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Tableau de la Géographie de la France

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LA FRANCE
LA FRANCE
SES FORMES STRUCTURALES

CETTE CARTE montre le contraste des deux types généraux de structure qui se rencontrent en France : 1° Le Nord, le Centre et l’Ouest sont une région de massifs et de bassins. Ces massifs sont des fragments de chaînes primaires, restés debout comme des piliers entre lesquels se sont lentement enfonces des bassins ou des fosses. L’ancienne continuité de ces chaînes se manifeste par la direction des couches ; et dans les lacunes qui les morcellent aujourd’hui, elle se décèlent par des pointements isolés. Des mers sans profondeur ont envahi ces surfaces. Mais la plus grande partie des massifs a échappé à la submersion ; et l’usure prolongée des agents atmosphériques s’y traduit par un relief émoussé, qui porte un cachet d’archaïsme. — 2° Le Sud-Est et le Sud de la France font partie d’une zone très étendue de plissements récents, qui ont atteint leur maximum d’intensité vers le milieu et la fin de l’époque tertiaire. Des reliefs très hardis y confinent à des mers très profondes. Quelques massifs anciens ont été englobés par les plis, mais ils sont trop peu étendus pour donner le ton à la physionomie générale. La continuité de la zone de plissements récents se marque par des traits qui jalonnent l’intervalle entre les Alpes et les Pyrénées.
VIDAL DE LA BLACHE
MEMBRE DE L’INSTITUT


LA FRANCE
TABLEAU GÉOGRAPHIQUE

ouvrage illustré

de trois cent deux gravures et cartes

et d’une carte en couleurs tirée hors texte


LIBRAIRIE HACHETTE & Cie
PARIS. 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN
1908

AVERTISSEMENT DE LA NOUVELLE ÉDITION



LE texte de cet ouvrage a déjà paru dans le premier volume de l’Histoire de France publiée sous la direction de M. Ernest Lavisse. On y a ajouté quelques éclaircissements, et on l’a enrichi de quelques cartes nouvelles ; mais en somme ces parties ont subi peu de changements. La nouveauté consiste dans les illustrations qui accompagnent le livre. Elles sont destinées à lui servir de commentaire.

Ceci appelle quelque explication ; car on peut se demander si l’image n’est pas plutôt de nature à distraire l’attention du lecteur. Tel serait peut-être le cas si l’on s’était simplement proposé de reproduire un choix de paysages pittoresques empruntés aux diverses parties de la France. Mais on a cherché autre chose. Sans dédaigner le pittoresque, on a surtout visé l’expressif. On a essayé de fortifier la description par le témoignage des yeux, et de rapprocher de plus en plus ce livre des réalités dont il traite.

L’image incorporée à la description s’impose de plus en plus aujourd’hui comme la justification obligée d’un ouvrage géographique. Non seulement elle le précise et le contrôle, mais elle le complète ; car il y a dans la nature, même transposée sur l’image, plus de variétés et de nuances qu’une description n’en saurait atteindre. L’image est essentiellement suggestive. Mais précisément par là elle gagne à son tour à être expliquée.

Il y a une méthode géographique d’interpréter les paysages. Cette interprétation met surtout en jeu des facultés d’analyse. Un paysage terrestre est un ensemble complexe dans lequel, pour ne parler d’abord que des formes, entrent des cléments d’âge et de conformation différentes. Le géographe se voit en présence d’une combinaison de lignes et de formes qui ont chacune leur signification : les unes comme expression d’énergies en pleine vigueur ; d’autres comme témoins d’actions torrentielles ou glaciaires en partie éteintes ; d’autres enfin comme restes émoussés de quelque topographie remontant à des âges lointains. Mais les formes de terrain ne sont qu’une partie du spectacle étalé sous nos yeux. La végétation et les œuvres de l’homme influent aussi, et combien ! sur la physionomie des paysages ; elles ajoutent de nouvelles touches au tableau. Là aussi s’offre matière à problèmes . Les cultures et les établissements humains ne sont pas groupés au hazard. L’état du manteau végétal est révélateur de changements qui intéressent la vie tout entière de la contrée. La tâche la plus élevée du géographe consiste à démêler l’effort incessant par lequel la nature animée cherche à s’adapter à des conditions perpétuellement sujettes à se modifier.

Les données, qui faisaient défaut autrefois pour ce travail d’interprétation, se sont maintenant multipliées. Elles proviennent de contrées diverses, et elles tirent de ces diversités une valeur comparative, dont la science géographique a déjà fait un usage fécond. Elle a pu dès lors s’acheminer d’un pas plus ferme dans la recherche des causes.

Et par là un attrait nouveau s’attache à la vue ou à la représentation directe des lieux. Le plaisir de philosopher se mêle à celui de voir. Un regard averti saura ainsi trouver de l’intérêt dans des passages qui paraîtraient peut-être insignifiants ou médiocres à un touriste ou même à un artiste. En discernant les éléments qui le composent, il comprendra mieux ce qui se cache parfois de variété originelle sous l’apparente uniformité des surfaces. Si reculés que soient dans le passé, à la mesure de notre chronologie humaine, les cycles d’évolution qui renouvellent les surfaces, ils y impriment des traces plus durables qu’une observation superficielle ne serait tenté de l’admettre ; il subsiste dans l’état présent plus d’un reste des états antérieurs. Celui qui s’est mis en état de déchiffrer ces indices, a la satisfaction de sentir un enchaînement et un travail progressif dans des cas où la nature serait muette ou insignifiante pour d’autres.

Telles sont quelques-unes des idées dont on s’est inspiré dans le choix et l’explication de ces images. Je souhaite que cette édition illustrée contribue ainsi à intéresser un plus grand nombre de personnes à l’étude du sol de la France.

À défaut de la vue directe des choses, la photographie qui emprunte directement à la nature des formes, en attendant qu’elle lui emprunte aussi les couleurs, est un précieux auxiliaire. Il faut, il est vrai, qu’elle soit pratiquée dans un esprit géographique, par des personnes sachant épier la nature. À cette condition, elle a ce mérite remarquable de pouvoir prendre sur le fait les combinaisons les plus expressives, saisir les perspectives suivant lesquelles les traits se composent le mieux. Elle excelle à fixer pour l’étude telle vision fugitive qu’il nous arrive, par exemple, d’apercevoir quelquefois de la fenêtre d’un wagon avec le regret quelle échappe ! Ce n’est donc point une dette de gratitude banale que j’ai contractée envers ceux qui m’ont gracieusement fourni la matière de la plupart de ces illustrations. Si le lecteur y trouve un élément d’intérêt, une valeur de documents, je le prie d’en rapporter en grande partie le mérite à ces collaborateurs, dont je me plais à rappeler ici les noms : à mes collègues, MM. Boutry, Blayac, agrégés de l’Université, M.Jean Brunhes, professeur de géographie à l’université de Fribourg (Suisse), M. Demangeon, professeur de géographie à l’université de Lille, M. Flahaut, professeur de botanique à l’université de Montpellier, M. Gallois, professeur de géographie à la Faculté de l’université de Paris, M. Girardin, agrégé de l’Université, M. Haug, professeur de géologie à la Sorbonne, M. Hitier, professeur à l’Institut agronomique, M. Kilian, professeur de géologie à l’université de Grenoble, M. de Martonne, professeur de géographie à l’université de Lyon, M. Vacher, maître de conférences de géographie à l’université de Rennes, M. Vélain, professeur de géographie physique à la Faculté des sciences de l’université de Paris. Je dois aussi des remerciements tout particuliers à M. H. Berge, à M. le Dr Bûcher, directeur de la Revue alsacienne illustrée, à M. L. Fabre, inspecteur des forêts.

P. VIDAL DE LA BLACHE.
AVANT-PROPOS


L’HISTOIRE d’un peuple est inséparable de la contrée qu’il habite. On ne peut se représenter le peuple grec ailleurs qu’autour des mers helléniques, l’Anglais ailleurs que dans son île, l’Américain ailleurs que dans les vastes espaces des États-Unis. Comment en est-il de même du peuple dont l’histoire s’est incorporée au sol de la France, c’est ce qu’on a cherché à expliquer dans ces pages.

Les rapports entre le sol et l’homme sont empreints, en France, d’un caractère original d’ancienneté, de continuité. De bonne heure les établissements humains paraissent y avoir acquis de la fixité; l’homme s’y est arrêté parce qu’il a trouvé, avec les moyens de subsistance, les matériaux de ses constructions et de ses industries. Pendant de longs siècles il a mené ainsi une vie locale, qui s’est imprégnée lentement des sucs de la terre. Une adaptation s’est opérée, grâce à des habitudes transmises et entretenues sur les lieux où elles avaient pris naissance. Il y a un fait que l’on a souvent l’occasion de remarquer en notre pays, c’est que les habitants se sont succédé de temps immémorial aux mêmes endroits. Les niveaux de sources, les roches calcaires propices à la construction et à la défense, ont été dès l’origine des nids d’attraction, qui n’ont guère été abandonnés dans la suite. On voit, à Loches, le château des Valois s’élever sur des substructions romaines, lesquelles surmontent la roche de tuffeau percée de grottes, qui ont pu être des habitations primitives.

L’homme a été, chez nous, le disciple longtemps fidèle du sol. L’étude de ce sol contribuera donc à nous éclairer sur le caractère, les mœurs et les tendances des habitants. Pour aboutir à des résultats précis, cette étude doit être raisonnée : c’est-à-dire qu’elle doit mettre en rapport l’aspect que présente le sol actuel avec sa composition et son passé géologique. Ne craignons pas de nuire ainsi à l’impression qui s’exhale des lignes du paysage, des formes du relief, du contour des horizons, de l’aspect extérieur des choses. Tout au contraire. L’intelligence des causes en fait mieux goûter l’ordonnance et l’harmonie.

J’ai cherché à faire revivre, dans la partie descriptive de ce travail, une physionomie qui m’est apparue variée, aimable, accueillante. Je voudrais avoir réussi à fixer quelque chose des impressions que j’ai éprouvées en parcourant en tous sens cette contrée profondément humanisée, mais non abâtardie par les œuvres de la civilisation. L’esprit y est sollicité par la réflexion, mais c’est au spectacle tantôt riant, tantôt imposant de ces campagnes, de ces monts et de ces mers qu’il est sans cesse ramené comme à une source de causes. PREMIÈRE PARTIE



PERSONNALITÉ GÉOGRAPHIQUE
DE LA FRANCE
LA FRANCE
–––––––––––-–––



EN QUEL SENS LA FRANCE EST

UN ÊTRE GEOGRAPHIQUE


IL semble presque paradoxal de poser même la question suivante : La France est-elle un être géographique? Ce nom a pris à nos yeux une forme concrète; il s’incarne dans une figure à laquelle les cartes nous ont tellement habitués, que nous aurions de la peine à en concevoir les parties groupées d’après des affinités différentes. Volontiers nous serions portés à la considérer comme une unité faite d’avance : plusieurs diraient comme un cadre fourni par la nature à l’histoire.

C’est pourtant la première question sur laquelle il soit utile de s’expliquer, si l’on veut comprendre quelles ont été dans ce pays les relations de la nature et de l’homme. La réponse n’est pas aussi simple qu’on le croirait tout d’abord. Ce n’est pas au point de vue géologique que la France possède ce qu’on peut appeler une individualité. On peut parler d’harmonie entre ses diverses parties; mais il serait contraire aux résultats les moins contestables de la science de croire qu’un seul et même plan a présidé à sa structure.

Ce que nous disons de la géologie peut se répéter du climat, de la flore et de la faune sur ce territoire que nous appelons la France. Dans la variété de ses climats on distingue plusieurs types tranchés, qui ne lui sont pas particuliers. Il en est de même de ses espèces de plantes, d’animaux, de ses populations humaines. Elles se rattachent par leurs affinités, les unes au bassin méditerranéen, les autres à l’Europe centrale. Rien ne s’accorde avec l’idée d’un foyer de répartition situé dans l’intérieur de la France, d’où elles auraient rayonné en commun sur le reste du territoire.

Cependant nous répétons volontiers ce mot de Michelet : « La France est une personne. » Nous regardons comme un témoignage significatif et vrai les paroles souvent citées par lesquelles, il y après de vingt siècles, Strabon caractérisait en raccourci l’ensemble de cette contrée[1]. De quelle nature est donc cette personnalité, et comment faut-il l’entendre?

QUESTION DE GÉOGRAPHIE HUMAINE

Une individualité géographique ne résulte pas de simples considérations de géologie et de climat. Ce n’est pas une chose donnée d’avance par la nature. Il faut partir de cette idée qu’une contrée est un réservoir où dorment des énergies dont la nature a déposé le germe, mais dont l’emploi dépend de l’homme. C’est lui qui, en la pliant à son usage, met en lumière son individualité. Il établit une connexion entre des traits épars; aux effets incohérents de circonstances locales, il substitue un concours systématique de forces. C’est alors qu’une contrée se précise et se différencie, et qu’elle devient à la longue comme une médaille frappée à l’effigie d’un peuple.

Ce mot de personnalité appartient au domaine et au vocabulaire de la géographie humaine. Il correspond à un degré de développement déjà avancé de rapports généraux.

Ce degré a été atteint de bonne heure par la France. De cet état vague et rudimentaire oh les aptitudes et les ressources géographiques d’une contrée restent à l’état latent, où rien ne ressort encore de ce qui accuse une personnalité vivante, notre pays en est sorti plus tôt que d’autres. Il est un de ceux qui ont pris le plus anciennement figure. Tandis que, dans la partie continentale de l’Europe, les grandes contrées de l’avenir, Scythie, Germanie, n’apparaissaient que dans une pénombre indistincte, on pouvait déjà discerner les contours de celle qui devait s’appeler la France.

Il nous a semblé qu’avant d’aborder une description détaillée, l’examen de ce fait était digne d’attention. Comment un fragment de surface terrestre qui n’est ni péninsule ni île, et que la géographie physique ne saurait considérer proprement comme un tout, s’est-il élevé à l’état de contrée politique, et est-il devenu enfin une patrie ? Telle est la question qui se pose au seuil de ce travail. CHAPITRE PREMIER


FORME ET STRUCTURE DE LA FRANCE


I. LA FORME. || II. AMINCISSEMENTS PROGRESSIFS DU CONTINENT EUROPÉEN. || IV. VALEUR DES OBSERVATIONS DES ANCIENS. || IV. TRAITS GÉNÉRAUX DE STRUCTURE. || V. HARMONIE ET ÉQUILIBRE DES PARTIES. || VI. PASSAGES DE CIRCULATION GÉNÉRALE.


I LA FORME

LA FORME de la France, engagée dans le continent, mais dans une partie effilée de ce continent, tire sa raison d’être de faits très généraux, excédant de beaucoup son cadre.

Le doigt d’un enfant, suivant sur une carte ou un globe les contours de l’ancien monde, serait insensiblement conduit vers un point où les lignes qui encadrent la plus vaste masse continentale se rapprochent, convergent presque, de façon à dessiner une sorte de pont entre la Méditerranée et l’Océan, qui s’écartent de nouveau ensuite. Au point le plus resserré, entre Narbonne et Bayonne, l’intervalle n’a guère plus de 400 kilomètres.

Ceci n’est pas un trait fortuit et local. Tandis qu’à l’extrémité orientale de l’ancien monde, le continent arrondit ses flancs convexes vers des mers rangées en bordure, un type terrestre tout différent prévaut à l'extrémité occidentale. Le continent se projette hardiment; deux systèmes de mers l’échancrent en sens transversal, et cette configuration est un héritage lointain du passé. Les mers que représentent actuellement la Méditerranée d’une part, la Baltique et la mer du Nord de l’autre, ont beaucoup varié, au cours des périodes antérieures, dans leur forme et leur étendue, mais non dans leur direction générale. Une distinction, attestée par la nature des faunes, s’accuse persistante entre les deux systèmes maritimes du Nord et du Sud. On peut s’en rendre compte en considérant les cartes où les géologues reconstituent pour les époques antérieures les divisions générales des terres et des mers. Les mers du Nord et du Sud de l’Europe y sont séparées par une suite de massifs émergés qu’elles n’ont, dans le cours des âges, envahis qu’en partie, temporairement, et par-dessus lesquels les communications n’ont jamais été que restreintes. Le seuil du Poitou, en France, ainsi que les croupes intermédiaires entre le Morvan et les Vosges, marquent l’emplacement de tels de ces détroits, depuis longtemps fermés. La digue entre les deux systèmes de mers subsiste, bien que mutilée; c’est la charpente du continent européen.


II AMINCISSEMENT PROGESSIFS DU CONTINENT EUROPÉEN

Mais elle a subi, surtout du côté de la Méditerranée, de fortes brèches. Cette mer, par des empiétements récents, a projeté de longs bras vers le Nord. Ainsi, graduellement, le continent européen s’amincit : entre Odessa et la Baltique la distance se réduit à 1 200 kilomètres; vers Trieste, à 900. Mais pour que le rapprochement entre les deux systèmes de mers persiste et prenne le caractère d’un rapport de correspondance soutenue, il faut arriver à l’intervalle compris entre le golfe du Lion et la Manche. A partir de Langres, aucun point de notre territoire n’est distant de la mer de plus de 400 kilomètres.

Dans le signalement de la France voilà un trait essentiel : c’est la contrée sise au rapprochement des deux mers. Et comme, aussitôt après, l'épaisse Péninsule ibérique restitue à l’Europe des dimensions quasi continentales, notre pays se montre également le point de jonction entre deux masses terrestres.


III VALEUR DES OBSERVATIONS DES ANCIENS

Notre imparfaite terminologie géographique ne fournit pas de nom qu’on puisse appliquer, sinon par métaphore, à ces contrées qui, sans avoir l'étroitesse d’un isthme, se dessinent comme un pont d’une mer à une autre. Cependant, dès l’antiquité, l’attention des géographes avait été particulièrement frappée de cette forme intermédiaire, qui se répète avec des variantes, mais avec une insistance singulière, dans la partie de l’ancien monde sur laquelle s’est exercée leur observation. Ce resserrement, qui ne va pas jusqu’à l’étranglement, ils l’avaient remarqué à l’endroit où l’Asie Mineure se détache de l’Asie, où le Caucase s’interpose entre la Caspienne et la mer Noire, l’Iran entre la Caspienne et le golfe Persique. Ils l’avaient même supposé entre le Palus-Méotide et l’Océan septentrional. Ce trait ne pouvait manquer, dès qu’il fut aussi signalé en Gaule, de prendre place parmi les lignes fondamentales de leur cartographie. Ce fut en effet dans le labyrinthe des formes un trait conducteur, et sans doute le premier acheminement pour eux vers la notion d’une grande contrée individualisée.

Cette conception est d’origine évidemment commerciale. Il fallait, pour qu’elle se fît jour, que le commerce eût appris à connaître les rapports de distance qui existent dans cette partie de l’Europe entre les deux mers. Dès que les marchands marseillais eurent découvert quelle facilité offrait leur arrière-pays pour communiquer avec les mers extérieures, les géographes ne tardèrent pas à tirer de ce fait une définition de la contrée tout entière. TYPES OROGRAPHIQUES

FORMES DE SOMMETS DANS LES ALPES CRISTALLINES

LA CHAÎNE DE BELLEDONNE, vue de la faculté des sciences de Grenoble, à la distance d’une vingtaine de kilomètres, déroule une série de pics dentelés qui se maintiennent entre 2500 et 2198 mètres. Ils surmontent un large socle marneux formé par le lias. Phot. communiquée par M. Kilian (Fig. 1).

LE MASSIF DE LA MEIJE (3987 mètres) vu du Villar d’Arène (1651 mètres), à 5 kilomètres au Nord. On juge mieux, grâce à la distance moindre, de la ciselure des formes. Ces aiguilles, sans cesse avivées par l’érosion, montrent avec quelle rapidité les agents destructeurs s’exercent sur ces cimes relativement récentes. Phot. communiquée par M. Kilian (Fig. 2). Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/26 Strabon est interpréte d’observations inspirées déjà par plusieurs siècles d’expérience commerciale, lorsqu’il vante « la correspondance qui s’y montre sous le rapport des fleuves et de la mer, de la mer intérieure et de l’Océan. »[2]. Ces fleuves sont des auxiliaires qui facilitent les relations entre les mers ; cette correspondance, si rare en effet autour de la Méditerranée, et qui se rencontre ici, lui suggère l’idée d’un organisme composé à souhait, « comme en vertu d’une prévision intelligente ». La phrase est justement célèbre ; il se mêle une sorte de solennité dans ce premier horoscope tiré de notre pays. En réalité les premières observations de la science grecque, inspirées par une connaissance très sommaire de la contrée et très imparfaite du reste de l’Europe, ne pouvaient être qu’un pressentiment. Il est significatif cependant que déjà quelques-uns des mots les plus justes et les plus fortement frappés aient été dits sur notre pays.


IV TRAITS GÉNÉRAUX DE STRUCTURE

Sur le sol français se juxtaposent deux zones distinctes par leur évolution géologique et par leur aspect actuel. Il faut, pour expliquer ces différences, rappeler brièvement les résultats auxquels sont arrivés les géologues sur la structure de l’Europe Occidentale. Cette région a été remaniée à deux reprises par des contractions de l’écorce terrestre. D’abord, à la fin de la période primaire[3] se dressa une puissante chaîne, dont on a pu reconnaître l’unité en raccordant entre eux les plis de la Bohème, du Harz, de l’Ardenne, des Vosges, du Massif central, de la Bretagne et du Sud-Ouest de l’Angleterre. Il semble qu’ensuite, pendant de longues périodes, les forces internes soient restées en repos. Vers le milieu de la période tertiaire, elles se réveillèrent ; et c’est alors que de nouvelles contractions produisirent les plissements des Pyrénées, des Alpes, des Apennins, etc. Ces derniers accidents affectèrent surtout la région voisine de la Méditerranée ; mais leur contre-coup se fit sentir sur la partie contiguë de l’Europe qui avait déjà subi jadis l’assaut des forces internes. Ici, toutefois, comme l’effort vint se heurter à des masses depuis longtemps consolidées et qu’un tassement prolongé avait rendu moins plastiques, il se traduisit, non par des plissements nouveaux, mais par des dislocations et des fractures. Ces fractures accompagnées de pressions latérales eurent pour résultat de surélever certaines parties de la surface, tandis que d’autres s’affaissèrent.

On distingue ainsi, sur notre territoire, deux types de structure. L’un est la zone d’anciens massifs qui se succèdent de la Bohême au pays de Galles, soit par le Massif rhénan et l’Ardenne, soit par les Vosges, le Massif central et l'Armorique, fragments de la grande chaîne dressée à la fin des temps primaires. Entre ces piliers restés debout, de grandes surfaces, comme privées de support, ont cédé à un mouvement prolongé d’affaissement. On voit ainsi entre les pointements des anciens massifs s’étendre des aires d’enfoncement: tantôt des bassins comme ceux de Souabe, de Paris, de Londres ; tantôt une fosse comme la vallée du Rhin. La mer, qui occupait jadis ces dépressions, ne les a pas complètement évacuées. La Manche, la mer du Nord interrompent, par transgression, la continuité d’anciens massifs. Mais la nappe dont elles recouvrent le socle continental est mince. Ce sont des mers à fonds plats, dont les flots dissimulent sous des profondeurs inférieures à 200 mètres une partie du bassin de Paris, de celui de Londres, du Massif armoricain.

L’autre zone est celle qu’occupent les chaînes de plissements récents qui s allongent le long de la Méditerranée, en partie aux dépens du lit de méditerranées antérieures. En longues guirlandes se déroulent les chaînes élevées, aériennes: de Berne, Grenoble, Pau, on les voit, par un temps favorable, s’aligner sous le regard. La destruction s’exerce sur elles avec une activité à peine amortie[4]. Les chaînes courent en général parallèlement aux rivages ; ou bien, comme les Pyrénées orientales, elles sont brusquement, en pleine hauteur, interrompues par eux. La mer se creuse à leur pied en fosses profondes ; des abîmes de plus de 2 000 mètres sont, entre Nice et Toulon, aussi bien que sur la côte méridionale du golfe de Gascogne, tout voisins du littoral. Dans les parties que la mer a délaissées depuis les derniers temps géologiques, la nature des dépôts indique souvent des profondeurs considérables ; la faune fossile diffère entièrement de celle des anciennes mers qui ont envahi le bassin parisien. Il est visible que la nature a travaillé dans ces deux régions sur un plan différent. La diversité actuelle de physionomie est l’avertissement de diversités invétérées et séculaires.

Nous ne pousserons pas plus loin, pour le moment, ces comparaisons. On voit que la structure de la France n’a rien de l’unité homogène qu’on se plaît parfois à lui attribuer. Le Massif central, par exemple, ne peut être considéré comme un noyau autour duquel se serait formé le reste de la France. De même que la France touche à deux systèmes de mer, elle participe de deux zones différentes par leur évolution géologique. Sa structure montre à l’Ouest une empreinte d’archaïsme; elle porte, au contraire, au Sud et au Sud-Est, tous les signes de jeunesse. Ses destinées géologiques ont été liées pour une part à l’Europe centrale, pour l’autre à l’Europe méditerranéenne.


V HARMONIE ET ÉQUILIBRE DES PARTIES

Mais l’individualité géographique n’exige pas qu’une contrée soit construite sur le même plan. A défaut d unité dans la structure, il peut y avoir harmonie vivante ; une harmonie dans laquelle s’atténuent les contrastes réels et profonds qui entrent dans la physionomie de la France.

Cette harmonie est en effet réalisée. Elle tient surtout à la répartition suivant laquelle se coordonnent, en France, les principales masses minérales[5]. Les massifs anciens avec leurs terres siliceuses et froides, les zones calcaires au sol chaud et sec, les bassins tertiaires avec la variété de leur composition, se succèdent dans un heureux agencement. Les massifs ne sont pas, comme dans le Nord-Ouest de la Péninsule ibérique, concentrés en bloc. L’Ardenne, l’Armorique, le Massif central, les Vosges, alternent avec le bassin parisien, celui d’Aquitaine, celui de la Saône. En vertu de cette disposition équilibrée, aucune partie n’est en état de rester confinée à part dans un seul mode d’existence.

