disciples. Mais il est en quelque sorte plus essentiel encore que la nomination de ceux dont l’enseignement a pour but le progrès des sciences soit indépendante de la puissance publique, afin de lui enlever le moyen d’étouffer, dans leur berceau, les vérités qu’elle peut avoir intérêt de craindre. En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est naturellement ennemi des lumières. On le verra flatter quelquefois les talents, s’ils s’abaissent à devenir les instruments de ses projets ou de sa vanité : mais tout homme qui fera profession de chercher la vérité et de la dire, sera toujours odieux à celui qui exercera l’autorité.

Plus elle est faible et partagée, plus ceux à qui elle est remise sont ignorants et corrompus, plus cette haine est violente. Si l’on peut citer quelques exceptions, c’est lorsque, par une de ces combinaisons extraordinaires qui se reproduisent tout au plus une fois dans vingt siècles, le pouvoir se trouve entre les mains d’un homme qui réunit un génie puissant à une vertu forte et pure ; car même l’espèce de vertu qui peut appartenir à la médiocrité ne préserve pas de cette maladie, née de la faiblesse et de l’orgueil.

Il n’est pas nécessaire de fouiller dans les archives de l’histoire pour être convaincu de cette triste vérité ; dans chaque pays, à chaque époque, il suffit de regarder autour de soi. Tel doit être, en effet, l’ordre de la nature ; plus les hommes seront éclairés, moins ceux qui ont l’autorité pourront en abuser, et moins aussi il sera nécessaire de donner aux pouvoirs sociaux d’étendue ou d’énergie. La vérité est donc à la fois l’ennemie du pouvoir comme de ceux qui l’exercent, plus elle se répand, moins ceux-ci peuvent espérer de tromper les hommes ; plus elle acquiert de force, moins les sociétés ont besoin d’être gouvernées.


On ne doit point imposer aux maîtres l’obligation de répondre aux questions qu’on leur propose.


Les maîtres seront-ils obligés de donner des éclaircissements à ceux qui leur en demanderaient sur des questions difficiles ? je ne le crois pas. Il n’est point de professeur qui ne donne volontairement la solution des difficultés qu’on lui présente ; mais si on lui en fait un devoir, comment en fixera-t-on la limite ? Répondra-t-il aux questions écrites comme aux questions verbales ? Fixera-t-on le temps qu’il doit employer à ces réponses ? Dans un pays où tous les hommes sont également soumis à la loi, on ne doit leur imposer que des devoirs qui puissent être déterminés par elle : il ne faut point tromper les citoyens par des indications qui leur persuadent qu’ils ont droit d’exiger ce que souvent il serait impossible de leur accorder. Pourquoi ne pas se reposer ici sur le désir qu’auront naturellement les professeurs d’augmenter leur réputation, d’obtenir la confiance et l’estime de leurs élèves ?


Instruction qui résulte pour les hommes de l’institution des sociétés savantes.


À cet enseignement, destiné surtout pour la jeunesse, mais dont les hommes pourront retirer, sinon l’avantage de s’ouvrir la carrière des sciences, du moins celui d’en étudier les diverses parties et d’en suivre les progrès, il faut joindre l’instruction que tous peuvent attendre des sociétés savantes. Nous avons déjà montré comment elles y serviraient indirectement, en préservant des erreurs, en opposant des obstacles à la charlatanerie comme aux préjugés. Elles sont encore un moyen d’étendre les vérités et d’en augmenter la masse.


Ces sociétés sont un encouragement utile, même pour les hommes de génie.


Si elles se recrutent elles-mêmes, et que le nombre de leurs membres soit borné, le désir d’être inscrit sur leur liste devient un encouragement, utile même à l’homme de génie, plus utile à celui d’un talent borné, qui ne peut mériter un peu de renommée que par des travaux assidus et multipliés. Tant que les hommes auront besoin de gloire pour se livrer au travail, tant que les sciences seront une sorte d’état, et non l’occupation paisible de ceux qui n’ont pas besoin de fortune, tant que des gouvernements mal combinés exerceront sur tous les objets une inquiète et fatigante activité, emploieront une multitude d’agents, et les enlèveront à une vie paisible et occupée, les sociétés savantes seront encore nécessaires aux progrès des lumières. C’est d’elles qu’émane, pour ceux qui les composent, cette célébrité peu bruyante dont ils se contentent, mais qui leur coûterait trop d’efforts, qui souvent leur échapperait, s’ils étaient obligés de l’acquérir par des suffrages dispersés. Elles seules peuvent encourager les talents qui ont peu de juges, les travaux qui ne peuvent acquérir de mérite ou d’éclat aux yeux vulgaires qu’après avoir été suivis en silence souvent pendant une vie entière.


