Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 02

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CHAPITRE II.


DE LA VALEUR.


§ I. — Opposition de la valeur d’utilité et de la valeur d’échange.


La valeur est la pierre angulaire de l’édifice économique. Le divin artiste qui nous a commis à la continuation de son œuvre ne s’en est expliqué à personne : mais, sur quelques indices, on le conjecture. La valeur, en effet, présente deux faces : l’une, que les économistes appellent valeur d’usage, ou valeur en soi ; l’autre, valeur en échange, ou d’opinion. Les effets que produit la valeur sous ce double aspect, et qui sont fort irréguliers tant qu’elle n’est point assise, ou, pour nous exprimer plus philosophiquement, tant qu’elle n’est pas constituée, changent totalement par cette constitution.

Or, en quoi consiste la corrélation de valeur utile k valeur en échange ; que faut-il entendre par valeur constituée, et par quelle péripétie s’opère cette constitution : c’est l’objet et la fin de l’économie politique. Je supplie le lecteur de donner toute son attention à ce qui va suivre : ce chapitre étant le seul de l’ouvrage qui exige de sa part un peu de bonne volonté. De mon côté, je m’efforcerai d’être de plus en plus simple et clair.

Tout ce qui peut m’être de quelque service a pour moi de la valeur, et je suis d’autant plus riche que la chose utile est plus abondante : à cela point de difficulté. Le lait et la chair, les fruits et les graines, la laine, le sucre, le coton, le vin, les métaux, le marbre, la terre enfin, l’eau, l’air, le feu et le soleil, sont, relativement à moi, valeurs d’usage, valeurs par nature et destination. Si toutes les choses qui servent à mon existence étaient aussi abondantes que certaines d’entre elles, par exemple la lumière ; en d’autres termes, si la quantité de chaque espèce de valeurs était inépuisable, mon bien-être serait à jamais assuré : je n’aurais que faire de travailler, je ne penserais même pas. Dans cet état, il y aurait toujours utilité dans les choses, mais il ne serait plus vrai de dire qu’elles valent ; car la valeur, ainsi que nous le verrons bientôt, indique un rapport essentiellement social ; et c’est même uniquement par l’échange, en faisant une espèce de retour de la société sur la nature, que nous avons acquis la notion d’utilité. Tout le développement de la civilisation tient donc à la nécessité où se trouve la race humaine de provoquer incessamment la création de nouvelles valeurs, de même que les maux de la société ont leur cause première dans la lutte perpétuelle que nous soutenons contre notre propre inertie. Otez à l’homme ce besoin qui sollicite sa pensée et la façonne à la vie contemplative, et le contremaître de la création n’est plus que le premier des quadrupèdes.

Mais comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ? Car il faut remarquer que les deux sortes de valeurs, bien que contemporaines dans la pensée (puisque la première ne s’aperçoit qu’à l’occasion de la seconde), soutiennent néanmoins un rapport de succession : la valeur échangeable est donnée par une sorte de reflet de la valeur utile, comme les théologiens enseignent que dans la trinité, le père, se contemplant de toute éternité, engendre le fils. Cette génération de l’idée de valeur n’a pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y arrêter.

Puis donc que parmi les objets dont j’ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu’en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d’aider à la production de ce qui me manque ; et comme je ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d’autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien. J’aurai donc par devers moi, de mon produit particulier, toujours plus que je ne consomme ; de même que mes pairs auront par devers eux, de leurs produits respectifs, plus qu’ils n’usent. Cette convention tacite s’accomplit par le commerce. À cette occasion, nous ferons observer que la succession logique des deux espèces de valeur apparaît bien mieux encore dans l’histoire que dans la théorie, les hommes ayant passé des milliers d’années à se disputer les bien naturels (c’est ce qu’on appelle la communauté primitive), avant que leur industrie eût donné lieu à aucun échange.

Or, la capacité qu’ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l’homme, se nomme particulièrement valeur d’utilité ; la capacité qu’ils ont de se donner l’un pour l’autre, valeur en échange. Au fond, c’est la même chose, puisque le second cas ne fait qu’ajouter au premier l’idée d’une substitution, et tout cela peut paraître d’une subtilité oiseuse : dans la pratique, les conséquences sont surprenantes, et tour à tour heureuses ou funestes. Ainsi, la distinction établie dans la valeur est donnée par les faits et n’a rien d’arbitraire : c’est à l’homme, en subissant cette loi, de la faire tourner au profit de son bien-être et de sa liberté. Le travail, selon la belle expression d’um auteur, M. Walras, est une guerre déclarée à la parcimonie de la nature ; c’est par lui que s’engendrent à la fois la richesse et la société. Non-seulement le travail produit incomparablement plus de biens que ne nous en donne la nature ; — ainsi, l’on a remarqué que les seuls cordonniers de France produisaient dix fois plus que les mines réunies du Pérou, du Brésil et du Mexique ; — mais le travail, par les transformations qu’il fait subir aux valeurs naturelles, étendant et multipliant à l’infini ses droits, il arrive peu à peu que toute richesse, à force de passer par la filière industrielle, revient tout entière à celui qui la crée, et qu’il ne reste rien ou presque rien pour le détenteur de la matière première.

Telle est donc la marche du développement économique : au premier moment, appropriation de la terre et des valeurs naturelles ; puis association et distribution par le travail jusqu’à complête égalité. Les abîmes sont semés sur notre route, le glaive est suspendu sur nos têtes ; mais, pour conjurer tous les périls, nous avons la raison ; et la raison, c’est la toute-puissance.

Il résulte du rapport de valeur utile à valeur échangeable que si, par accident ou malveillance, l’échange était interdit à l’un des producteurs, ou si l’utilité de son produit venait à cesser tout à coup, avec ses magasins remplis il ne posséderait rien. Plus il aurait fait de sacrifices et déployé de vaillance à produire, plus profonde serait sa misère. — Si l’utilité du produit, au lieu de disparaître tout à fait, était seulement diminuée, chose qui peut arriver de cent façons : le travailleur, au lieu d’être frappé de déchéance et ruiné par une catastrophe subite, ne serait qu’appauvri ; obligé de livrer une quantité forte de sa valeur pour une quantité faible de valeurs étrangères, sa subsistance se trouverait réduite dans une proportion égale au déficit de sa vente, ce qui le conduirait par degrés de l’aisance à l’exténuation. Si enfin l’utilité du produit venait à croître, ou bien si la production en était rendue moins coûteuse, la balance de l’échange tournerait à l’avantage du producteur, dont le bien-être pourrait ainsi s’élever de la médiocrité laborieuse à l’oisive opulence. Ce phénomène de dépréciation et d’enrichissement se manifeste sous mille formes et par mille combinaisons : c’est en cela que consiste le jeu passionnel et intrigué du commerce et de l’industrie ; c’est cette loterie pleine d’embûches que les économistes croient devoir durer éternellement, et dont l’Académie des sciences morales et politiques demande, sans le savoir, la suppression, lorsque, sous les noms de profit et de salaire, elle demande que l’on concilie la valeur utile et la valeur en échange, c’est-à-dire qu’on trouve le moyen de rendre toutes les valeurs utiles également échangeables, et vice versa toutes les valeurs échangeables également utiles.

Les économistes ont très-bien fait ressortir le double caractère de la valeur : mais ce qu’ils n’ont pas rendu avec la même netteté, c’est sa nature contradictoire. Ici commence notre critique.

L’utilité est la condition nécessaire de l’échange ; mais ôtez l’échange, et l’utilité devient nulle : ces deux termes sont indissolublement liés. Où est-ce donc qu’apparaît la contradiction ?

Puisque tous tant que nous sommes nous ne subsistons que par le travail et l’échange, et que nous sommes d’autant plus riches que nous produisons et échangeons davantage, la conséquence, pour chacun, est de produire le plus possible de valeur utile, afin d’augmenter d’autant ses échanges, et partant ses jouissances. Eh bien, le premier effet, l’effet inévitable de la multiplication des valeurs est de les avilir : plus une marchandise abonde, plus elle perd à l’échange et se déprécie commercialement. N’est-il pas vrai qu’il y a contradiction entre la nécessité du travail et ses résultats ?

Je conjure le lecteur, avant de courir au devant de l’explication, d’arrêter son attention sur le fait.

Un paysan qui a récolté vingt sacs de blé, qu’il se propose de manger avec sa famille, se juge deux fois plus riche que s’il n’en avait récolté que dix ; — pareillement une ménagère qui a filé cinquante aunes de toile se croit deux fois plus riche aussi que si elle n’en avait filé que vingt-cinq. Relativement au ménage, ils ont raison tous deux ; mais au point de vue de leurs relations extérieures, ils peuvent se tromper du tout au tout. Si la récolte du blé est double dans tout le pays, vingt sacs se vendront moins que dix ne se seraient vendus si elle avait été de moitié ; comme aussi, dans un cas semblable, cinquante aunes de toile vaudront moins que vingt-cinq. En sorte que la valeur décroît comme la production de l’utilité augmente, et qu’un producteur peut arriver à l’indigence en s’enrichissant toujours. Et cela paraît sans remède, puisque le seul moyen de salut serait que les produits industriels devinssent tous, comme l’air et la lumière, en quantité infinie, ce qui est absurde. Dieu de ma raison ! se serait dit Jean-Jacques : ce ne sont pas les économistes qui déraisonnent ; c’est l’économie politique elle-même qui est infidèle à ses définitions : Mentita est iniquitas sibi.

Dans les exemples qui précèdent, la valeur utile dépasse la valeur échangeable : dans d’autres cas, elle est moindre. Alors le même phénomène se produit, mais en sens inverse : la balance est favorable au producteur, et c’est le consommateur qui est frappé. C’est ce qui arrive notamment dans les disettes, où la hausse des subsistances a toujours quelque chose de factice. Il y a aussi des professions dont tout l’art consiste à donner à une utilité médiocre, et dont on se passerait fort bien, une valeur d’opinion exagérée : tels sont en général les arts de luxe. L’homme, par sa passion esthétique, est avide de futilités dont la possession satisfait hautement sa vanité, son goût inné du luxe, et son amour plus noble et plus respectable du beau : c’est là-dessus que spéculent les pourvoyeurs de ces sortes d’objets. Imposer la fantaisie et l’élégance n’est une chose ni moins odieuse ni moins absurde que de mettre des taxes sur la circulation : mais cet impôt est perçu par quelques entrepreneurs en vogue, que l’engouement général protège, et dont tout le mérite est bien souvent de fausser le goût et de faire naître l’inconstance. Dès lors personne ne se plaint ; et tous les anathèmes de l’opinion sont réservés aux monopoleurs qui, à force de génie, parviennent à élever de quelques centimes le prix de la toile et du pain…

C’est peu d’avoir signalé, dans la valeur utile et dans la valeur échangeable, cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très-simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond, que notre devoir est de pénétrer.

Je somme donc tout économiste sérieux de me dire, autrement qu’en traduisant ou répétant la question, par quelle cause la valeur décroît, à mesure que la production augmente ; et réciproquement qu’est-ce qui fait grandir cette même valeur, à mesure que le produit diminue. En termes techniques, la valeur utile et la valeur échangeable, nécessaires l’une à l’autre, sont en raison inverse l’une de l’autre : je demande donc pourquoi la rareté, non l’utilité, est synonyme de cherté. Car, remarquons-le bien, la hausse et la baisse des marchandises sont indépendantes de la quantité de travail dépensée dans la production ; et le plus ou le moins de frais qu’elles coûtent ne sert de rien pour expliquer les variations de la mercuriale. La valeur est capricieuse comme la liberté : elle ne considère ni l’utilité ni le travail ; loin de là, il semble que, dans le cours ordinaire des choses, et à part certaines perturbations exceptionnelles, les objets les plus utiles soient toujours ceux qui doivent se livrer à plus bas prix ; en d’autres termes, qu’il est juste que les hommes qui travaillent avec le plus d’agrément soient le mieux rétribués, et ceux qui versent dans leur peine le sang et l’eau, le plus mal. Tellement qu’en suivant le principe jusqu’aux dernières conséquences, on arriverait à conclure le plus logiquement du monde, que les choses dont l’usage est nécessaire et la quantité infinie, doivent être pour rien ; et celles dont l’utilité est nulle et la rareté extrême, d’un prix inestimable. Mais, et pour comble d’embarras, la pratique n’admet point ces extrêmes : d’un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre l’infini en grandeur ; de l’autre, les choses les plus rares ont besoin d’être, à un degré quelconque, utiles, sans quoi elles ne seraient susceptibles d’aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc fatalement enchaînées l’une à l’autre, bien que par leur nature elles tendent continuellement à s’exclure.