Partout, sur la périphérie des différents groupes — entre montagne et plaine, terres froides et terres chaudes, bocage et campagne, bon et mauvais pays, — éclatent des contrastes dont s’est emparé et qu’exprime avec sûreté le vocabulaire populaire. Si les hommes ont saisi ces différences, c’est qu’elles les touchaient de près, qu’elles se traduisaient en réalités pratiques. Ces réalités, c’était pour eux la manière de se nourrir, de se loger, de gagner sa vie. Suivant que le sol est calcaire ou argileux, pauvre ou riche en substances fertilisantes, suivant que l’eau se ramasse en sources, ou court en mille filets à la surface, l’effort de l’homme doit se concerter autrement. Ici il se livrera aux cultures de céréales ; là il combinera avec une agriculture plus maigre un peu d’élevage, ou un peu d’industrie ; ailleurs il saura pratiquer l’art de diriger et de rassembler ces eaux diffuses qui semblaient vouloir échapper à son action. Tout cela s’exprimera pour lui dans un nom : celui d’un « pays » qui souvent, sans être consacré par une acception officielle, se maintiendra, se transmettra à travers les générations par les paysans, géologues à leur manière. Le Morvan, l'Auxois, la Puisaye, la Brie, la Beauce et bien d’autres correspondent à des différences de sol.

Ces pays sont situés, les uns par rapport aux autres, de façon à pouvoir recourir aux offices d’un mutuel voisinage. Le bon pays est tout au plus à quelques jours de marche du pays plus déshérité, dont l’habitant a besoin d’un supplément de gains et de subsistances. Celui-ci peut trouver à sa portée les ressources qu’en d’autres contrées il faudrait aller chercher bien loin, avec moins de certitude, avec plus de risques. La France est une terre qui semble faite pour absorber en grande partie sa propre émigration. Une multitude d’impulsions locales, nées de différences juxtaposées de sol, y ont agi de façon à mettre les hommes à même de se fréquenter et de se connaître, dans un horizon toutefois restreint.

Plus on analyse le sol, plus on acquiert le sentiment de ce qu’a pu être en France la vie locale. Aussi des courants locaux, facilement reconnaissables encore aujourd’hui, se sont formés spontanément à la faveur de la variété des terrains. Leurs buts sont rarement éloignés : marchés, foires ou fêtes dans le voisinage, tournées périodiques aux époques de morte-saison, enrôlements au temps des moissons. Mais ces dates attendues et espérées prennent place dans les préoccupations ordinaires de la vie. Les différences qui sont mises par là en rapport ne sont pas de celles qui ouvrent des horizons lointains; ce sont des contrastes simples et familiers, qui s’expriment par dictons, proverbes ou quolibets. Malgré tout il en résulte une ventilation salubre. On est moins étranger l’un à l’autre. Il se forme un ensemble d’habitudes dont s’est visiblement imprégnée la psychologie du paysan de France.


VI PASSAGE DE CIRCULATION GÉNÉRALE

Des courants généraux se sont fait jour à travers la foule des courants locaux. Car la vie générale a trouvé aussi des facilités dans la structure de la contrée. Elle s’est frayé des voies à la faveur des seuils qui séparent les massifs, et des dépressions qui longent les zones de plissement. La vallée du Rhône, sur le bord extérieur des Alpes, le couloir du haut Languedoc sur le front septentrional des Pyrénées, rentrent dans cette seconde catégorie. A la première appartiennent les seuils qui, entre les Vosges Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/31 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/32 et le Morvan (Bourgogne), entre le Limousin et l’Armorique (Poitou), séparent les anciens massifs.

Si remarquables dans l’économie générale de la contrée, ces seuils ne sont en réalité que les parties surbaissées de rides souterraines qui rattachent ici les granits des Vosges à ceux du Morvan, là ceux du Massif central à ceux de la Gâtine vendéenne. Les dépôts sédimentaires qui les recouvrent dissimulent cette connexion, que trahissent seulement, en Bourgogne comme en Poitou, quelques pointements isolés au fond des vallées. Il aurait suffi que l’érosion, qui sur tant d’autres points a débarrassé les terrains primitifs de leur couverture sédimentaire, poussât un peu plus avant son œuvre pour que la liaison granitique qui existe souterrainement se poursuivît au grand jour. Qu’en serait-il résulté pour les communications, privées de la facilité que les dépôts calcaires ménagent à la circulation ? Sans doute les relations entre les hommes seraient devenues plus malaisées. Peut-être les voies du commerce eussent-elles pris d’autres directions. Assurément les séparations seraient restées plus fortes entre le Nord et le Sud. Cela n’a pas eu lieu ; et l’on voit ainsi comment une circonstance, qu’on peut qualifier de secondaire au point de vue de l’évolution géologique, est devenue capitale au point de vue de la géographie humaine.

Mais une réflexion doit nous retenir de pousser plus loin. Les rapports dont il vient d’être parlé supposent dans une région un certain degré de vie générale. Or, comment naît et s’éveille une vie générale, c’est ce que nous n’avons pas examiné encore. Nous sommes amenés à cette question. CHAPITRE DEUXIÈME


LES INFLUENCES DU DEHORS


LA MÉDITERRANÉE


I. FUSION NÉCESSAIRE DES CIVILISATIONS. || H. RELATIONS AVEC LA MÉDITERRANÉE. || III. LE MONDE MÉDITERRANÉEN. || IV. CONTACT DE LA FRANCE AVEC LA MÉDITERRANÉE. || V. LE COMMERCE DE L’ÉTAIN EN GAULE. || VI. LE BASSIN DE LA VILAINE. || VII. CONTRÉES INTERMÉDIAIRES ENTRE LE SUD ET LE NORD DE L’EUROPE. || VIII. LA MÉDITERRANÉE DANS NOTRE HISTOIRE.



I FUSION NÉCESSAIRE DES CIVILISATIONS

IL N’EST GUÈRE de question plus importante pour la géographie politique que de chercher comment, quand et par quelles voies une vie générale parvient à s’introduire à travers la diversité des pays locaux. Aucune étape n’est plus décisive et ne met plus de différences entre les contrées. Il y en a qui ne la franchissent pas. Elles restent morcelées à l’état de petits groupes que relie un lien très lâche, ou qui même sont à peu près isolés. Thucydide remarquait que de son temps la moitié de la Grèce, dans les montagnes et dans l’Ouest, n’était pas sortie de cet état social rudimentaire : on ne serait pas en peine encore de nos jours de citer des exemples pareils, sur les bords mêmes de la Méditerranée : l’Albanie, le Rif marocain nous montrent des types à peu près intacts de sociétés primitives. La tribu, le clan, le pays, le village sont, suivant les lieux, les cadres de cette vie. L’Afrique centrale ne nous a-t-elle pas révélé récemment, sur des étendues énormes, un état de dispersion politique à travers lequel nous voyons, aujourd’hui seulement, filtrer, avec l’Européen ou l’Arabe, les premiers filets de relations générales ?

Telle est, en effet, la marche naturelle. Le choc vient du dehors. Aucune contrée civilisée n’est l’artisan exclusif de sa propre civilisation. Ou du moins elle ne peut engendrer qu’une civilisation bornée, comme une horloge qui, après quelque temps de marche, s’arrête court. Il faut, pour qu’elle s’élève à un degré supérieur de développement, que sa vie soit en communication avec celle d’un domaine plus vaste, qui l’enrichit de sa substance et glisse en elle de nouveaux ferments.

Ces sources de vie n’ont pas manqué à la France. Elle y a puisé de divers côtés. Essayons de voir quelles ont été ses relations, d’abord avec la Méditerranée, puis avec la Péninsule ibérique, enfin avec l’Europe centrale.


II RELATIONS AVEC LA MÉDITERRANÉE

Par la Méditerranée la France est en rapport avec le domaine terrestre où se constituèrent les premières grandes sociétés : les plaines alluviales de la Mésopotamie et du Nil, les contrées découvertes, enrichies de débris volcaniques qui s’étendent au pied du Taurus d’Arménie ou d’Asie Mineure, en général enfin l’Asie occidentale. La géographie botanique, qui étudie l’origine des plantes cultivées et qui en suit les migrations, est parvenue par ses recherches à jeter quelque jour sur l’antique histoire humaine. Elle constate que l’homme n’a trouvé nulle part, si ce n’est peut-être en Chine, des moyens de subsistance plus variés que dans les contrées qui viennent d’être nommées. Plus de la moitié des céréales et graines nourricières connues sont originaires de cette partie du continent. Là, depuis une antiquité qu’il est difficile d’évaluer, car elle précède les grands empires que nous fait connaître l’histoire, apparaît constitué un système d’agriculture fondé sur la charrue, dans lequel le bœuf a son emploi comme animal de trait.


III LE MONDE MÉDITERRANÉEN

Parmi les céréales venues d’Asie, les unes, comme le seigle et l’avoine sont restées longtemps étrangères aux contrées de la Méditerranée et semblent n’y être arrivées qu’après avoir passé par l’Europe centrale ; mais les autres y apparaissent de très bonne heure.

L’orge primitivement et plus tard le blé sont devenus, pour les riverains de cette mer, le fond de la nourriture. Parmi les plantes textiles figure au premier rang le lin, avec lequel ils tissent des étoffes. C’est sur ce mode d’existence que se greffèrent, suivant les localités, d’autres variétés d’exploitation du sol, inspirées par les conditions du relief et de climat: l’élevage avec transhumance périodique, dans les régions montagneuses qui se pressent le long de la Méditerranée; les cultures d’arbres et d’arbustes, sur les terrasses abondantes en sources, et dans les plaines où l’eau s’infiltrant ne peut être atteinte que par les plantes à longues et profondes racines. Toute une légion d’arbres fruitiers, portée par des migrations humaines, vint, avec la vigne, garnir les bords de la Méditerranée, et faire au pays de Chanaan, à l’Apulie et la Sicile cette renommée légendaire dont nos esprits ne sont pas encore affranchis. Cet art des plantations, que les Grecs distinguaient par le mot ϱυτεύεω, est, comme l’indique fort bien Thucydide, un art Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/37 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/38 délicat qui a pris naissance ultérieurement, et a progressé comme un luxe de civilisation avancée. Il achève de caractériser, par l’usage de l’huile et du vin combiné avec celui du blé et du pain, une manière de vivre qui s’est formée et propagée dans la zone qui comprend l’Asie occidentale et les bords orientaux de la Méditerranée. Malgré toutes les acquisitions dont s’est accru le patrimoine du monde méditerranéen par des emprunts faits à l’Inde, au Soudan et à l’Amérique, l’existence humaine, en tant que mode de culture et de nourriture, y reste constituée sur les mêmes bases, figée et désormais à peu près invariable, comme toutes choses remontant très haut dans le passé.

On comprend sans peine l’influence que ce type de civilisation matérielle, peu à peu enrichi par les prestiges de l’industrie et de l’art, servi par des courtiers comme les Phéniciens et les Grecs, a exercée autour de lui. La Méditerranée fut un des traits d’union, le principal certainement qui nous en rapprocha.


IV CONTACT DE LA FRANCE AVEC LA MÉDITERRANÉE

IL semblera peut-être qu’on ne puisse apprécier trop haut le rôle de la Méditerranée dans nos destinées. Cependant la France n’est ni une péninsule ni une île. Elle a sur la Méditerranée moins de façade que l’Espagne. Elle ne touche à cette mère que par un littoral qui n’a guère plus de 600 kilomètres. En outre, entre le Rhône et les Pyrénées, la côte est mal abritée, battue du mistral.

Mais ce littoral doit une signification unique à sa position entre les Pyrénées et les Alpes. Les Pyrénées s’abaissent à son approche et ouvrent au col du Pertus et sur la côte des issues telles que pour en trouver de semblables il faudrait aller à l’autre extrémité de la chaîne. Les plantes s’y sont avancées librement; on compte plus de cinquante espèces végétales, d’origine ibérique, qui les ont franchies et ne disparaissent que vers Montpellier. Ce fut aussi un passage pour les hommes. La circulation, rejetée vers la côte, continue à la serrer de près, car elle y trouve la communication la plus directe vers l’Italie. De la Catalogne au Piémont, c’est un trait de liaison qui a fait sentir son influence sur la civilisation provençale et sans lequel la formation de ce qu’on a appelé ainsi serait inintelligible.

De leur côté les Alpes achèvent sur ce littoral le grand demi-cercle concave quelles opposent à la Méditerranée. Cette mer a peu d’ouvertures vers l’intérieur: presque partout elle est bloquée par des montagnes. Mais il y a aux deux extrémités de la chaîne des Alpes, deux lacunes importantes de la barrière qui ferme l’Europe centrale. De l’Adriatique au Danube, comme du golfe du Lion au Rhin, il est possible de tourner les Alpes. Des voies de commerce très anciennes s’avancèrent dans ces directions ; Hérodote en a connaissance[6], et malgré les mythes dont elles s’enveloppent, elles traversent de quelques traits de clarté l’obscurité de l’Europe primitive.

Enfin le Rhône, continué par la Saône, ouvre en droite ligne une voie fluviale de plus de 700 kilomètres, dirigée vers le Nord. Quoique la vallée du Rhône se compose en réalité d’une série de bassins, l’atténuation qu’éprouve ici l’obstacle dressé devant la Méditerranée est sensible. Par cette trouée du Sud au Nord, une carrière plus libre s’offre aux échanges de la nature et des hommes. Cette avenue conduit à d’autres : la Loire à Roanne n’est séparée du Rhône que de 70 kilomètres ; on gagne aisément la Seine par les rampes calcaires de Bourgogne, et l’on arriva par la vallée du Doubs à l’un des carrefours de l’Europe. Ainsi des voies naturelles, parties du littoral méditerranéen, traversent la Gaule vers l’Espagne, les Iles Britanniques, l’Europe centrale.


V LE COMMERCE DE L’ETAIN EN GAULE

Mais il fallait qu’un intérêt considérable et permanent appelât le commerce vers ces routes qui s’ouvraient. Seul l’attrait d’un de ces minéraux dont l’usage est indispensable à une société civilisée pouvait attirer chez nous les marchands et les voyageurs de la Méditerranée orientale, et amener entre des contrées aussi éloignées que les deux extrémités de la Gaule des relations assez régulièrement suivies pour exercer sur ce pays une profonde action géographique.

Ce fut le commerce de l’étain qui joua ce rôle. L’étain était pour des raisons bien connues un des métaux les plus recherchés par le commerce antique, mais les plus rares[7]. Parmi les contrées privilégiées où on le trouve sont les massifs de roches archéennes qui, dans la Galice, dans notre Bretagne, et dans la Cornouaille anglaise, se projettent en saillie sur l’Océan. Les mines d’étain de la Cornouaille (anciennes Cassitérides) conservaient hier encore le premier rang dans la production du globe. Celles de la Galice (ancien pays des Artabres), quoique moins riches, continuent à être exploitées. Notre Bretagne a cessé de fournir de l’étain ; mais elle prit certainement sa part dans l’approvisionnement d’étain de l’ancien monde.


VI LE BASSIN DE LA VILAINE

Le bassin de la Vilaine est une région éminemment stanifère. Le minerai affleure près du promontoire de Piriac entre l’embouchure de la Loire et celle de la Vilaine. On sait aujourd’hui que l’exploitation ne se borna pas aux alluvions et au minerai de la côte. Assez loin dans l’intérieur, près de Ploërmel et aux environs de Nozay, on a relevé des traces considérables de travail, qui ne laissent aucun doute sur l’extension de cette ancienne métallurgie de l’étain. Ce n’est probablement pas une coïncidence fortuite que l’existence, aux abords de ces gisements, d’un peuple de renommée ancienne, les Vénètes. Rien de plus naturel que la formation d’une puissance maritime et commerciale à proximité des gisements d’un minerai précieux, et sur une côte découpée, bordée d’îles, propice aux débuts de la navigation, comme celle qui s’étend entre Quiberon et le Croisic. Le nom du peuple vénète n’attendit pas pour être connu que le conflit avec César le rendît célèbre : il figure dans des témoignages de bien plus ancienne provenance[8] comme habitant l’extrémité de la Celtique. C’était un des peuples qui pouvaient disputer aux Artabres et aux Bretons insulaires le titre de « derniers des hommes », vers les confins occidentaux de la terre habitée ; ses relations allaient jusqu’à l’Irlande, et il est permis de voir dans cette marine vénète l’aînée de ces marines celtiques qui explorèrent le Nord de l’Atlantique avant les Scandinaves.

Ce ne fut donc pas à l’aveugle, à travers l’inconnu, que les navigateurs de la Méditerranée ou de Gadès (Cadiz actuelle) se lancèrent vers les lointaines Cassitérides. Des régions où la métallurgie était connue et pratiquée leur ménagèrent des étapes. Lorsque le voyageur marseillais Pythéas, au IVe siècle avant notre ère, alla visiter l’île de Bretagne, son trajet, commencé à Gadès. au Sud de l’Espagne, suivit sans doute les voies fréquentées par les marins de cette ville. Son itinéraire est visiblement lié aux relations qui unissaient dès lors les principaux foyers du commerce océanique. C’est ainsi que nos côtes armoricaines furent parmi celles qu’il décrivit en détail. Il dépeint à l’extrémité de la Celtique une vaste protubérance découpée de promontoires et d’îles ; il y a là le cap Cabæon, le peuple des Ostimii, l’île d’Uxisama[9]. Grâce aux renseignements commerciaux, la péninsule armoricaine est une des premières contrées dont quelques détails se dessinent dans le Far-West européen. Ce que l’on commence à signaler, ce sont les traits propres à frapper des commerçants et des marins, tout ce qui sert de repère à la navigation, caps, promontoires et îles. La contrée s’éclaire par les extrémités. Une auréole légendaire flotte, dans la Méditerranée, sur ces caps où se dressent des sanctuaires de Melkhart-Hercule ou d’Astarté-Vénus ; et dans l’Océan, sur ces îles lointaines, comme la pauvre petite île de Sein, dont on se raconte les mœurs et les costumes étranges.

Mais l’étain des Cassitérides voyagea aussi par la Gaule. En concurrence avec la voie de mer, une voie terrestre, qu’il nous paraît difficile de considérer comme antérieure au Ve siècle avant l’ère chrétienne, fut organisée par les Marseillais. Posidonius, un siècle avant J.-C., dit que l'étain biitannique était expédié à Marseille[10] ; et Diodore décrit le système de transport par chevaux qui le faisait parvenir en trente jours du Pas de Calais à l’embouchure du Rhône[11].

Ainsi se glissèrent en Gaule, soit indirectement par le détour de l’Océan, soit directement par les voies intérieures, de nombreux ferments de vie générale. Des nœuds de rapports se fixent alors ; des points de concentration s’établissent : ce sont, dans le développement de l’être géographique que nous étudions, quelque chose d’analogue à ces « parties constituantes », à ces « points d’ossification » dans lesquels les naturalistes nous montrent le commencement de l’être humain. Un grand pas est fait dans le développement géographique d’une contrée quand les fleuves ou rivières, au lieu d’être simplement recherchés comme sites de pêche ou fossés de défense, deviennent des voies de communication, suscitent des marchés aux confluents ou aux embouchures, des établissements aux étapes où la batellerie doit changer ses moyens de transport. Avant même la domination romaine, mais surtout depuis, Vienne, Lyon, Châlon-sur-Saône, Roanne, Decize, Nevers, Gien, Orléans, Troyes, Melun, Paris, etc., préludent ainsi à la vie urbaine. Par là s’introduit à travers les habitudes de vie locale le mouvement entretenu par une population dont l’existence est vouée au trafic et au transport. Les premiers renseignements historiques sur la Gaule nous montrent des habitudes de circulation active, par les routes plus encore que par les fleuves. Sans doute sur les plateaux calcaires ou à silex qui occupent, surtout dans le Nord, une grande étendue, les matériaux s’offraient d’eux-mêmes à l’empierrement, et la nature faisait presque les frais des routes. Mais ce qui prouve qu’elles servaient déjà à des relations lointaines, c’est la curiosité même qui y attirait les populations ; on y accourait pour savoir les nouvelles[12].

Il y avait déjà chez ces peuples quelque chose que les Grecs du Ve siècle avant J.-C. traduisaient par le mot philhellène[13]. Cela voulait dire des gens accueillants pour les étrangers, aptes à apprécier les avantages et à se conformer aux habitudes du commerce. C’est dans le même sens que les habitants des districts métallurgiques de la Cornouaille étaient réputés « pacifiques », que plus tard on parla de « la douceur » des Sères ; et qu’Eginhard, plus tard encore, louait l’esprit de douceur des habitants de la côte de l’ambre.


VII CONTRÉES INTERMÉDIAIRES ENTRE LE SUD ET LE NORD DE L'EUROPE

La Gaule ne fut pas la seule contrée médiatrice entre la Méditerranée et les mers du Nord. Sur le haut Danube, autour de Hallstatt, le sel et le fer attirèrent des voies de commerce. Par la plaine danubienne et la Moravie était la route que prit l'ambre de la Baltique pour parvenir à l’Italie. La Dacie fut exploitée pour ses mines d’or. La Russie méridionale ouvrit ses fleuves aux colonies grecques de la mer Noire. Chacune de ces contrées servit Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/43 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/44 à sa manière d’intermédiaire avec les contrées de la Baltique et de la mer du Nord. Celles-ci, isolées par une ceinture de marais et de forêts dont les peuples du Midi ne parlaient qu’avec horreur, tirèrent de leur propre fonds une civilisation originale qui ne commença que tard, à peine cinq siècles avant notre ère, à entrer en contact direct et en relations fréquentes avec la Méditerranée. Mais bien auparavant, la civilisation du Sud s’était fait jour dans les contrées intermédiaires. Ce grand foyer avait projeté autour de lui une auréole de demi-culture qui embrassait les contrées du Danube, du Rhin et de la Gaule. Celle-ci en profita plus qu’aucune autre. Vers 500 ou 600 avant J.-C., elle avait assez de besoins généraux pour que la civilisation des bords de la Méditerranée fût pour elle comme une table richement servie. Le passage de la civilisation du type de Hallstatt qui fait place, vers 400 avant notre ère, à la période dite de la Tène, exprime une accélération de progrès qu’il n’est que juste de rapporter à l’accroissement des relations avec la Méditerranée[14].


VIII COUP D’ŒIL SUR LA MÉDITERRANÉE DANS NOTRE HISTOIRE

En mettant en contact l’Orient méditerranéen et l’Ouest de l’Europe, la mer remplit le rôle qui semble lui appartenir dans le domaine de la civilisation comme dans le monde physique, celui d’amortir les contrastes, de combler les inégalités.

Des mers qui baignent notre pays, la Méditerranée est la seule dont l’influence se soit fait puissamment sentir sur nos origines. Ce qu’elle nous a surtout communiqué, c'est ce que la barque du commerçant porte avec elle, le luxe dans le sens du superflu nécessaire à la civilisation, l’éveil et la satisfaction de besoins nouveaux. Elle fut une initiatrice ; et c’est pourquoi son nom éveille en nous le charme qui s’attache aux souvenirs d’enfance.

Ce que la Méditerranée avait été pour notre pays aux débuts lointains, elle le resta longtemps encore. Pendant longtemps tout ce qui présentait un degré de vie supérieur, tout ce qui éveillait une idée de raffinement intellectuel et matériel, continua à émaner de la Méditerranée. Jusqu’à l’époque étonnamment tardive où l’Europe connut d’autres contrées tropicales que celles auxquelles la Méditerranée donne accès, cette mer fut la seule voie d’où pouvaient provenir certains produits dont la civilisation avait fait une nécessité. La foire de Beaucaire était encore, il y a cinquante ans, dans le Midi, l’objet de dictons rappelant ce passé.

Cependant les rôles avaient changé, s’étaient presque intervertis entre l'Orient et l’Occident. Mais sur l’Orient déchu, pulvérisé, réduit en miettes de peuples et de sectes après les invasions arabes, reflua la force compacte du royaume de France. Son rôle fut tel que c’est dans son nom que se résuma, pour les populations syriennes échappées à l’Islam, l’idée de l’Occident chrétien, — idée associée à celle de protection et de patronage. Le nom de France acquit un prestige dont les restes sont encore assez vivants pour arracher parfois un aveu à nos rivaux. CHAPITRE TROISIÈME


LES INFLUENCES DU DEHORS (suite)


LE CONTINENT


I. DIFFÉRENCES POLITIQUES ENTRE LES CONTINENTS ET LES ILES. || II. EN QUOI LA FRANCE SE MONTRE-T-ELLE CONTINENTALE? ― § 1.I. CONTIGUÏTÉ CONTINENTALE AU SUD. || II. RAPPORTS AVEC LE MONDE IBÉRIQUE. ― § 2. I. CONTACT DE LA FRANCE AVEC L’EUROPE CENTRALE. || II. ACTIONS ET RÉACTIONS. || III. PRINCIPALES VOIES DE MIGRATIONS DANS L’EUROPE CENTRALE. || IV. ASPECT GÉOGRAPHIQUE DE LA QUESTION. || V. ROLE DE LA FORÊT DANS LES DIVISIONS PRIMITIVES DE L’EUROPE. || VI. ANCIENS SOLS AGRICOLES DE L'EUROPE. || VII. LES ZONES AGRICOLES DE L'EUROPE CENTRALE EN RAPPORT AVEC LA MARCHE DE LA CIVILISATION. || VIII. POUSSÉES EN FRANCE D'INVASIONS VENUES DE l’est. ― § 3. LA ZONE D'ALLUVIONS LITTORALES DE LA MER DU NORD.