Elles accélèrent la communication des lumières.


Ces sociétés seront plus longtemps utiles sous un autre point de vue bien plus important. C’est par le moyen de leurs mémoires, publiés périodiquement, que toutes les découvertes, les observations, les expériences, et même les simples vues, les projets de recherches peuvent être répandus et conservés.

Ces vérités isolées, qui seraient restées inconnues plusieurs années, s’il avait fallu que l’auteur les enfermât dans un grand ouvrage, et qui peut-être auraient été ensevelies avec lui, si une mort prématurée l’eût arrêté dans sa course, sont insérées dans ces recueils ; elles y sont lues, méditées, appliquées, perfectionnées longtemps avant l’époque où elles auraient paru dans le traité complet dont elles devaient faire partie. Ce ne sont pas les académies qui ont fait d’Euler un homme de génie ; mais sans elles ce génie n’eût pu développer son infatigable et prodigieuse activité. Newton avait découvert la loi générale du système du monde vingt ans avant la publication de l’ouvrage où il l’a révélée. Trompé, pendant quelques années, par des tables inexactes, il crut que cette loi n’était pas d’accord avec les phénomènes. Ceux qui connaissent les collections de Paris, de Londres, de Berlin, de Pétersbourg, de Suède, d’Italie, savent combien elles ont répandu de découvertes mathématiques, d’analyses chimiques, de descriptions d’animaux ou de végétaux, d’observations importantes dans toutes les parties de la physique et des arts.


Elles servent à empêcher que certaines parties des sciences ne soient négligées.


Ces mêmes sociétés sont nécessaires pour empêcher que certaines parties des sciences ne soient abandonnées ; c’est pour cela qu’il est utile de partager ces corps en différentes classes qui en embrassent l’immensité : et c’est surtout d’après cette vue que ces classes doivent être formées, en ayant soin de réunir entre elles les parties des sciences qui sont cultivées à la fois par les mêmes hommes. Si on cherchait à former des divisions purement philosophiques, on s’écarterait souvent du but qu’on veut atteindre, à moins que l’on ne prit pour base, non la différence des objets, mais celle des méthodes ; non la nature même de la science, mais celle des qualités qu’elle exige de ceux qui s’y livrent.

C’est principalement d’après les méthodes de chercher les vérités qu’on doit observer et juger la marche des sciences ; mais chaque méthode n’a qu’une certaine étendue : elle s’épuise comme le filon d’une mine précieuse, et finit par ne donner que de loin en loin quelques vérités. Les moyens propres à chaque science n’ont aussi qu’un certain degré d’activité, d’étendue, de précision. L’astronomie doit languir après une période de succès, si l’art de diviser les instruments et de construire des lunettes ne fait pas de progrès. Toutes les questions que certaines méthodes peuvent résoudre dans l’analyse sans employer des calculs trop longs, trop fatigants, sont résolues les premières. La complication des calculs qu’exigeraient de nouvelles questions oblige de s’arrêter jusqu’au moment où d’autres méthodes ouvriront une route plus facile. Les détails de l’anatomie humaine, quant à la partie descriptive, doivent s’épuiser. Il arrivera un moment où les animaux, les plantes, les minéraux seront connus sur une grande partie du globe, et où les nouveaux objets qui en compléteraient le système ne présenteront plus de phénomènes vraiment nouveaux, n’offriront plus de résultats piquants.

Il n’y a pas de science qui, par la nature même des choses, ne soit condamnée à des intervalles de stagnation et d’oubli. Si cependant on la néglige alors, si on n’en perfectionne pas, quant à la méthode, aux développements, la partie déjà terminée, si on en perd la mémoire, il faudra reparcourir une seconde fois ces routes abandonnées, lorsque de nouveaux besoins ou de nouvelles découvertes engageront les esprits à s’y porter de nouveau. Mais, au contraire, si des sociétés savantes conservent l’étude de ces sciences, alors, aux époques fixées par la nature pour leur renouvellement, on les verra reparaître avec une nouvelle splendeur.