Je ne fatiguerai pas le lecteur de la réfutation des logomachies qu’on pourrait présenter pour éclaircir ce sujet : il n’y a pas, sur la contradiction inhérente à la notion de valeur, de cause assignable, ni d’explication possible. Le fait dont je parle est un de ceux qu’on nomme primitifs, c’est-à-dire qui peuvent servir à en expliquer d’autres, mais qui en eux-mêmes, comme les corps appelés simples, sont insolubles. Tel est le dualisme de l’esprit et de la matière. L’esprit et la matière sont deux termes qui, pris séparément, indiquent chacun une vue spéciale de l’esprit, mais sans répondre à aucune réalité. De même, étant donné le besoin pour l’homme d’une grande variété de produits avec l’obligation d’y pourvoir par son travail, l’opposition de valeur utile à valeur échangeable en résulte nécessairement ; et de cette opposition, une contradiction sur le seuil même de l’économie politique. Aucune intelligence, aucune volonté divine et humaine ne saurait l’empêcher.

Ainsi, au lieu de chercher une explication chimérique, contentons-nous de bien constater la nécessité de la contradiction.

Quelle que soit l’abondance des valeurs créées et la proportion dans laquelle elles s’échangent, pour que nous échangions nos produits, il faut, si vous êtes demandeur, que mon produit vous convienne, et si vous êtes offrant, que j’agrée le vôtre. Car nul n’a droit d’imposer à autrui sa propre marchandise : le seul juge de l’utilité, ou, ce qui revient au même, du besoin, est l’acheteur. Donc, dans le premier cas, vous êtes arbitre de la convenance ; dans le second, c’est moi. Ôtez la liberté réciproque, et l’échange n’est plus l’exercice de la solidarité industrielle : c’est une spoliation. Le communisme, pour le dire en passant, ne triomphera jamais de cette difficulté.

Mais, avec la liberté, la production reste nécessairement indéterminée, soit en quantité, soit en qualité ; si bien qu’au point de vue du progrès économique, comme à celui de la convenance des consommateurs, l’estimation demeure éternellement arbitraire, et toujours le prix des marchandises flottera. Supposons pour un moment que tous les producteurs vendent à prix fixe : il y en aura qui, produisant à meilleur marché ou produisant mieux, gagneront beaucoup, pendant que les autres ne gagneront rien. De toute manière l’équilibre est rompu. — Veut-on, afin de parer à la stagnation du commerce, limiter la production au juste nécessaire ? C’est violer la liberté : car, en m’ôtant la faculté de choisir, vous me condamnez à payer un maximum ; vous détruisez la concurrence, seule garantie du bon marché, et provoquez à la contrebande. Ainsi, pour empêcher l’arbitraire commercial, vous vous jetterez dans l’arbitraire administratif ; pour créer l’égalité, vous détruirez la liberté : ce qui est la négation de l’égalité même. — Grouperez-vous les producteurs en un atelier unique, je suppose que vous possédiez ce secret ? Cela ne suffit point encore : il vous faudra grouper aussi les consommateurs en un ménage commun : mais alors vous désertez la question. Il ne s’agit pas d’abolir l’idée de valeur, ce qui est aussi impossible que d’abolir le travail, mais de la déterminer ; il ne s’agit pas de tuer la liberté individuelle, mais de la socialiser. Or, il est prouvé que c’est le libre arbitre de l’homme qui donne lieu à l’opposition entre la valeur utile et la valeur en échange : comment résoudre cette opposition, tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l’homme ?…

Donc, par cela seul qu’en ma qualité d’acheteur libre je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de l’objet, juge du prix que je veux y mettre ; et que d’autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des moyens d’exécution, et qu’en conséquence vous avez la faculté de réduire vos frais, l’arbitraire s’introduit forcément dans la valeur, et la fait osciller entre l’utilité et l’opinion.

Mais cette oscillation, parfaitement signalée par les économistes, n’est rien que l’effet d’une contradiction qui, se traduisant sur une vaste échelle, engendre les phénomènes les plus inattendus. Trois années de fertilité, dans certaines provinces de la Russie, sont une calamité publique ; comme, dans nos vignobles, trois années d’abondance sont une calamité pour le vigneron. Les économistes, je le sais bien, attribuent cette détresse au manque de débouchés ; aussi est-ce une grande question parmi eux que les débouchés. Malheureusement il en est de la théorie des débouchés comme de celle de l’émigration qu’on a voulu opposer à Malthus ; c’est une pétition de principe. Les états les mieux pourvus de débouchés sont sujets à la surproduction comme les pays les plus isolés : où est-ce que la baisse et la hausse sont plus connues qu’à la bourse de Paris et de Londres ?

De l’oscillation de la valeur et des effets irréguliers qui en découlent, les socialistes et les économistes, chacun de leur côté, ont déduit des conséquences opposées, mais également fausses : les premiers en ont pris texte pour calomnier l’économie politique, et l’exclure de la science sociale ; les autres, pour rejeter toute possibilité de conciliation entre les termes, et affirmer comme loi absolue du commerce l’incommensurabilité des valeurs, partant l’inégalité des fortunes.

Je dis que des deux parts l’erreur est égale.

1o L’idée contradictoire de valeur, si bien mise en lumière par la distinction inévitable de valeur utile et valeur en échange, ne vient pas d’une fausse aperception de l’esprit, ni d’une terminologie vicieuse, ni d’aucune aberration de la pratique : elle est intime à la nature des choses, et s’impose à la raison comme forme générale de la pensée, c’est-à-dire comme catégorie. Or, comme le concept de valeur est le point de départ de l’économie politique, il s’ensuit que tous les éléments de la science, j’emploie le mot science par anticipation, sont contradictoires en eux-mêmes et opposés entre eux, si bien que sur chaque question l’économiste se trouve incessamment placé entre une affirmation et une négation également irréfutables. L’antinomie enfin, pour me servir du mot consacré par la philosophie moderne, est le caractère essentiel de l’économie politique, c’est-à-dire tout à la fois son arrêt de mort et sa justification.

Antinomie, littéralement contre-loi, veut dire opposition dans le principe ou antagonisme dans le rapport, comme la contradiction ou antilogie indique opposition ou contrariété dans le discours. L’antinomie, je demande pardon d’entrer dans ces détails de scolastique, mais peu familiers encore à la plupart des économistes, l’antinomie est la conception d’une loi à double face, l’une positive, l’autre négative : telle est, par exemple, la loi appelée attraction, qui fait tourner les planètes autour du soleil, et que les géomètres ont décomposée en force centripète et force centrifuge. Tel est encore le problème de la divisibilité de la matière à l’infini, que Kant a démontré pouvoir être nié et affirmé tour à tour par des arguments également plausibles et irréfutables.

L’antinomie ne fait qu’exprimer un fait, et s’impose impérieusement à l’esprit : la contradiction proprement dite est une absurdité. Cette distinction entre l’antinomie (contra-lex) et la contradiction (contra-dictio) montre en quel sens on a pu dire que, dans un certain ordre d’idées et de faits, l’argument de contradiction n’a plus la même valeur qu’en mathématiques.

En mathématiques, il est de règle qu’une proposition étant démontrée fausse, la proposition inverse est vraie, et réciproquement. Tel est même le grand moyen de démonstration mathématique. En économie sociale, il n’en ira plus de même : ainsi nous verrons, par exemple, que la propriété étant démontrée fausse par ses conséquences, la formule contraire, la communauté, n’est pas du tout vraie pour cela, mais qu’elle est niable en même temps et au même titre que la propriété. S’ensuit-il, comme on l’a dit avec une emphase assez ridicule, que toute vérité, toute idée procède d’une contradiction, c’est-à-dire d’un quelque chose qui s’affirme et se nie au même moment et au même point de vue, et qu’il faille rejeter bien loin la vieille logique, qui fait de la contradiction le signe par excellence de l’erreur ? Ce bavardage est digne de sophistes qui, sans foi ni bonne foi, travaillent à éterniser le scepticisme, afin de maintenir leur impertinente inutilité. Comme l’antinomie, aussitôt qu’elle est méconnue, conduit infailliblement à la contradiction, on les a prises l’une pour l’autre, surtout en français, où l’on aime à désigner chaque chose par ses effets. Mais ni la contradiction, ni l’antinomie que l’analyse découvre au fond de toute idée simple, n’est le principe du vrai. La contradiction est toujours synonyme de nullité ; quant à l’antinomie, que l’on appelle quelquefois du même nom, elle est, en effet, l’avant-coureur de la vérité, à qui elle fournit pour ainsi dire la matière ; mais elle n’est point la vérité, et, considérée en elle-même, elle est la cause efficiente du désordre, la forme propre du mensonge et du mal.

L’antinomie se compose de deux termes, nécessaires l’un à l’autre, mais toujours opposés, et tendant réciproquement à se détruire. J’ose à peine ajouter, mais il faut franchir ce pas, que le premier de ces termes a reçu le nom de thèse, position, et le second celui d’anti-thèse, contre-position. Ce mécanisme est maintenant si connu, qu’on le verra bientôt, j’espère, figurer au programme des écoles primaires. Nous verrons tout à l’heure comment de la combinaison de ces deux zéros jaillit l’unité, ou l’idée, laquelle fait disparaître l’antinomie.

Ainsi, dans la valeur, rien d’utile qui ne se puisse échanger, rien d’échangeable s’il n’est utile : la valeur d’usage et la valeur en échange sont inséparables. Mais tandis que, par le progrès de l’industrie, la demande varie et se multiplie à l’infini ; que la fabrication tend en conséquence à exhausser l’utilité naturelle des choses, et finalement à convertir toute valeur utile en valeur d’échange ; — d’un autre côté, la production, augmentant incessamment la puissance de ses moyens et réduisant toujours ses frais, tend à ramener la vénalité des choses à l’utilité primitive : en sorte que la valeur d’usage et la valeur d’échange sont en lutte perpétuelle.

Les effets de cette lutte sont connus : les guerres de commerce et de débouchés, les encombrements, les stagnations, les prohibitions, les massacres de la concurrence, le monopole, la dépréciation des salaires, les lois de maximum, l’inégalité écrasante des fortunes, la misère, découlent de l’antinomie de la valeur. On me dispensera d’en donner ici la démonstration, qui d’ailleurs ressortira naturellement des chapitres suivants.

Les socialistes, tout en demandant avec juste raison la fin de cet antagonisme, ont eu le tort d’en méconnaître la source, et de n’y voir qu’une méprise du sens commun, que l’on pouvait réparer par décret d’autorité publique. De là cette explosion de sensiblerie lamentable, qui a rendu le socialisme si fade aux esprits positifs, et qui, propageant les plus absurdes illusions, fait tous les jours encore tant de dupes. Ce que je reproche au socialisme, n’est pas d’être venu sans motif ; c’est de rester si longtemps et si obstinément bête.

2o Mais les économistes ont eu le tort non moins grave de repousser à priori, et cela justement en vertu de la donnée contradictoire, ou pour mieux dire antinomique de la valeur, toute idée et tout espoir de réforme, sans vouloir jamais comprendre que par cela même que la société était parvenue à son plus haut période d’antagonisme, il y avait imminence de conciliation et d’harmonie. C’est pourtant ce qu’un examen attentif de l’économie politique aurait fait toucher au doigt à ses adeptes, s’ils avaient tenu plus de compte des matières de la métaphysique moderne. Il est en effet démontré, par tout ce que la raison humaine sait de plus positif, que là où se manifeste une antinomie, il y a promesse de résolution des termes, et par conséquent annonce d’une transformation. Or, la notion de valeur, telle qu’elle a été exposée entre autres par M. J. B. Say, tombe précisément dans ce cas. Mais les économistes, demeurés pour la plupart, et par une inconcevable fatalité, étrangers au mouvement philosophique, n’avaient garde de supposer que le caractère essentiellement contradictoire, ou, comme ils disaient, variable de la valeur, fût en même temps le signe authentique de sa constitutionnalité, je veux dire de sa nature éminemment harmonique et déterminable. Quelque déshonneur qui en résulte pour les diverses écoles économistes, il est certain que l’opposition qu’elles ont faite au socialisme procède uniquement de cette fausse conception de leurs propres principes ; une preuve, entre mille, suffira.