LA FRANCE, malgré sa position sur les deux mers, adhère largement au tronc continental. Elle s’incorpore au continent, comme une statue aux trois quarts encore engagée dans le bloc. Elle en est partie intégrante. Qu’on songe en effet qu’avec nos terres armoricaines se termine la plus longue bande continentale du globe : de nos côtes à celles de l’Asie orientale les terres se déroulent sans solution de continuité sur 140 degrés de méridien, en s’élargissant de plus en plus vers l’Est. Il y a donc pour la contrée qui expire entre 40° et 51° de latitude sur l’Océan, soit de la Rochelle à Calais, un hinterland énorme, dont une partie au moins, n’étant pas séparée d’elle par de hautes montagnes, pèse de tout son poids. La pression des influences continentales s’y exerce dans sa plénitude, tandis qu’elle s’atténue plus ou moins sur l’Italie, l’Espagne, la Grande-Bretagne, les îles et péninsules qui rayonnent autour d’elle. I DIFFÉRENCES POLITIQUES ENTRE LES CONTINENTS ET LES ILES.

Les naturalistes analysent les différences que présente la marche de la vie végétale et animale, selon qu’elle se produit dans les îles ou sur les continents. Ils nous montrent que le nombre d’espèces va diminuant dans les îles, suivant la distance qui les sépare du continent. A la grande complexité qui caractérise sur les continents le tableau de la vie, se substitue dans les îles une simplicité relative. Les éléments qui composent le monde vivant étant ici moins nombreux, il en résulte que les conditions de la lutte pour l’existence sont différentes. Certaines espèces que leur faiblesse vouerait sur le continent à une destruction rapide, parviennent, dans les îles, à se conserver longtemps ; et leur nombre, relativement considérable, imprime un cachet d’autonomie aux flores et aux faunes insulaires. Il est vrai que cet état d’équilibre est vite rompu si les circonstances introduisent des espèces plus vigoureuses et envahissantes. Devant ces nouveaux champions qui entrent en lice, la résistance des espèces qui n’avaient d’autre garantie que leur isolement ne tient guère. On voit alors des changements d’autant plus brusques et radicaux que l’isolement avait été plus complet. L’arrivée des Européens aux Mascareignes, à la Nouvelle-Zélande, a été le signal de révolutions de ce genre.

On peut faire application de ces notions aux faits de la géographie humaine. Les îles et, dans une certaine mesure, les péninsules puisent dans un fonds ethnique moins riche que les continents. Elles offrent le spectacle de développements autonomes, interrompus de temps en temps par des révolutions radicales. C’est une conséquence de l’espace limité et relativement étroit alloué aux sociétés qui s’y sont formées. Le cadre où elles sont contenues est pour elle une sollicitation permanente d’autonomie. Elles y tendent comme vers leur état naturel. Cette autonomie, plus facilement réalisée qu’ailleurs, s’étend aux habitudes, au caractère, parfois jusqu’à l’histoire. L’exemple de l’Angleterre et de l’Espagne montre comment des parties complètement ou à demi détachées du continent et plus libres ainsi de s’absorber dans une tâche unique, peuvent porter dans leur histoire le caractère de spécialisme qui distingue chez elles la nature vivante. Mais nulle part non plus on n’a observé de changements plus radicaux. N’est-ce pas dans des îles ou des péninsules que se sont produites, et là seulement, que pouvaient se produire des ruptures telles que la substitution d’une Angleterre saxonne à une Bretagne celtique, d’une Espagne chrétienne à une Espagne moresque, d’un Japon moderne à un Japon féodal, et peut-être jadis d’une Grèce hellénique à une Grèce mycénienne ? Ces révolutions frappent par un certain caractère de simplicité dans la façon dont elles s’accomplissent et par la possibilité de les ramener à peu près à des dates déterminées.

La marche de la vie sur les continents est différente. Elle se déroule sur un plan plus vaste. Plus de forces sont à l’œuvre pour faire continuellement succéder un nouvel état de choses à l’ancien ; mais le changement rencontre aussi plus de résistances. L’aire de propagation des espèces vivantes, et en particulier des mouvements humains, embrasse des étendues d’autant plus considérables que la limite la plus difficile à franchir, celle de la mer, est plus éloignée. La juxtaposition en Europe des races germaniques et slaves, les invasions turques et mongoles, l’extension de la civilisation chinoise, sont par excellence des faits continentaux. Une complexité plus grande règne dans les choses. Lorsqu’on cherche à approfondir, on s’aperçoit qu’une même teinte de civilisation ou de langue couvre des éléments ethniques très différents, et qui n’ont nullement, sous l’étiquette qui les dissimule, abjuré leurs différences.


II EN QUOI LA FRANCE SE MONTRE-T-ELLE CONTINENTALE ?

Engagée, bien que moins profondément que la Germanie et la Russie, dans la masse continentale, la France tire de cette tire de cette position les éléments essentiels qui composent chez elle la nature vivante. Elle est à cet égard un morceau d’Europe. Par sa végétation, par sa composition ethnique et par les traces primitives de civilisation, elle sert de prolongement à des phénomènes qui ont eu pour se développer un champ considérable d’étendue. Son rôle, comme nous verrons, est de les résumer.

Les influences continentales auxquelles la France est soumise ne forment pas un seul tout. Elles l’ont assiégée de divers côtés, elles proviennent de centres d’action très différents. On peut dire qu’il y a, pour nous, contiguïté continentale au Sud et à l’Est.


§ I.


CONTIGUITE CONTINENTALE AU SUD

Les anciens qui visitaient la Gaule étaient frappés, aux approches de la Garonne, de changements dans le type, la langue, les mœurs des habitants ; ils traduisaient cette impression en disant que les Aquitains tenaient des Ibères plus que des Gaulois. Plus de vingt siècles ont contribué à amortir ces différences ; cependant elles ne laissent pas de se manifester encore à l’observateur, et les recherches, si incomplètes qu’elles soient encore, de l’anthropologie, confirment cette impression. Elles nous montrent en outre que ces analogies remontent aux temps préhistoriques, bien au delà de l’époque déjà avancée où un nom commun, celui d’Ibères, était parvenu à s’établir sur la péninsule.

Au Nord des Pyrénées, vers l’Ouest comme vers l’Est, la composition du monde végétal garde une empreinte ibérique ; car il n’est pas douteux que ce soit en Espagne qu’il convient de placer le centre de formation où se sont multipliés, pour rayonner en sens divers, les genres d’ulex, cistes, thyms, génistées, etc., dont les espèces s’avancent vers le Rhône et vers la Loire.

D’autre part, dès le Périgord on se trouve en présence de groupes humains dolichocéphales à cheveux très noirs, dont le type s’écarte autant des brachycéphales du Massif central que des dolichocéphales blonds du Nord de la France[15]. Traversé par d’autres races, modifié par les croisements, ce type persiste néanmoins à réapparaître dans toute la zone méridionale qui s’étend jusqu’aux Alpes. Les populations proprement pyrénéennes sont, il est vrai, assez différentes entre elles : le Navarrais à visage long et mince ; le Basque aux tempes renflées et au menton pointu, aux larges épaules et aux hanches rétrécies comme un ancien Egyptien ; le Catalan à large face et à épaisse encolure, ne se ressemblent guère. Mais ils représentent des éléments qui n’existent pas ailleurs dans la composition ethnique de la France ; ce sont les avant-gardes dont il faut chercher le centre au delà, vers le Sud.


II RAPPORTS AVEC LE MONDE IBÉRIQUE

C’est ainsi qu’à travers nos contrées sub-pyrénéennes apparaît l’image d’une contrée plus vaste, de ce continent en petit qu’on nomme la Péninsule ibérique. Avec sa superficie qui dépasse d’un cinquième celle de la France, elle pèse sur la partie rétrécie qui lui succède immédiatement au Nord, et il faut ajouter que cette masse compacte n’est séparée de l’Afrique que par un fossé de 14 kilomètres, de formation assez récente pour que le roc de Gibraltar conserve encore un groupe de singes, marquant l’extension extrême de ces animaux terrestres vers le Nord. Les zoologistes distinguent dans la faune de l’Espagne plusieurs espèces par lesquelles elle se rattache à celle du Nord de l’Afrique : il serait imprudent de ne pas tenir compte dans l’histoire des hommes de relations terrestres dont la trace reste imprimée sur la répartition actuelle des espèces vivantes, et dont l’interruption est encore d’étendue insignifiante. Dans les cadres de civilisations primitives, tels qu’on peut aujourd’hui les entrevoir, le monde ibérique parait inséparable des pays de l’Atlas jusqu’aux Canaries inclusivement et même des grandes îles de la Méditerranée occidentale, Sardaigne et Corse. Les observations de l’anthropologie et de l’ethnographie confirment le lien d’affinité que pouvait faire soupçonner l’examen de la flore et de la faune. Lorsque les observateurs grecs entrèrent pour la première fois en relations avec les peuples ibériques, surtout des cantons reculés du Nord-Ouest de l’Espagne, ils furent profondément frappés de ce qu’offrait de particulier leur manière de se nourrir, de se vêtir, de combattre, de danser. Poussant plus loin leurs observations ethnographiques, ils signalèrent, en ce qui concerne l’hérédité, le rôle de la femme, etc., des usages en désaccord avec ce qu’ils connaissaient. Visiblement ils se trouvaient en présence de formes spéciales de civilisation. L’isolement pouvait expliquer la persistance des coutumes ; mais ces coutumes elles-mêmes gardaient une saveur d’originalité, dont les Grecs ne trouvaient pas chez eux l’équivalent. Et en fait, les progrès de l’archéologie préhistorique révèlent chez ces peuples les indices de plus en plus nombreux d’une civilisation primitive foncièrement différente de celle de l’Europe centrale. Le groupe d’animaux domestiques n’est pas le même ; il ne se compose à l’origine que de la chèvre, du mouton, du chien ; le bœuf et le porc ne semblent y avoir été introduits que plus tard ; la chèvre est par tradition l’animal qui sert à la nourriture[16]. La langue enfin nous a conservé une preuve frappante de l’originalité du monde ibérique : le dialecte ibère encore actuellement en usage aux confins de la Gascogne ne ressemble à aucune des langues de l’Europe ; c’est une sorte de témoin linguistique, dernier représentant d’une famille de langues qui dut être nombreuse, et grâce auquel on peut expliquer l’analogie de certains noms de lieux épars du Sud de la France au Sud de l’Espagne[17].

Ce monde ibérique représente en son état actuel une réduction d’un état ancien qui embrassait un groupe considérable de peuples ayant entre eux des rapports de culture commune. Les témoignages classiques sont nombreux et précis pour attester son extension au Nord des Pyrénées. Ils nous la montrent, au Ve siècle avant notre ère, embrassant le Sud de notre pays jusqu’à la Garonne et au Rhône ; mais quelle a pu être, antérieurement à cette époque, la surface occupée par ces anciennes couches de population ? Voilà ce qu’il est difficile, dans l’état présent des recherches, de déterminer.

On peut affirmer toutefois que cette surface avait couvert au Nord des Pyrénées une étendue plus ample que celle qu’indiquent les textes. Cette civilisation, si profondément empreinte d’archaïsme, nous reporte à une période assez lointaine pour qu’il soit naturel de tenir compte, en l’étudiant, des conditions créées en Europe par la grande extension des glaciers quaternaires [18]. C’est dans les régions restées à peu près indemnes des changements apportés alors à la nature vivante, c’est-à-dire en Espagne et dans le Nord de l’Afrique, que s’était formée cette civilisation : son expansion fut naturellement dirigée vers les contrées qui avaient échappé le mieux à ces mêmes changements. Aucune ne pouvait être plus favorable au développement de peuples primitifs que la région basse et ensoleillée qui s’étend en diagonale de la Garonne au Midi de la Bretagne. Sans doute on y trouve encore des preuves nombreuses de l’existence du renne, tandis qu’elles manquent au Sud des Pyrénées. Mais par la faiblesse du niveau, la nature sèche du sol, la lumière, cette région s’est dégagée plus tôt et plus complètement de l’influence exercée par le voisinage des glaciers qui avaient envahi les Alpes, les Pyrénées et une partie du Massif central. Le ciel et le sol s’y montrent également cléments. Ces contrées, dont la nature nous séduit encore par sa douceur un peu molle, furent des premières de l’Europe occidentale où l’humanité primitive commença à s’épanouir.


§ 2.


I CONTACT DE LA FRANCE AVEC L'EUROPE CENTRALE

Cependant la région de contact par excellence est pour la France l’arrière-pays continental qui s’étend à l’Est. De ce côté, pas de séparation naturelle. La France s’associe complètement aux parties d’Europe adjacentes. Ce n’est pas contact qu’il faudrait dire, mais pénétration. Aux analogies déjà notées de structure, se joignent celles de climat et de végétation. Tandis que la végétation de l’Europe centrale pénètre dans l’intérieur de la France, divers avant-coureurs de notre végétation océanique ou méridionale s’avancent en Allemagne : le houx aux feuilles luisantes jusqu’à Rugen et à Vienne, le buis jusqu’en Thuringe, l’if, comme le hêtre, bien au delà, jusque vers le Dnieper. Nos arbres méridionaux amis de la lumière, le châtaignier, le noyer, se montrent l’un jusqu’à Heidelberg, l’autre jusque dans les vallées du Neckar et du Main. Le type de hauteur boisée, qui fait de forêt le synonyme de montagne, Forêt-Noire, Forêt de Thuringe, domine également des deux côtés du Rhin. Nulle part ne se concentre un ensemble de différences capable de frapper la vue, de suggérer d’autres habitudes et d’autres manières de vivre. La France a éprouvé du côté de l’Allemagne une difficulté particulière à dégager son existence historique et à marquer ses limites.



II ACTIONS ET RÉACTIONS

Par là, des influences venues de loin se sont toujours fait sentir. On aperçoit distinctement à travers l’obscurité des temps préhistoriques que la marche des migrations, plantes et hommes, a suivi des directions parallèles à celles que tracent les Balkans, les Carpates, les Alpes, de l’Est à l’Ouest. Il semble bien prouvé que non seulement le blé, l’orge et le lin, cultivés aussi sur les bords de la Méditerranée, mais encore le seigle, l’avoine et le chanvre, cultivés seulement dans le Centre et le Nord de l’Europe, sont venus de l’Est. Mais il y a aussi des mouvements en sens contraire ; et l’Ouest de l’Europe n’a pas eu un rôle seulement passif dans ces échanges. Il faut admettre une longue série d’actions et réactions réciproques. La France a participé, vers l’Est, aux palpitations d’un grand corps ; beaucoup d’éléments nouveaux sont entrés par là dans sa substance et dans sa vie.



III PRINCIPALES VOIES DE MIGRATIONS DANS L'EUROPE CENTRALE

Si l’on jette les yeux sur la carte[19] où nous avons essayé de tracer, pour la partie de l’Europe qui nous intéresse, les conditions naturelles des groupements primitifs, on voit plusieurs avenues sillonnent l’Europe centrale de l’Est à l’Ouest : l’une, par la vallée du Danube, aboutit à la Bourgogne ; une autre, par la plaine germanique et la Belgique, pénètre en Picardie et en Champagne ; une troisième suit jusqu’en Flandre les alluvions littorales des mers du Nord. Entre ces zones de groupement et ces voies de migrations, de vastes bandes de forêts ou de marécages s’interposent.

Nous aurons à justifier ces divisions : mais cette carte suggère une première remarque. L’hinterland continental nous assiège, non partout également, mais seulement par quelques voies. Les migrations humaines ne nous sont parvenues que déjà divisées, canalisées en courants distincts. Et cela explique que les populations qui ont atteint notre pays par la vallée du Danube n’eurent ni le même mode de civilisation, ni la même composition ethnique que celles qui nous sont venues par la Belgique, et ressemblèrent encore moins à celles qui ont suivi le littoral du Nord. IV ASPECT GEOGRAPHIQUE DE LA QUESTION

Le secret de ces civilisations primitives est géographique autant qu’archéologique ; comment la géographie n’aurait-elle pas son mot à dire sur les conditions qui les ont formées, et sur les voies qu’elles ont suivies ?

Les fleuves, dans nos contrées d’Europe, n’ont pas été, autant qu’on le dit, des chemins primitifs de peuples. Leurs bords, encombrés de marécages, d’arbustes et de broussailles, ne se prêtaient guère aux établissements humains[20]. Les hommes se sont établis de préférence sur les terrains découverts, où ils pouvaient pourvoir le plus facilement à ces deux besoins essentiels, abri et nourriture. La qualité des terrains fut surtout ce qui les guida. Il y a des terrains où l’homme pouvait plus aisément mouvoir sa charrue, bâtir ou se creuser des demeures : pendant des siècles les populations ont continué à se concentrer sur ces localités favorisées. Successivement de nouveaux venus plus forts s’y sont substitués ou plutôt superposés à d’anciens occupants : toujours sur les lieux mêmes qui avaient déjà profité d’une première somme de travail humain. Quand des migrations se produisaient, elles étaient dirigées par le désir d’obtenir des conditions égales ou meilleures, mais toujours analogues, d’existence. Comme aujourd’hui c’est la terre noire que le paysan russe recherche en Sibérie, c’était en quête de terres fertiles et faciles à cultiver, déjà pourvues d’un certain degré de richesse, que se sont acheminés les Celtes dans leurs migrations successives vers la Gaule ou vers le bas Danube, les Germains dans leur marche ultérieure des bords de l’Elbe à ceux du Rhin. Tout le mouvement et toute la vie ont été longtemps restreints à certaines zones. Lutter contre les marécages et les forêts est une dure et rebutante tâche à laquelle l’homme ne s’est décidé que tard. Ce n’est qu’au moyen âge que le défrichement, dans l’Europe centrale, commença à attaquer en grand la forêt.



V ROLE DE LA FORÊT DANS LES DIVISIONS PRIMITIVES DE L’EUROPE

Assurément la surface forestière est loin de représenter dans son étendue présente l’étendue que les forêts occupèrent aux débuts de la civilisation de l’Europe. Mais elle en retrace les linéaments. Si la forêt a cédé du terrain à la culture, elle est restée, du moins dans la partie centrale et occidentale de l’Europe, en possession des sols que leur nature rendait rebelles ou très médiocrement propices à tout autre genre d’exploitation. Elle a persisté sur place, en se transformant il est vrai. De la forêt primitive, chaos d’arbres pourris et vivants, horrible et inaccessible, il n’y a dans l’Europe centrale que quelques coins retirés du Bœhmer Wald qui, dit-on, offrent encore une image. Mais la forêt, même humanisée, est un héritage direct du passé. Les arbres qui enveloppent nos Vosges plongent leurs racines dans un sol élastique et profond qui résonne sous les pas et qui est le résultat de la décomposition séculaire de ceux qui les ont précédés. La forêt actuelle se dresse sur les débris des forêts éteintes.

Morcelées et traversées de toutes parts, les forêts ont cessé de séparer les peuples. Mais elles ont joué longtemps ce rôle d’isolatrices. On distingue encore les linéaments des anciennes limites forestières. Elles soulignent d’un trait vigoureux la distinction entre la Bohême et la Bavière ; elles encadrent nettement la Thuringe : la Franconie est séparée par une série de massifs boisés de la Souabe et de la Hesse. La Lorraine est presque entièrement encadrée de forêts. Leurs bandes s’allongent entre la Champagne et la Brie. Elles tracent une bordure assez nette encore au Berry. Même dans nos contrées de l’Ouest, où les forêts ont été plus entamées, assez de lambeaux subsistent pour rappeler d’anciennes séparations historiques. Quelques bois parsèment la marche sauvage qui s’étendait jadis entre l’Anjou et la Bretagne : d’autres, au centre de la Bretagne, jalonnent la zone solitaire qui séparait le pays gallo du pays breton. Entre le Poitou et la Saintonge une série de bois, échelonnés de Surgères à la Rochefoucauld, laisse encore apercevoir l’antique séparation de deux provinces et de deux peuples. En Angleterre le Weald a divisé les gens de Kent de ceux de Sussex.

Séparation ou défense, marche-frontière, surface échappant à la propriété privée, la forêt a servi de cadre aux embryons de sociétés par lesquels a préludé la géographie politique de cette partie du continent. Elle nous enveloppe encore de ses souvenirs. Elle nous berce avec les contes et les légendes dont la peuplée l’imagination enfantine des anciens habitants. Parmi les essences qui entraient dans la composition de ce vêtement forestier, c’est surtout l’arbre des sols peu humides, des forêts de faible altitude, le chêne, qui est entré dans l’usage de la vie quotidienne. Son bois robuste a fourni la charpente et le mobilier de nos constructions. Ses glands ont donné lieu à l’élevage des troupeaux de porcs, ce genre d’industrie auquel longtemps le Nord de l’Europe resta étranger, et qui fut au contraire, de la Pannonie à la Gaule, une de celles que pratiquaient avec zèle les peuples de l’Europe centrale[21]. Quelques-unes des habitudes les plus invétérées dans la manière de vivre de nos paysans rappellent ainsi le voisinage de l’antique forêt. C’était l’asile aux temps de grandes détresses.



IV ANCIENS SOLS AGRICOLES DE L'EUROPE

Quantité de preuves montrent que la forêt, quoi qu’on en ait dit, n’a pas couvert toute l’Europe. De tout temps d’assez grandes éclaircies naturelles ont existé entre les massifs boisés ; et l'on conçoit de quel intérêt il peut être de déterminer géographiquement les sites de ces contrées, les plus propices en fait aux établissements humains.

L’étude des sols dans l’Europe centrale est arrivée, par l’observation des restes d’animaux fossiles, à cette conclusion remarquable, qu’après la période glaciaire et dans les intervalles de cette période une nature de steppes s’est étendue sur une partie de l’Europe centrale. L’extension n’a pu être que partielle, car précisément ces indices révélateurs font défaut dans les régions où la forêt, par sa persistance, se montre bien chez elle. Mais au contraire ils abondent dans les nappes de limon calcaire, connu sous le nom de lœss. Les descriptions de Richthofen ont rendu célèbre cette espèce de terrains qu’on trouve dans la zone centrale de l’Europe comme dans la Chine du Nord, et que caractérisent leur couleur jaune clair, leur composition friable et pulvérulente, leur tendance à se découper par pans verticaux permettant d’y creuser des demeures. C’est en premier lieu dans la vallée rhénane, où il occupe de vastes plates-formes, que le lœss a été caractérisé ; mais il se déroule aussi à quelque distance au Nord des Alpes et le long de la lisière septentrionale des montagnes allemandes.

Il est naturel, au point de vue du parti tiré par l’homme, de rapprocher du lœss certains terrains qui lui ressemblent par leurs propriétés essentielles. Telle la fameuse terre noire, qui, couvre en Galicie, Podolie, Russie méridionale, des surfaces de plus en plus étendues vers l’Est ; et les nappes de limon qui, particulièrement épaisses sur les plateaux de la Hesbaye et de la Picardie, occupent dans l’ensemble du Bassin parisien une étendue qu’on peut estimer à cinq millions d’hectares. Voilà, avec quelques autres variétés plus éparses, choisies d’après leurs affinités physiques, quels sont les sols dont nous avons esquissé la répartition, autant que les cartes géologiques et les autres documents en donnent actuellement les moyens.

Ces terrains peuvent avoir leurs égaux et même leurs supérieurs en fertilité, mais nulle part ne s’offraient des conditions plus favorables aux débuts de l’agriculture. Partout aujourd’hui ils se montrent sous l’aspect de campagnes découvertes. La sécheresse entretenue à la surface par la perméabilité du sol favorise plutôt la croissance des céréales que des arbres ; et ceux-ci, d’ailleurs, trouvant peu de prise sur ces couches friables, n’opposaient que peu de résistance au défrichement. La charrue se promène à l’aise sur ces plateaux ou ces molles ondulations naturellement drainées, et préservées par leur hauteur moyenne (200 mètres environ) des dangers d’inondation qui menacent les vallées. Dans l’apprentissage agricole que la nature de l’Europe impose à l’homme, ces régions étaient les moins revêches. Il y fut préservé du rude ennemi qu’il n’a vaincu qu’à la longue, la forêt marécageuse, contre laquelle le feu ne peut rien. Ce n’est pas seulement par la facilité de culture, mais encore par la salubrité qu’y furent attirés les établissements humains : le soleil et la lumière avaient libre jeu, sur ces surfaces découvertes, pour écarter les exhalaisons malsaines entretenues ailleurs par l’épaisseur des forêts. Sur les fonds argileux et tenaces, sur les terrains raboteux de granit ou de grès, dans les régions morainiques où parmi les étangs et les lacs gisent les blocs abandonnés par les anciens glaciers, la forêt se défendit longtemps. Ici, au contraire, point de ces luttes obstinées contre les arbres ; point de « ces jours amers passés à défricher la forêt jusque dans l’entrelacement de ses racines », dont Schiller a recueilli le souvenir dans les vieilles légendes germaniques :


« Und hatlen manchen sauren Tag, den Wald

Mit iveit verschlungenen Wurzeln auszuroden ! »


Telles que nous venons de les caractériser, ces natures de sol, terre noire, lœss, limon des plateaux, sont circonscrites dans la partie moyenne de l’Europe ; au Sud elles n’atteignent pas la Méditerranée ; on ne les rencontre plus, au Nord, par delà les lignes de moraines qui marquent la limite méridionale qu’ont atteinte, dans les plus récentes de leurs invasions, les glaciers Scandinaves. Comme les formations analogues de la Chine et de l’Amérique du Nord, elles sont attachées à une zone déterminée et se succèdent dans le sens des latitudes. La structure coupée de l’Europe occidentale ne leur permet pas de se dérouler avec la même continuité qu’en Russie et que dans la Chine du Nord. On distingue pourtant deux zones qui s’étendent, morcelées il est vrai, de la Bohême à la France : l’une par la plaine du Danube ; l’autre par une série de Börden, pays plats et fertiles[22], depuis longtemps distingués par le langage populaire, qui se déroulent de Magdebourg à la Westphalie, et qui, interrompus par les alluvions rhénanes, trouvent leur prolongement dans les croupes limoneuses de la moyenne Belgique. Ce sont les deux voies qui ont été tout à l’heure indiquées, l’une aboutissant à la Bourgogne ; l’autre, par la plaine germanique, à la Picardie et à la Champagne.