Elles servent à préparer les découvertes en rassemblant des observations.


Les académies ne font pas de découvertes, le génie agit seul ; il est plus embarrassé que secouru par des forces étrangères ; mais dans les sciences naturelles souvent les découvertes ne peuvent être que le résultat d’un grand nombre de faits qu’il a fallu observer dans des climats divers, suivre dans plusieurs lieux à la fois, continuer de voir pendant une longue suite d’années.

Dans plusieurs genres, dans la météorologie, par exemple, dans l’agriculture physique, dans l’histoire naturelle du globe ou dans celle de l’homme, dans quelques parties de l’astronomie, jamais des observations isolées, faites suivant les vues particulières de chaque observateur, ne peuvent remplacer un système de recherches, s’étendant sur les divers points du globe où les sciences ont pénétré, embrassant non la durée de la vie active d’un seul homme, mais celle de plusieurs générations.

Les sociétés savantes sont donc utiles pour rassembler ces observations, pour les diriger. Ces importants services ne se bornent même point aux sciences physiques, ils s’étendent aux recherches historiques, aux antiquités ; ils existent même pour les sciences morales, car les effets des lois, des diverses constitutions, des règlements d’administration, de finance ou de commerce, ne peuvent aussi être connus que par une observation longue et suivie.

De ces masses de faits que le zèle a rassemblés, dont les lumières des observateurs garantissent la réalité et la précision, le génie doit tirer un jour ces grandes vérités qui, de loin en loin, consolent l’esprit humain de son ignorance et de sa faiblesse.


Utilité d’un tableau général des sciences.


On pourrait enfin obtenir des sociétés savantes un ouvrage nécessaire à l’instruction générale du genre humain, qui n’a jamais été entrepris, et qu’elles seules peuvent exécuter dans l’état actuel des lumières et des sociétés. Je veux parler d’un tableau général et complet de toutes les vérités positives découvertes jusqu’ici. Il contiendrait, par exemple, pour les sciences mathématiques tous les problèmes que les géomètres ont résolus, toutes les vérités qu’ils ont prouvées, toutes les théories qu’ils ont établies, toutes les méthodes qu’ils ont données. On y joindrait toutes les applications de ces théories à la philosophie, à la politique, à l’astronomie, à la physique, à la mécanique, aux arts, et en même temps l’indication de toutes les machines, de tous les métiers, de tous les instruments connus. On voit aisément comment on peut former ce même tableau pour les sciences naturelles, et comment il servirait à montrer la richesse ou la pauvreté réelle de chacune d’elles. Le même travail s’exécuterait également pour les sciences morales, pour les antiquités, pour l’histoire ; mais à mesure qu’on s’éloignerait des vérités simples des mathématiques pures, il deviendrait bien plus difficile ; il contracterait quelque chose de plus arbitraire, de plus incertain, de moins immuable. Une vérité mathématique une fois inscrite dans cet ouvrage pourrait y rester toujours, ou du moins n’en sortir que pour se perdre dans la vérité plus générale qui la renferme ; mais dans les autres sciences, il faudrait effacer quelquefois ce que l’on a cru savoir le mieux, parce que les vérités n’y sont en général que le résultat des faits connus, résultats qui peuvent être changés par la découverte de faits nouveaux. Les conséquences les mieux déduites des observations sur les objets existants sont vraies seulement pour les idées que d’après ces mêmes observations on pouvait se former de ces objets ; elles peuvent donc cesser de l’être, lorsque le temps aura donné des mêmes objets une idée plus complète. Indépendamment de cette différence qui tient à la nature de la science, ces mêmes tableaux seront plus ou moins défectueux, suivant le degré où la philosophie de la science sera portée, et suivant la perfection plus ou moins grande de la langue qui lui est propre. Ainsi, dans les sciences naturelles, dans les sciences morales, le tableau doit non seulement s’étendre, mais, à quelques égards, il doit changer à chaque génération. C’est un de ces ouvrages qu’il faut s’occuper de perfectionner sans cesse, et ne finir que pour le recommencer.