L’Académie des sciences (non pas celle des sciences morales, l’autre), sortant un jour de ses attributions, fit lecture d’un mémoire dans lequel on proposait de calculer des tables de valeur pour toutes les marchandises, d’après les moyennes de produit par homme et par journée de travail dans chaque genre d’industrie. Le Journal des Économistes (août 1845) prit aussitôt texte de cette communication, usurpatrice à ses yeux, pour protester contre le projet de tarif qui en était l’objet, et rétablir ce qu’il appelait les vrais principes.

« Il n’y a pas, disait-il dans ses conclusions, de mesure de la valeur, d’étalon de la valeur ; c’est la science économique qui dit cela, comme la science mathématique nous dit qu’il n’y a pas de mouvement perpétuel et de quadrature du cercle, et que cette quadrature et ce mouvement ne se trouveront jamais. Or, s’il n’y a pas d’étalon de la valeur, si la mesure de la valeur n’est pas même une illusion métaphysique, quelle est donc en définitive la règle qui préside aux échanges ? C’est, nous l’avons dit, l’offre et la demande d’une manière générale, voilà le dernier mot de la science. »

Or, comment le Journal des Économistes prouvait-il qu’il n’y a pas de mesure de valeur ? Je me sers du terme consacré : je montrerai tout à l’heure que cette expression, mesure de la valeur, a quelque chose de louche, et ne rend pas exactement ce que l’on veut, ce que l’on doit dire.

Ce journal répétait, en l’accompagnant d’exemples, l’exposition que nous avons faite plus haut de la variabilité de la valeur, mais sans atteindre comme nous à la contradiction. Or, si l’estimable rédacteur, l’un des économistes les plus distingués de l’école de Say, avait eu des habitudes dialectiques plus sévères ; s’il eût été de longue main exercé, non-seulement à observer les faits, mais à en chercher l’explication dans les idées qui les produisent, je ne doute pas qu’il ne se fût exprimé avec plus de réserve, et qu’au lieu de voir dans la variabilité de la valeur le dernier mot de la science, il n’eût reconnu de lui-même qu’elle en était le premier. En réfléchissant que la variabilité dans la valeur procède non des choses, mais de l’esprit, il se serait dit que comme la liberté de l’homme a sa loi, la valeur doit avoir la sienne ; conséquemment, que l’hypothèse d’une mesure de la valeur, puisque ainsi l’on s’exprime, n’a rien d’irrationnel, tout au contraire, que c’est la négation de cette mesure qui est illogique, insoutenable.

Et de fait, en quoi l’idée de mesurer, et par conséquent de fixer la valeur, répugne-t-elle à la science ? Tous les hommes croient à cette fixation ; tous la veulent, la cherchent, la supposent : chaque proposition de vente ou d’achat n’est en fin de compte qu’une comparaison entre deux valeurs, c’est-à-dire une détermination, plus ou moins juste, si l’on veut, mais effective. L’opinion du genre humain sur la différence qui existe entre la valeur réelle et le prix de commerce, est, on peut le dire, unanime. C’est ce qui fait que tant de marchandises se vendent à prix fixe ; il en est même qui, jusque dans leurs variations, sont toujours fixées : tel est le pain. On ne niera pas que si deux industriels peuvent s’expédier réciproquement en compte-courant, et à prix fait, des quantités de leurs produits respectifs, dix, cent, mille industriels ne puissent en faire autant. Or, ce serait précisément avoir résolu le problème de la mesure de la valeur. Le prix de chaque chose serait débattu, j’en conviens, parce que le débat est encore pour nous la seule manière de fixer le prix ; mais enfin comme toute lumière jaillit du choc, le débat, bien qu’il soit une preuve d’incertitude, a pour but, abstraction faite du plus ou moins de bonne foi qui s’y mêle, de découvrir le rapport des valeurs entre elles, c’est-à-dire leur mensuration, leur loi.

Ricardo, dans sa théorie de la rente, a donné un magnifique exemple de la commensurabilité des valeurs. Il a fait voir que les terres arables sont entre elles comme, à frais égaux, sont leurs rendements ; et la pratique universelle est en cela d’accord avec la théorie. Or, qui nous dit que cette manière, positive et sûre, d’évaluer les terres, et en général tous les capitaux engagés, ne peut pas s’étendre aussi aux produits ?

On dit : L’économie politique ne se gouverne point par des à priori ; elle ne prononce que sur des faits. Or, ce sont les faits, c’est l’expérience qui nous apprend qu’il n’est ni peut exister de mesure de la valeur, et qui prouve que si une pareille idée a dû se présenter naturellement, sa réalisation est tout à fait chimérique. L’offre et la demande, telle est la seule règle des échanges.

Je ne répéterai pas que l’expérience prouve précisément le contraire ; que tout, dans le mouvement économique des sociétés, indique une tendance à la constitution et à la fixation de la valeur ; que c’est là le point culminant de l’économie politique, laquelle, par cette constitution, se trouve transformée, et le signe suprême de l’ordre dans la société : cet aperçu général, réitéré sans preuve, deviendrait insipide. Je me renferme pour le moment dans les termes de la discussion, et je dis que l offre et la demande, que l’on prétend être la seule règle des valeurs, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur d’utilité et la valeur en échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont les deux pôles électriques, dont la mise en rapport doit produire le phénomène d’affinité économique, appelé échange. Comme les pôles de la pile, l’offre et la demande sont diamétralement opposées, et tendent sans cesse à s’annuler l’une l’autre ; c’est par leur antagonisme que le prix des choses ou s’exagère ou s’anéantit : on veut donc savoir s’il n’est pas possible, en toute occasion, d’équilibrer ou faire transiger ces deux puissances, de manière à ce que le prix des choses soit toujours l’expression de la valeur vraie, l’expression de la justice. Dire après cela que l’offre et la demande sont la règle des échanges, c’est dire que l’offre et la demande sont la règle de l’offre et de la demande ; ce n’est point expliquer la pratique, c’est la déclarer absurde, et je nie que la pratique soit absurde.

Tout à l’heure j’ai cité Ricardo comme ayant donné, pour un cas spécial, une règle positive de comparaison des valeurs : les économistes font mieux encore ; chaque année ils recueillent, des tableaux de la statistique, la moyenne de toutes les mercuriales. Or, quel est le sens d’une moyenne ? Chacun conçoit que dans une opération particulière, prise au hasard sur un million, rien ne peut indiquer si c’est l’offre, valeur utile, qui l’a emporté, ou si c’est la valeur échangeable, c’est-à-dire la demande. Mais comme toute exagération dans le prix des marchandises est tôt ou tard suivie d’une baisse proportionnelle ; comme, en d’autres termes, dans la société les profits de l’agio sont égaux aux pertes, on peut regarder avec juste raison la moyenne, des prix, pendant une période complète, comme indiquant la valeur réelle et légitime des produits. Cette moyenne, il est vrai, arrive trop tard : mais qui sait si l’on ne pourrait pas, à l’avance, la découvrir ? Est-il un économiste qui ose dire que non ?

Bon gré, mal gré, il faut donc chercher la mesure de la valeur : c’est la logique qui le commande, et ses conclusions sont égales contre les économistes et contre les socialistes. L’opinion qui nie l’existence de cette mesure est irrationnelle, déraisonnable. Dites tant qu’il vous plaira, d’un côté, que l’économie politique est une science de faits, et que les faits sont contraires à l’hypothèse d’une détermination de la valeur ; — de l’autre, que cette question scabreuse n’a plus lieu dans une association universelle, qui absorberait tout antagonisme : je répliquerai toujours, à droite et à gauche :

1° Que comme il ne se produit pas de fait qui n’ait sa cause, de même il n’en existe pas qui n’ait sa loi ; et que si la loi de l’échange n’est pas trouvée, la faute en est, non pas aux faits, mais aux savants ;

2" Qu’aussi longtemps que l’homme travaillera pour subsister, et travaillera librement, la justice sera la condition de la fraternité et la base de l’association : or, sans une détermination de la valeur, la justice est boiteuse, est impossible.


§ II. — Constitution de la valeur : définition de la richesse.


Nous connaissons la valeur sous ses deux aspects contraires : nous ne la connaissons pas dans son tout. Si nous pouvions acquérir cette nouvelle idée, nous aurions la valeur absolue ; et une tarification des valeurs, telle que la demandait le mémoire lu à l’Académie des sciences, serait possible. Figurons-nous donc la richesse comme une masse tenue par une force chimique ou état permanent de composition, et dans laquelle des éléments nouveaux entrant sans cesse, se combinent en proportions différentes, mais d’après une loi certaine : la valeur est le rapport proportionnel (la mesure) selon lequel chacun de ces éléments fait partie du tout.

Il suit de là deux choses : l’une, que les économistes se sont complètement abusés lorsqu’ils ont cherché la mesure générale de la valeur dans le blé, dans l’argent, dans la rente, etc. ; comme aussi lorsqu’après avoir démontré que cet étalon de mesure n’était ni ici ni là, ils ont conclu qu’il n’y avait raison ni mesure à la valeur ; — l’autre, que la proportion des valeurs peut varier continuellement, sans cesser pour cela d’être assujétie à une loi, dont la détermination est précisément la solution demandée.

Ce concept de la valeur satisfait, comme on le verra, à toutes les conditions : car il embrasse à la fois et la valeur utile, dans ce qu’elle a de positif et de fixe, et la valeur en échange, dans ce qu’elle a de variable ; en second lieu fait cesser la contrariété qui semblait un obstacle insurmontable à toute détermination ; de plus, nous montrerons que la valeur ainsi entendue diffère entièrement de ce que serait une simple juxta-position des deux idées de valeur utile et valeur échangeable, et qu’elle est douée de propriétés nouvelles.

La proportionnalité des produits n’est point une révélation que nous prétendions faire au monde : ni une nouveauté que nous apportions dans la science, pas plus que la division du travail n’était chose inouïe, lorsqu’Adam Smith en expliqua les merveilles. La proportionnalité des produits est, comme il nous serait facile de le prouver par des citations sans nombre, une idée vulgaire qui traîne partout dans les ouvrages d’économie politique, mais à laquelle personne jusqu’à ce jour n’a songé à restituer le rang qui lui est dû : et c’est ce que nous entreprenons aujourd’hui de faire. Nous tenions, du reste, à faire cette déclaration, afin de rassurer le lecteur sur nos prétentions à l’originalité, et de nous réconcilier les esprits que leur timidité rend peu favorables aux idées nouvelles.

Les économistes semblent n’avoir jamais entendu, par la mesure de la valeur, qu’un étalon, une sorte d’unité primordiale, existant par elle-même, et qui s’appliquerait à toutes les marchandises, comme le mètre s’applique à toutes les grandeurs. Aussi a-t-il semblé à plusieurs que tel était en effet le rôle de l’argent. Mais la théorie des monnaies a prouvé de reste que, loin d’être la mesure des valeurs, l’argent n’en est que l’arithmétique, et une arithmétique de convention. L’argent est à la valeur ce que le thermomètre est à la chaleur : le thermomètre, avec son échelle arbitrairement graduée, indique bien quand il y a déperdition ou accumulation de calorique : mais quelles sont les lois d’équilibre de la chaleur, quelle en est la proportion dans les divers corps, quelle quantité est nécessaire pour produire une ascension de 10, 15 ou 20 degrés dans le thermomètre, voilà ce que le thermomètre ne dit pas ; il n’est pas même sûr que les degrés de l’échelle, tous égaux entre eux, correspondent à des additions égales de calorique.

L’idée que l’on s’était faite jusqu’ici de la mesure de la valeur est donc inexacte ; ce que nous cherchons n’est pas l’étalon de la valeur, comme on l’a dit tant de fois, et ce qui n’a pas de sens ; mais la loi suivant laquelle les produits se proportionnent dans la richesse sociale ; car c’est de la connaissance de cette loi que dépendent, dans ce qu’elles ont de normal et de légitime, la hausse et la baisse des marchandises. En un mot, comme par la mesure des corps célestes on entend le rapport résultant de la comparaison de ces corps entre eux, de même, par la mesure des valeurs, il faut entendre le rapport qui résulte de leur comparaison ; or, je dis que ce rapport a sa loi, et cette comparaison son principe.