VII LES ZONES AGRICOLES DE L’EUROPE CENTRALE EN RAPPORT AVEC LA MARCHE DE LA CIVILISATION

Cette étude nous fournit un fil conducteur. Ce ne peut être une coïncidence fortuite que l’on saisisse dans ces contrées les traces d’un développement plus précoce, d’une marche plus rapide de civilisation. Le fer fut exploité aux époques les plus reculés dans les plaines découvertes de la Moravie ; des relations commerciales établies entre l’Oder et le Danube aboutissaient à ces plaines. Le haut bassin danubien, éternel théâtre de luttes entre les peuples, attira un commerce actif qui sut de bonne heure se frayer des voies à travers les Alpes orientales. Les régions les plus fertiles sont toujours les plus disputées. C’est ainsi que dans la région limoneuse du Nord de la Bohême l’établissement des Gaulois Boïens, qui ont laissé leur nom au pays, se superpose exactement au site dont une population antérieure avait déjà développé la richesse agricole.

Sans doute les trouvailles archéologiques nous font connaître surtout des armes, des instruments de luxe. Mais d’heureux hasards ont exhumé aussi des témoignages de la vie agricole que menaient les peuples au Nord des Alpes : le blé, l’orge, quelques fruits, des tissus fabriqués de lin, ont été trouvés dans les plus anciennes stations lacustres. On voit ces populations primitives déjà en possession des principaux animaux domestiques, bœuf, mouton, chèvre, porc[23]. Plus tard, quand les Romains firent connaissance avec le Nord de la Gaule, ils y rencontrèrent des pratiques agricoles dont l’originalité et la supériorité les frappèrent. L’invention de la charrue à roues, de la moissonneuse à roues, s’explique fort naturellement sur des plateaux découverts à faibles ondulations, tandis que l’araire léger et facile à manier est à sa place sur les terres accidentées du Massif central et des bords de la Méditerranée.

Est-on en droit d’admettre l’existence de relations suivies entre les peuples qui occupaient ces régions limoneuses ? L’examen comparatif des trouvailles archéologiques nous montre, soit entre les contrées danubiennes et l’Est de la France, soit entre le Nord de notre pays et les contrées situées à l’Est du cours inférieur rhénan, des analogies dûment constatées, qui sont preuves de connaissance réciproque et d’échanges. Une vie circule à travers l’Europe centrale. Il est donc permis de parler d’anciennes voies de migrations et de commerce ayant relié la partie du continent qu’occupe la France à celle qui s’étend vers l’Est par le Danube ou par les plaines méridionales de la Russie.

C’est au sujet de la voie danubienne qu’un des plus profonds connaisseurs des civilisations primitives, Worsaae, a écrit: « De nouveaux flots de vie et de sang jeune n’ont pas cessé pendant longtemps de couler par là chez les habitants des vallées circumvoisines[24]. » Quelque réserve qu’imposent ces questions d’origine, il est difficile de chercher ailleurs les sources communes de « ces flots de vie », que dans la région de l’Asie occidentale qui s’étend au Sud du Caucase. C’est bien de là que semblent s’être acheminées vers nous les plantes nourricières ou utiles, et la plupart des arbres fruitiers et animaux domestiques que nous voyons acclimatés de bonne heure dans notre Europe occidentale. Cette acclimatation suppose une haute antiquité de rapports humains. La géographie n’apporte-t-elle pas un témoignage considérable en faveur de cette antiquité, si elle est en mesure de montrer, comme nous avons essayé de le faire, par quelles voies naturelles ils ont pu se transmettre ? VIII POUSSÉES EN FRANCE D'INVASIONS VENUES DE L'EST

La France garde le pli ineffaçable de ses origines profondément continentales. Le groupement de ses populations semble s’être accompli sous l’influence de refoulements partis de l’Est. Il serait difficile d’expliquer autrement bien des faits ; entre autres, le mode de répartition sur notre territoire des dolmens. Si fréquents dans l’Ouest, on sait qu’ils se montrent très rares dans la partie orientale de notre pays. Si ce type de constructions primitives a pu se répandre depuis le Nord de l’Afrique jusqu’à l’Irlande, quel obstacle, sinon la pression de peuples arrivant par d’autres directions, a empêché son expansion ou supprimé ses traces vers l’Est ?

Les populations brunes et fortement brachycéphales qui sont de longue date dominantes dans le Massif central, la Savoie, une grande partie de la Bourgogne, se rattachent par des affinités anthropologiques, non aux Ibères actuels, mais plutôt à celles qui, sous des mélanges divers, peuplent encore la région danubienne. Elles occupent l’extrémité de cette chaîne d’anciens peuples qui a mis en culture la zone de terres fertiles qui traverse de part en part le continent de l’Europe. Lorsqu’on essaie de chercher les causes des tendances et des aptitudes invétérées d’une population, la prudence conseille de ne pas s’en tenir à l’étude de leur milieu actuel, mais de considérer aussi les antécédents. C’est peut-être par des habitudes importées, autant que par l’influence directe du sol, que s’explique le tempérament obstinément agricole de la majorité de nos populations.


§ 3.


I LA ZONE D'ALLUVIONS LITTORALES DE LA MER DU NORD

La troisième des voies de migrations que nous avons indiquées, longe jusqu’en Flandre le littoral de la mer du Nord. Elle suit la zone d’éternelle verdure, celle des marschen, polders, watten ou alluvions littorales, dont la carte montre l’étendue. Elle est séparée au Sud de la zone de lœss ou de limon qui se déroule de l’Elbe à l’Escaut par une série de landes et de tourbières : Campine, Peel, Bourtange, Landes de Lunebourg, sols ingrats de graviers et de sable, provenant en partie de débris de moraines glaciaires ; espaces déshérités, où l’éternelle alternance de bois de pins, de maigres champs, de bruyères brunes attriste la vue. On ne peut imaginer le plus frappant contraste que celui qui existe entre ces régions encore aujourd’hui assez solitaires et les deux zones fertiles et populeuses qui la limitent au Nord et au Sud.

Ces terres amphibies, menacées par les revendications de la mer, et où l’eau, subtil et sournois destructeur, s’insinue et suinte dans le sous-sol, offraient certainement des conditions plus difficiles que les plates-formes limoneuses de l’intérieur. On s’explique cependant les avantages qui attirèrent les hommes. Il est prouvé que les espaces découverts le long des côtes, à distance des exhalaisons et des dangers de la forêt, furent pour les habitants primitifs du Jutland et des îles danoises les sites favoris d’établissements. De tels espaces ne manquaient pas le long de la mer du Nord. La forêt n’a jamais étendu ses masses impénétrables sur ce littoral : les arbres y ont trop à lutter contre la violence des vents d’Ouest. Pourvu qu’un monticule, créé artificiellement au besoin, pût protéger l’habitation de l’homme, son heim, contre les eaux, son existence était assurée, en attendant que commençât l’ère des grands endiguements ; ce qui n’eut lieu qu’au Moyen âge. En outre il trouvait un moyen de circulation facile dans le lacis des bras fluviaux. L’herbe, plus que les céréales, est ici le produit naturel ; aussi l’élevage se montra-t-il dès le début la vocation naturelle de ces futurs manufacturiers de lait, de viande et de bétail. Les peuples qui se groupèrent le long de la mer du Nord furent des éleveurs avant d’être des marins. Il y eut sans doute de bonne heure des groupes particuliers qui surent se hausser à un certain degré de réputation et de puissance par leur habileté nautique ; Tacite en connaît. Mais l’élevage resta le fond de l’existence. La nomenclature singulièrement imagée que les marins des mers du Nord appliquèrent aux îles et aux écueils à travers lesquels ils avaient à diriger leurs navires, emprunte la plupart de ses expressions métaphoriques au bétail et à la vie de pâturage.

Ces communautés grandirent longtemps à part, retranchées dans des conditions originales d’existence, contractées dans le sentiment de leur autonomie. Elles n’entrèrent que tard dans l’histoire, que quelques-unes devaient remplir de leur nom[25]. Leur fortune est liée au développement de l’Europe moderne. Assez tôt cependant ce littoral devint une pépinière de groupes transportant sur des rivages analogues leur mode d’existence. De là partirent des émigrations sur lesquelles l’histoire est muette, et qui précédèrent les invasions qu’elle connaît. Sur la côte opposée au vieux pays frison, celle du Fen britannique, entre Lincoln et Norfolk, les mêmes conditions de vie n’eurent pas de peine à s’installer. Mais c’est surtout dans le Nord-Ouest de l’Europe et notamment dans la basse plaine germanique qu’elles étaient destinées à faire fortune. Ces contrées font partie de la surface qu’avaient recouverte[26], dans leur dernier retour offensif, les grands glaciers Scandinaves. L’empreinte glaciaire y est encore sensible. Le dessèchement des innombrables marécages qu’y avait laissés le vagabondage torrentiel consécutif à la fusion des glaces fut une des grandes œuvres de la colonisation systématique du Moyen âge et des temps modernes. Grâce au travail de l’homme ce furent les prairies qui succédèrent aux dépressions marécageuses ; et l’on peut dire que nulle forme de culture, avec le genre de vie qu’elle implique, n’a gagné autant de terrain en Europe depuis les temps historiques.

En France le développement continu de la zone d’alluvions cesse au Boulonnais. Ensuite, bien que le climat reste favorable, la nature du sol ne se prête qu’avec intermittences au développement des prairies. Cependant nos races de gros bétail et particulièrement celles de chevaux sont jusqu’au delà du Cotentin en rapport de parenté avec celles du Nord-Ouest de l’Europe. Quand les Normands arrivèrent, ils trouvèrent déjà des prédécesseurs sur nos rivages. Il faut donc tenir compte, dans nos origines, de ces attaches avec les premières civilisations des mers du Nord, bien que postérieures par la chronologie et certainement moindres en importance que les rapports d’âge immémorial avec l’Ibérie et l’Europe centrale. CHAPITRE QUATRIÈME


PHYSIONOMIE D’ENSEMBLE DE LA FRANCE


I. VARIÉTÉ DE SOL ET DE CLIMAT. || II. VARIÉTÉ DANS LA NATURE DU MIDI DE LA FRANCE. || III. VARIÉTÉ DANS LA NATURE DU NORD DE LA FRANCE. || IV. INFLUENCE OCÉANIQUE DANS LA FRANCE DU NORD. || V. VARIÉTÉS DUES A L’ORIENTATION ET AUX DIFFÉRENCES DU SOL. || VI. DIFFÉRENCE DE NATURE SUR NOS COTES OCCIDENTALES. || VII. LIAISONS ENTRE LE NORD ET LE SUD. || VIII. MODES D’EXISTENCE.


LA France oppose aux diversités qui l’assiègent et la pénètrent sa force d’assimilation. Elle transforme ce qu’elle reçoit. Les contrastes s’y atténuent; les invasions s’y éteignent. Il semble qu’il y a quelque chose en elle qui amortit les angles et adoucit les contours. A quoi tient ce secret de nature ?


I VARIÉTÉ DE SOL

Le mot qui caractérise le mieux la France est variété. Les causes de cette variété sont complexes. Elles tiennent en grande partie au sol, et par là se rattachent à la longue série d’événements géologiques qu’a traversés notre pays. La France porte les signes de révolutions de tout âge. Elle appartient à une de ces régions du globe, plus exceptionnelles qu’on ne pense, qu’à diverses reprises, par retouches nombreuses, les forces intérieures ont remaniées. Les parties mêmes qui sont entrées depuis longtemps dans une période de calme, n’ont pas perdu la trace des mouvements intenses qu’elles ont subis autrefois. L’usure des âges peut bien amortir les formes et abaisser les reliefs; elle réussit moins à abolir les propriétés essentielles des terrains. Ne voit-on pas en Bretagne un pays, — celui de Tréguier — redevable de la fertilité qui le distingue aux matériaux d’un volcan éteint depuis les premiers âges, et dont l’existence est depuis longtemps certes effacée du modelé terrestre ? En réalité les phases de l’évolution géologique, si compliquée, de la France sont encore en grande partie écrites sur le sol.

Les contractions énergiques qui, dans une période plus récente, ont plissé le Sud de la France, ont eu leur répercussion sur les massifs anciens qui leur étaient opposés. Elles ont eu raison de la résistance des parties les plus voisines, et leurs effets n’ont expiré qu’à grande distance du foyer d’action. Elles en ont renouvelé le relief et ravivé l’hydrographie. Le Massif central semblait définitivement émoussé par l’usure des âges, lorsque le contre-coup des plissements alpins y dressa des reliefs, y éveilla des volcans.

Puis, à peine l’œuvre de consolidation de nos grandes chaînes actuelles, à travers une série d’efforts et d’avortements, était-elle achevée, que la destruction en avait commencé. De ces chaînes qui n’ont été ébauchées que pour disparaître ou de celles qui ont résisté mais en cédant chaque jour aux agents destructeurs une partie d’elles-mêmes, les torrents, les glaciers, enfin les rivières actuelles firent leur proie. Elles ont entraîné au loin des masses de débris. Longtemps on n’a pas apprécié à sa valeur l’importance de ces destructions. On sait maintenant que ce sont des débris de ce genre qui, au pied des Pyrénées et des Alpes, du Massif central et des Vosges, ont constitué des sols tels que les chambarans du Dauphiné, les boulbènes de Gascogne, les nauves de la Double, les brandes du Poitou, etc.

Ces variétés de sol se combinent avec des variétés non moins grandes de climat pour composer une physionomie unique en Europe.

En France, comme en Allemagne et en Italie, on pose volontiers l’antithèse du Nord et du Midi. C’est le moyen d’étiqueter sous une formule simple des différences très réelles. Mais on ne tarde pas à s’apercevoir que, chez nous, cette division se subdivise et se décompose en un plus grand nombre de nuances diverses que partout ailleurs.


I VARIÉTÉ DANS LA NATURE DU MIDI DE LA FRANCE

Il faut distinguer d’abord le Midi du Sud-Est ou méditerranéen du Midi du Sud-Ouest ou océanique. C’est surtout l’image du premier, qui, lorsque nous parlons du Midi, se présente à notre esprit : la plus tranchée et, suivant le mot de Mme de Sévigné, la plus excessive. Cependant, il suffit qu’on s éloigne de Narbonne d'une cinquantaine de kilomètres vers l’Ouest, pour que l’olivier, ce compagnon fidèle de la Méditerranée, disparaisse. Un peu plus loin cessent les tapis de vignes qui couvrent aujourd’hui les plaines : des champs de blé et de maïs, des bouquets, puis de petits bois de chênes-rouvres composent peu à peu un paysage de tout autre physionomie. C’est qu’insensiblement, en s’éloignant de la Méditerranée vers Toulouse, on passe de la région de pluies faibles et surtout inégalement réparties à une région de pluies plus abondantes, mieux distribuées qui, dans le Haut-Languedoc, le Quercy, l’Agenais, l’Armagnac, offrent un maximum au printemps. La transition est graduée : l’augmentation des pluies d’été, si rares sur le bord de la Méditerranée, déjà sensible à Carcassonne, se dessine nettement entre cette dernière ville et Toulouse. Graduellement aussi, mais plus loin vers l’intérieur, s’amortit la violence des vents, dont le chœur bruyant se démène autour de la Méditerranée. Le sol mieux lubréfié, moins balayé, se décompose en un limon tantôt brun, tantôt jaune clair. Le maïs, qui a besoin des pluies de printemps, dispute la place au blé.

Il y a donc au moins deux Midis dans le Midi. Celui de la Méditerranée, du Roussillon, du Bas-Languedoc, de la Provence calcaire est le plus accentué, surtout par l’empreinte que l’été imprime au paysage. Lorsque les campagnes ont supporté plusieurs semaines de sécheresse, une centaine de jours consécutifs de température supérieure à 20 degrés, qu’un manteau de poussière couvre tout, on a un instant cette impression de mort qui s’associe à l’été dans certaines mythologies de l’antiquité et du Mexique. L’humidité s’est réfugiée dans le sous-sol, où de leurs longues racines les arbres et arbustes vont la chercher. Les rivières dérobent leurs eaux sous un lit de galets. Sur les coteaux rocailleux il ne reste rien de la floraison riche et variée qui a éclaté au printemps. Mais les pluies cycloniques qu’amène généralement la dernière moitié de septembre mettent fin à cette crise de l’année. Octobre et novembre sont dans notre région méditerranéenne les mois pluvieux par excellence. Avec la fin de l’été se ravivent les brusques contrastes de température, dont l’influence parfois perfide, mais en somme plutôt tonique et raffermissante, est un des caractères de notre climat provençal.

Partout où la ceinture montagneuse règne autour de la Méditerranée, la transition du paysage est très brusque. Le contraste est complet à travers nos Cévennes : Karl Ritter, dans une de ses lettres de voyage, note combien, allant en diligence de Clermont à Nîmes, ce changement rapide le frappa. Au contraire, dans la vallée du Rhône ce spectacle se morcelle et se multipie. C’est successivement que les formes végétales méditerranéennes prennent congé : l’olivier vers les gorges de Viviers, le chêne-vert au delà de Vienne ; le mûrier au pied du Mont d’Or lyonnais, à peu près au point où les vignes d’espèces bourguignonnes, gamay, pineau, etc., se substituent aux plants qui rôtissent sur les coteaux du Rhône. Mais encore plus loin on trouverait quelques émissaires de la végétation méditerranéenne blottis à l’abri des escarpements calcaires du Jura méridional. De même, par la région des Causses, l’amandier, se glissant dans les replis des vallées, pénètre jusqu’à Marvejols ; le chêne-vert jusqu’à Florac et même s’avance aux environs de Rodez. Il semble que la végétation méditerranéenne soit douée, sous l’influence du climat actuel, de force envahissante, et que les roches calcaires, par leur chaleur et leur sécheresse lui facilitent la marche vers le Nord.

Mais vers Grenoble déjà, vers Vienne, le cadre et le tableau ont changé. Le soleil d’août, qui dessèche les vallées pierreuses de la Durance, fait étinceler dans la verdure celle du Graisivaudan. La prairie se mêle à la vigne et aux arbres fruitiers. La forêt couvre les massifs de la Grande-Chartreuse et du Vercors. Le feuillage clair du noyer s’épanouit dans un air humide quoique encore baigné de lumière. C’est que nous entrons dans la zone des étés mouillés, où l’été devient, suivant le régime de l’Europe centrale, la saison qui apporte la plus grande quantité de pluie. Ce sont les conditions qui règnent en Suisse, dans la Basse-Auvergne, et qui font de la Limagne un verger.

Lyon n’échappe pas entièrement au Midi ; il en a surtout les brusqueries de température, la bise, d’assez fortes amplitudes dans les différences de chaud et de froid. En somme, pourtant, une note plus septentrionale domine dans le paysage. Cet aspect, déjà sensible dans le Bas-Dauphiné, plus accentué dans la Dombes, résulte surtout de la composition du sol. L’empreinte des anciens glaciers n’a pas disparu. Sous forme de dépôts boueux, de graviers et cailloutis, de limon décalcifié, d’argiles épaisses, les éléments triturés des anciennes moraines constituent au seuil du Midi « des terres froides » aux fréquents brouillards. La Bresse même, que les glaciers n’ont pas atteinte, a un sol imperméable où le voisinage de l’eau se devine à la fréquence des arbres, des « buissons », des prés, qui, avec les champs dont ils sont surmontés, se confondent en été dans un poudroiement de verdure.


II VARIÉTÉ DANS LA NATURE DU NORD DE LA FRANCE

La variété dans la France du Nord n’est pas moindre, mais elle est autre. Elle est faite de nuances, plus que de contrastes ; elle se fond dans une tonalité plus douce.

Le relief se montre dans le Nord plus uniforme. Pour peu que l’œil se soit habitué aux formes du Midi, il y a comme une impression de regret, une lueur de tristesse a laquelle peu de voyageurs échappent, dès qu’ils ont franchi le Massif central, devant la continuité des lignes et l’alanguissement des horizons.


III INFLUENCE OCÉANIQUE DANS LA FRANCE DU NORD

Il résulte de cette uniformité de relief plus d’homogénéité dans le climat. C’est surtout de la France du Nord qu’on peut dire qu’elle est au vent par rapport à l’Atlantique. Les dépressions barométriques dont, en hiver, l’Atlantique-Nord est le foyer, obéissent dans leur mouvement de translation vers l’Est à des trajectoires qui rencontrent généralement l'Irlande et la Norvège ; mais l’ébranlement causé par ces tourbillons d’air humide et tiède se communique jusqu’à la Bretagne. C’est de là qu’à partir d’octobre, époque où ce régime a coutume de s’établir dans le Nord-Ouest de l’Europe, les pluies cycloniques ne tardent pas à gagner toute la France du Nord. De la Bretagne aux Vosges les mêmes perturbations, se propageant sans obstacles, amènent averses, grains ou pluies fines ; les rivières entrent en crues en même temps. Le vent Sud-Ouest charrie par-dessus les plateaux de Bourgogne et de Lorraine ses colonnes de nuées noires.

La partie septentrionale de notre pays est donc celle où se fait sentir surtout l’atténuation anormale du climat. Elle est, sinon sur le passage ordinaire, du moins dans le voisinage immédiat des dépressions qui créent en hiver le climat océanique. Tandis que, dans l’intérieur du continent, une zone de hautes pressions et de froids s’avance fréquemment de la Russie méridionale et de la Pologne jusqu’en Bavière, en Suisse et même au delà, le Nord de la France reste le plus souvent en dehors de cette « dorsale » ; il échappe ainsi aux rigueurs du climat continental. Il est rare qu’à l’Ouest du Rhin la gelée se prolonge avec continuité plus de quelques jours. Si nos hivers ternes et nébuleux ont leur tristesse, du moins le mouvement de l’eau, la verdure persistante de nombre de plantes y conservent l’image ou l’illusion de la vie. Dès que reviennent les températures propices au développement de la végétation, le cycle de vie recommence, ménageant à la plante jusqu’à sept mois, ou même huit mois dans les vallées de la Loire, pour parcourir les phases de son existence. Certes plus d’une fois la précocité est punie. Mais en somme l’effet est de répartir sur une très grande partie de l’année la possibilité des occupations agricoles, de multiplier les occasions et les genres de cultures.


IV VARIÉTÉS DUES À L'ORIENTATION ET AUX DIFFÉRENCES DU SOL

Imaginez maintenant dans ce cadre de la France du Nord tout ce qu’un climat changeant et une grande variété de sol peuvent produire de nuances. Car ici plus encore qu’ailleurs, c’est par additions ou soustractions successives, par des touches tour à tour tentées et reprises, que procède le changement de la nature vivante. Le printemps apparaît plus tôt dans la vallée du Rhin que dans le reste de l’Allemagne, et plus tôt dans l’Ile-de-France que dans la vallée du Rhin. Par plusieurs traits la Lorraine continue à tenir de l’Europe centrale : les pluies d’été y sont bien marquées ; les plateaux rocailleux de Lorraine et de Bourgogne leur doivent la conservation de leurs forêts, qu’il est si difficile de faire revivre une fois détruites. Ce que l’Est doit encore à sa position plus continentale, c’est une plus longue durée de ces automnes lumineux, qui aident la vigne à mûrir. Située vers la limite des influences continentales et maritimes, encore sensible aux influences méridionales, la contrée entre le Rhin et Paris tire de cet état d’équilibre instable une sensibilité plus fine pour réfléchir les moindres variétés d’altitude, d’orientation et de sol.

De là, des touches très variées de physionomie. Telles, par exemple, les différences qu’on observe entre les versants sur lesquels montent les vents pluvieux de l’Ouest, et les versants opposés. Les escarpements calcaires du Maçonnais, avec leurs tons clairs, leurs pierrailles croulantes qu’enveloppe une végétation finement ciselée de liserons et de lianes, évoquaient chez Lamartine des images de Grèce. En effet, entre l’humide Bresse et les ternes plateaux de l’Auxois, ces lignes de coteaux étalés vers l’Est ont quelque chose de lumineux qu’on ne reverra plus. Toujours à la faveur d’une pareille orientation, le châtaignier et même l’amandier s’avancent jusque dans les plis des vallées d’Alsace. Les flancs orientaux des côtes lorraines s’évasent en cirques, dans lesquels la lumière et la chaleur réfléchies font mûrir des vignes. Ils abritent près de Metz de véritables vergers. Et jusqu’au pied de l’Ardenne, qui les protège du vent du Nord, se prolongent les belles cultures amies du soleil : vignes, fruitiers, noyers, associés à une végétation qui, par la multiplicité et l’élégance des formes annonce déjà, ou rappelle encore le Midi.

Les géographes-botanistes remarquent que parmi les principaux agents qui influent sur la végétation, eau, chaleur et sol, c’est dans les climats de transition que le sol gagne surtout de l’importance : l’observation s’applique bien à la France du Nord. Celui qui la traverse dans le sens des latitudes, soit par exemple de Metz à Reims, ou de Nancy à Paris, voit bientôt, dans le Porcien, l’Argonne, le Perthois, le Vallage, succéder une autre nature à celle des plateaux et des côtes calcaires. La vigne s’éclipse momentanément. Le foisonnement des arbres, tantôt massés en forêts, tantôt épars dans les haies, les enclos et les champs, l’association du genêt, du bouleau et de la bruyère dans les parties incultes, les étangs et noues dont des sentiers toujours gluants dénoncent les approches : tout semblerait indiquer un autre climat. Il n’en est rien cependant ; ce changement résulte uniquement de l’apparition d’une étroite, mais longue bande d’argiles qui va des bords de l’Oise à ceux de la Loire, de la Thiérache à la Puisaye, et où il est aisé de reconnaître encore une des plus grandes lignes forestières de la France d’autrefois.