Ce tableau général ne devrait être ni une collection de traités complets sur les sciences, ni leur histoire détaillée, ni un dictionnaire, mais une exposition systématique où les démonstrations, les conséquences immédiates seraient supprimées, où l’on renverrait aux ouvrages dans lesquels chaque vérité se trouve développée, où l’on pourrait saisir d’un coup d’œil, pour chaque portion de ce vaste ensemble, et quelles sont les richesses et quels sont les besoins de l’esprit humain, où, en observant à quel point il s’est arrêté, on apprendrait quels sont les premiers pas qu’il doit essayer de faire.

Ce ne serait pas un simple inventaire des connaissances humaines, mais un arsenal où le génie pourrait trouver toutes les armes que les travaux de tous les siècles lui ont préparées ; car ces tableaux doivent contenir les méthodes de découvrir comme les découvertes elles-mêmes, les moyens comme les résultats.

Un tel ouvrage ne peut être exécuté que par des hommes qui joignent un esprit philosophique à une connaissance approfondie de toutes les parties de la science à laquelle ils se livrent, et peut-être n’existe-t-il personne en état de l’exécuter sans secours, même pour une seule science ; mais un savant, en soumettant son travail à ceux qui ont suivi la même carrière, apprendrait d’eux ce qui dans chaque partie a pu lui échapper. Cet ouvrage ne peut donc être entrepris avec succès que par des sociétés formées des hommes les plus éclairés dans tous les genres.

Dans quelques sciences on serait étonné des richesses de l’esprit humain, dans quelques autres des lacunes qui restent à remplir.

Il ne faut pas croire qu’un tel ouvrage fût immense il serait moins volumineux que ceux qui ont fait connaître les richesses des grandes bibliothèques. Le catalogue des vérités serait bien moins étendu que celui des livres.


Correspondance des sociétés savantes de la capitale avec les autres établissements relatifs aux sciences.


Les sociétés savantes de la capitale, dont l’une aurait pour objet les sciences mathématiques et physiques ; l’autre les sciences morales ; la troisième l’antiquité, l’histoire, les langues, la littérature, et qui embrasseraient ainsi le cercle entier des connaissances humaines, seraient liées avec les sociétés attachées aux parties pratiques des sciences.

Un cabinet d’histoire naturelle réuni à un jardin de botanique, un cabinet d’anatomie humaine et comparée, un cabinet de machines, des bibliothèques, un cabinet d’antiquités, seraient confiés chacun à un directeur chargé de les conserver, de les compléter, d’en faire jouir les savants. Ces cabinets, dépôts généraux des sciences, seraient distingués d’autres cabinets destinés à l’enseignement. Ceux-ci doivent être distribués suivant la méthode que le professeur suit dans ses leçons ; les morceaux, les instruments qui les composent doivent être choisis de manière a pouvoir faciliter l’instruction, a présenter aux élèves ce que l’on veut leur montrer. Le jardin de botanique destiné à l’enseignement serait aussi séparé de celui dont l’objet serait de rassembler les plantes de tous les pays, de tous les climats.

Les sociétés de la capitale correspondraient avec celles des provinces, recueilleraient leurs observations, en publieraient les journaux. Les établissements publics relatifs aux sciences correspondraient avec ceux qui, dans ces provinces, auraient une même destination. Les sociétés de la capitale communiqueraient à celles des provinces des découvertes nouvelles, qu’un commerce plus suivi avec les savants étrangers leur ferait connaître ; elles leur indiqueraient les observations, les recherches qu’il est utile de faire à la fois dans les diverses parties de l’empire, celles pour lesquelles leur position leur donne des avantages, les essais de botanique, de zoologie, d’économie rurale qu’on peut espérer d’y tenter avec plus de succès. En un mot, par cette correspondance continue, active, on réaliserait avec plus de généralité et de méthode le vaste projet de Bacon. La nature, interrogée partout, observée sur toutes ses faces, attaquée à la fois par toutes les méthodes, par tous les instruments propres à lui arracher ses secrets, serait forcée de les laisser échapper. Ainsi, l’on réunirait tout ce qu’on peut attendre des efforts isolés du génie laissé à lui-même, et tout ce que l’action combinée des hommes éclairés peut produire ; ainsi, l’on profiterait à la fois et de toute l’énergie de la liberté, et de toute la puissance d’un concert constant et unanime.