Je suppose donc une force qui combine, dans des proportions certaines, les éléments de la richesse, et qui en fait un tout homogène : si les éléments constituants ne sont pas dans la proportion voulue, la combinaison ne s’en opérera pas moins ; mais, au lieu d’absorber toute la matière, elle en rejettera une partie comme inutile. Le mouvement intérieur par lequel se produit la combinaison, et que détermine l’affinité des diverses substances, ce mouvement dans la société est l’échange, non plus seulement l’échange considéré dans sa forme élémentaire et d’homme à homme, mais l’échange en tant que fusion de toutes les valeurs produites par les industries privées en une seule et même richesse sociale. Enfin, la proportion selon laquelle chaque élément entre dans le composé, cette proportion est ce que nous appelons valeur ; l’excédant qui reste après la combinaison est non-valeur, tant que, par l’accession d’une certaine quantité d’autres éléments, il ne se combine, ne s’échange pas.

Nous expliquerons plus bas le rôle de l’argent.

Tout ceci posé, on conçoit qu’à un moment donné la proportion des valeurs formant la richesse d’un pays puisse, à force de statistiques et d’inventaires, être déterminée ou du moins approximée empiriquement, à peu près comme les chimistes ont découvert par l’expérience, aidée de l’analyse, la proportion d’hydrogène et d’oxygène nécessaire à la formation de l’eau. Cette méthode, appliquée à la détermination des valeurs, n’a rien qui répugne ; ce n’est, après tout, qu’une affaire de comptabilité. Mais un pareil travail, quelque intéressant qu’il fût, nous apprendrait fort peu de chose. D’une part, en effet, nous savons que la proportion varie sans cesse ; de l’autre, il est clair qu’un relevé de la fortune publique ne donnant la proportion des valeurs que pour le lieu et l’heure où la table serait faite, nous ne pourrions en induire la loi de proportionnalité de la richesse. Ce n’est pas un seul travail de ce genre qu’il faudrait pour cela ; ce serait, en admettant que le procédé fût digne de confiance, des milliers et des millions de travaux semblables.

Or, il en est ici de la science économique tout autrement que de la chimie. Les chimistes, à qui l’expérience a découvert de si belles proportions, ne savent rien du comment ni du pourquoi de ces proportions, pas plus que de la force qui les détermine. L’économie sociale, au contraire, à qui nulle recherche à posteriori ne pourrait faire connaître directement la loi de proportionnalité des valeurs, peut la saisir dans la force même qui la produit, et qu’il est temps de faire connaître.

Cette force, qu’A. Smith a célébrée avec tant d’éloquence et que ses successeurs ont méconnue, lui donnant pour égal le privilège, cette force est le travail. Le travail diffère de producteur à producteur en quantité et qualité ; il en est de lui à cet égard comme de tous les grands principes de la nature et des lois les plus générales, simples dans leur action et leur formule, mais modifiés à l’infini par la multitude des causes particulières, et se manifestant sous une variété innombrable de formes. C’est le travail, le travail seul, qui produit tous les éléments de la richesse, et qui les combine jusque dans leurs dernières molécules selon une loi de proportionnalité variable, mais certaine. C’est le travail enfin qui, comme principe de vie, agite, mens agitat, la matière, molem, de la richesse, et qui la proportionne.

La société, ou l’homme collectif, produit une infinité d’objets dont la jouissance constitue son bien-être. Ce bien-être se développe non-seulement en raison de la quantité des produits, mais aussi en raison de leur variété (qualité) et proportion. De cette donnée fondamentale il suit que la société doit toujours, à chaque instant de sa vie, chercher dans ses produits une proportion telle, que la plus forte somme de bien-être s’y rencontre, eu égard à la puissance et aux moyens de production. Abondance, variété et proportion dans les produits, sont les trois termes qui constituent la richesse : la richesse, objet de l’économie sociale, est soumise aux mêmes conditions d’existence que le beau, objet de l’art ; la vertu, objet de la morale ; le vrai, objet de la métaphysique.

Mais comment s’établit cette proportion merveilleuse et si nécessaire, que sans elle une partie du labeur humain est perdue, c’est-à-dire inutile, inharmonique, invraie, par conséquent synonyme d’indigence, de néant ?

Prométhée, selon la fable, est le symbole de l’activité humaine. Prométhée dérobe le feu du ciel, et invente les premiers arts ; Prométhée prévoit l’avenir et veut s’égaler à Jupiter ; Prométhée est Dieu. Appelons donc la société Prométhée.

Prométhée donne au travail, en moyenne, dix heures par jour, sept au repos, autant au plaisir. Pour tirer de ses exercices le fruit le plus utile, Prométhée tient note de la peine et du temps que chaque objet de sa consommation lui coûte. Rien que l’expérience ne peut l’en instruire, et cette expérience sera de toute sa vie. Tout en travaillant et produisant, Prométhée éprouve donc une infinité de mécomptes. Mais, en dernier résultat, plus il travaille, plus son bien-être se raffine et son luxe s’idéalise ; plus il étend ses conquêtes sur la nature, plus il fortifie en lui-même le principe de vie et d’intelligence dont l’exercice seul le rend heureux. C’est au point que, la première éducation du Travailleur une fois faite, et l’ordre mis dans ses occupations, travailler pour lui n’est plus peiner, c’est vivre, c’est jouir. Mais l’attrait du travail n’en détruit pas la règle, puisqu’au contraire il en est le fruit ; et ceux qui, sous prétexte que le travail doit être attrayant, concluent à la négation de la justice et à la communauté, ressemblent aux enfants qui, après avoir cueilli des fleurs au jardin, établissent leur parterre sur l’escalier.

Dans la société la justice n’est donc pas autre chose que la proportionnalité des valeurs ; elle a pour garantie et sanction la responsabilité du producteur.

Prométhée sait que tel produit coûte une heure de travail, tel autre un jour, une semaine, un an ; il sait en même temps que tous ces produits, par l’accroissement de leurs frais, forment la progression de sa richesse. Il commencera donc par assurer son existence, en se pourvoyant des choses les moins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires ; puis, à mesure qu’il aura pris ses sûretés, il avisera aux objets de luxe, procédant toujours, s’il est sage, selon la gradation naturelle du prix que chaque chose lui coûte. Quelquefois Prométhée se trompera dans son calcul, ou bien, emporté par la passion, il sacrifiera un bien immédiat pour une jouissance prématurée ; et, après avoir sué le sang et l’eau, il s’affamera. Ainsi, la loi porte en elle-même sa sanction : elle ne peut être violée, sans que l’infracteur soit aussitôt puni.

Say a donc eu raison de dire : « Le bonheur de cette classe (celle des consommateurs), composée de toutes les autres, constitue le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays. » Seulement, il aurait dû ajouter que le bonheur de la classe des producteurs, qui se compose aussi de toutes les autres, constitue également le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays. — De même quand il dit : « La fortune de chaque consommateur est perpétuellement en rivalité avec tout ce qu’il achète, » il aurait dû ajouter encore : « La fortune de chaque producteur est attaquée sans cesse par tout ce qu’il vend. » Sans cette réciprocité nettement exprimée, la plupart des phénomènes économiques deviennent inintelligibles ; et je ferai voir en son lieu comment, par suite de cette grave omission, la plupart des économistes faisant des livres ont déraisonné sur la balance du commerce.

J’ai dit tout à l’heure que la société produit d’abord les choses les moins coûteuses, et par conséquent les plus nécessaires… Or, est-il vrai que dans le produit, la nécessité ait pour corrélatif le bon marché, et vice versâ ; en sorte que ces deux mots, nécessité et bon marché, de même que les suivants, cherté et superflu, soient synonymes ?

Si chaque produit du travail, pris isolément, pouvait suffire à l’existence de l’homme, la synonymie en question ne serait pas douteuse ; tous les produits ayant les même propriétés, ceux-là nous seraient les plus avantageux à produire, par conséquent les plus nécessaires, qui coûteraient le moins. Mais ce n’est point avec cette précision théorique que se formule le parallélisme entre l’utilité et le prix des produits : soit prévoyance de la nature, soit par toute autre cause, l’équilibre entre le besoin et la faculté productrice est plus qu’une théorie, c’est un fait, dont la pratique de tous les jours, aussi bien que le progrès de la société, dépose.

Transportons-nous au lendemain de la naissance de l’homme, au jour de départ de la civilisation : n’est-il pas vrai que les industries à l’origine les plus simples, celles qui exigèrent le moins de préparations et de frais, furent les suivantes : cueillette, pâture, chasse et pêche, à la suite desquelles et longtemps après l’agriculture est venue ? Depuis lors, ces quatre industries primordiales ont été perfectionnées et de plus appropriées : double circonstance qui n’altère pas l’essence des faits, mais qui lui donne au contraire plus de relief. En effet, la propriété s’est toujours attachée de préférence aux objets de l’utilité la plus immédiate, aux valeurs faites, si j’ose ainsi dire ; en sorte que l’on pourrait marquer l’échelle des valeurs par le progrès de l’appropriation.

Dans son ouvrage sur la Liberté du travail, M. Dunoyer s’est positivement rattaché à ce principe, en distinguant quatre grandes catégories industrielles, qu’il range selon l’ordre de leur développement, c’est-à-dire de la moindre à la plus grande dépense de travail. Ce sont : industrie extractive, comprenant toutes les fonctions demi-barbares citées plus haut ; — industrie commerciale, industrie manufacturière, industrie agricole. Et c’est avec une raison profonde que le savant auteur a placé en dernier lieu l’agriculture. Car, malgré sa haute antiquité, il est positif que cette industrie n’a pas marché du même pas que les autres ; or, la succession des choses dans l’humanité ne doit point être déterminée d’après l’origine, mais d’après l’entier développement. Il se peut que l’industrie agricole soit née avant les autres, ou que toutes soient contemporaines ; mais celle-là sera jugée la dernière en date, qui se sera perfectionnée postérieurement.

Ainsi la nature même des choses, autant que ses propres besoins, indiquaient au travailleur l’ordre dans lequel il devait attaquer la production des valeurs qui composent son bien-être : notre loi de proportionnalité est donc tout à la fois physique et logique, objective et subjective ; elle a le plus haut degré de certitude. Suivons-en l’application.

De tous les produits du travail, aucun peut-être n’a coûté de plus longs, de plus patients efforts, que le calendrier. Cependant il n’en est aucun dont la jouissance puisse aujourd’hui s’acquérir à meilleur marché, et conséquemment, d’après nos propres définitions, soit devenue plus nécessaire. Comment donc expliquerons-nous ce changement ? Comment le calendrier, si peu utile aux premières hordes, à qui il suffisait de l’alternance de la nuit et du jour, comme de l’hiver et de l’été, est-il devenu à la longue si indispensable, si peu dispendieux, si parfait ; car, par un merveilleux accord, dans l’économie sociale toutes ces épithètes se traduisent ? Comment, en un mot, rendre raison de la variabilité de valeur du calendrier, d’après notre loi de proportion ?

Pour que le travail nécessaire à la production du calendrier fût exécuté, fût possible, il fallait que l’homme trouvât moyen de gagner du temps sur ses premières occupations, et sur celles qui en furent la conséquence immédiate. En d’autres termes, il fallait que ces industries devinssent plus productives, ou moins coûteuses, qu’elles n’étaient au commencement : ce qui revient à dire qu’il fallait d’abord résoudre le problème de la production du calendrier sur les industries extractives elles-mêmes.

Je suppose donc que tout à coup, par une heureuse combinaison d’efforts, par la division du travail, l’emploi de quelque machine, la direction mieux entendue des agents naturels, en un mot par son industrie, Prométhée trouve moyen de produire en un jour, d’un certain objet, autant qu’autrefois il produisait en dix : que s’ensuivra-t-il ? le produit changera de place sur le tableau des éléments de la richesse ; sa puissance d’affinité pour d’autres produits, si j’ose ainsi dire, s’étant accrue, sa valeur relative se trouvera diminuée d’autant, et au lieu d’être cotée comme 100, elle ne le sera plus que comme 10. Mais cette valeur n’en sera pas moins, et toujours, rigoureusement déterminée ; et ce sera encore le travail qui seul fixera le chiffre de son importance. Ainsi la valeur varie, et la loi des valeurs est immuable : bien plus, si la valeur est susceptible de variation, c’est parce qu’elle est soumise à une loi dont le principe est essentiellement mobile, savoir le travail mesuré par le temps.