On sait que dans la France du Nord les différentes couches de terrain présentent une disposition concentrique autour de l’Ile-de-France. Quand on vient de l’Est vers Paris la nature du sol change ainsi presque à chaque pas. Cette disposition favorise ces évocations alternantes de Nord et de Sud. L’œil perd et retrouve tour à tour les caractères qu’il est habitué à associer à ces deux mots. Ces alternances ne prendront fin qu’à mesure que le rapprochement de la Manche et de la mer du Nord se fera sentir davantage. Alors l’état plus fréquemment nébuleux du ciel, l’accroissement des jours de pluie, une notable diminution des températures d’été, jointes à l’arrivée plus précoce des pluies d’automne, exercent à leur tour un effet sensible sur la physionomie de la nature. La vigne, prématurément surprise par l’humidité de septembre, nous quitte définitivement à l’Ouest de Paris, et le pommier la remplace. Le hêtre qui, dans l’Est, hantait surtout les collines et les montagnes, se rapproche des plaines. Quelque peu chétif encore à Fontainebleau, plus vigoureux à Saint-Gobain, il devient l’arbre dominant sur les flancs des vallées normandes. Il y prospère comme au bord des golfes ou fœhrden danois, dans l’atmosphère nuageuse où Ruysdael se plaît à faire éclater la blancheur de son tronc. Mais la Picardie et une partie de la Normandie sont constituées par des plateaux limoneux reposant sur un sous-sol perméable qui en draine énergiquement la surface. Le sol atténue en quelque sorte par sa Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/69 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/70 sécheresse les effets du climat. Les pâturages et les prairies règnent sur les argiles du Pays d’Auge, mais ils sont l’exception sur ces plateaux : terre de promission pour le blé qui, grâce à la profondeur de ses racines, n’a pas besoin d’être constamment humecté.

Entre les deux aspects de la France du Nord, l’Ile-de-France est la contrée médiatrice qu’elle est presque en toutes choses. La nature, alanguie dans les plaines aux contours mous du Berry et de la Champagne, se réveille dans l’Ile-de-France. Les sables siliceux de Fontainebleau, bordés d’eaux vives, abritent une flore chaude et une faune dans laquelle se glissent, comme en une oasis, quelques éléments tout à fait méridionaux. Les replis des vallées profondément burinées enveloppent des cultures de figuiers. Par ces traits l’Ile-de-France rappellerait le Midi. Mais elle a aussi ses forêts humides, et surtout ses grandes plates-formes agricoles qui, de Paris s’étendent vers la Picardie et le Vexin.


V DIFFÉRENCES DE NATURE SUR NOS COTES OCCIDENTALES

Ce sont deux mers différentes que celle qui, des Pays-Bas au Finistère, embrume souvent notre littoral, et celle qui rayonne de la Bretagne méridionale aux Pyrénées. C’est bien encore en ses jours de sauvagerie un Océan terrible que celui qui bat nos côtes du golfe de Gascogne et qui, de tout le poids de la houle accumulée dans mille lieues sans rivage, entame les craies dures de la Saintonge ou dévore les roches de Saint-Jean-de-Luz. Mais il ne ressemble plus à l’Océan celtique ou Scandinave. A mesure qu’on va vers le Sud, on s’écarte des voies ordinaires qui charrient vers nous, surtout en hiver, les bourrasques du large. En été la marche du soleil amène vers le Nord la zone de hautes pressions des Açores et répand le calme dans l’atmosphère de l’Océan d’Aquitaine. Le voile de nébulosité qui plane si fréquemment entre les côtes de Terre-Neuve et d’Irlande s’éclaircit notablement au Sud de la Bretagne. Un climat différent prévaut dans la zone que la France présente à la Manche et dans celle qu’elle présente au golfe d’Aquitaine.

Notre Finistère breton, comparé aux autres promontoires de l’Europe occidentale qui reçoivent de plein fouet l’assaut des bourrasques océaniques, se fait déjà remarquer par une atténuation des phénomènes. Ni par la rapidité des oscillations barométriques, ni par la fréquence des phénomènes électriques, ni par la quantité de pluie il n’égale la Norvège, l’Ouest de l’Irlande, la Cornouaille anglaise. Toutefois les parties non abritées subissent les effets corrosifs des vents du large, qui tourmentent ou tuent les arbres et forcent les cultures à se blottir à l’abri de ces murailles de pierre dont le pays est étrangement découpé. Mais c’est surtout l’insuffisance de chaleur qui, déjà marquée dès le mois d’avril et s’accentuant de plus en plus dans la période où les plantes doivent se hâter d’accumuler la chaleur nécessaire, empêche la vigne et la plupart des fruits d’atteindre la maturité. Les cultures maraîchères, les fraisiers, les primeurs variées, tout ce qui exige du climat plus de précocité que la chaleur, sont les dons qu’en échange a reçus notre extrême promontoire océanique.

Les modifications s’échelonnent rapidement de la Vilaine à la Gironde. Déjà la côte méridionale de Bretagne est plus lumineuse. Un clair soleil joue souvent sur les croupes fleuries qui bordent le Morbihan ; ciel mouillé radieux entre deux averses, mais dont l’éclat plus grand se manifeste déjà par une avance dans l’époque des moissons. Dans la Bretagne occidentale, cette date recule, comme en Normandie, jusqu’en août ; dans la Bretagne méridionale elle est plus précoce. Poussons jusqu’au Sud de la Vendée, et là, comme en Béarn, la récolte, dès la première moitié de juillet, est chose faite.

Par les vallées ces effluves de climat océanique pénètrent profondément. La feuillaison printanière entre Tours et Saumur est de cinq jours en avance sur Orléans. Sous leur ciel très doux les vallées angevines et tourangelles abritent, avec la vigne, une grande variété de ces cultures délicates qui réclament de l’homme attention et presque amour et qui affinent celui qui s’y livre.

Les étés au voisinage de cette mer d’Aquitaine sont chauds et ensoleillés. Les observations mettent aujourd’hui hors de doute une diminution sensible de pluie dans la partie de la côte qui s’infléchit entre la Loire et la Gironde. Après une légère recrudescence de pluie en mai, le littoral de la Saintonge et même celui du Poitou se montrent, pendant les mois décisifs de juin, juillet et août, plus secs que l’arrière-pays. Les orages du Sud-Ouest semblent dévier ; ils les épargnent, tandis qu’ils vont faire rage sur les hauts plateaux limousins. Dès lors, aux plantes à feuillage vert que favorisait la tiédeur du climat breton, s’ajoutent celles qui ont plus d’exigences de lumière et de chaleur. Le chêne-vert, après quelques timides apparitions dans les parties abritées des Côtes-du-Nord, se montre dans l’ile de Noirmoutier, il festonne les côtes calcaires de Saintonge. Une autre essence, très rare encore en Bretagne, le chêne-tauzin, devient dominante. Et tandis que la physionomie végétale s’enrichit d’un grand nombre de traits nouveaux, elle perd d’autres éléments. Le hêtre a cessé de tapisser les collines ; le charme qui, surtout dans le Nord-Est, compose la plupart des taillis, manque de La Rochelle à Bayonne.

C’est bien une sorte de Midi anticipé qui apparaît ainsi au tournant de la Bretagne, et se prolonge à travers la Saintonge. Rien que l’aspect des maisons aux toits à peine inclinés serait un indice de la sécheresse du climat. L’exploitation fort ancienne des marais salants est un signe de la puissance qu’y prennent les rayons du soleil. Les salines du Croisic sont à peu près les plus septentrionales que tolère le climat océanique. Pour les peuples maritimes du Nord, ces pays de sel, de la vigne et de fins produits étaient la première apparition d’une nature méridionale. Il ne tint pas aux Anglais qu’ils devinssent pour eux un Portugal.

Ce n’est pas toutefois le Midi, tel qu’il éclate dans la vallée du Rhône. La fraîcheur des prairies dans les vallées, la fréquence dans les sables de genistées touffues tout illuminées de fleurs jaunes, indiquent une composition différente des éléments du climat. Ce que la rigueur accidentelle des froids, la violence des vents, l’intensité des sécheresses, le régime des cours d’eau mêlent de brusque et d’un peu âpre à la nature du Sud-Est de la France, s’atténue en ce Sud-Ouest dans une tonalité plus égale. Il y a pourtant des recrudescences et des sursauts. A l’abri des dunes de Soulac, au Sud de la Gironde, dans l’atmosphère surchauffée des sables, les eaux infiltrées communiquent à la végétation une vigueur et un éclat superbes. La végétation siliceuse des Landes, qui s’était montrée par intermittences sur les sables épars en Périgord, prend possession du sol ; le panache des pins maritimes se projette au-dessus des fourrés d’ajoncs et de bruyères ; le chêne occidental remplace le chêne-yeuse. Enfin, lorsqu’apparaissent les pics pyrénéens, dans l’angle où s’engouffrent les vapeurs des vents d’Ouest, les pluies reprennent avec intensité. Pluies interrompues de soleil, qui pourtant excluent la vigne, remplacée par le pommier sur les croupes verdoyantes et fourrées du pays basque. Les orages arrivent en quelques minutes ; ils courent avec une rapidité extraordinaire de pic en pic sur la côte ; mais un radieux soleil les a bientôt dissipés aux quatre coins du ciel. Ce ciel mobile et gai, plus doux dans les Charentes, plus ardent en Gascogne, plus capricieux dans le pays basque, a tout le brillant du Midi sans le sombre éclat de la Méditerranée.

Ce qui frappe d’abord dans l’ensemble de cette physionomie, c’est l’amplitude des différences. Sur une surface qui n’est que la dix-huitième partie de l’Europe, nous voyons des contrées telles que la Flandre ou Normandie d’une part, Béarn, Roussillon ou Provence de l’autre ; des contrées dont les affinités sont avec la Basse-Allemagne et l’Angleterre, ou avec les Asturies et la Grèce. Aucun autre pays d’égale étendue ne comprend de telles diversités. Comment donc se fait-il que ces contrastes n’aient pas été des foyers d’action centrifuge ? Il n’a pas manqué sur nos côtes d’immigrants saxons, Scandinaves ou autres ; on ne voit pourtant pas que ces groupes aient jamais réussi, s’ils l’ont même tenté, à se constituer en populations à part, tournant le dos à l’intérieur, comme il est arrivé pour certaines tribus maritimes, frisonnes ou bataves, de Basse-Allemagne.


VI LIAISONS ENTRE LE NORD ET LE SUD

C’est qu’entre ces pôles opposés la nature de la France développe une richesse de gammes qu’on ne trouve pas non plus ailleurs. Si le Nord et le Sud font saillie en vif relief, il y a entre eux toute une série de nuances intermédiaires. Par une interférence continuelle de causes, climatériques, géologiques, topographiques, le Midi et le Nord s’entre-croisent, disparaissent et réapparaissent. La France est placée de telle sorte par rapport aux influences continentales et océaniques qui s’y rencontrent dans un équilibre instable, que de différents côtés plantes et cultures ont voie libre pour se propager, pour profiter de toutes les occasions que multiplient les variétés de relief et de sol. Le mélange du Nord et du Sud est plus marqué dans certaines contrées de transition comme la Bourgogne et la Touraine, qui représentent, pour étendre l’expression de Michelet, « l’élément liant de la France ». Mais on peut dire que ce mélange est la France même. L’impression générale est celle d’une moyenne, dans laquelle les teintes qui paraissaient disparates se fondent en une série de nuances graduées.


VII MODES D’EXISTENCES

Il en résulte la grande variété de produits auxquels le sol français se prête ; variété qui est une garantie pour l’habitant, le succès d’une culture pouvant, dans la même année, compenser l’échec d'une autre.

Le grand avantage, écrivait récemment un consul anglais, que le petit tenancier ou le petit propriétaire a en France, est dans les différences de climat qui favorisent la croissance des articles variés et de petits produits qui ne viennent pas bien dans notre pays. Ce sont ces petits produits qui rendent possible l’idéal qu’a longtemps caressé l’habitant de la vieille France, et qui reste encore enraciné çà et là, celui de réaliser et d’obtenir sur place tous les éléments et les commodités de la vie. C’était bien le désir que devaient suggérer « ces benoîts pays », répartis de tous côtés, dans lesquels il n’était pas chimérique de rêver une existence abondante, se suffisant largement à elle-même. Généralisez cette idée : elle ressemble assez à celle que la moyenne des Français se fait de la France. C’est l’abondance des « biens de la terre », suivant l’expression chère aux vieilles gens, qui pour eux s’identifie avec ce nom. L'Allemagne représente surtout pour l’Allemand une idée ethnique. Ce que le Français distingue dans la France, comme le prouvent ses regrets quand il s’en éloigne, c’est la bonté du sol, le plaisir d’y vivre. Elle est pour lui le pays par excellence, c’est-à-dire quelque chose d’intimement lié à l’idéal instinctif qu’il se fait de la vie.

Il y a pourtant en France de mauvais comme de bons pays. Il en est qu’on décorait d’épithètes flatteuses, et qui, surtout jadis, s’opposaient dans l’esprit et le langage populaires aux terres plus déshéritées, réduites à remplacer par de mesquins expédients de subsistance, le blé, le vin et le reste. Le cultivateur des bons pays a du mépris pour la terre qui ne nourrit pas son homme. Un certain air de compassion tempérée de raillerie accueillait les habitants des ingrats terroirs voués au sarrasin ou à la châtaigne, ou des pays incapables de se suffire et obligés de se pourvoir chez le voisin. Les pauvres habitants de la Vôge excitaient ce sentiment quand ils paraissaient chez leurs riches voisins de la Comté, en quête de cendres de lessives pour amender leurs maigres terrains de grès. Il est probable que le joyeux habitant des vallées tourangelles éprouvait quelque chose de semblable pour ces pays de sable et de grès, où il vient plus d'arbres que de blé. Rabelais ne trouve pas d’autre expression pour peindre quelque part le dénuement de Panurge, que de nous le montrer « tant mal en ordre qu’il ressemblait un cueilleur de pommes du pays de Perche ».

Chez tous, les favorises comme les déshérités, abondance et prospérité éveillent mêmes formes de désirs et d’idées. Le principal signe de luxe est l’abondance du linge, trait bien moins marqué chez nos voisins, Le mode de nourriture diffère peu chez la grande majorité des habitants ruraux de la France ; ni la cuisine même, en dépit de quelques ingrédients qui sont objets de litiges entre le Nord et le Midi. Le paysan champenois que Taine montre mangeant sa soupe à l’entrée de sa maison se trouverait en cette altitude et cette occupation partout en France. Quand on voit dans les tableaux des rares peintres qui n’ont pas dédaigné de peindre le paysan, les Lenain, l’attitude et la physionomie des ruraux du XVIIe siècle, on les reconnaît chez leurs descendants d’aujourd’hui. Ce sont bien les gestes lents de ces mangeurs de pain, sachant à l’occasion déguster le vin, assis autour d’une miche, pesamment sur leurs escabeaux de bois[27].

Le pain, avec des légumes et des végétaux, une nourriture animale dont la volaille et le porc font surtout les frais, telle est l’alimentation conforme à un sol où les céréales, avec les genres d’élevages qui en dépendent, tiennent la plus grande place. Le blé est l’aliment préféré des méridionaux de l’Europe, et précisément nos principales terres à blé sont au Nord. Autant le Français se distingue de l’Anglais et même de l’Allemand par son mode de nourriture, autant il se ressemble à lui-même sur ce point au Nord et au Sud. Pour les peuples germaniques qui nous avoisinent, notre paysan appréciateur de pain blanc, amateur de végétaux, et ingénieux dans l’art de les produire, est un objet d’attention et de curiosité. Dans son récit de la campagne de France, Gœthe remarque l’antagonisme des deux peuples au sujet du pain : « Pain noir et pain blanc sont la pierre de touche entre Français et Allemands » (das shibolet, das Feldgeschrei zwischen Deutschen und Franzosen). Nos pêcheurs bretons, tous plus ou moins jardiniers sur leur littoral doux et humide, font à Terre-Neuve l’étonnement des équipages anglais, en trouvant moyen de faire croître quelques salades sur cette côte stérile. Au XVIIe siècle nos réfugiés transformèrent par leurs cultures de légumes et de jardinage le triste Moabit, dans la sablonneuse banlieue de Berlin.

Une atmosphère ambiante, inspirant des manières de sentir, des expressions, des tours de langage, un genre particulier de sociabilité, a enveloppé les populations diverses que le sort a réunies sur la terre de France. Rien n’a plus fait pour en rapprocher les éléments. Il y a toujours quelque chose d’âpre dans le frottement des hommes de races diverses. Le Celte n’a pas pardonné à l’Anglo-Saxon, ni l’Allemand au Slave. Nés de l’orgueil, ces antagonismes s’excitent et s’exaspèrent par le voisinage. En France, rien de semblable. Comment se raidir contre une force insensible qui nous prend sans que nous nous en doutions, qui s’exhale du fond de nos habitudes et nous rend de moins en moins étrangers les uns aux autres ? Un peu plus tôt ou un peu plus tard, tous ont successivement adhéré au contrat.

Il y a donc une force bienfaisante, un genius loci, qui a préparé notre existence nationale et qui lui communique quelque chose de sain. C’est un je ne sais quoi qui flotte au-dessus des différences régionales. Il les compense et les combine en un tout ; et cependant ces variétés subsistent, elles sont vivantes : et leur étude, qui va maintenant nous occuper, est la contre-partie nécessaire de celle des rapports généraux qui précède. CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE


I. AXE COMMERCIAL DE LA FRANCE. || II. RAPPORTS AVEC LE CONTINENT. || III. PRÉCOCITÉ ENTRE LES CONTRÉES CONTINENTALES.


MAIS nous devons préalablement dégager quelques conclusions qui résultent des faits qui viennent d’être exposés, et qui sont propres à éclairer ceux qui vont suivre.


I AXE COMMERCIAL DE LA FRANCE

1° Très anciennement l’influence du rapprochement de la Méditerranée et de la mer du Nord a pris corps sur notre territoire. Cette influence s’est géographiquement exprimée et consolidée par des routes, des lignes de relations à grande portée. L’axe commercial de la France, une ligne partant de la Provence pour aboutir à l’Angleterre et aux Flandres montre une remarquable fixité. Les principales foires du Moyen âge, celle de Beaucaire, Lyon, Chalon, Troyes, Paris, Arras, Thourout et Bruges, s’échelonnent d’après cette direction. Ce que peut être pour la constitution d’une unité politique cette chose presque immatérielle qu’on appelle une voie de circulation, bien des exemples le montrent. L’Italie n’a pris figure de contrée politique que lorsque les voies Appienne et Flaminienne se sont combinées pour en lier les extrémités. Dans le faisceau des voies primitives de la Grande-Bretagne, la ligne de Londres à la Severn, Wailing Street, a été l’axe de l’Angleterre.


II RAPPORTS AVEC LE CONTINENT

2° Mais la substance même de notre civilisation est de provenance toute continentale. La période organique où s’élabore la personnalité de la France embrasse une énorme série de siècles d’influences terriennes accumulées. L’arbre de nos origines étend au loin ses racines sur le continent.

Dans le milieu géographique où la France s’est développée, il n’y a pas de contrées dont elle soit séparée par de grandes oppositions physiques. Elle est située hors de portée de ces contrastes fortement tranchés qu’engendrent la steppe ou le désert. Par les conformités de nature qui l'unissent aux contrées continentales voisines, elle a grandi entre des peuples de civilisation analogues. Cela est une garantie. La France a échappé ainsi à des catastrophes qui ailleurs ont interrompu la vie historique, en Espagne et dans l’Europe orientale. Mais cela est aussi une limitation. Un État qui parvient à se constituer solidement au contact de deux régions physiques très différentes, comme le sont les domaines de vie agricole et de la vie pastorale, acquiert des chances presques indéfinies d’extension ; ainsi la Russie, les États-Unis et même la Chine. De telles perspectives territoriales manquent à la France ; les possibilités d’expansion dans l’Europe fortement individualisée qui l’avoisine se réduisent à une zone restreinte. La mer, il est vrai, peut lui en offrir d’autres ; mais la France rencontre là d’autres genres de concurrence.


III PRÉCOCITÉ ENTRE LES CONTRÉES CONTINENTALES

3° Il y a pourtant un caractère qui la distingue entre les contrées continentales de l’Europe : c’est celui qu’on peut résumer dans le mot de précocité. La France présente deux sortes de précocité : l’une qui tient au climat et à la variété des ressources du sol. C’est elle qui a suscité chez nous l’épanouissement de nombreuses petites sociétés locales. Il est peu de parties de la France qui ne gardent les traces d’un long développement autonome né des lieux mêmes.

L’autre genre de précocité tient aux facilités d’établissement, de circulation, de défense, à tout à ce qui hâte la vie générale. Ces facilités s’offraient ici en abondance. Une plus grande aisance que dans l’Europe centrale préside aux groupement des peuples. De nombreux vestiges d’anciens établissements, d’enceintes murées, aussi bien en Lorraine et en Bourgogne que dans le Quercy, montrent l’importance spéciale qu’ont eue jadis les plateaux calcaires, si harmonieusement distribués sur notre territoire. Les calcaires jurassiques, qui couvrent environ 100 000 kilomètres carrés, dessinent, autour du Bassin de Paris et du Massif central une double boucle en forme de 8, signalée par Élie de Beaumont comme un des traits caractéristiques de la France. Ces terrains ne sont pas les plus fertiles, mais ils ont permis aux établissements humains d’acquérir de bonne heure fixité et force de résistance, de communiquer librement entre eux. La pierre de construction y abonde ; le drainage, qui s’opère naturellement grâce à la perméabilité des roches, y rend l’air salubre ; l’érosion y creuse des vallées unies, au tournant desquelles des plateaux découpés se dressent comme des forteresses naturelles, sites d’oppida. La plupart des grandes et anciennes routes qui enlacent nos principaux massifs ont suivi, suivent encore ces plateaux calcaires.

Expression de la nature de la France, cette précocité a laissé des traces durables. Elle influe sur les manifestations ultérieures de la vie ; elle nous suit dans l’histoire. Si la cimentation des diverses contrées de la Gaule n’avait pas été un fait accompli quand la vie historique s’éveilla dans le Nord germanique, qui sait si des attractions nouvelles n’eussent pas prévalu ? Entre le Bassin de Paris et celui de Londres, entre la Lorraine et la Souabe, les différences sont moindres, au point de vue géographique, qu’entre ces contrées et nos provinces méditerranéennes. Que néanmoins cette combinaison l’ait emporté, c’est un indice de développement précoce, de participation très ancienne à la vie générale qui avait alors pour foyer la Méditerranée. DEUXIÈME PARTIE



DESCRIPTION RÉGIONALE
LIVRE PREMIER



LA FRANCE DU NORD


IL faut maintenant pénétrer dans l’intimité de cet être géographique. Mais quelles divisions adopter, et par où commencer ? La Méditerranée a éclairé nos origines : mais c’est dans le Nord que s’est formé l’État français. Entre la mer du Nord, la Manche, le Massif central et le Rhin, se déroulent des régions naturelles qui s’appellent l’Ardenne, les Flandres, le Bassin parisien, le Pays rhénan. Chacune a sa physionomie : mais unies entre elles par des rapports faciles, toutes pénétrées d’influences générales, elles se combinent dans un ensemble qu’il ne faut pas morceler, la France du Nord. C’est cet ensemble qui a servi de berceau à un grand État. Il ne serait même pas suffisant, pour l’intelligence de son développement historique, de se borner à la France du Nord. Il faut tenir compte du voisinage. Car, ainsi qu’un arbre dans une forêt, un État ne se sépare pas du milieu où vivent à côté de lui, en contact et en concurrence avec lui, d’autres États. Essayons donc d’abord de retracer ce milieu, avant d’aborder la description régionale. PREMIÈRE PARTIE


ARDENNE ET FLANDRE



CHAPITRE PREMIER


LE CONTACT POLITIQUE


DE LA MER DU NORD


I. VICISSITUDES POLITIQUES DE LA RÉGION. || II. INFLUENCE DE LA MER DU NORD. || ANGLETERRE. || IV. EFFET SUR LA FORMATION DE l’ÉTAT FRANÇAIS.


LA PARTIE d’Europe où les Pays-Bas expirent en face de l’Angleterre et qui s’ouvre, entre l’Ardenne et le Pas de Calais vers le Bassin parisien, est une région historique entre toutes. Peu de contrées comptent plus de souvenirs de guerres. Il n’est presque pas une motte de terre, entre la Sambre et l’Escaut, l’Oise et la Somme, qui n’ait été foulée par les armées. Et, le plus souvent, ces rencontres d’armées étaient des rencontres de peuples : Celtes et Germains, Gallo-Romains et Germains, Français, Anglais et Allemands. Les luttes par lesquelles durent se constituer races et Etats, pressés les uns contre les autres dans les étroits espaces que leur mesure notre Europe, se sont en grande partie déroulées sur ce théâtre.

C’est en effet un carrefour auquel aboutissent les principales routes de l’Europe. On y venait, par terre, de la Méditerranée, depuis les temps les plus lointains. Par terre également, les routes du Rhin et de la Basse-Allemagne y aboutissaient. Par mer, les navigations frisonnes et Scandinaves, dans leur expansion vers le Sud, abordaient au pays de Kent et sur la côte flamande qui lui fait face. De cette convergence de routes, de cette concentration de rapports, il résulta que cette contrée devint peu à peu un puissant loyer de vie générale. C’est par là que la propagande chrétienne s’avança vers le Nord : Reims, Tournai, Noyon, Corbie devinrent ainsi des centres d’influence lointaine, religieuse et artistique. Plus tard, le commerce des Flandres fut vraiment un commerce universel, au sens que pouvait avoir ce mot au XIVe siècle. I VICISSITUDES POLITIQUES DE LA RÉGION

Conflits ou rencontres pacifiques, l’effet de ces rapports a été de mettre en branle les forces vives de la géographie politique. Nulle contrée n’a subi plus de vicissitudes, plus d’attractions en sens contraire : n’a vu plus de remaniements territoriaux. Les frontières politiques n’ont pas cesse de varier. Déjà antérieurement à la conquête romaine une « Belgique » se distinguait de la Gaule ; Rome consacra cette division, le Belgium ; et cette Belgique romaine se décomposa à son tour pour donner naissance à des marches-frontières appelées Germanies. Celles-ci se perpétuent, après la chute de l’Empire, dans les provinces ecclésiastiques de Reims et de Cologne ; mais de leurs domaines ne tardent pas à se détacher les germes vigoureux de la Hollande et de la Flandre. Ainsi la sève créatrice de formations politiques nouvelles ne s’est jamais ralentie. Dans les contrées de l’Ouest ou du Centre de la France, les noms des anciens peuples, Poitou, Limousin, Berry, etc., persistent sur les lieux qu’ils ont jadis occupés : dans cette arène ouverte au voisinage de la mer du Nord, les noms, à peu d’exceptions près, ont été renouvelés.