Il faudrait que les sociétés de la capitale eussent des associés résidents dans les provinces, afin d’y faire naître une émulation plus grande, afin de détruire toute idée d’une infériorité qui n’existe pas, afin que, si les sociétés de la capitale obtiennent quelque préférence, elles paraissent la devoir, non à l’étendue de la ville où elles s’assemblent, mais au mérite de ceux qui les composent. je bornerais donc l’obligation de la résidence, toujours rachetée par un traitement, au nombre de savants nécessaire dans chaque partie, pour conserver l’existence habituelle du corps, et j’étendrais davantage le nombre de ceux de qui la résidence n’est pas exigée, mais qu’elle n’exclurait pas. Pour les uns et les autres, la distinction des classes aurait lieu également, et le nombre serait fixé pour chacune, soit par une détermination absolue, soit seulement en le resserrant entre deux limites.


Différence entre l'objet de cette instruction et celui de l'instruction générale.


Le perfectionnement physique et moral de l'espèce humaine serait le but de ce grand système d'associations, de cette lutte éternelle qu'elles établiraient entre la nature et le génie, entre l'homme et les choses, et dans laquelle, soumettant à son pouvoir ce qui semblait hors de ses atteintes, tirant avantage de ce qui semblait n'exister que contre lui, tout deviendrait successivement pour lui un moyen de s'éclairer ou un instrument de bonheur. Tandis que le reste de l'instruction lui montrerait à profiter des connaissances acquises, le rendrait plus capable de veiller à son bien-être ou de remplir ses devoirs, répandrait sur la société la paix et les vertus, y multiplierait les jouissances, celle-ci préparerait des avantages plus grands pour les générations qui n'existent pas encore, et préviendrait les effets éloignés des causes qui menacent de détruire ceux que nous pouvons espérer de leur transmettre.

L'une donne à la patrie des citoyens dignes de la liberté, l'autre doit défendre et perfectionner la liberté même ; l'une empêchera les intrigants de rendre leurs contemporains instruments ou complices de leurs desseins, l'autre préservera les races futures de voir de nouveaux préjugés ravir encore à l'homme et son indépendance et sa dignité.


Conclusion.


Telles sont sur l’instruction publique, les idées dont j’ai cru devoir l’hommage à mon pays ; elles sont le produit d’une longue suite de réflexions, d’observations constantes sur la marche de l’esprit humain dans les sciences et dans la philosophie. Longtemps j’ai considéré ces vues comme des rêves qui ne devaient se réaliser que dans un avenir indéterminé, et pour un monde où je n’existerais plus. Un heureux événement a tout à coup ouvert une carrière immense aux espérances du genre humain ; un seul instant a mis un siècle de distance entre l’homme du jour et celui du lendemain. Des esclaves, dressés pour le service ou le plaisir d’un maître, se sont réveillés étonnés de n’en plus avoir, de sentir que leurs forces, leur industrie, leurs idées, leur volonté n’appartenaient plus qu’à eux-mêmes. Dans un temps de ténèbres, ce réveil n’eût duré qu’un moment : fatigués de leur indépendance, ils auraient cherché dans de nouveaux fers un sommeil douloureux et pénible ; dans un siècle de lumières, ce réveil sera éternel. Le seul souverain des peuples libres, la vérité, dont les hommes de génie sont les ministres, étendra sur l’univers entier sa douce et irrésistible puissance ; par elle tous les hommes apprendront ce qu’ils doivent vouloir pour leur bonheur, et ils ne voudront plus que le bien commun de tous. Aussi, cette révolution n’est-elle pas celle d’un gouvernement, c’est celle des opinions et des volontés ; ce n’est pas le trône d’un despote qu’elle renverse, c’est celui de l’erreur et de la servitude volontaires ; ce n’est point un peuple qui a brisé ses fers, ce sont les amis de la raison, chez tous les peuples, qui ont remporté une grande victoire : présage assuré d’un triomphe universel.

Cette révolution excite des murmures ; mais n’avait-on pas dû prévoir que, pour remettre les hommes à la place que la nature leur avait marquée, il faudrait en laisser bien peu à celle qu’ils occupaient ; et ce mouvement général pouvait-il s’opérer sans frottements et sans secousse ?