Le même raisonnement s’applique à la production du calendrier, comme de toutes les valeurs possibles. Je n’ai pas besoin d’ajouter comment la civilisation, c’est-à-dire le fait social de l’accroissement des richesses, multipliant nos affaires, rendant nos instants de plus en plus précieux, nous forçant à tenir registre perpétuel et détaillé de toute notre vie, le calendrier est devenu pour tous une des choses les plus nécessaires. Un sait d’ailleurs que cette découverte admirable a suscité, comme son complément naturel, l’une de nos industries les plus précieuses, l’horlogerie.

Ici se place tout naturellement une objection, la seule qu’on puisse élever contre la théorie de la proportionnalité des valeurs.

Say, et les économistes qui l’ont suivi, ont observé que le travail étant lui-même sujet à évaluation, une marchandise comme une autre, enfin, il y avait cercle vicieux à le prendre pour principe et cause efficiente de la valeur. Donc, conclut-on, il faut s’en référer à la rareté et à l’opinion.

Ces économistes, qu’ils me permettent de le dire, ont fait preuve en cela d’une prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir, non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu’on suppose renfermées puissanciellement en lui. La valeur du travail est une expression figurée, une anticipation de la cause sur l’effet. C’est une fiction, au même titre que la productivité du capital. Le travail produit, le capital vaut : et quand, par une sorte d’ellipse, on dit la valeur du travail, on fait un enjambement qui n’a rien de contraire aux règles du langage, mais que des théoriciens doivent s’abstenir de prendre pour une réalité. Le travail, comme la liberté, l’amour, l’ambition, le génie, est chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit qualitativement par son objet, c’est-à-dire qui devient une réalité par le produit. Lors donc que l’on dit : le travail de cet homme vaut cinq francs par jour, c’est comme si l’on disait : le produit du travail quotidien de cet homme vaut cinq francs.

Or, l’effet du travail est d’éliminer incessamment la rareté et l’opinion, comme éléments constitutifs de la valeur, et, par une conséquence nécessaire, de transformer les utilités naturelles ou vagues (appropriées ou non) en utilités mesurables ou sociales : d’où il résulte que le travail est tout à la fois une guerre déclarée à la parcimonie de la nature, et une conspiration permanente contre la propriété.

D’après cette analyse, la valeur, considérée dans la société que forment naturellement entre eux, par la division du travail et par l’échange, les producteurs, est le rapport de proportionnalité des produits qui composent la richesse ; et ce qu’on appelle spécialement la valeur d’un produit est une formule qui indique, en caractères monétaires, la proportion de ce produit dans la richesse générale. — L’utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l’expression qui, sauf les aberrations que nous aurons à étudier, traduit ce rapport.

Tel est le centre autour duquel oscillent la valeur utile et la valeur échangeable, le point où elles viennent s’abîmer et disparaître ; telle est la loi absolue, immuable, qui domine les perturbations économiques, les caprices de l’industrie et du commerce, et qui gouverne le progrès. Tout effort de l’humanité pensante et travailleuse, toute spéculation individuelle et sociale, comme partie intégrante de la richesse collective, obéissent à cette loi. La destinée de l’économie politique était, en posant successivement tous ses termes contradictoires, de la faire reconnaître ; l’objet de l’économie sociale, que je demande pour un moment la permission de distinguer de l’économie politique, bien qu’au fond elles ne doivent pas différer l’une de l’autre, sera de la promulguer et de la réaliser partout.

La théorie de la mesure ou de la proportionnalité des valeurs est, qu’on y prenne garde, la théorie même de l’égalité. De même, en effet, que dans la société, où l’on a vu que l’identité entre le producteur et le consommateur est complète, le revenu payé à un oisif est comme une valeur jetée aux flammes de l’Etna ; de même, le travailleur à qui l’on alloue un salaire excessif est comme un moissonneur à qui l’on donnerait un pain pour cueillir un épi : et tout ce que les économistes ont qualifié de consommation improductive n’est au fond qu’une infraction à la loi de proportionnalité.

Nous verrons par la suite comment, de ces données simples, le génie social déduit peu à peu le système encore obscur de l’organisation du travail, de la réparation des salaires, de la tarification des produits et de la solidarité universelle. Car l’ordre dans la société s’établit sur les calculs d’une justice inexorable, nullement sur les sentiments paradisiaques de fraternité, de dévouement et d’amour que tant d’honorables socialistes s’efforcent aujourd’hui d’exciter dans le peuple. C’est en vain qu’à l’exemple de Jésus-Christ ils prêchent la nécessité et donnent l’exemple du sacrifice ; l’égoïsme est plus fort, et la loi de sévérité, la fatalité économique, est seule capable de le dompter. L’enthousiasme humanitaire peut produire des secousses favorables au progrès de la civilisation ; mais ces crises du sentiment, de même que les oscillations de la valeur, n’auront jamais pour résultat que d’établir plus fortement, plus absolument la justice. La nature, ou la Divinité, s’est méfiée de nos cœurs ; elle n’a point cru à l’amour de l’homme pour son semblable ; et tout ce que la science nous découvre des vues de la Providence sur la marche des sociétés, je le dis à la honte de la conscience humaine, mais il faut que notre hypocrisie le sache, atteste de la part de Dieu une profonde misanthropie. Dieu nous aide, non par bonté, mais parce que l’ordre est son essence ; Dieu procure le bien du monde, non qu’il l’en juge digne, mais parce que la religion de sa suprême intelligence l’y oblige ; et tandis que le vulgaire lui donne le doux nom de père, il est impossible à l’historien, à l’économiste philosophe, de croire qu’il nous aime ni nous estime.

Imitons cette sublime indifférence, cette ataraxie stoïque de Dieu ; et puisque le précepte de charité a toujours échoué dans la production du bien social, cherchons dans la raison pure les conditions de la concorde et de la vertu.

La valeur, conçue comme proportionnalité des produits, autrement dire la valeur constituée, suppose nécessairement, et dans un degré égal, utilité et vénalité, indivisiblement et harmoniquement unies. Elle suppose utilité, car, sans cette condition, le produit aurait été dépourvu de cette affinité qui le rend échangeable, et par conséquent fait de lui un élément de la richesse ; — elle suppose vénalité, puisque si le produit n’était pas à toute heure et pour un prix déterminé acceptable à l’échange, il ne serait plus qu’une non-valeur, il ne serait rien.

Mais, dans la valeur constituée, toutes ces propriétés acquièrent une signification plus large, plus régulière et plus vraie qu’auparavant. Ainsi, l’utilité n’est plus cette capacité pour ainsi dire inerte qu’ont les choses de servir à nos jouissances et à nos explorations ; la vénalité n’est pas davantage cette exagération d’une fantaisie aveugle ou d’une opinion sans principe ; enfin, la variabilité a cessé de se traduire en un débat plein de mauvaise foi entre l’offre et la demande : tout cela a disparu pour faire place à une idée positive, normale, et, sous toutes les modifications possibles, déterminable. Par la constitution des valeurs, chaque produit, s’il est permis d’établir une pareille analogie, est comme la nourriture qui, découverte par l’instinct d’alimentation, puis préparée par l’organe digestif, entre dans la circulation générale, où elle se convertit, suivant des proportions certaines, en chairs, en os, en liquides, etc., et donne au corps la vie, la force et la beauté.

Or, que se passe-t-il dans l’idée de valeur, lorsque, des notions antagonistes de valeur utile et valeur en échange, nous nous élevons à celle de valeur constituée ou valeur absolue ? Il y a, si j’ose ainsi dire, un emboîtement, une pénétration réciproque dans laquelle les deux concepts élémentaires, se saisissant chacun comme les atomes crochus d’Épicure, s’absorbent l’un l’autre, et disparaissent, laissant à leur place un composé doué, mais à un degré supérieur, de toutes leurs propriétés positives, et débarrassé de leurs propriétés négatives. Une valeur véritablement telle, comme la monnaie, le papier de commerce de premier choix, les titres de rente sur l’État, les actions sur une entreprise solide, ne peut plus ni s’exagérer sans raison, ni perdre à l’échange : elle n’est plus soumise qu’à la loi naturelle de l’augmentation des spécialités industrielles et de l’accroissement des produits. Bien plus, une telle valeur n’est point le résultat d’une transation, c’est-à-dire d’un éclectisme, d’un juste-milieu ou d’un mélange : c’est le produit d’une fusion complète, produit entièrement neuf et distinct de ses composants : comme l’eau, produit de la combinaison de l’hydrogène et de l’oxygène, est un corps à part, totalement distinct de ses éléments.

La résolution de deux idées antithétiques en une troisième d’ordre supérieur est ce que l’école nomme synthèse. Elle seule donne l’idée positive et complète, laquelle s’obtient, comme on a vu, par l’affirmation ou négation successive, car cela revient au même, de deux concepts en opposition diamétrale. D’où l’on déduit ce corollaire d’une importance capitale en application aussi bien qu’en théorie : toutes les fois que dans la sphère de la morale, de l’histoire ou de l’économie politique, l’analyse a constaté l’antinomie d’une idée, on peut affirmer à priori que cette antinomie cache une idée plus élevée qui tôt ou tard fera son apparition.

Je regrette d’insister si longuement sur des notions familières à tous les jeunes gens du baccalauréat ; mais je devais ces détails à certains économistes qui, à propos de ma critique de la propriété, ont entassé dilemmes sur dilemmes pour me prouver que si je n’étais pas propriétaire, j’étais nécessairement communiste ; le tout, faute de savoir ce que c’est que thèse, antithèse et synthèse.

L’idée synthétique de valeur, comme condition fondamentale d’ordre et de progrès pour la société, avait été vaguement aperçue par Ad. Smith, lorsque, pour me servir des expressions de M. Blanqui, « il montra dans le travail la mesure universelle et invariable des valeurs, et fit voir que toute chose avait son prix naturel, vers lequel elle gravitait sans cesse au milieu des fluctuations du prix courant, occasionnées par des circonstances accidentelles étrangères à la valeur vénale de la chose. »

Mais cette idée de la valeur était tout intuitive chez Ad. Smith : or, la société ne change pas ses habitudes sur la foi d’intuitions ; elle ne se décide que sur l’autorité des faits. Il fallait que l’antinomie s’exprimât d’une manière plus sensible et plus nette : J. B. Say fut son principal interprète. Mais, malgré les efforts d’imagination et l’effrayante subtilité de cet économiste, la définition de Smith le domine à son insu, et éclate partout dans ses raisonnements.

« Évaluer une chose, dit Say, c’est déclarer qu’elle doit être estimée autant qu’une autre qu’on désigne… La valeur de chaque chose est vague et arbitraire tant qu’elle n’est pas reconnue…… » Il y a donc une manière de reconnaître la valeur des choses, c’est-à-dire de la fixer ; et comme cette reconnaissance ou fixation se fait par la comparaison des choses entre elles, il y a donc aussi un caractère commun, un principe, au moyen duquel on déclare qu’une chose vaut plus, moins ou autant qu’une autre.

Say avait dit d’abord : « La mesure de la valeur est la valeur d’un autre produit. » Plus tard, s’étant aperçu que cette phrase n’était qu’une tautologie, il la modifia ainsi : « La mesure de la valeur est la quantité d’un autre produit, » ce qui est tout aussi peu intelligible. Ailleurs, cet écrivain, ordinairement si lucide et si ferme, s’embarrasse de distinctions vaines : « On peut apprécier la valeur des choses ; on ne peut pas la mesurer, c’est-à-dire la comparer avec un titre invariable et connu, parce qu’il n’y en a point. Tout ce que l’on peut faire se réduit à évaluer les choses en les comparant. » D’autres fois, il distingue des valeurs réelles et des valeurs relatives : « Les premières sont celles où la valeur des choses change avec les frais de production ; les secondes sont celles où la valeur des choses change par rapport à la valeur des autres marchandises. »

Singulière préoccupation d’un homme de génie qui ne s’aperçoit plus que comparer, évaluer, apprécier, c’est mesurer ; que toute mesure n’étant jamais qu’une comparaison, indique par cela même un rapport vrai si la comparaison est bien faite ; qu’en conséquence, valeur ou mesure réelle et valeur ou mesure relative, sont choses parfaitement identiques ; et que la difficulté se réduit, non à trouver un étalon de mesure, puisque toutes les quantités peuvent s’en tenir lieu réciproquement, mais à déterminer le point de comparaison. En géométrie, le point de comparaison est l’étendue, et l’unité de mesure est tantôt la division du cercle en 360 parties, tantôt la circonférence du globe terrestre, tantôt la dimension moyenne du bras, de la main, du pouce ou du pied de l’homme. Dans la science économique, nous l’avons dit après A. Smith, le point de vue sous lequel toutes les valeurs se comparent est le travail ; quant à l’unité de mesure, celle adoptée en France est le franc. Il est incroyable que tant d’hommes de sens se démènent depuis quarante ans contre une idée si simple. Mais non : La comparaison des valeurs s’effectue sans qu’il y ait entre elles aucun point de comparaison, et sans unité de mesure ; — voilà, plutôt que d’embrasser la théorie révolutionnaire de l’égalité, ce que les économistes du dix-neuvième siècle ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu’en dira la postérité ?