II INFLUENCE DE LA MER DU NORD

Cette mer qui s’ouvre au Nord des falaises de Gris-Nez et de Douvrcs, avec ses pêcheries, ses estuaires, ses fœhrden, ses sunds, ses viks, ses îles, n’est entrée que relativement tard dans l’histoire. Nous recueillons chez les auteurs classiques l’impression encore fraiche de sa découverte. À l’époque où elle commençait pourtant à attirer l’attention politique, au premier siècle de notre ère, Pline a pour désigner ses rives et ses riverains, « pauvres hères qui brûlent à des feux de tourbes leur nourriture et leur ventre raidi par le froid »[28], des expressions qui nous feraient penser aux parages d’Alaska et des îles Aléoutiennes. Cependant, de plus en plus peuplée sur ses rives, envahie par les navigateurs du Nord, elle ne devait pas tarder à mériter le nom de mer Germanique. Quelque amélioration dans le mode de construction des navires fut sans doute l’humble origine de cette révolution, qui eut pour effet de constituer, autour de la mer du Nord, une forme nouvelle du germanisme, la plus envahissante de toutes, le germanisme maritime et insulaire.

Ce germanisme, dans la partie qui nous touche de près, aboutit à la création de la Flandre et de l’Angleterre.

Nous étudierons plus loin la Flandre. Notons seulement ici que, par ses attaches maritimes, par ses relations avec le Nord de l’Europe, elle représente une formation politique de type nouveau. Elle rompt avec les anciens centres politiques du pays, ceux de l’époque romaine : Tournai, Térouanne ; elle leur en substitue d’autres, voisins de la mer : Thourout, Bruges, Gand. Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/87 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/88 III ANGLETERRE

L’invasion au VIe siècle des Anglo-Saxons, venus de l’Elbe inférieur, produisit la substitution d’une Angleterre germanique à une Bretagne celtique : et ce fut un phénomène très net de colonisation maritime. Lorsqu’on observe la répartition des tribus jutes, anglaises, saxonnes, qui s’établirent le long des côtes depuis le Forth jusqu’au Sussex, il semble qu’on ait sous les yeux la bande de colonies anglaises, Scandinaves, hollandaises qui s’échelonnèrent, au XVIIIe siècle, le long des côtes orientales de l’Amérique du Nord. C’est toujours avec la préoccupation de garder le contact de la mer, par conséquent le long du littoral, que se développent les colonisations. Les unes, comme celles des Grecs ou plus tard celles des Germains et des Suédois de la Baltique, restent littorales. Mais dans la grande île bretonne il n’en fut pas ainsi. La possession des côtes orientales mettait aux mains des envahisseurs germains les fleuves, les parties les plus fertiles et les plus ouvertes, l’axe même de la contrée. Des germes déposés le long des côtes naquit donc un État, l’Angleterre; et ce fut, à la place du celtisme refoulé, le germanisme que la France vit s’établir sur la côte qui lui fait face.


IV EFFET SUR LA FORMATION DE L'ÉTAT FRANÇAIS

Ainsi une zone d’étroit contact entre le monde roman et le germanisme se constitua au seuil de la mer du Nord. Il est permis de voir dans ce fait une des conditions initiales de la formation d'un État français. Un État n’est pas comme un pays l’expression naturelle et presque spontanée de rapports issus du sol ; c’est une œuvre de concentration artificielle et soutenue, qui vit d’actions et réactions réciproques. C’est à leur position au point le plus exposé que les Marches d’Autriche et de Brandebourg, parmi les Allemagnes : que la Moscovie, parmi les Russies, durent leur valeur politique. Là où l’antagonisme crée l’effort, se fixe la puissance. Quelque chose de semblable se produisit sur la ligne de rencontre où la vieille civilisation romane dut faire face au néo-germanisme constitué sur la mer du Nord. Dès les derniers temps de l’Empire romain, l’effort de résistance et par conséquent de contraction s’était visiblement porté vers la Gaule septentrionale : Trêves, Metz, Reims, Paris même prennent alors une importance croissante. De plus en plus désormais, c’est dans la France du Nord que se concentrent les événements décisifs. A vrai dire, le contact du monde germanique n’est pas pour nous borné, comme il l’est pour l’Italie, à un seul côté. Il enveloppe, il pénètre la France par l’Est comme par le Nord. Il s’exerce moins par chocs intermittents que par pression continue. Mais il y a une différence sensible de configuration et de conditions géographiques entre le germanisme danubien-rhénan et celui de la mer du Nord. La Suisse, la Souabe, la Franconie, l’Alsace, la Lorraine sont des contrées naturellement circonscrites, plus capables de réaliser un certain degré d’autonomie régionale que de s’élever par elles-mêmes au rang de grandes unités politiques. Combien plus étroits étaient les rapports et plus âpre aussi le frottement, du côté où notre organisme national naissant rencontrait la contiguïté du germanisme commercial et maritime !

Principal marché de l’Europe, but de voies de commerce traversant, par la vallée du Rhône et la Champagne, notre territoire, la Flandre était plus qu’une voisine : ses relations s’enchevêtraient étroitement avec nos intérêts ; sa vie puissante était chez nous un exemple, une tentation et un stimulant de vie urbaine. Et quant à la vieille Angleterre historique, tournée vers ses Cinq-Ports, sa Tamise et son bassin de Londres, elle était bien plus proche de nous, bien plus engagée dans nos affaires que l’Allemagne danubienne et même rhénane. Cette Angleterre-là n’avait guère d’autre voisin que la France, d’autre expansion possible qu’à nos dépens ; elle ne trouvait que chez nous le levier pour agir en dehors de son île. L’étranger pour nous fut d’abord le Normand, l’homme du Nord ; puis l’Anglais. Tour à tour ou à la fois suivant les temps, la Flandre, Calais, le Ponthieu, la Normandie, la Bretagne, le Poitou et la Guyenne, furent des champs clos où piétina une ardente rivalité. L’histoire offre peu d’exemples d’un tel corps-à-corps. CHAPITRE DEUXIÈME


LE MASSIF PRIMAIRE DE BELGIQUE
ET DE L’ARDENNE



I. VOISINAGE DU MASSIF PRIMAIRE. || II. L ARDENNE. || III. VALLÉES ARDENNAISES. || IV. BORDURE DE L’ARDENNE. i| V. SYNCLINAL HOUILLER. || VI. LA VIE ARDENNAISE.


ÉTROITEMENT unies dans une même zone de contact, les plaines du Nord et le Bassin parisien ne sont pas moins des contrées foncièrement distinctes.

Les plaines par lesquelles la Belgique confine à la France apparaissent au premier abord comme une contrée aussi uniforme par la nature des couches superficielles du sol que par le niveau général et le climat. Sur de grands espaces s’étendent des nappes limoneuses, amortissant les inégalités du relief. On les voit à Rocroi, à Maubeuge, à Mons-en-Pévèle, comme à Fleurus, Seneffe, et dans les larges ondulations qui dessinent le champ de bataille de Waterloo. Ces couches de limon présentent sans doute entre elles des différences : ici plus sèches, là plus humides ; ici couvertes de moissons de blé, là verdoyantes de prés et d’arbres. Cependant, à ne juger que d’après la surface, l’œil retrouve un peu partout quelques-uns des horizons qui lui sont familiers dans les plaines également limoneuses qui se répartissent autour de Paris.

Il y a pourtant une grande différence entre ces plaines du Nord et celles du Bassin parisien. Si elle ne s’impose pas au regard, elle se trahit à bien des signes. Le sol est ressemblant, mais le sous-sol diffère. Dans le Bassin parisien les couches géologiques anciennes s’enfoncent à une grande profondeur ; ici elles restent voisines de la surface. Parfois en saillie, parfois dans les creux, à fleur de sol ou à une faible profondeur, des roches appartenant aux âges silurien, dévonien, carbonifère et houiller[29], se maintiennent à portée de la vie extérieure, elles exercent directement une action sur l'homme. Les richesses minérales, qui manquent trop au Bassin parisien, foisonnent ici. En réalité l’Ardenne et les plaines de la Belgique qui lui sont contiguës font partie d’un même massif.


I VOISINAGE DU MASSIF PRIMAIRE

Il suffit, en effet, dans le Hainaut et le Brabant, que l'érosion des rivières ait quelque peu raviné la surface, pour voir affleurer, à Hal, à Gembloux, des schistes et des quartzites exploités de longue date ; à Ath, Maubeuge, Tournai, les calcaires anciens qui ont fourni ces marbres bleuâtres si recherchés de tout temps dans les constructions du Nord de la France. Dans les plaines de Lens ou dans celles de Jemappes, au Nord de Mons, la surface ondule sous les moissons. Ici ce n’est pas par des pointements avivés par les eaux que se révèlent les vestiges du Massif archaïque, mais par les débris que l’homme y arrache et qu’il en rejette. Sans les montagnes de scories noires qui s’élèvent çà et là, on ne soupçonnerait pas la vie intense qui s’agite dans les galeries du sous-sol. Le substratum primaire n’est point, en effet, comme dans le Brabant, immédiatement recouvert par les dépôts tertiaires ; les mers de la craie ont par transgression envahi cette partie de la région[30]. Mais les couches qu’elles ont laissées comme trace de leur séjour temporaire sont assez minces pour que l’homme ait pu les traverser sans trop de peine et retrouver la houille sous le plongement qui la dissimule.

Or, ces roches faiblement enfouies ou qui pointent çà et là, dans le Hainaut, le Brabant, une partie de la Flandre française et de l’Artois, jusque dans le Boulonnais enfin, on les retrouve occupant les surfaces, constituant des crêtes et des creux, des plateaux et des vallées, dès qu’on franchit, de Charleroi à Liège, la Sambre et la Meuse. La houille affleure au sol ; les calcaires dressent des escarpements couleur de rouille. Un monde de roches, aux tonalités sombres, où pourtant les schistes verts ou violacés sont pénétrés par moments par la blancheur des veines de quartz, prend possession de la contrée.

L’esprit est assez naturellement amené à conclure que nous avons ainsi sous les yeux les parties d’un même tout, et que, sous des oscillations qui en ont légèrement enfoncé une partie tandis que l’autre était légèrement relevée, c’est le même massif primaire qui, dans l’Ardenne comme dans les plaines qui s’y appuient au Nord-Ouest, constitue la charpente essentielle du sol. Telle est bien, en effet, la conclusion qui résulte, non seulement de l’analogie des roches, mais de celle des accidents auxquels elles ont participé. Il ne Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/93 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/94 faut pas se laisser tromper par l’allure tranquille du relief extérieur dans les parties où le substratum primaire a plongé sous la surface. Ces croupes faiblement ondulées recouvrent un paysage souterrain étonnant par l’intensité des failles et des dislocations qu’il révèle. Les veines de houille plongent tout à coup, sont brusquement étranglées ou tranchées par les bancs de près qui les encadrent. C’est un massif tourmenté, énergiquement tordu et plissé, usé par les agents météoriques, qui se dérobe à peine sous une mince couverture récente. Il y a quelque chose de saisissant dans ce contraste et les réflexions qu’il éveille dans l’esprit de l’auteur de la Face de la Terre viennent naturellement à l’esprit : « La charrue, dit-il, creuse tranquillement son sillon sur l’emplacement des plus formidables cassures[31]. »


II L’ARDENNE

Ce que le sous-sol révèle seulement aux yeux du mineur dans la partie actuellement enfoncée du massif, les coupes naturelles des vallées le présentent à L’œil nu dans la partie actuellement émergée et saillante. Cette partie a un nom : c’est l’Ardenne. Vieux mot celtique qui, comme celui de Hardt, semble associer l’idée de hauteur à celle de forêt.

Vue de la large et fertile vallée de la Meuse entre Sedan et Mézières, la ligne de l’Ardenne se présente moins comme hauteur que comme forêt. Une ligne sombre et basse barre l’horizon. Depuis Hirson jusqu’à Sedan et au delà, elle frappe, elle obsède la vue par sa continuité. Et par-dessus la vallée riante où luisent les eaux, ce « fond d’Ardenne » donne l’impression d’un monde différent, plus froid, plus rude, moins hospitalier. Les coteaux calcaires qui, sur l’autre versant de la vallée, dessinent le pourtour du Bassin parisien, ne sont par endroits guère moins élevés que le bord immédiat qui leur fait face. N’importe : L’œil aperçoit et devine des campagnes entre les bois qui parsèment leurs flancs secs et rougeâtres[32] : il y retrouve les traits d’une topographie qu’on pourrait suivre tout le long de la Lorraine et de la Bourgogne : l’Ardenne, au contraire, semble la subite apparition de quelque fragment d’Europe archaïque.

La Meuse, en s’enfonçant dans le massif, permet d’en discerner la structure. Lorsqu’à Charleville elle quitte la direction de l’Ouest pour celle du Nord, elle enlace d’une boucle étroite un roc schisteux qui déjà tranche sur le paysage environnant. Désormais l’aspect de ses bords change, comme sa direction. La vallée se rétrécit entre des versants boisés : d’anciennes terrasses, plaquées d’alluvions anciennes, marquent à diverses hauteurs les phases du travail accompli par le fleuve à l’approche du bloc résistant où il s’engage. Toutefois, ce n’est qu’à Château-Regnault qu’entre les plis des schistes et des grès cambriens, la Meuse s'encaisse étroitement. De là à Fépin, pendant plus de 30 kilomètres, elle serpente dans la gaine où l’emprisonnent de raides parois. Leurs couches presque partout à vif, rarement dissimulées sous des éboulis, trahissent une énergie de plissements qui ne le cède à aucune des plus hautes montagnes : elles sont ployées et redressées parfois jusqu’à la verticale. Mais à 250 ou 300 mètres environ au-dessus de la vallée, elles s’arrêtent brusquement tranchées par le plan de surface. Où l’on s’attendrait à voir les plis redressés se projeter en pics et en cimes, règnent des plateaux. Les bords alternativement convexes et concaves se correspondent par-dessus la vallée. Si quelques dentelures s’y dessinent par hasard, comme aux « Quatre Fils Aymon », à Château-Regnault, c’est que quelques arêtes de quartz ont opposé à l’érosion une dureté encore supérieure à celle des schistes cambriens. Mais ces murailles ne sont que le soubassement de plateaux singulièrement uniformes, étendus, compacts. Si l’on gravit, par un des rares sentiers qui se détachent à droite ou à gauche, les pentes fangeuses et noires qui montent à travers bois, et que l’on atteigne un point découvert, on embrasse un vaste et plat horizon. De longues lignes unies s’enchevêtrent. Le sentiment de la hauteur ne résulte pas du modelé du relief, mais de la sauvagerie mélancolique de cet horizon défaillis et de tourbières. La forêt, « immense forêt de petits arbres », dit Michelet, semble approcher de sa limite d’altitude, qu’abaisse en effet singulièrement l'humidité du climat. L’illusion de la montagne persiste, sans la montagne.

C’est qu’en effet cette extrémité de l’Ardenne est le noyau le plus anciennement émergé de montagnes que l’usure des âges a aplanies. Quoiqu’elle ait été affectée par des accidents nombreux et répétés, dont quelques-uns récents, la partie du massif que constituent les roches d’âge cambrien n’a pas cessé pendant de longs âges de rester émergée, soit comme île, soit comme continent. Elle a donc subi durant d’énormes périodes l’action des météores. Récemment un mouvement de bascule en a relevé le bord méridional ; mais la topographie nivelée, arasée, conserve intact le type de relief qui rappelle nos plaines ordinaires, et que les géographes, pour cette raison, ont pris l’habitude de désigner par le nom de pénéplaine.


III VALLÉES ARDENNAISES

Ce n’est pas en saillie, mais en creux que s’accentue le modelé. Avant que le bord méridional du massif se relevât, la Meuse s’engageait de plain-pied sur la surface alors plus basse de l’Ardenne ; on distingue ses alluvions anciennes jusqu’à des niveaux de plus de 80 mètres. Le mouvement de relèvement se produisit d’une façon assez graduelle, pour que la rivière n’eût pas à abandonner son lit : mais elle dut l’approfondir. Elle a buriné de plus en plus profondément sa vallée, dans son effort pour rétablir le profil de pente que la surrection avait dérangée. C’est aux dépens de roches très dures que ce travail a dû s’accomplir : aussi la rivière est-elle encore comme ankylosée
dans sa vallée. Elle n’a pu, du moins partout, exercer sur ses flancs latéraux le travail normal par lequel les fleuves dépriment leurs versants et préparent des sillons pour leurs tributaires. Il y a des sections de son cours qui ne présentent ni cônes d’éboulis, ni flancs évasés, ni affluents. Mais à ces gorges inflexibles où la Meuse est comme encaissée dans un étau, succèdent des boucles et des méandres extrêmement prononcés. Chaque fois, en effet, que l’enchevêtrement des formations lui fait rencontrer des couches plus entamables, elle se dédommage. Elle en profite pour allonger par des sinuosités le profil de son lit. Après être parvenue ainsi à se tailler aux dépens des roches les moins résistantes une rive concave, elle ne cesse pas de la ronger. Or à mesure qu’elle se rejette vers la concavité qu’elle rase et qu’elle ronge de plus en plus, elle abandonne sur le bord convexe comme une succession d’anciens lits. Leur ensemble finit par former un cône d’alluvions s’élevant en pente douce jusqu’au sommet du talus. Ce sommet, point résistant autour duquel a pivoté le travail d’érosion, est étroitement serré par la rivière ; il se présente souvent comme un isthme conduisant à une péninsule circulaire comprise dans la boucle[33] fluviale. Ainsi se sont achevés, par un travail successif, mais possible seulement sur certains point favorables, ces méandres caractéristiques, non seulement de la Meuse, mais de la plupart des rivières ardennaises.

Il fallait s’arrêter sur cette forme d’énergie fluviale ; car c’est d’elle que dépend le site des cultures et des établissements humains dans l’étroitesse de ces vallées. Là seulement où la rivière a pu, par ses déplacements successifs, étendre un tapis légèrement incliné d’alluvions, les champs, prairies et jardins ont trouvé place. Jalouse de ne rien perdre du sol utile, la petite ville a pris généralement position sur le seuil rocheux qui ferme la boucle. On voit ainsi, à Revin, les vieilles et noires maisons en schistes se presser étroitement. Ces bourgs ardennais semblent à la gêne, et rivés, comme dans les pays de montagnes, à certaines conditions de site. Dans l’élargissement momentané de la vallée, aucun autre bourg et village ne leur fait face, tant la rive concave est abrupte. Et la vallée ne tardant pas à se resserrer de nouveau, chacun de ces cirques qui se succèdent ainsi, de Monthermé à Revin, de là à Fumay, est comme un petit monde fermé. La rivière y semble un lac. Malgré l’industrie et l’activité de ces essaims de forgerons-agriculteurs, la vie reste recueillie et comme enveloppée de solitude. Le moindre bruit, celui d’une parole, du choc d’une poutre, d’un cri d’oiseau est perçu d’une rive à l’autre.


IV BORDURE DE L’ARDENNE

Aussi est-ce avec un sentiment de délivrance que l’on échappe, entre Fumay et Givet, à l’oppression de cet étau. Le pays se découvre, les villages se répondent d’un bord à l’autre de la vallée, les forêts s’écartent et se font rares. Ce qui frappe singulièrement la vue, ce sont des roches calcaires, d’apparence dénudée, qui pointent de toutes parts. L’aspect du pays est bien encore celui des terrains anciens ; ce sont en effet des roches primaires qui constituent la surface. Mais elles appartiennent à un autre âge, plus récent ; elles racontent un autre épisode de la même histoire. On est, en réalité, sorti de l’Ardenne. Ce qui commence c’est la région détritique et récifale qui s’est formée en bordure du vieux massif émergé. Lorsque l’Ardenne était séparée du Brabant par un bras de mer, les débris arrachés au massif s’accumulaient sur ses bords, et les coraux y construisaient des séries de récifs analogues à ceux qui bordent aujourd’hui les côtes orientales d’Australie. De là ces grès, ces calcaires, ces marbres, qui désormais accidentent le relief. Châteaux et forteresses ont pris possession des rocs calcaires. Givet, Marienbourg, Chimay, Philippeville, Avesnes, hérissant, comme Mézières au débouché opposé, les abords du massif, lui donnent un aspect féodal et guerrier. Les eaux, suintant sur le sol imperméable en nombreux ruisseaux, ou étalées en étangs, se rassemblent peu à peu pour former les premiers filets de l’Oise, pour envoyer à la Sambre ses premiers affluents.

La Sambre a creusé son lit dans la direction des bandes ; elle coule, dans son cours supérieur, du Sud-Ouest au Nord-Est, conformément à la direction des couches géologiques. Au contraire, la Meuse, de Givet à Namur, traverse perpendiculairement les différentes formations qui se succèdent du Sud au Nord. Sa vallée est désormais plus large, mais reste encaissée. Dinant et Bouvignes, les villes jadis ennemies, se serrent étroitement aux flancs de leurs rochers. Le roc de Namur porte une vieille forteresse historique. L’aridité des escarpements calcaires contraste avec la fraîcheur verdoyante qu’entretient l’imperméabilité du sol schisteux.


V SYNCLINAL HOUILLER

Mais graduellement des couches géologiques moins anciennes se présentent à la surface ; et c’est ainsi qu’aux calcaires et grès dévoniens succèdent ceux de la période carbonifère, et qu’enfin la houille affleure à la surface dans le très ancien synclinal où la Sambre et la Meuse elle-même à partir de Namur ont pris place.

Ce synclinal[34], où se sont amassés les végétaux dont la décomposition a donné la houille, est un des traits les plus essentiels et les plus durables de la géographie de ces régions. Bien longtemps après l’époque primaire, il se dessinait encore comme un long détroit entre l’Ardenne et le massif alors émergé du Brabant. Enfin, après avoir été définitivement évacué par la mer, il a pris la forme d’un long couloir dyssymétrique où les eaux ont tantôt érodé, tantôt mis à nu le charbon de terre. L’industrie moderne y fait flamber ses usines ; les routes de la Seine au Rhin en suivent le talus septentrional, comme jadis les voies romaines unissant la deuxième Belgique à la Germanie inférieure, Bavay à Cologne. C'est donc aussi une ligne directrice des courants humains. Dès qu’on l’a franchie au Nord, les couches primaires, tout en restant voisines de la surface, plongent sous la nappe d’épais limon où règne depuis plus de deux mille ans une riche agriculture.


IV LA VIE ARDENNAISE

Le contraste s’accuse ainsi de plus en plus avec les pauvres et maigres contrées de l’Ardenne proprement dite. Nous en avons décrit la partie méridionale, qui est française : mais ce n’est que la moindre fraction d’une contrée qui s’étend vers le Nord-Est jusqu’à Spa, Maldémy, Montjoie et les abords d’Aix-la-Chapelle ; cette contrée s’élève à 695 mètres dans les Hautes-Fagnes de Botranche, et enfin, par le Schnee-Eifel (700 mètres), se lie au Massif schisteux rhénan. Sur toute cette surface de 13 500 kilomètres carrés environ c’est le même sol pauvre, infertile, le même climat rude, la même difficulté de communication. Sur ces flancs froids et boisés montent en brouillards, en neige et en pluies les vapeurs charriées par les vents d’Ouest ; sur ces plateaux sans pente l’humidité décompose le schiste en une pâte imperméable dont l’imbibition produit des tourbières ; il faut la souplesse et l’intelligence des petites vaches ardennaises pour opérer les charrois dans ces sentiers fangeux. Si pauvre pourtant que soit ce pays, une vie très ancienne s’y est implantée ; et justement à cause de sa pauvreté, cette adaptation de la vie aux conditions locales s’est maintenue presque intacte. On y voit une race d’hommes généralement petite et brune mais résistante, comme le sont les bestiaux et les chevaux de chétive apparence qui vont, la nuit, chercher librement leur nourriture dans les taillis. Ces taillis, de temps en temps livrés aux flammes, fournissent par leurs cendres un amendement temporaire dont on profite pour une ou deux récoltes de seigle. Autour des champs sur lesquels se concentre la culture, s’étendent de vastes espaces de landes, propriété commune où le berger du village mène paître « la herde ». Des générations d’hommes ont vécu dans ces petites maisons en moellon, couvertes de schistes, souvent isolées ; ils y ont pratiqué, pendant les loisirs d’une culture fort intermittente, les industries variées du fer. C’est par des défrichements souvent temporaires, sarts ou essarts, qu’ils sont parvenus à étendre peu à peu, assez faiblement en somme, le domaine des cultures sur celui des landes, des forêts et des bruyères. Les abbayes, nombreuses dans l’Ardenne[35], ont été la seule force directrice capable d’imprimer quelque impulsion de vie générale.

