Sébastopol/2/Chapitre13

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 86-90).
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XIII

Mikhaïlov, en apercevant la bombe, s’était jeté à terre, et, comme Praskoukhine, réfléchissait et sentait beaucoup de choses horribles pendant les deux secondes où la bombe gisait, pas encore éclatée. Il priait Dieu mentalement et répétait constamment : « Ta volonté soit faite ! Mais pourquoi suis-je entré au service militaire et encore dans l’infanterie pour participer à la campagne ? N’aurais-je pas mieux fait de rester aux uhlans de T… et d’y passer le temps avec mon amie Nathalie ? Et maintenant, voilà ! » Il commençait à compter 1, 2, 3, 4 en se disant que si la bombe éclatait aux nombres pairs il resterait vivant, mais qu’aux nombres impairs il serait tué. « Tout est fini. Tué ! » pensa-t-il quand la bombe éclata (il ne se souvenait pas si c’était au nombre pair ou impair). Il sentit un coup et un mal affreux dans la tête. « Dieu, pardonne-moi mes péchés », prononça-t-il en joignant les mains, il se souleva et étourdi, retomba sur le ventre.

Sa première sensation, en revenant à lui, fut le sang qui coulait du nez et le mal à la tête qui devenait beaucoup plus faible, « C’est l’âme qui s’en va ! » pensa-t-il, « Comment sera-ce là-bas ? Ô Seigneur, reçois mon âme en paix. Ce qui m’étonne — se disait-il — c’est au moment de mourir, de distinguer si clairement les pas des soldats et les sons des coups. »

— Apporte le brancard… Eh !… Le capitaine est tué ! — cria au-dessus de sa tête une voix qu’il reconnut involontairement pour celle du tambour Ignatiev.

Quelqu’un le prit par les épaules. Il essaya d’ouvrir les yeux. Il vit au-dessus de sa tête le ciel bleu foncé, des groupes d’étoiles et deux bombes qui volaient au-dessus de lui, en se rejoignant. Il distingua Ignatiev, les soldats avec le brancard et les fusils, le rempart, la tranchée, et soudain il se sentit encore de ce monde.

Une pierre l’avait légèrement blessé à la tête. Son premier mouvement fut presque du regret. Il se préparait si bien et si tranquillement au passage vers l’au-delà qu’il était désagréablement impressionné par le retour à la réalité : aux bombes, aux tranchées, au sang. La seconde impression fut la joie inconsciente d’être vivant, et la troisième, le désir de quitter au plus vite le bastion. Le tambour banda avec un mouchoir la tête du commandant et, le prenant sous le bras, le conduisit à l’ambulance.

« Où vais-je et pourquoi ? » pensa le capitaine en second quand il se ressaisit un peu. « Mon devoir est de rester avec la compagnie et de ne pas m’en aller avant qu’elle-même ne quitte le feu ! » lui murmurait une voix quelconque.

— C’est inutile, mon cher ! — dit-il en arrachant la main du tambour secourable. — Je n’irai pas à l’ambulance. Je resterai avec la compagnie.

Et il revint sur ses pas.

— Il vaudrait mieux vous faire panser comme il faut, Votre Seigneurie ! — dit Ignatiev. — C’est toujours comme ça, au premier moment on croit que ce n’est rien, mais ça peut empirer. Regardez comme le combat est chaud ici ! Vraiment, Votre Seigneurie !

Mikhaïlov s’arrêta un moment indécis, et il aurait, semblait-il, suivi les conseils d’Ignatiev, s’il ne s’était pas rappelé combien à l’ambulance il y avait d’hommes grièvement blessés. « Les docteurs souriront peut-être de mon écorchure », pensa le capitaine en second, et malgré les arguments du tambour, il revint résolument vers la compagnie.

— Où est l’officier d’ordonnance Praskoukhine qui marchait à côté de moi ? demanda-t-il au sous-lieutenant qui conduisait la compagnie.

— Je ne sais pas… tué il me semble, — répondit négligemment le sous-lieutenant.

— Tué ou blessé, comment vous ne savez pas ? Il était donc avec nous. Pourquoi ne l’avez-vous pas relevé ?

— Comment pouvait-on le prendre quand la bataille était si chaude !

— Ah ! comment donc, Mikhaïl Ivanovitch ! — dit Mikhaïlov irrité. — Comment l’abandonner s’il est vivant ? Même s’il était tué, il fallait relever son cadavre.

— Comment, vivant, quand je vous dis que je me suis approché et l’ai vu de mes propres yeux ! dit le sous-lieutenant. Excusez, on peut à peine emmener les siens, ajouta-t-il. La canaille ! il commence maintenant à lancer des boulets…

Mikhaïlov s’assit et porta ses mains à sa tête qui le faisait horriblement souffrir.

— Non, il faut absolument retourner le prendre. Il est peut-être encore vivant — dit Mikhaïlov. — C’est notre devoir, Mikhaïl Ivanovitch !

Mikhaïl Ivanovitch ne répondit pas.

« Voilà, ils ne l’ont pas pris sur le moment et maintenant il faut envoyer des soldats isolés, et comment les envoyer ? Sous ce feu terrible, on peut tuer en vain, comme ça », pensait Mikhaïlov.

— Enfants, il faut retourner et prendre l’officier qui est blessé là-bas, dans le fossé — prononça-t-il d’une voix pas très haute et impérieuse, en sentant combien il serait désagréable aux soldats de remplir cet ordre. En effet, comme il ne s’adressait à personne en particulier, personne ne sortit pour l’exécuter.

« C’est vrai, peut-être est-il déjà mort et n’est-ce pas la peine d’exposer des hommes à un danger inutile. Moi seul suis coupable de ne pas m’en être occupé. J’irai moi-même pour voir s’il est vivant. C’est mon devoir, » se dit Mikhaïlov.

— Mikhaïl Ivanovitch ! Conduisez la compagnie et je vous rattraperai.

Et en retenant d’une main sa capote sans lâcher de l’autre la petite image de Saint-Mitrofane, en qui il avait une foi particulière, il courut rapidement sur la tranchée.

S’étant convaincu que Praskoukhine était tué, Mikhaïlov, essoufflé et retenant d’une main le bandage qui se détachait de sa tête, dont il commençait à souffrir, revint sur ses pas. Quand Mikhaïlov rejoignit le bataillon, il était déjà au pied de la colline sur la place et presque hors des coups. Je dis presque hors des coups, car parfois des bombes égarées tombaient jusque-là. « Cependant il faudra que j’aille demain me faire inscrire à l’ambulance », pensa le capitaine en second pendant que l’infirmier qui était arrivé lui faisait un pansement.