Je vais présentement montrer, par des exemples frappants, que l’idée de mesure ou proportion des valeurs, nécessaire en théorie, s’est réalisée et se réalise tous les jours dans la pratique.


§ III. — Application de la loi de proportionnalité des valeurs.


Tout produit est un signe représentatif du travail.

Tout produit peut en conséquence être échangé par un autre, et la pratique universelle est là qui en témoigne.

Mais supprimez le travail : il ne vous reste que des utilités plus ou moins grandes, qui, n’étant frappées d’aucun caractère économique, d’aucun signe humain, sont incommensurables entre elles, c’est-à-dire logiquement inéchangeables.

L’argent, comme toute autre marchandise, est un signe représentatif du travail : à ce titre, il a pu servir d’évaluateur commun, et d’intermédiaire aux transactions. Mais la fonction particulière que l’usage a dévolue aux métaux précieux de servir d’agent au commerce est purement conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moins commodément peut-être, mais d’une manière aussi authentique, remplir ce rôle ; les économistes le reconnaissent, et l’on en cite plus d’un exemple. Quelle est donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour servir de monnaie, et comment s’explique cette spécialité de fonction, sans analogue dans l’économie politique, de l’argent ? Car toute chose unique et sans comparses dans son espèce est par cela même de plus difficile intelligence, souvent même ne s’entend pas du tout. Or, est-il possible de rétablir la série d’où la monnaie semble avoir été détachée, et, par conséquent, de ramener celle-ci à son véritable principe ?

Sur cette question les économistes, suivant leur habitude, se sont jetés hors du domaine de leur science : ils ont fait de la physique, de la mécanique, de l’histoire, etc. ; ils ont parlé de tout, et n’ont pas répondu. Les métaux précieux, ont-ils dit, par leur rareté, leur densité, leur incorruptibilité, offraient pour la monnaie des commodités qu’on était loin de rencontrer au même degré dans les autres marchandises. Bref, les économistes, au lieu de répondre à la question d’économie qui leur était posée, se sont mis à traiter la question d’art. Ils ont très-bien fait valoir la convenance mécanique de l’or et de l’argent à servir de monnaie ; mais ce qu’aucun d’eux n’a ni vu ni compris, c’est la raison économique qui a déterminé, en faveur des métaux précieux, le privilège dont ils jouissent.

Or, ce que nul n’a remarqué, c’est que de toutes la marchandises, l’or et l’argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à sa constitution. Dans la période patriarcale, l’or et l’argent se marchandent encore et s’échangent en lingots, mais déjà avec une tendance visible à la domination, et avec une préférence marquée. Peu à peu les souverains s’en emparent et y apposent leur sceau : et de cette consécration souveraine naît la monnaie, c’est-à-dire la marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutes les secousses du commerce, conserve une valeur proportionnelle déterminée, et se fait accepter en tout payement.

Ce qui distingue la monnaie, en effet, n’est point la dureté du métal, elle est moindre que celle de l’acier ; ni son utilité, elle est de beaucoup inférieure à celle du blé, du fer, de la houille, et d’une foule d’autres substances, réputées presque viles à côté de l’or ; — ce n’est ni la rareté, ni la densité : l’une et l’autre pouvaient être suppléées, soit par le travail donné à d’autres matières, soit, comme aujourd’hui, par du papier de banque, représentant de vastes amas de fer ou de cuivre. Le trait distinctif de l’or et de l’argent vient, je le répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux difficultés de leur production, et surtout à l’intervention de l’autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, comme marchandises, la fixité et l’authenticité.

Je dis donc que la valeur de l’or et de l’argent, notamment de la partie qui entre dans la fabrication des monnaies, bien que peut-être cette valeur ne soit pas encore calculée d’une manière rigoureuse, n’a plus rien d’arbitraire ; j’ajoute qu’elle n’est plus susceptible de dépréciation, à la manière des autres valeurs, bien que cependant elle puisse varier continuellement. Tous les frais de raisonnement et d’érudition qu’on a faits pour prouver, par l’exemple de l’argent, que la valeur est chose essentiellement indéterminable, sont autant de paralogismes, provenant d’une fausse idée de la question, ab ignorantiâ elenchi.

Philippe Ier, roi de France, mêle à la livre tournois de Charlemagne un tiers d’alliage, s’imaginant que lui seul ayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que fait tout commerçant ayant le monopole d’un produit. Qu’était-ce, en effet, que cette altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs ? un raisonnement très-juste au point de vue de la routine commerciale, mais très-faux en science économique, savoir, que l’offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut, soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant la fabrication, faire monter l’estimation et partant la valeur des choses, et que cela est vrai de l’or et de l’argent, comme du blé, du vin, de l’huile, du tabac. Cependant la fraude de Philippe ne fut pas plus tôt soupçonnée, que sa monnaie fut réduite à sa juste valeur, et qu’il perdit lui-même tout ce qu’il avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à la suite de toutes les tentatives analogues. D’où venait ce mécompte ?

C’est, disent les économistes, que par le faux monnayage, la quantité d’or et d’argent n’étant réellement ni diminuée ni accrue, la proportion de ces métaux avec les autres marchandises n’était point changée, et qu’en conséquence il n’était pas au pouvoir du souverain de faire que ce qui ne valait que comme 2 dans l’État, valût 4. Il est même à considérer que si, au lieu d’altérer les monnaies, il avait été au pouvoir du roi d’en doubler la masse, la valeur échangeable de l’or et de l’argent aurait aussitôt baissé de moitié, toujours par cette raison de proportionnalité et d’équilibre. L’altération des monnaies était donc, de la part du roi, un emprunt forcé, disons mieux, une banqueroute, une escroquerie.

À merveille : les économistes expliquent fort bien, quand ils veulent, la théorie de la mesure des valeurs ; il suffit pour cela de les mettre sur le chapitre de la monnaie. Comment donc ne voient-ils pas que la monnaie est la loi écrite du commerce, le type de l’échange, le premier terme de cette longue chaîne de créations qui toutes, sous le nom de marchandises, doivent recevoir la sanction sociale, et devenir, sinon de fait, au moins de droit, acceptables comme la monnaie en toute espèce de marché ?

« La monnaie, dit très-bien M. Augier, ne peut servir, soit d’échelle de constatation pour les marchés passés, soit de bon instrument d’échange, qu’autant que sa valeur approche le plus de l’idéal de la permanence ; car elle n’échange ou n’achète jamais que la valeur qu’elle possède. » (Hist. du Crédit public.)

Traduisons cette observation éminemment judicieuse en une formule générale.

Le travail ne devient une garantie de bien-être et d’égalité, qu’autant que le produit de chaque individu est en proportion avec la masse : car il n’échange ou n’achète jamais qu’une valeur égale à la valeur qui est en lui.

N’est-il pas étrange qu’on prenne hautement la défense du commerce agioteur et infidèle, et qu’en même temps on se récrie sur la tentative d’un monarque faux-monnayeur, qui, après tout, ne faisait qu’appliquer à l’argent le principe fondamental de l’économie politique, l’instabilité arbitraire des valeurs ? Que la régie s’avise de donner 750 grammes de tabac pour un kilogramme, les économistes crieront au vol ; — mais si la même régie, usant de son privilège, augmente le prix du kilogramme de 2 fr., ils trouveront que c’est cher, mais ils n’y verront rien qui soit contraire aux principes. Quel imbroglio que l’économie politique !

Il y a donc, dans la monétisation de l’or et de l’argent, quelque chose de plus que ce qu’en ont rapporté les économistes : il y a la consécration de la loi de proportionnalité, le premier acte de constitution des valeurs. L’humanité opère en tout par des gradations infinies : après avoir compris que tous les produits du travail doivent être soumis à une mesure de proportion qui les rende tous également permutables, elle commence par donner ce caractère de permutabilité absolue à un produit spécial, qui deviendra pour elle le type et le patron de tous les autres. C’est ainsi que pour élever ses membres à la liberté et à l’égalité, elle commence par créer des rois. Le peuple a le sentiment confus de cette marche providentielle, lorsque dans ses rêves de fortune et dans ses légendes, il parle toujours d’or et de royauté ; et les philosophes n’ont fait que rendre hommage à la raison universelle, lorsque dans leurs homélies soi-disant morales et leurs utopies sociétaires, ils tonnent avec un égal fracas contre l’or et la tyrannie. Auri sacra fames ! Maudit or ! s’écrie plaisamment un communiste. Autant vaudrait dire : maudit froment, maudites vignes, maudits moutons ; car, de même que l’or et l’argent, toute valeur commerciale doit arriver à une exacte et rigoureuse détermination. L’œuvre est dès longtemps commencée : aujourd’hui elle avance à vue d’œil.

Passons à d’autres considérations.

Un axiome généralement admis par les économistes, est que tout travail doit laisser un excédant.

Cette proposition est pour moi d’une vérité universelle et absolue : c’est le corollaire de la loi de proportionnalité, que l’on peut regarder comme le sommaire de toute la science économique. Mais, j’en demande pardon aux économistes, le principe que tout travail doit laisser un excédant n’a pas de sens dans leur théorie, et n’est susceptible d’aucune démonstration. Comment, si l’offre et la demande sont la seule règle des valeurs, peut-on reconnaître ce qui excède et ce qui suffit ? Ni le prix de revient, ni le prix de vente, ni le salaire, ne pouvant être mathématiquement déterminés, comment est-il possible de concevoir un surplus, un profit ? La routine commerciale nous a donné, ainsi que le mot, l’idée du profit : et comme nous sommes politiquement égaux, on en conclut que chaque citoyen a un droit égal à réaliser, dans son industrie personnelle, des bénéfices. Mais les opérations du commerce sont essentiellement irrégulières, et l’on a prouvé sans réplique que les bénéfices du commerce ne sont qu’un prélèvement arbitraire et forcé du producteur sur le consommateur, en un mot un déplacement, pour ne pas dire mieux. C’est ce que l’on apercevrait bientôt, s’il était possible de comparer le chiffre total des déficits de chaque année, avec le montant des bénéfices. Dans le sens de l’économie politique, le principe que tout travail doit laisser un excédant n’est autre que la consécration du droit constitutionnel que nous avons tous acquis par la révolution, de voler le prochain.

La loi de proportionnalité des valeurs peut seule rendre raison de ce problème. Je prendrai la question d’un peu haut : elle est assez grave pour que je la traite avec l’étendue qu’elle mérite.

La plupart des philosophes, comme des philologues, ne voient dans la société qu’un être de raison, ou pour mieux dire un nom abstrait servant à désigner une collection d’hommes. C’est un préjugé que nous avons tous reçu dès l’enfance avec nos premières leçons de grammaire, que les noms collectifs, les noms de genre et d’espèce, ne désignent point des réalités. Il y aurait fort à dire sur ce chapitre : je me renferme dans mon sujet. Pour le véritable économiste, la société est un être vivant, doué d’une intelligence et d’une activité propres, régi par des lois spéciales que l’observation seule découvre, et dont l’existence se manisfeste, non sous une forme physique, mais par le concert et l’intime solidarité de tous ses membres. Ainsi, lorsque tout à l’heure, sous l’emblème d’un dieu de la fable, nous faisions l’allégorie de la société, notre langage n’avait au fond rien de métaphorique : c’était l’être social, unité organique et synthétique, auquel nous venions de donner un nom. Aux yeux de quiconque a réfléchi sur les lois du travail et de l’échange (je laisse de côté toute autre considération), la réalité, j’ai presque dit la personnalité de l’homme collectif, est aussi certaine que la réalité et la personnalité de l’homme individu. Toute la différence est que celui-ci se présente aux sens sous l’aspect d’un organisme dont les parties sont en cohérence matérielle, circonstance qui n’existe pas dans la société. Mais l’intelligence, la spontanéité, le développement, la vie, tout ce qui constitue au plus haut degré la réalité de l’être, est aussi essentiel à la société qu’à l’homme : et de là vient que le gouvernement des sociétés est science, c’est-à-dire étude de rapports naturels ; et non point art, c’est-à-dire bon plaisir et arbitraire. De là vient enfin que toute société décline, dès qu’elle passe aux mains des idéologues.