Projeté sur l'Histoire, ce genre de pays et de vie se traduit par quelque chose d’arriéré et d’archaïque. L’Ardenne est restée en dehors des grands courants qui l’entourent ; elle est le môle autour duquel ils se divisent. En pointe entre le Rhin et les Néerlandes germaniques, elle est demeurée wallonne, c’est-à-dire française. En elle les langues romanes atteignent vers le Nord l’extrémité de leur extension ; jusqu’au delà de Liège et de Verviers le français est la langue du pays. Peu favorable par elle-même à un développement de vie générale, la région ardennaise détermine par opposition les contrées qui lui sont contiguës. A la faveur de l’abri que ménage son brusque talus méridional, « la nature met quelque chose de plus riche, de plus brillant, de plus animé[36] » dans ces vallées souriantes, que l’on désigne volontiers sous le nom de petites Provences, et qui relient, à travers le Luxembourg, la Lorraine au Bassin de Paris. Même entre la plaine germanique et la Basse-Belgique, sous les mêmes latitudes, il y a des nuances appréciables. Tandis que les plaines appuyées au bord occidental de l’Ardenne, directement exposées aux vents Sud-Ouest, leur doivent un printemps précoce, les plaines qui s’adossent au revers oriental n’en reçoivent le souffle que refroidi sur ces hautes surfaces. Les arbres fruitiers sont en fleurs dans la Hesbaie et les environs de Liège, quand la campagne est encore nue et dépouillée dans la plaine de Cologne. Mais, en revanche, septembre, trop souvent pluvieux dans la Basse-Belgique, est un mois généralement clair dans la plaine rhénane. L’Ardenne divise les populations et les climats. Elle contribue à individualiser autour d’elle les régions limitrophes. CHAPITRE TROISIÈME


LES FLANDRES


I. TRANSITION VERS LES PLAINES BASSES. || II. LE DÉTROIT DU PAS DE CALAIS. || III. BASSIN DES FLANDRES. || IV. SOL DES FLANDRES. || V. RELIEF DES FLANDRES. || VI. DIVISIONS NATURELLES. || VII. L'EAU DANS LES FLANDRES. || VIII. FORMATION POLITIQUE DE LA FLANDRE. || IX. LA VIE URBAINE.


I. TRANSITION VERS LES PLAINES BASSES.

L’ARDENNE s’efface vers l’Ouest. La sombre ligne boisée plonge, au delà d’Hirson, sous la nappe limoneuse. On ne voit plus que çà et là pointer quelques rocs, d’apparence désormais exotique, dans les plaines. Le pays que domine Avesne, de sa grosse tour, est encore une transition, comme un prolongement atténué de l’Ardenne. Le relief légèrement accidenté, le sol froid d’aguaize, issu de la décomposition du sous-sol argileux, mais peu à peu confiné dans les vallées, enfin la population par son type et ses allures, tiennent encore de la physionomie ardennaise. Mais au delà de la Sambre la contrée s’incline d’une pente insensible ; et désormais, jusqu’à la mer, l’œil n’aura plus à s’arrêter que sur de rares monticules sableux entre les plaines basses qui s’étalent.


II LE DÉTROIT DU PAS DE CALAIS

Le continent primaire semblerait avoir définitivement disparu. Il s’est enfoncé en effet, et entre Valenciennes et Béthune c’est parfois à plusieurs centaines de mètres de profondeur qu’il faut chercher les veines de houille sous les marnes et conglomérats crayeux qui les recouvrent. Mais les mouvements qui se sont produits au début de l’époque tertiaire ont ramené en partie le massif primaire au voisinage de la surface. Le long d’une ligne qui va de l’Artois au Boulonnais et au Weald britannique, des failles, des ondulations souterraines, des pointements isolés révèlent l’existence d’un grand accident. Il s’est formé un axe anticlinal, bien marqué dans la topographie par une série de bombements, qui se prolonge de l’Artois au Hampshire, des deux côtés du Pas de Calais. Le détroit n’existait pas pendant cette période : c’est bien postérieurement qu’il s’est ouvert, et que la mer a rompu la voûte qui pendant toute la série des temps tertiaires avait interposé sa barrière entre le bassin de Paris et celui de Londres. Ce détroit est devenu un des carrefours du monde. Les navires y circulent en foule. Les marées y vont et viennent, et continuent à élargir la brèche qu’elles ont ouverte. C’est peu de chose que ce fossé d’une trentaine de kilomètres ; par un temps clair on aperçoit distinctement de Boulogne les blanches falaises d’en face. Et cependant, de combien de séparations, politiques et morales, cette légère entaille au dessin des terres n’a-t-elle pas été le principe !


III BASSIN DES FLANDRES

Mais le présent ne doit pas absorber entièrement la pensée du géographe. L’accident épisodique qui a rompu la continuité des rivages n’a pas effacé les traces de la longue période pendant laquelle s’élevait à leur place une barrière séparant deux bassins distincts. Seul l’état antérieur fournit encore la clef des grandes divisions régionales de l’époque actuelle. Le seuil aujourd’hui ébréché séparait, comme il sépare encore, deux régions d’enfoncement opposées dos à dos, bien qu’ayant parfois communiqué l’une avec l’autre ; au Sud le Bassin parisien ; au Nord celui de Londres et des Flandres, parties d’un même tout. De là, en effet, les couches s’inclinent en sens inverse, au Sud vers Paris, au Nord vers Anvers et l’embouchure de l’Escaut.

L’évolution géologique a pris une tournure différente dans les deux bassins. Depuis que les mers de la dernière période éocène ont déposé jusqu’au Sud de Paris les sables marins qui portent nos forêts de Fontainebleau et de Rambouillet, la mer n’a plus poussé d’audacieuses transgressions jusqu’au centre du Bassin parisien. Au contraire le procès de la terre et de la mer a duré, bien au delà de ce temps, autour de la mer du Nord : on peut dire qu’il n’est pas encore entièrement terminé. C’est une alternative de conquêtes et de pertes pour les terres, une suite de reculs et de retours offensifs de la mer : histoire dont le détail semble très compliqué, mais dont la marche générale s’explique très bien, si l’on se rappelle que ces vicissitudes ont pour théâtre le soubassement à peine immergé du massif primaire, une plate-forme continentale sur laquelle les mers n’ont jamais été bien profondes. Il suffit ici de remarquer que l’ouverture du Pas de Calais n’a pas mis un terme à ces oscillations. Au contraire : en ouvrant aux marées de la Manche l’accès de la mer du Nord, elle a été une nouvelle cause de perturbation. Sous l’action des marées cherchant leur équilibre, les rivages ont été modifiés, plusieurs fois la mer les a envahis, chassant devant elle les riverains. Les plus anciennes des invasions marines qu’ait constatées l’histoire remontent au IVe siècle avant notre ère ; malgré la résistance organisée par l’homme, la mer n’a pas cessé, même de nos jours, d’empiéter sur les rivages ; et au total ses conquêtes l’emportent de beaucoup sur les dépouilles que l’homme a pu lui arracher[37].

C’est entre le rivage de la mer du Nord et le cours de l’Escaut jusqu’à ses embouchures, qui s’est fixé le nom historique de Flandres. La structure de la contrée est celle d’un bassin : mais le sol présente des différences, et l’aspect change, suivant que le limon, les sables ou les alluvions y dominent.


IV SOL DES FLANDRES

L’argile est le sous-sol commun et caractéristique des Flandres. Conformément à la pente générale de la contrée, elle s’incline vers le Nord ; mais la pente des couches géologiques est plus forte que celle de la surface. Aussi, à mesure que l'argile plonge en profondeur, les formations ultérieures, en couches sableuses de plus en plus épaisses, prennent possession de la superficie. De là une différence de fertilité naturelle entre le Sud et le Nord. Lorsqu’on a dépassé vers le Nord Ypres et Courtrai, le sol s’amaigrit. Ce n’est qu’au prix d’un travail immense qu’on est parvenu à l’amender en partie en ramenant à la surface, pour les mélanger au sable du sol, le sable argileux ou l’argile des couches sous-jacentes. Si le pays de Waës, entre Gand et Anvers, fait aujourd’hui l’effet d’un grand et populeux verger où partout les fermes en briques brillent entre les haies d’arbres, c’est une transformation, fruit d’un travail séculaire. Sans l’effort obstiné d’une race phlegmatique et patiente, ce maigre sol serait une lande, continuation de la Campine. Encore n’est-on pas parvenu à modifier partout la stérilité naturelle. La triste plaine de bois du pins et de bruyères qui s’étend entre Thourout, Eecloo et Bruges, garde l’image primitive. Et pourtant ce pays stérile fut le véritable berceau des Flandres : indice à noter des conditions artificielles qui ont présidé à la formation de cette contrée historique.


V RELIEF DES FLANDRES

On pourrait s’attendre à ce que l’affleurement successif de couches diverses eût engendré dans la topographie une série de gradins, comme c’est le cas dans le Bassin de Paris. Mais ici ce sont des sables n’offrant qu’une faible résistance, que ramène à la surface l’ordre chronologique des formations. Facilement dispersés, ce n’est que sous forme de lambeaux ou témoins qu’ils se présentent. Il y en a assez pourtant pour accidenter le sol. Au-dessus de la grande plaine maritime et des dépressions déblayées par le passage des principales eaux intérieures, la Flandre se présente comme un pays de monticules et de collines, plus varié qu’on ne le croit. Çà et là, mais surtout aux environs de Tournai, au Sud d’Ypres, à Cassel, des silhouettes de taupinières isolées ou de minces rangées de collines se proposent à l’attention. Leurs flancs, parfois rougis par des carrières de sable, montent entre les haies et de petits bois, jusqu’à des cimes de 150 à 160 mètres, suffisantes pour découvrir un large horizon. Celui du mont Saint-Aubert près de Tournai, celui de Cassel sont célèbres. Le dernier surtout a suscité d’hyperboliques enthousiasmes. Une couche d’argile, voisine par hasard du faîte, a fourni à Cassel l’approvisionnement d’eau nécessaire à une ville forte. Cassel fut ainsi un vieil oppidum vers lequel convergent les voies romaines (Steene Straete), et comme Tournai, une des clefs historiques du pays flamand.

Ailleurs c’est sous forme de larges croupes dominant d’une trentaine de mètres les dépressions fluviales, que se déroulent les parties échappées à l’érosion. Telle est, entre Tournai et Douai, la Pévèle, tant de fois foulée par les armées. Sur la convexité de ce dos de pays, le limon seul se montre à la surface, et au loin, dans l’horizon laiteux, s’estompent les meules de paille, les larges fermes et les grands arbres. Mais une frange sablonneuse dessine la périphérie ; on la devine au loin aux bouquets de pins ou aux touffes de genêts qui la garnissent. Jusque dans ces contrées si transformées par l’homme, subsistent ainsi quelques touches de nature libre, quelques débris des anciens bois. C’est presque toujours à la faveur des bandes de sables qui ont pu échapper aux puissantes actions diluviales.


VI DIVISIONS NATURELLES

Il y a encore une autre Flandre, celle des polders et des digues, la plus jeune par la géologie comme par l’histoire. Les Flamands de Cassel disent Noordland en parlant de la zone qui commence à Bergues et s’étend vers Furnes, Dunkerque, Gravelines. Et ceux de la zone maritime appellent Pays du bois le pays qui s’annonce par la berge assez raide d’une terrasse encore en partie boisée, bordée de villages. La distinction est, en effet, sensible.

L’une de ces zones est celle qui continue jusqu’à Calais la série des alluvions littorales qui frange le continent depuis le Jutland. La houle marine balayant le fond sableux de son lit range les débris dont elle se jaunit, en cordons de dunes derrière lesquelles se ralentissent ou s’arrêtent les eaux intérieures. Au moyen des alluvions déposées d’un côté par la mer, de l’autre par les eaux intérieures, l’homme construit ses polders, ses marschen, ses champs ou ses prairies cernées de fossés et bordées de saules. Mais c’est au piix d’un système compliqué et soigneusement entretenu d’écoulement, au moyen de canaux, fossés, watergands. Car aux dangers d’irruptions marines par quelque rupture du rideau protecteur s’ajoutent ceux des infiltrations. Sournoisement introduite à travers les sables que surmontent les alluvions, l’eau de mer ronge par le bas ces précieuses surfaces que les inondations menacent par le haut, puisqu’elles sont en partie inférieures au niveau des hautes marées. La Flandre maritime n’a échappé que tard à ces reprises de l'élément salé. Les irruptions de la mer qui se produisirent à la fin du m’ siècle de notre ère y ont fait disparaître presque toute trace d’occupation romaine. La population en a été renouvelée. Elle constitue ainsi un pays distinct, non seulement par le sol, mais par l’âge de sa civilisation. Sur la mer, tapis dans les dunes, se succèdent des villages de pêcheurs, dont l’occasion fit des corsaires. La grosse tour de Dunkerque s’accusant vigoureusement dans la moiteur du ciel, sur les tons ternes des dunes et des eaux, annonce de loin le grand port qui est né de ces humbles commencements. Adossée aux chaussées, aux watergands, la file des maisons, comme en Hollande, s’allonge. Parfois, bien que rarement, elles se ramassent en petits groupes ; et ces ham ou hem pelotonnés autour de l’église (kerque) fournissent un centre et un nom à la petite collectivité rurale.

Sur les croupes agricoles voisines la population est encore germanique de langue, bien que visiblement plus mêlée d’éléments anciens. Là elle s’est disséminée plus à l’aise. Le hofstede, ou ferme, est le vrai centre de peuplement. Il semble éviter les grandes routes, les abandonner aux auberges et estaminets. Ces fermes se répandent sur tout le pays, sans laisser entre elles les grands intervalles vides qu’on observe dans l’Ile-de-France. Avec toutes ses parties et dépendances, le hofstede est une unité robuste et ample, qui se suffit à elle-même. Le huis, ou maison d’habitation, bâti en bois et en torchis, couvert de chaume, situé à portée des fossés ou ruisseaux, parfois sur une motte de terre (terp), est séparé des bâtiments d’exploitation. Parmi ceux-ci l’étable, réservée aux bêtes à cornes, plus nombreuses et de plus belle race que dans le pays wallon, est le principal. Autour de la ferme s’étale, outre le potager où manquent rarement les fleurs, l’enclos spacieux (hof) entouré de beaux ormes et de haies vives ; c’est là que, sous l’œil du maître, paissent les troupeaux de la ferme. Le tout forme un ensemble autonome, où respire, avec les habitudes d’existence et les goûts propres au pays flamand, l’individualisme profond de la race. Pour les services publics, école, poste, etc., quelques maisons, groupées autour du clocher, forment le platz. Mais le noyau vivant est la ferme.


VII L'EAU DANS LES FLANDRES

Partout, dans la zone maritime comme dans la Flandre du limon ou celle du sable, l’eau est présente. Là est le trait commun. Elle suinte et circule sur la surface, et sous elle presque à fleur de sol. On ne peut faire un trou sans la trouver. Le subtil élément, ennemi aujourd’hui dompté[38], ne se manifeste plus que par ses qualités bienfaisantes. Il est le principe de fertilité, de mouvement et de vie.

On serait averti, quand on vient du Cambrésis ou de l’Artois, de cette présence universelle de l’eau, rien qu’à voir la beauté des arbres. Arbres et moissons poussent drus. Pas de partie nue et vide dans l’abondance qui couvre le sol. Les rivières, si rares sur les plateaux picards, se multiplient. Les unes venues déjà de loin, d’autres nées à la faveur des failles qui découpent les collines d’Artois, toutes, dès qu’elles débouchent en Flandre, grossissent soudainement. C’est que les sources abondent le long de la zone où les croupes crayeuses, en s’abaissant, laissent de leur filtre souterrain s’échapper les eaux. Les rivières s’y enflent du tribut que leur fournit leur propre vallée. Celle qu’a creusée la Lys étonne par sa largeur ; mais si l’on considère les dimension des galets qu’elle a entraînés à une époque antérieure, on s’explique comment elle a pu ouvrir, d’Aire à Armentières, cette large trouée qui semble avoir été le grand passage des eaux vers le Nord. Des marais accompagnent les rivières à leur entrée en plaine. De Saint-Omer, par Aire, Béthune, Arleux, Marchiennes, on les suit bordant presque la lisière de Picardie et d’Artois. Elles traçaient d’avance les directions de canaux, elles assuraient leur alimentation. Il fut facile de combiner ainsi le réseau cohérent qui donna aux Flandres leur unité. Ces rivières étaient assez égales de débit, assez régulières de pente pour servir d’instruments dociles et maniables entre les mains de l’homme. Il les a dirigées, canalisées, détournées au besoin. Dans le lacis de leurs ramifications s’est niché le berceau de villes puissantes, Gand, Lille. Surtout la possession d’une force de transport souple et multiple, chose autrefois si rare, a été pour cette contrée l’inestimable avantage qui lui a donné l’avance sur les autres.


VIII FORMATION POLITIQUE DE LA FLANDRE

Ce sont des causes commerciales qui, de cet ensemble varié de pays, ont formé une contrée politique.

Pendant longtemps le souvenir des régions naturelles a survécu dans la dénomination commune : jusqu’au XIIe siècle les chroniqueurs écrivaient les Flandres. La Flandre primitive est le Franc de Bruges, la lande aride qu’échancrait l’ancien golfe du Zwyn. Les Flamands, dans les textes les plus anciens, sont distingués des peuples de Courtrai, de Gand et de Tournai, et reliés au contraire aux Anversois et aux Frisons ; ils font partie d’une chaîne de peuples qui suit la mer du Nord et s’est constituée sur la zone littorale d’alluvions qui s’étend du Slesvig au Pas de Calais. C’est visiblement le long des côtes que se sont propagées ces tribus d’éleveurs et de pêcheurs, barbari circa maris littora degentes[39] destinés à devenir des peuples historiques. Tous n’eurent pas la même fortune : les Frisons, relégués à l’écart des grandes voies continentales, furent condamnés par l’isolement à une relative insignifiance politique. Cet isolement se manifeste encore, chez les insulaires de la Zélande, par l’originalité tranchée des costumes et même des types. Il en fut autrement dans les parties de ce littoral germanique où aboutissaient des voies depuis longtemps fréquentées par le commerce. C’est aux embouchures du Rhin que se forma le noyau de la Hollande. Celui de la Flandre se forma aussi sous l’influence de relations commerciales préexistantes.

Il y avait, à proximité du point où un gendre de Charles le Chauve éleva, en 865, contre les incursions normandes, la forteresse de Bruges, un important réseau de voies romaines. Elles se reliaient aux grandes voies partant de Cologne et de Reims, par ce carrefour de Bavai, d’où rayonnaient sept voies ou chaussées de Brunehaut. C'était donc là qu’aboutissaient les lignes d’une circulation active pénétrant de deux côtés différents dans l’intérieur du continent. Des foires fameuses, à Thourout, puis à Bruges et ailleurs, furent l’expression de ces rapports. On y venait de Basse-Allemagne comme de Champagne. C’est par groupes de foires, se succédant à des dates diverses pour la commodité des marchands que se constituaient jadis des foyers commerciaux. L’industrie, certaine d’y trouver des débouchés, avait avantage à s’y établir. Ainsi naquit une pépinière de villes, ateliers d’industrie, foires ou ports maritimes, au premier rang desquelles brilla cette cité née entre la boue des alluvions et le sable des landes, Bruges. La solitude est revenue autour d’elle et l’on cherche entre les prairies et les peupliers la place où se pressaient les flottes ; on n’entend plus passer entre ses canaux silencieux la rumeur quotidienne de ses grandes foules d’artisans. Mais ce n’est qu’un déplacement de la vie commerciale, dont aujourd’hui a hérité Anvers. Cette partie d’Europe, quand les guerres n’y ont pas mis obstacle, a toujours été un pays de transit, un lieu de rencontre entre le Nord et le Sud, entre le continent et l’Angleterre. C’est sa vocation, déterminée par sa position géographique. Elle apparaît, dès le Moyen âge, comme la plus véritablement européenne des contrées de l’Occident, celle où marchands d’Angleterre, de France et d’Italie, marins catalans, vénitiens et hanséates, se rencontrent. La renommée en retentit au loin ; on en connaît les aspects, les paysages, les digues. Dante lui emprunte des comparaisons[40]. Quant à Paris, il a toujours été, comme il est encore, par une ligne presque ininterrompue de voies fluviales, en communication naturelle avec les Flandres. On a, de Paris même, la sensation de ce contact. Par la fente ouverte entre Ménilmontant et Montmartre, canaux, usines, chemins de fer se pressent ; et la plaine elle-même semble fuir vers le Nord.

Bien avant qu’au XVIe siècle Guichardin écrivît que la Flandre « était une ville continue », les étrangers s’étaient montrés étonnés de la multitude de populations qui s’y pressaient. Suger, dès le XIIe siècle, en exprime sa surprise[41]. Comme aujourd’hui il y avait là un réservoir d’hommes dont le trop-plein se déversait au dehors, quelquefois au loin. Et c’était un problème toujours renaissant que d’assurer la subsistance de ces grandes populations urbaines ou industrielles. Pour cela il fallut créer une agriculture intense. Il se passa au Moyen âge, dans ces contrées, le phénomène qu’on remarque aujourd’hui dans certains cantons stériles où la houille a concentré de grandes agglomérations : la terre se transforme, le sol s’enrichit grâce aux ressources que la ville met à son service et au marché qu’elle lui offre. C’est ainsi qu’aux abords de Gand le pays de Waës, lande sablonneuse, fut transformé en culture. Pour que ce maigre sol devînt un des terrains agricoles les plus riches de l’Europe, il fallut l’effort de générations, et l’aiguillon de la nécessité. La vie urbaine stimula en Flandre la vie rurale, qui devait subvenir à ses besoins.

On comprend quelle fut, dans ces conditions, l’importance capitale des commodités de transport. Ce pays industriel et urbain demanda la matière première de son travail, la laine, à l’Angleterre, mais ce fut surtout aux plaines limoneuses du Sud qu’il fut amené à demander sa subsistance. Les abords immédiats ne suffisaient pas pour ces multitudes. Heureusement des rivières, navigables jusque dans leur cours supérieur, offraient une voie facile vers les riches plaines du Midi des Flandres. Les pays de Tournai, de la Pévèle, de Lille, Béthune, Hazebrouck, Bergues, de l’Artois même devinrent les greniers naturels des centres industriels du Nord. La riche agriculture de ces régions s’est développée en rapport avec les débouchés qui lui étaient ouverts. Ce sont encore aujourd’hui les céréales qui dominent dans les plaines argileuses des Flandres ; elles l’emportent de beaucoup sur les prairies : et ce fait, que n’explique pas suffisamment la nature du sol, tient peut-être à d’anciennes habitudes fondées sur des rapports historiques. Tout foyer urbain exige une zone d'approvisionnement. La nature y avait pourvu en mettant en communication facile avec les pays du sable les pays nourriciers du limon.

Le Nord et le Sud des Flandres sont en multiple corrélation de besoins. Comme, vers le Sud, les couches anciennes se rapprochent de la surface, les matériaux de construction n’y manquent pas non plus : ce sont les grès des environs de Douai, les calcaires marmoréens de Tournai, les bancs de craie solide qui affleurent près de Lille. On a tant exploité les grès de Douai et du Quesnoi, que les carrières en sont aujourd’hui épuisées. Mais Tournai ne cesse de fournir au reste des Flandres, et même au Nord de la France, ses marbres bleuâtres, si renommés qu’on les retrouve employés, même dans la Picardie et l’Ile-de-France, comme décoration de tant de vieilles églises. Enfin, les croupes crayeuses fendillées qui limitent la Flandre au Sud recèlent dans leurs flancs des sources abondantes et vives, où puisent aujourd’hui les grandes agglomérations urbaines.

Le groupement original des Flandres repose sur ces rapports de solidarité réciproque, de commerce assidu. Une empreinte générale se marque dans les habitudes malgré les différences ethniques, s’exprime dans l’art et subsiste malgré les séparations politiques. D’unité proprement dite il ne saurait être question entre ces personnalités vigoureuses dont chacune s’incarne dans une ville avec ses monuments, ses fêtes, son histoire. Mais un air de civilisation commune enveloppe la contrée : civilisation urbaine municipale, qui fut avec celle de l’Italie et de quelques parties de l’Allemagne, un des fruits exquis de l’histoire de l’Europe. Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/109 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/110 IX LA VIE URBAINE

Il y avait en effet dans la réciprocité des besoins et des facilités de circulation, le germe d’un riche développement de vie urbaine. Son expression la plus brillante fut au Moyen âge, où, dans un espace restreint, on vit ports maritimes, centres industriels, stations de batellerie, marchés à grains, se correspondre comme les pièces d'un organisme économique. Mais les racines dont naquit cette féconde et exubérante frondaison urbaine plongent plus loin dans le passé.

On vit de bonne heure, à l’Est comme à l’Ouest de l’Escaut, des villes se former sur la zone où les croupes crayeuses s’inclinent au seuil de la dépression humide. A portée des grandes voies romaines qui se dirigeaient vers la Bretagne et la Germanie, au sommet des croupes, aux issues des vallées, sur les éminences détachées, naquirent des postes militaires, noyaux de villes : Térouanne dans la partie bien définie et non marécageuse de la vallée de la Lys, Arras entre une ceinture de coteaux, Cambrai au débouché de l’Escaut, ou bien sur les monticules isolés dans la plaine, Cassel, Tournai. Telle fut la première série urbaine qui tint longtemps les clefs de la contrée et même des contrées voisines. L’arrivée des Francs à Tournai, Cambrai fut l’indice précurseur de leur prépondérance dans le Bassin parisien.

La vie urbaine resta primitivement attachée à cette première zone : c’est seulement plus tard, surtout du IXe au XIIe siècle, que, dans les marais longtemps disputés par la mer, dans les tourbières qui de Saint-Omer à Marchiennes bordent la lisière de l’Artois, ou dans les lacis fluviaux enveloppant des îles, naquit une nouvelle génération de cités, bien plus variées, plus originales et destinées à une bien autre fortune : Lille, Gand, Bruges, etc., virent le jour. C’est alors que la vie s’insinua par nombre d’artères jusque dans l’intérieur même de la contrée ; qu’elle créa, en rapport avec les villes maritimes, les marchés de grains de Béthune, Saint-Omer, Bergues, Douai ; qu’elle ébaucha, par la ligne des marais qui sillonnent le pied des côtes crayeuses, le système futur de canalisation. Plus tard, ces marais servirent de fossés à des places fortes. Elles sont nombreuses, les villes grandes ou petites qui, derrière leurs larges fossés, ont arrêté des invasions, soutenu des sièges et conservé une légende guerrière. Serrées dans leurs rouges remparts de briques, elles ont presque toutes quelque histoire glorieuse de frontière à raconter, et ce n’est pas sans regrets que la plupart voient aujourd’hui tomber leur armure.