L’éducation n’avait point appris aux individus des classes usurpatrices à se contenter de n’être qu’eux-mêmes ; ils avaient besoin d’appuyer leur nullité personnelle sur des titres, de lier leur existence à celle d’une corporation ; chacun s’identifiait tellement à la qualité de noble, de juge, de prêtre, qu’à peine se souvenait-on qu’on était aussi un homme. Ils croyaient ce qu’on devait croire dans une telle profession ; ils voulaient ce qu’il était d’usage d’y vouloir. En les séparant de tout ce qui leur était étranger, on leur a tout ôté ; et ils se croient anéantis, parce qu’il ne leur reste plus que leur seule personne. Ils sont comme l’enfant à qui l’on a enlevé ses lisières et ses hochets, et qui pleure parce qu’il ne sait ni se soutenir ni s’occuper.

Plaignons-les de ne pas jouir de voir l’homme rétabli dans ses droits, la terre affranchie de son antique servitude, l’industrie délivrée de ses fers, la nature humaine sortie de l’humiliation, les opinions rendues à l’indépendance, l’humanité consolée des outrages de l’orgueil et de la barbarie ; plaignons-les de ne pas éprouver un plaisir nouveau à respirer un air libre, de ne pas trouver dans l’égalité, la douceur de n’être plus entourés d’hommes qui avaient à leur demander compte d’une usurpation ou d’une injustice ; plaignons-les d’être même inaccessibles à l’orgueil de n’avoir plus d’autre supériorité que celle de leurs talents, d’autre autorité que celle de leur raison, d’autre grandeur que celle de leurs actions. Mais qu’ils permettent du moins à un homme libre d’oser, au nom de l’humanité consolée, remercier les auteurs de tant de bienfaits, d’avoir rendu possible tout ce que la philosophie avait osé concevoir pour le bonheur des hommes, et d’avoir ouvert au génie une carrière qu’il n’est plus désormais au pouvoir des oppresseurs de lui fermer. La postérité, les nations étrangères impartiales comme elle, pardonneront des fautes qui sont l’ouvrage de la nécessité ou des passions, et se souviendront du bien qui, né de la raison et de la vertu, doit être immortel comme elles ; elles distingueront l’ouvrage de la philosophie et celui de l’ambition ou de l’intrigue, elles ne confondront point les bienfaiteurs des peuples avec les imposteurs qui cherchent à les séduire. Elles sépareront les hommes qui, constamment attachés à la vérité, ont été fidèles à leurs opinions, de ceux qui ne l’ont été qu’à leur intérêt ou à leurs espérances. Le règne de la vérité approche ; jamais le devoir de la dire n’a été plus pressant, parce qu’il n’a jamais été plus utile. Il faut donc que ceux qui lui ont dévoué leur vie apprennent à tout braver ; il faut être prêt à lui sacrifier même cette célébrité, cette opinion, dernier effort que la raison exige, et qu’il lui est si rare d’obtenir.

On n’a pas toujours le pouvoir ou l’adresse de présenter la ciguë aux Socrates, tous les triumvirs n’ont pas des Popilius à leurs ordres ; mais il sera toujours facile aux tyrans d’acheter sinon les talents, du moins la méchanceté d’un Aristophane. Toujours ces instruments de la calomnie, les plus vils des hommes après ceux qui les emploient, environneront la médiocrité orgueilleuse et puissante ; toujours ils seront flattés que l’ambition et la politique daignent les associer à leurs projets et à leurs crimes. Mais quel ami de la vérité serait effrayé de leurs vaines clameurs ? Qu’importe à celui qui peut faire aux hommes un bien éternel, d’être méconnu un instant, et de perdre des suffrages qui lui auraient peut-être mérité des honneurs de quelques jours ? Regrettera-t-il qu’on l’ait empêché d’être utile ? Mais il le sera bien plus sûrement encore en remplissant sa noble carrière. Qu’il ait donc le courage de braver la calomnie comme la persécution, et de n’y voir qu’une preuve glorieuse de ses services, plus attestés par ces cris des ennemis de la chose publique, toujours éclairés sur leurs intérêts, que par les applaudissements de ses faibles amis, souvent si faciles à égarer.