Le principe que tout travail doit laisser un excédant, indémontrable à l’économie politique, c’est-à-dire à la routine propriétaire, est un de ceux qui témoignent le plus de la réalité de la personne collective : car, ainsi qu’on va voir, ce principe n’est vrai des individus que parce qu’il émane de la société, qui leur confère ainsi le bénéfice de ses propres lois.

Venons aux faits. On a remarqué que les entreprises de chemins de fer sont beaucoup moins une source de richesse pour les entrepreneurs que pour l’État. L’observation est juste ; et l’on aurait dû ajouter qu’elle s’applique non-seulement aux chemins de fer, mais à toute industrie. Mais ce phénomène, qui dérive essentiellement de la loi de porportionnalité des valeurs, et de l’identité absolue de la production et de la consommation, est inexplicable avec la notion ordinaire de valeur utile et valeur échangeable.

Le prix moyen du transport des marchandises par le roulage est 18 cent, par tonne et kilomètre, marchandise prise et rendue en magasin. On a calculé qu’à ce prix, une entreprise ordinaire de chemin de fer n’obtiendrait pas 10 p. 100 de bénéfice net, résultat à peu près égal à celui d’une entreprise de roulage. Mais admettons que la célérité du transport par fer soit à celle du roulage de terre, toutes compensations faites, comme 4 est à 1 : comme dans la société le temps est la valeur même, à égalité de prix le chemin de fer présentera sur le roulage un avantage de 400 p. 100. Cependant cet avantage énorme, très-réel pour la société, est bien loin de se réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui, tandis qu’il fait jouir la société d’une mieux value de 400 p. 100, ne retire pas quant à lui 10 p. 100. Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que le chemin de fer porte son tarif à 25 cent., celui du roulage restant à 18 ; il perdra à l’instant toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à la malbrouk, à la patache, s’il faut. On désertera la locomotive ; un avantage social de 500 p. 100 sera sacrifié à une perte privée de 35 p. 100.

La raison de cela est facile à saisir : l’avantage qui résulte de la célérité du chemin de fer est tout social, et chaque individu n’y participe qu’en une proportion minime (n’oublions pas qu’il ne s’agit en ce moment que du transport des marchandises), tandis que la perte frappe directement et personnellement le consommateur. Un bénéfice social égal à 400, représente pour l’individu, si la société est composée seulement d’un million d’hommes, quatre dix millièmes ; tandis qu’une perte de 33 p. 100 pour le consommateur supposerait un déficit social de trente-trois millions. L’intérêt privé et l’intérêt collectif, si divergents au premier coup d’œil, sont donc parfaitement identiques et adéquats : et cet exemple peut déjà servir à faire comprendre comment, dans la science économique, tous les intérêts se concilient.

Ainsi donc, pour que la société réalise le bénéfice supposé ci-dessus, il faut de toute nécessité que le tarif du chemin de fer ne dépasse pas, ou dépasse de fort peu le prix du roulage.

Mais, pour que cette condition soit remplie, en d’autres termes, pour que le chemin de fer soit commercialement possible, il faut que la matière transportable soit assez abondante pour couvrir au moins l’intérêt du capital engagé, et les frais d’entretien de la voie. Donc la première condition d’existence d’un chemin de fer est une forte circulation, ce qui suppose une production plus forte encore, une grande masse d’échanges.

Mais production, circulation, échanges, ne sont point choses qui s’improvisent ; puis, les diverses formes du travail ne se développent pas isolément et indépendamment l’une de l’autre : leur progrès est nécessairement lié, solidaire, proportionnel. L’antagonisme peut exister entre les industriels : malgré eux, l’action sociale est une, convergente, harmonique, en un mot, personnelle. Donc enfin il est un jour marqué pour la création des grands instruments de travail ; c’est celui où la consommation générale peut en soutenir l’emploi, c’est-à dire, car toutes ces propositions se traduisent, celui où le travail ambiant peut alimenter les nouvelles machines. Anticiper l’heure marquée par le progrès du travail, serait imiter ce fou qui, descendant de Lyon à Marseille, fit appareiller pour lui seul un steamer.

Ces points éclaircis, rien de plus aisé que d’expliquer comment le travail doit laisser à chaque producteur un excédant.

Et d’abord, pour ce qui concerne la société : Prométhée, sortant du sein de la nature, s’éveille à la vie dans une inertie pleine de charme, mais qui deviendrait bientôt misère et torture s’il ne se hâtait d’en sortir par le travail. Dans cette oisiveté originelle, le produit de Prométhée étant nul, son bien-être est identique à celui de la brute, et peut se représenter par zéro.

Prométhée se met à l’œuvre : et dès sa première journée, première journée de la seconde création, le produit de Prométhée, c’est-à-dire sa richesse, son bien-être, est égal à 10.

Le second jour, Prométhée divise son travail, et son produit devient égal à 100.

Le troisième jour, et chacun des jours suivants, Prométhée invente des machines, découvre de nouvelles utilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature ; le champ de son existence s’étend du domaine sensitif à la sphère du moral et de l’intelligence, et, à chaque pas que fait son industrie, le chiffre de sa production s’élève et lui dénonce un surcroît de félicité. Et puisque enfin pour lui consommer c’est produire, il est clair que chaque journée de consommation n’emportant que le produit de la veille, laisse un excédant de produit à la journée du lendemain.

Mais remarquons aussi, remarquons surtout ce fait capital, c’est que le bien-être de l’homme est en raison directe de l’intensité du travail et de la multiplicité des industries, en sorte que l’accroissement de la richesse et l’accroissement du labeur sont corrélatifs et parallèles.

Dire maintenant que chaque individu participe à ces conditions générales du développement collectif, ce serait affirmer une vérité qui, à force d’évidence, pourrait sembler niaise. Signalons plutôt les deux formes générales de la consommation dans la société.

La société, de même que l’individu, a d’abord ses objets de consommation personnelle, objets dont le temps lui fait sentir peu à peu le besoin, et que ses instincts mystérieux lui commandent de créer. Ainsi, il y eut au moyen âge, pour un grand nombre de villes, un instant décisif où la construction d’hôtels de ville et de cathédrales devint une passion violente, qu’il fallut à tout prix satisfaire ; l’existence de la communauté en dépendait. Sécurité et force, ordre public, centralisation, nationnalité, patrie, indépendance, voilà ce qui compose la vie de la société, l’ensemble de ses facultés mentales ; voilà les sentiments qui devaient trouver leur expression et leurs insignes. Telle avait été autrefois la destination du temple de Jérusalem, véritable palladium de la nation juive ; tel était le temple de Jupiter-Capitolin, à Rome. Plus tard, après le palais municipal et le temple, organes pour ainsi dire de la centralisation et du progrès, vinrent les autres travaux d’utilité publique, ponts, théâtres, hôpitaux, routes, etc.

Les monuments d’utilité publique étant d’un usage essentiellement commun, et par conséquent gratuit, la société se couvre de ses avances par les avantages politiques et moraux qui résultent de ces grands ouvrages, et qui, donnant un gage de sécurité au travail et un idéal aux esprits, impriment un nouvel essor à l’industrie et aux arts.

Mais il on est autrement des objets de consommation domestique, qui seuls tombent dans la catégorie de l’échange : ceux-ci ne sont productibles que selon les conditions de mutualité qui en permettent la consommation, c’est-à-dire le remboursement immédiat et avec bénéfice aux producteurs. Ces conditions, nous les avons suffisamment développées dans la théorie de proportionnalité des valeurs, que l’on pourrait nommer également théorie de la réduction progressive des prix de revient.

J’ai démontré par la théorie et par les faits le principe que tout travail doit laisser un excédant ; mais ce principe, aussi certain qu’une proposition d’arithmétique, est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis que par le progrès de l’industrie collective, chaque journée de travail individuel obtient un produit de plus en plus grand, et, par une conséquence nécessaire, tandis que le travailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous les jours plus riche, il existe dans la société des états qui profitent et d’autres qui dépérissent ; des travailleurs à double, triple et centuple salaire, et d’autres en déficit ; partout enfin des gens qui jouissent et d’autres qui souffrent, et, par une division monstrueuse des facultés industrielles, des individus qui consomment, et qui ne produisent pas. La répartition du bien-être suit tous les mouvements de la valeur, et les reproduit, en misère et luxe, sur des dimensions et avec une énergie effrayantes. Mais partout aussi le progrès de la richesse, c’est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante ; et quand les économistes opposent aux plaintes du parti social l’accroissement progressif de la fortune publique et les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s’en douter, une vérité qui est la condamnation de leurs théories.

Car j’adjure les économistes de s’interroger un moment dans le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent, et sans égard aux emplois qu’ils occupent ou qu’ils attendent, aux intérêts qu’ils desservent, aux suffrages qu’ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce : qu’ils disent si, jusqu’à ce jour, le principe que tout travail doit laisser un excédant leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de conséquences que nous avons soulevée ; et si par ces mots ils ont jamais conçu autre chose que le droit d’agioter sur les valeurs, en manœuvrant l’offre et la demande ? s’il n’est pas vrai qu’ils affirment tout à la fois, d’un côté le progrès de la richesse et du bien-être, et par conséquent la mesure des valeurs ; de l’autre, l’arbitraire des transactions commerciales et l’incommensurabilité des valeurs, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus contradictoire ? N’est-ce pas en vertu de cette contradiction qu’on entend sans cesse répéter dans les cours, et qu’on lit dans les ouvrages d’économie politique, cette hypothèse absurde : Si le prix de toutes choses était doublé … Comme si le prix de toutes choses n’était pas la proportion des choses, et qu’on pût doubler une proportion, un rapport, une loi ! N’est-ce pas enfin en vertu de la routine propriétaire et anormale, défendue par l’économie politique, que chacun dans le commerce, dans l’industrie, dans les arts et dans l’État, sous prétexte de services rendus à la société, tend sans cesse à exagérer son importance, sollicite des récompenses, des subventions, de grosses pensions, de larges honoraires : comme si la rétribution de tout service n’était pas nécessairement fixée par le montant de ses frais ? Pourquoi les économistes ne répandent-ils pas de toutes leurs forces cette vérité si simple et si lumineuse : Le travail de tout homme ne peut acheter que la valeur qu’il renferme, et cette valeur est proportionnelle aux services de tous les autres travailleurs ; si, comme ils paraissent le croire, le travail de chacun doit laisser un excédant ?…

Mais ici se présente une dernière considération que j’exposerai en peu de mots.

J. B. Say, celui de tous les économistes qui a le plus insisté sur l’indéterminabilité absolue de la valeur, est aussi celui qui s’est donné le plus de peine pour renverser cette proposition. C’est lui qui, si je ne me trompe, est auteur de la formule : Tout produit vaut ce qu’il coûte, ou, ce qui revient au même, les produits s’achètent avec des produits. Cet aphorisme, plein de conséquences égalitaires, a été contredit depuis par d’autres économistes ; nous examinerons tour à tour l’affirmative et la négative.

Quand je dis : Tout produit vaut les produits qu’il a coûtés, cela signifie que tout produit est une unité collective qui, sous une forme nouvelle, groupe un certain nombre d’autres produits consommés en des quantités diverses. D’où il suit que les produits de l’industrie humaine sont, les uns par rapport aux autres, genres et espèces, et qu’ils forment une série du simple au composé, selon le nombre et la proportion des éléments, tous équivalents entre eux, qui constituent chaque produit. Peu importe, quant à présent, que cette série, ainsi que l’équivalence de ses éléments, soit plus ou moins exactement exprimée dans la pratique par l’équilibre des salaires et des fortunes : il s’agit avant tout du rapport dans les choses, de la loi économique. Car ici, comme toujours, l’idée engendre d’abord et spontanément le fait, lequel, reconnu ensuite par la pensée qui lui a donné l’être, se rectifie peu à peu et se définit conformément à son principe. Le commerce, libre et concurrent, n’est qu’une longue opération de redressement ayant pour objet de faire ressortir la proportionnalité des valeurs, en attendant que le droit civil la consacre et la prenne pour règle de la condition des personnes. Je dis donc que le principe de Say, Tout produit vaut ce qu’il coûte, indique une série de la production humaine, analogue aux séries animale et végétale, et dans laquelle les unités élémentaires (journées de travail) sont réputées égales. En sorte que l’économie politique affirme dès son début, mais par une contradiction, ce que ni Platon, ni Rousseau, ni aucun publiciste ancien ou moderne n’a cru possible, l’égalité des conditions et des fortunes.

Prométhée est tour à tour laboureur, vigneron, boulanger, tisserand. Quelque métier qu’il exerce, comme il ne travaille que pour lui-même, il achète ce qu’il consomme (ses produits) avec une seule et même monnaie (ses produits), dont l’unité métrique est nécessairement sa journée de travail. Il est vrai que le travail lui-même est susceptible de variation : Prométhée n’est pas toujours également dispos, et d’un moment à l’autre son ardeur, sa fécondité, monte et descend. Mais, comme tout ce qui est sujet à varier, le travail a sa moyenne, et cela nous autorise à dire qu’en somme la journée de travail paye la journée de travail, ni plus ni moins. Il est bien vrai, si l’on compare les produits d’une certaine époque de la vie sociale à ceux d’une autre, que la cent-millionnième journée du genre humain donnera un résultat incomparablement supérieur à celui de la première ; mais c’est le cas de dire aussi que la vie de l’être collectif, pas plus que celle de l’individu, ne peut être scindée ; que si les jours ne se ressemblent pas, ils sont indissolublement unis, et que dans la totalité de l’existence la peine et le plaisir leur sont communs. Si donc le tailleur, pour rendre la valeur d’une journée, consomme dix fois la journée du tisserand, c’est comme si le tisserand donnait dix jours de sa vie pour un jour de la vie du tailleur. C’est précisément ce qui arrive quand un paysan paye 12 francs à un notaire pour un écrit dont la rédaction coûte une heure ; et cette inégalité, cette iniquité dans les échanges, est la plus puissante cause de misère que les socialistes aient dévoilée et que les économistes avouent tout bas, en attendant qu’un signe du maître leur permette de la reconnaître tout haut.

Toute erreur dans la justice commutative est une immolation du travailleur, une transfusion du sang d’un homme dans le corps d’un autre homme…… Qu’on ne s’effraie pas : je n’ai nul dessein de fulminer une irritante philippique à la propriété ; j’y pense d’autant moins, que, selon mes principes, l’humanité ne se trompe jamais ; qu’en se constituant d’abord sur le droit de propriété elle n’a fait que poser un des principes de son organisation future ; et que, la prépondérance de la propriété une fois abattue, ce qui reste à faire est de ramener à l’unité cette fameuse antithèse. Tout ce que l’on pourrait m’objecter en faveur de la propriété, je le sais aussi bien qu’aucun de mes censeurs, à qui je demande pour toute grâce de montrer du cœur, alors que la dialectique leur fait défaut. Comment des richesses dont le travail n’est pas le module seraient-elles valables ? Et si c’est le travail qui crée la richesse et légitime la propriété, comment expliquer la consommation de l’oisif ? Comment un système de répartition dans lequel le produit vaut, selon les personnes, tantôt plus, tantôt moins qu’il ne coûte, est-il loyal ?

Les idées de Say conduisaient à une loi agraire ; aussi le parti conservateur s’est-il empressé de protester contre elles. « La première source de la richesse, avait dit M. Rossi, est le travail. En proclamant ce grand principe, l’école industrielle a non-seulement mis en évidence un principe économique, mais celui des faits sociaux qui, dans la main d’un historien habile, devient le guide le plus sûr pour suivre l’espèce humaine, dans sa marche et ses établissements sur la face du globe. »

Pourquoi, après avoir consigné dans son cours ces paroles profondes, M. Rossi a-t-il cru devoir les rétracter ensuite dans une revue, et compromettre gratuitement sa dignité de philosophe et d’économiste ?

« Dites que la richesse n’est que le résultat du travail ; affirmez que dans tous les cas le travail est la mesure de la valeur, le régulateur des prix ; et pour échapper tant bien que mal aux objections que soulèvent de toutes parts ces doctrines, les unes incomplètes, les autres absolues, vous serez amenés bon gré mal gré à généraliser la notion du travail, et à substituer à l’analyse une synthèse parfaitement erronée. »

Je regrette qu’un homme tel que M. Rossi me suggère une si triste pensée ; mais en lisant le passage que je viens de rapporter, je n’ai pu m’empêcher de dire : La science et la vérité ne sont plus rien ; ce que l’on adore maintenant, c’est la boutique, et après la boutique, le constitutionnalisme désespéré qui la représente. À qui donc M. Rossi pense-t-il s’adresser ? Veut-il du travail ou d’autre chose ? de l’analyse ou de la synthèse ? Veut-il toutes ces choses à la fois ? Qu’il choisisse, car la conclusion est inévitable contre lui.

Si le travail est la source de toute richesse, si c’est le guide le plus sûr pour suivre l’histoire des établissements humains sur la face du globe, comment l’égalité de répartition, l’égalité selon la mesure du travail, ne serait-elle pas une loi ?

Si, au contraire, il est des richesses qui ne viennent pas du travail, comment la possession de ces richesses est-elle un privilège ? Quelle est la légitimité du monopole ? Qu’on expose donc, une fois, cette théorie du droit de consommation improductive, cette jurisprudence du bon plaisir, cette religion de l’oisiveté, prérogative sacrée d’une caste d’élus !

Que signifie maintenant cet appel à l’analyse des faux jugements de la synthèse ? ces termes de métaphysique ne sont bons qu’à endoctriner les niais, qui ne se doutent pas que la même proposition peut être rendue indifféremment et à volonté, analytique ou synthétique. — Le travail est le principe de la valeur et la source de la richesse : proposition analytique, telle que M. Rossi la veut, puisque cette proposition est le résumé d’une analyse, dans laquelle on démontre qu’il y a identité entre la notion primitive de travail et les notions subséquentes de produit, valeur, capital, richesse, etc. Cependant nous voyons que M. Rossi rejette la doctrine qui résulte de cette analyse. — Le travail, le capital et la terre, sont les sources de la richesse. Proposition synthétique, telle précisément que M. Rossi n’en veut pas ; en effet, la richesse est ici considérée comme notion générale, qui se produisit sous trois espèces distinctes, mais non identiques. Et pourtant la doctrine, ainsi formulée, est celle qui a la préférence de M. Rossi. Plaît-il maintenant à M. Rossi que nous rendions sa théorie du monopole analytique, et la nôtre du travail synthétique ? Je puis lui donner cette satisfaction…. Mais je rougirais, avec un homme aussi grave, de prolonger un tel badinage. M. Rossi sait mieux que personne que l’analyse et la synthèse ne prouvent par elles-mêmes absolument rien, et que ce qui importe, comme disait Bacon, c’est de faire des comparaisons exactes et des dénombrements complets.

Puisque M. Rossi était en verve d’abstractions, que ne disait-il à cette phalange d’économistes qui recueillent avec tant de respect les moindres paroles tombées de sa bouche :

« Le capital est la matière de la richesse, comme l’argent est la matière de la monnaie, comme le blé est la matière du pain, et, en remontant la série jusqu’au bout, comme la terre, l’eau, le feu, l’atmosphère, sont la matière de tous nos produits. Mais c’est le travail, le travail seul, qui crée successivement chaque utilité donnée à ces matières, et qui conséquemment les transforme en capitaux et en richesses. Le capital est du travail, c’est-à-dire de l’intelligence et de la vie réalisées : comme les animaux et les plantes sont des réalisations de l’âme universelle ; comme les chefs-d’œuvre d’Homère, de Raphaël et de Rossini, sont l’expression de leurs idées et de leurs sentiments. La valeur est la proportion suivant laquelle toutes les réalisations de l’âme humaine doivent se balancer pour produire un tout harmonique, qui, étant richesse, engendre pour nous le bien-être, ou plutôt est le signe, non l’objet, de notre félicité.

» La proposition, il n'y a pas de mesure de la valeur, est illogique et contradictoire ; cela résulte des motifs même sur lesquels on a prétendu l’établir.

» La proposition, le travail est le principe de proportionnalité des valeurs, non-seulement est vraie, parce qu’elle résulte d’une irréfragable analyse, mais elle est le but du progrès, la condition et la forme du bien-être social, le commencement et la fin de l’économie politique. De cette proposition et de ses corollaires, tout produit vaut ce qu’il coûte, et les produits s’achètent avec des produits, se déduit le dogme de l’égalité des conditions.

» L’idée de valeur socialement constituée, ou de proportionnalité des produits, sert à expliquer en outre : a) comment une invention mécanique, nonobstant le privilège qu’elle crée temporairement et les perturbations qu’elle occasionne, produit toujours à la fin une amélioration générale ; — b) comment la découverte d’un procédé économique ne peut jamais valoir à l’inventeur un profit égal à celui qu’il procure à la société ; — c) comment, par une série d’oscillations entre l’offre et la demande, la valeur de chaque produit tend constamment à se mettre de niveau avec le prix de revient et avec les besoins de la consommation, et par conséquent à s’établir d’une manière fixe et positive ; — d) comment la production collective augmentant incessamment la masse des choses consommables, et conséquemment la journée de travail étant de mieux en mieux payée, le travail doit laisser à chaque producteur un excédant ; — e) comment le labeur’, loin de diminuer par le progrès industriel, augmente incessamment en quantité et qualité, c’est-à-dire en intensité et difficulté pour toutes les industries ; — f) comment la valeur sociale élimine continuiellement les valeurs fictives, en d’autres termes, comment l’industrie opère la socialisation du capital et de la propriété ; — g) enfin, comment la répartition des produits se régularisant à fur et mesure de la garantie mutuelle, produite par la constitution des valeurs, pousse la société à l’égalité des conditions et des fortunes.

» Enfin, la théorie de la constitution successive de toutes les valeurs commerciales impliquant un progrès à l’infini du travail, de la richesse et du bien-être, la destinée sociale, au point de vue économique, nous est révélée : Produire incessamment, avec la moindre somme possible de travail pour chaque produit, la plus grande quantité et la plus grande variété possibles de valeurs, de manière à réaliser pour chaque individu la plus grande somme de bien-être physique, moral et intellectuel, et pour l’espèce, la plus haute perfection, et une gloire infinie. »

Maintenant que nous avons déterminé, non sans peine, le sens de la question proposée par l’Académie des sciences morales, touchant les oscillations du profit et du salaire, il est temps d’aborder la partie essentielle de notre tâche. Partout où le travail n’a point été socialisé, c’est-à-dire partout où la valeur ne s’est pas déterminée synthétiquement, il y a perturbation et déloyauté dans les échanges, guerre de ruses et d’embuscades, empêchement à la production, à la circulation et à la consommation, labeur improductif, absence de garanties, spoliation, insolidarité, indigence et luxe, mais en même temps effort du génie social pour conquérir la justice, et tendance constante vers l’association et l’ordre. L’économie politique n’est autre chose que l’histoire de cette grande lutte. D’une part, en effet, l’économie politique, en tant qu’elle consacre et prétend éterniser les anomalies de la valeur et les prérogatives de l’égoïsme, est véritablement la théorie du malheur et l’organisation de la misère ; mais en tant qu’elle expose les moyens inventés par la civilisation pour vaincre le paupérisme, bien que ces moyens aient constamment tourné à l’avantage exclusif du monopole, l’économie politique est le préambule de l’organisation de la richesse.

Il importe donc de reprendre l’étude des faits et des routines économiques, d’en dégager l’esprit et d’en formuler la philosophie. Sans cela, nulle intelligence de la marche des sociétés ne peut être acquise, nulle réforme essayée. L’erreur du socialisme a été jusqu’ici de perpétuer la rêverie religieuse en se lançant dans un avenir fantastique, au lieu de saisir la réalité qui l’écrase ; comme le tort des économistes est de voir dans chaque fait accompli un arrêt de proscription contre toute hypothèse de changement.

Pour moi, ce n’est point ainsi que je conçois la science économique, la véritable science sociale. Au lieu de répondre par des à priori aux redoutables problèmes de l’organisation du travail et de la répartition des richesses, j’interrogerai l’économie politique comme la dépositaire des pensées secrètes de l’humanité, je ferai parler les faits selon l’ordre de leur génération, et raconterai, sans y mettre du mien, leurs témoignages. Ce sera tout à la fois une triomphante et lamentable histoire, où les personnages seront des idées, les épisodes des théories, et les dates des formules.