Chaque époque de l’histoire a fait surgir sur ce sol de nouvelles rangées de villes ; quelques-unes s’éteignaient, pendant que d’autres venaient au monde : la formation urbaine ne s’est pas arrêtée. Le sous-sol y collabore à son tour. C’est vers 1846 que la poursuite du bassin houiller, déjà reconnu depuis cent ans à Valenciennes, s’est avancée jusqu’à Lens et Béthune. Alors, à côté de la ville, unité harmonique dans un cadre restreint, s’est formé çà et là un type que le passé ne connaissait pas, l’agglomération industrielle. Autour des puits de mines dont les silhouettes bizarres hérisent la plaine agricole de Lens, les rangées de corons s’alignent uniformément par huit ou dix : tristes petites maisons que rien ne distingue entre elles, nées à date fixe pour encadrer les mêmes existences multipliées comme les zéros d’un nombre. Parfois le contraste prend une forme saisissante : Valenciennes, signalée au loin, comme dans les tableaux de Van der Meulen, par les flèches élégantes de ses édifices, ramasse ses rues étroites autour de sa grande place ; mais à ses portes, comme une excroissance, s’étend l’énorme banlieue désarticulée, avec ses files de maisons, d’estaminets et d’usines.

Il y a donc dans cette Flandre, à côté de villes qui ont eu leur moment, mais qui semblent aujourd’hui figées dans leur passé, d’autres où la vie fermente, encore discordante dans sa croissance hâtive. La sève urbaine n’est pas éteinte. Elle est dans l’histoire et dans le sang des habitants. C’est comme citadins que les Flamands se sont sentis eux-mêmes, qu’ils ont lutté contre l’étranger, lequel souvent n’était autre que le roi de France. Leur patriotisme se personnifie dans des monuments ou des emblèmes urbains. Si Tournai, la vieille ville épiscopale, a sa fière cathédrale aux sept tours, il n’en est guère qui ne puisse montrer qui ses halles, qui son hôtel de ville, qui sa merveille, beffroi et carillon, symbole et voix de la cité. Même dans les villes mortes, la place vaste et irrégulière, faite pour les rassemblements populaires, évoque le souvenir des foules d’autrefois. Ces villes ont été en guerre, mais aussi en relations constantes de commerce, d’institutions, d’art et de fêtes. Par-dessus les différences de langues et de frontières, qui ne nous paraissent si fortes que parce que nous les voyons par les cartes plutôt que dans la réalité vivante, elles continuent à fraterniser. Une certaine joyeuseté anime cette vie urbaine. Tournai échange avec Lille des quolibets plus goguenards qu’injurieux. Le reuse de Dunkerque rend visite au gayant de Douai. Une sorte de folklore citadin, surtout développé dans les dialectes populaires, rouchi et wallon, a inspiré des poètes, des chansonniers, surtout des dictons moqueurs d’une ville à l’autre. Tant il est vrai que, dans toutes les associations humaines, l’imagination a sa part ! Il faut qu’elles émeuvent les sentiments, qu’elles frappent la vue par des spectacles, qu’elles s’incorporent aux habitudes et aux plaisirs. Par là, en Flandre, la vie urbaine a conservé sa saveur. C’est comme citoyen d’une ville, membre d’une corporation habitant d’un quartier, que le Flamand se sent de son pays. LIVRE PREMIER


DEUXIÈME PARTIE


LE BASSIN PARISIEN


VUE GÉNÉRALE


VUE GÉNÉRALE

LE seuil du Cambrésis, les coteaux de l’Artois séparent les Flandres du Bassin parisien. On entre alors dans une grande région dont les lignes principales se coordonnent entre l’Ardenne, les Vosges, le Massif central et l’Armorique, révélant une unité de structure qui, malgré beaucoup d’accidents locaux, reste burinée sur l’ensemble. C’est un champ d’enfoncement, où les zones se succèdent d’après une disposition généralement concentrique autour de Paris. Cette disposition, entrevue des le XVIIIe siècle par Guettard[42] a été formulée en termes qui l’ont rendue classique par Elie de Beaumont, dans son Introduction à l'Explication de la carte géologique [43]. Le Bassin parisien excède notablement le bassin fluvial de la Seine : la Meuse jusqu’à l’Ardenne, la Loire dans toute sa boucle septentrionale, les tributaires de la Manche entre Caen et Boulogne, en font partie. Le tout embrasse une étendue supérieure au quart de la France ; et cette région que distinguent entre toutes la convergence des rivières, l’abaissement des seuils intermédiaires, la variété des terrains, remplit ainsi les conditions les meilleures pour rapprocher les populations et leur inspirer, par la communauté des intérêts, des invasions, des dangers, un sentiment de solidarité réciproque.

Ce fait géologique est par là un grand fait historique. Il n’y a pas dans le reste de la France de région naturelle taillée à plus grands traits ; pas une non plus, sauf les Flandres, qui communique plus librement avec le dehors. Ce que l’ampleur des surfaces, la facilité des rapports, la variété et la richesse agricoles comportent d’influence politique, est réuni dans le Bassin parisien. D’où la prépondérance qu’il a acquise dans les destinées historiques de la France. Une certaine subordination des parties est nécessaire à la formation d’un État: le rôle qu’ont joué le Bassin de Londres, celui du Volga, la Plaine germanique dans leurs contrées respectives, est celui que le Bassin parisien était naturellement appelé à exercer par rapport au reste de la France. CHAPITRE PREMIER


PARTIE SEPTENTRIONALE. — LA PICARDIE


I. ENTRÉE SEPTENTRIONALE DU BASSIN PARISIEN. || II. COTEAUX DE L'ARTOIS. || III. BOULONNAIS. || IV. LA CRAIE DE PICARDIE. || V. ARGILE A SILEX. || VI. LIMON DES PLATEAUX, || VII. LA VIE SUR LES PLATEAUX LIMONEUX. || VIII. L'EAU EN PICARDIE. || IX. LA SOMME. || X. LES VILLES PICARDES. || XI. PICARDIE, RÉGION POLITIQUE.


I. ENTRÉE SEPTENTRIONALE DU BASSIN PARISIEN.

LA bande jurassique qui marque la périphérie du Bassin parisien fait défaut entre Hirson et Boulogne. Elle disparaît abord sous les couches argileuses qui tonnent le pays parisien d’herbages et de haies vives de la Thiérache ; puis, vers le Cateau, ces argiles sont remplacées à leur tour par la craie blanche qui façonne les larges croupes agricoles du Cambrésis. Là seulement commence la vaste zone crayeuse qui se déroule en Champagne comme en Picardie. Nous allons étudier, en Picardie, la physionomie qu’elle imprime au paysage. Mais auparavant un accident remarquable, vers l’Ouest, doit attirer l’attention.


II COTEAUX DE L'ARTOIS

Si l’on suit de Cambrai vers Arras la route qui se déroule en ligne droite sur les traces d’une ancienne voie romaine, on voit peu à peu vers la gauche le relief s’accidenter davantage. C’est d’abord, au-dessus d’Arras, sous forme de collines découpées qu’il s’accuse ; mais au delà, vers Lens et Béthune, une ligne continue de hauteurs commence à se dégager. Le regard s’y attache avec d’autant plus de curiosité que cette crête uniforme, garnie de bois, diffère par son allure des monticules frangés qui parsèment la Flandre. Elle domine d’une hauteur soutenue de 100 mètres les dépressions qui en suivent le bord. Du Nord, on la prendrait pour une simple colline; mais derrière cette colline il y en a d’autres, séparées par un sillon de vallée; et puis des plateaux sans fin, que découpent en larges croupes de rares cours d’eau suivant un parallélisme qui ne se dément pas jusqu’aux limites de la Normandie.

C’est qu’en effet le Bassin parisien est sillonné, dans sa partie septentrionale, par une série alternante de bombements et de plis qui en ont affecté les couches profondes, préparant les voies des vallées actuelles. Le bombement de l’Artois est le principal de ces anticlinaux, comme la vallée de la Somme est le principal de ces synclinaux. Une suite d’ondulations, sensibles dans le réseau fluvial, mais se traduisant surtout par l’apparition de couches diverses, fait succéder ainsi tour à tour dans une direction uniforme les plis où ont trouvé place les rivières, et les crêtes dont l’érosion a échancré le sommet. La craie, après s’être relevée dans les coteaux d’Artois, plonge dans la vallée de la Somme, pour se relever de nouveau ensuite dans le Pays de Bray. Et dans ce pays, comme dans le Boulonnais qui va d’abord nous occuper, la similitude du phénomène géologique a engendré de remarquables analogies dans l’aspect du sol.

Vers l’Ouest, le bombement de l’Artois s’est exagéré. Les couches crayeuses ayant été relevées à une grande hauteur, n’ont pu résister à la dénudation : elles ont été démantelées, et « comme un coin du ciel dans une échancrure de nuages»[44], les couches antérieures qu’elles recouvraient, argiles, grès et calcaires, ont apparu à la surface. Un pays tout différent s’est ainsi formé, ni picard ni flamand : le Boulonnais ; pays qui, malgré son exiguïté, reste distinct dans la géographie comme dans l’histoire. L’exagération d’un mouvement mécanique dans les profondeurs de l’écorce terrestre a suffi pour changer entièrement la physionomie de la surface.


III BOULONNAIS

Le Boulonnais est une enclave creusée par affouillement dans la carapace de craie. Interrompu par la brèche du détroit, il continue, entre les North et South Downs, dans le Weald anglais. On en gravit lentement les bords par des rampes uniformes et pelées, que signalent, au Sud, de grandes fabriques de ciment : tout à coup un paysage se découvre, verdoyant, accidenté, entièrement différent du bourrelet crayeux qui l’enveloppe. C’est que la venue au jour de couches plus variées et généralement plus tendres a permis au travail des eaux de sculpter inégalement la surface, de créer un modelé où la diversité des affleurements se traduit par de fréquents niveaux de sources. Bois et prairies se remplacent tour à tour ; des rivières courent avec rapidité sur des lits pierreux ; des haies vives, où le houx se mêle souvent à l’aubépine et aux saules, encadrent de petits chemins, tandis qu’un peu partout, mais de préférence sur les hauteurs, s’éparpillent des maisons longues et basses dont les fenêtres se décorent de fleurs et qui revendiquent chacune leur parcelle de vergers, de prés ou de champs. Quelques roches plus dures, Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/117 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/118 d'âge jurassique, sont demeurées en saillie, et forment, près de Boulogne, le mont Lambert ou les falaises calcaires du Griz-Nez. Mais au Nord, vers Marquise, l’intensité du bombement a été poussée à tel point que ce sont les roches primaires elles-mêmes qui apparaissent : les mêmes schistes, les mêmes marbres qui depuis l’Ardenne semblaient définitivement enfouis dans les profondeurs. On a dans une échappée subite, sur la croupe nue et battue des vents qui domine les carrières de Marquise, la brusque et courte vision des landes, pâtis et ajoncs. Instructive et fugitive réminiscence ! Quelques pas de plus, et vers Landrethun on atteint de nouveau la crête du bourrelet crayeux ; de là une vue immense se découvre. C’est le pays plat qui descend et fuit vers Calais et qui, par delà les forêts assombrissant les abords de Guines, se perd au loin jusqu’à la bande grise de la mer du Nord. Le spectacle n’est pas sans grandeur. On se sent au seuil de deux grandes régions : là confinent, et s’oppose visiblement près d’un coin d’Ardenne un instant ressuscitée, les Pays-Bas et le Bassin de Paris.


IV LA CRAIE EN PICARDIE

Au Sud du Boulonnais, la craie prend décidément possession de la surface. Soit que du Boulonnais on entre dans les plaines picardes, soit que des pays subardennais de la Thiérache et du Porcien on débouche dans la Champagne, l’impression première qui vous saisit est une impression de vide. Sur ces croupes larges et molles où le relief n’est arrêté par aucune tranche plus résistante, la rareté des formes en saillie, des arbres, de l’eau, des maisons, supprime tout ce qui distrait et égaie l’œil. Ce relief et cet aspect sont engendrés par la craie.

Les mers chargées d’organismes, dont les menus débris, profondément modifiés, constituent la craie blanche, ont couvert, à la fin des temps secondaires, une étendue bien supérieure à celle qu’occupe aujourd’hui la craie dans le Bassin parisien. Mais, après tout ce qui a disparu par démantellement ou dissolution, il reste en Champagne et en Picardie de grandes surfaces dont elle constitue le sol. En Champagne, où elle est à nu, elle se manifeste par ce tuf blanc, particulièrement étudié aux environs de Sens[45], dont les grumeaux gluants rendent les chemins difficiles. En Picardie le limon la recouvre. Elle apparaît çà et là sur certains versants de vallées par des écorchures blanches où croissent quelques genévriers ; elle se devine dans les champs à des teintes pâles qui font tache dans le limon roux. Toutefois, pour apprécier sa puissante épaisseur, il faut profiter des coupes naturelles que fournissent, du Tréport au Havre, les falaises de la côte. C’est là qu’on la voit étager ses assises tranchées par la mer. Elles sont interrompues par des rangées parallèles de silex roux ou noirs. La silice contenue dans les substances minérales et organiques de la craie s’est précipitée. Elle a formé en se combinant ces rognons dont les rangées régulières s’arrêtent aux assises plus dures qui leur ont servi de supports. Mais la masse dans son ensemble reste perméable : à la base seulement une couche marneuse arrête les infiltrations et produit des sources.

Pour être moins crûment visible qu’en Champagne, la craie n’est pas moins en Picardie la roche essentielle dont le caractère du pays dépend. Sa surface, quand on l’atteint sous le limon qui la recouvre, se montre rongée par des érosions ou des dissolvants chimiques. Elle est perforée, creusée de poches où se sont amassés des sables et des argiles. Ces sables étaient depuis longtemps exploités pour ciments ; on a reconnu de nos jours de précieux éléments de fertilité dans les grains de phosphate de chaux dont parfois ils se composent. Par endroits s’intercalent des bancs assez durs pour fournir des moellons de construction. Dès les temps les plus anciens on savait ramener la craie du sous-sol à la surface pour y servir d’amendement calcaire. Quant aux silex, après avoir livré des outils aux hommes de l’époque paléolithique, ils n’ont pas cessé d’être exploités : ils fournissent un empierrement aux routes, et aux maisons en torchis, supplantées aujourd’hui par la maison de briques, un soubassement solide, dont la bigarrure ne manquait pas de pittoresque.

Des transgressions marines ont recouvert, du moins en partie, ces nappes de craie ; et les dépôts qu’elles ont superposés restent encore reconnaissables par lambeaux. Ces transgressions se sont produites surtout par une porte de communication qui s’ouvrit plusieurs fois entre Douai et Mons, sur les confins du Hainaut et de la Flandre. A diverses reprises, pendant l’époque tertiaire, les mers du Nord pénétrèrent par là jusqu’au centre du Bassin parisien. Cet ancien détroit est encore un seuil bas : car lorsque des formes aussi arrêtées ont persisté jusque dans les âges voisins du nôtre, il est bien rare qu’elles s’effacent entièrement dans la topographie actuelle. C’est lui qui donne le plus directement accès entre la Flandre et la partie centrale du bassin. Sur ce passage des anciennes mers, où aujourd’hui les sources de l’Escaut et de la Somme se rapprochent, des plaques d’argile et de sables éocènes recouvrent la craie, associées à des couches de limon qui nulle part ne sont plus épaisses.


V ARGILES À SILEX

Toutefois, il y a de vastes surfaces, surtout quand on a dépassé vers l’Ouest l’Amiénois, où ces dépôts ont manqué ; en tout cas ils n’ont pas été abondants pour résister aux agents destructeurs. La superficie de la craie a subi alors une altération profonde. On voit dans la partie occidentale de l’auréole crétacée, dans le Vimeu, le Ponthieu, le Pays de Caux, affleurer une argile rouge qui contient de nombreux silex à divers états de décomposition. C’est le résidu de dissolution de la craie ; l’élément calcaire ayant disparu, il n’est resté que les parties insolubles, argile et silex[46]. Celle substance de décomposition, partout où elle domine à la surface, en modifie l’aspect. Elle est assez imperméable pour maintenir des mares auprès des masures du Pays de Caux, pour imprimer même un régime accidentellement torrentiel qui étonne, à certains cours d’eau de la craie. Lorsque l’argile à silex est drainée, ameublie, amendée par la craie sous-jacente, elle fournit un bon sol agricole. Bien des forêts ont été défrichées ainsi, surtout au XIIe siècle et de nos jours. Mais il en reste assez, soit tapissant les flancs des vallées, soit étalées sur les plateaux, pour dénoncer l’apparition de ce sol rocailleux. La forêt d’Eu dans le Ponthieu, et sur la lisière du Pays de Caux celles d’Eauvy, de Lyons, la Forêt-Verte sont les débris encore imposants de massifs forestiers, dont la conservation paraît liée à la présence de l’argile à silex.


IV LIMON DES PLATEAUX

Mais quand ce terrain cesse de se montrer et que, d’autre part, ont disparu aussi les marnes ou dièves argileuses, propices aux herbages, c’est-à-dire à l’Est et au Sud d’une ligne passant environ par Amiens, Albert, Bapaume, Cambrai et le Cateau, la physionomie de la contrée limoneuse à sous-sol de craie atteint sa pleine expression. Dans le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre surtout, l’épais manteau couvre et amortit toute saillie. On voit parfois des pans verticaux de limon se dresser de trois à quatre mètres entre les chemins creux qu’il encadre. Ce n’est souvent qu’à sept ou huit mètres en profondeur qu’on trouve la craie. Ce limon n’est pas argileux comme celui des Flandres : sa couche supérieure est généralement décalcifiée, mais au-dessous il présente une texture sableuse et friable à travers laquelle les eaux de surface trouvent un écoulement naturel. Par quel procès naturel, sous quelles influences mécaniques et climatériques ce puissant dépôt s’est-il formé ? Il n’est pas douteux qu’ici les apports sablonneux des mers éocènes n’aient largement contribué à lui fournir les matériaux. Mais, d’autre part, comme nous l’avons vu dans un des précédents chapitres[47], ce limon des plateaux se lie à une série de sols analogues qui, par leur structure et surtout les restes organiques dont ils sont parsemés, semblent traduire aussi, à travers les différences locales qui les distinguent, l’influence de conditions de climat communes à une partie de l’Europe centrale. Dans la France du Nord, où ces sols couvrent une surface considérable, où ils tapissent non seulement la région picarde, mais le Vexin et la Beauce, ils n’atteignent nulle part autant de puissance que sur la zone qui va de Cambrai à Montdidier ; et nulle part ils n’impriment aussi fortement leur cachet sur l’existence des populations. VII LA VIE SUR LES PLATEAUX LIMONEUX

Ce limon est essentiellement le sol d’éducation agricole où se sont formées les habitudes qui ont permis plus tard de conquérir sur la forêt les terres argileuses et froides, et d’étendre ainsi le domaine nourricier dans lequel la France de l'histoire puisa sa force. La charrue ne risque pas de s'y heurter aux pierres ; elle trace librement de longs sillons sur ce terrain aplani et facile, où le laboureur put de bonne heure adopter la charrue à roues. Il était d’autant plus facile d’extraire la craie du sous-sol que, notamment dans le Santerre, aucun lit de pierres ou de rocailles ne la sépare du limon. Pour construire ses demeures, l’homme avait à sa disposition le limon même, ou pisé, dont il faisait avec un mélange de menue paille un torchis, reposant sur une base de silex, et appliqué sur des poutres en bois.

Depuis plus de vingt siècles la charrue fait donc pousser des moissons de blé sur ces croupes, livrées à sa domination exclusive. Le chemin se creuse dans le limon aux abords des éminences qu'occupent les villages. Entre les champs nus, sillonnés de routes droites, qui souvent sont des chaussées romaines, le regard est attiré çà et là, généralement au sommet des ondulations, par de larges groupes d’arbres, d’où émerge un clocher. De loin, dans la campagne désolée de l’hiver, ces agglomérations d’arbres, que la platitude de l’horizon permet d’apercevoir dans leur répartition quasi régulière, font des taches sombres qui feraient songer aux îles d’un archipel. En été ce sont des oasis de verdure entre les champs jaunis. C’est ainsi que s’annoncent, dans le Cambrésis, le Vermandois, le Santerre, les villages où se concentre la population rurale. Entre eux, presque pas de maisons isolées ; un moulin à vent, un arbre protestent à peine contre la solitude générale. C’est que, dans ce sol perméable, le niveau de l’eau est si bas qu’il faut creuser, jusqu’à 80 mètres parfois, des puits coûteux pour l’atteindre. Les habitants se serrent autour des puits et des mares.

Ces villages sont nombreux, à peine distants de 3 kilomètres les uns des autres. Plusieurs ont recherché les plaques de sable argileux dont l’humidité favorise la croissance des arbres. Ce sont des villages ou des bourgs ruraux, dont les noms souvent terminés en court (cortis) indiquent l’origine agricole. Presque invariablement ils se composent d’un noyau de bâtiments contigus, disposés sur le même type. C’est en réalité une agglomération de fermes, chacune avec sa cour carrée. On ne voit de la rue que la pièce principale de la ferme, la grange au mur nu percé d’une grande porte. En face d’elle, formant la face opposée de l’enceinte carrée qu’occupe la cour, la maison proprement dite, c’est-à-dire la partie réservée à l’habitation, suivie à son tour d’un verger et d’un plant où des peupliers s’élancent entre les arbres fruitiers. Le village est ainsi enveloppé d’arbres. Cette périphérie boisée qui embrasse plusieurs kilomètres donne l’illusion d’une étendue singulière. En réalité il est rare, même dans les parties les plus fertiles, que les groupes comprennent plus de quelques centaine d’habitants. Encore diminuent-ils aujourd’hui, à mesure que le sol exige moins de bras et que s’en vont les industries rurales qui servaient d’auxiliaires. Les maisons où résonne encore le cliquetis du métier à tisser se font rares. Après s’être multipliée jusqu’à un degré qu’atteignent rarement les pays agricoles, la population éclaircit ses rangs. Mais le mode de peuplement ne change pas. Ces unités agricoles subsistent, telles que les conditions du sol les ont très anciennement fixées, dans le cadre monotone et grave des champs ondulant sous les épis ; et j’imagine qu’un contemporain de Philippe-Auguste ne s’y trouverait pas dépaysé.


VIII L'EAU EN PICARDIE

Pourquoi ces villages souffrent-ils souvent en été de la sécheresse ? Pourquoi des lieues se passent-elles sans voir eau courante ? Et que deviennent les 6 à 700 millimètres d’eau qui tombent par an, dans un climat où l’évaporation n’est pas capable d’en soustraire beaucoup à son profit? Cette eau s’infiltre dans la masse fissurée et homogène de la craie blanche. Elle l’imbibe entièrement, comme une éponge : mais elle finit pourtant par trouver des couches plus compactes, qui l’arrêtent. Ainsi s’établit un niveau au-dessus duquel les croupes et les vallées faiblement creusées sont à sec, au-dessous duquel au contraire la nappe souterraine, par suintements, par sources, affleure à la surface. Pas de source à flancs de coteaux, comme celles que signalent des peupliers sur les collines des environs de Paris. Une source initiale, somme, fait son apparition dans le fond d’une vallée qui se prolonge en amont, mais sans eau permanente. Elle est sujette à reculer vers l’aval, si le plan d’eau s’abaisse. Mais à partir du moment où le courant définitif s’établit, il ne cesse pas de se renforcer d’afflux souterrains. Désormais, entre les croupes molles et jaunes, l’eau surabonde sous toutes les formes, rivière, étangs, canaux, marais ou tourbières. Tandis que les villages des hauteurs souffrent de la soif, l'hortillonneur ou maraîcher circule en barques autour de Péronne ou d’Amiens.

Il y a ainsi, dans ces régions de la craie, une vie des vallées, et une vie des plateaux. Chacune se meut dans un cadre et des conditions diverses. Elles coexistent en Picardie, grâce à la fertilité des plateaux et à l’humidité qu’entretiennent çà et là les argiles éocènes ; tandis qu’en Champagne la vie est absente ou languit sur les plateaux presque réduits à leur maigre tuf. Mais dans l’une et dans l’autre de ces contrées une vie particulière s’éveille avec la réapparition des eaux courantes. Les rivières sortent toutes formées. Moulins, usines, villes se succèdent presque dès leur source.

C’est surtout autour du dos de pays qui s’élève lentement jusqu’au bord du grand sillon de l’Oise que la craie laisse échapper les eaux qu’elle avait emmagasinées. Les sources de la Somme et de l’Escaut sont à peine distantes de 12 kilomètres. Ce renflement, bien qu’il ne dépasse pas 140 mètres de hauteur, prend un aspect particulier de monotonie et même de solitude. L’intervalle s’étend entre les villages ; les croupes se déroulent plus ternes que jamais : et de l’eau enfouie en profondeur il n’y a d’autre trace que des ravins, des fossés, des riots secs que signale de loin quelque ligne d’humbles saules. Ces laides campagnes méritent pourtant attention : ce fut et c’est encore une des portes de la France. Les communications générales, celles qui créent des relations politiques de longue portée, ont dû rechercher la zone de moindre obstacle. Ces espaces élevés et découverts, d’où l’on domine les environs, où il n’existe ni rivières, ni marais à traverser, étaient naturellement désignés aux ingénieurs romains qui ont fixé pour longtemps la viabilité de nos contrées. On peut voir, entre la source de l’Escaut et celle de la Somme, la grande voie qui reliait Vermand à Bavay, deux points qui ont aujourd’hui cédé leur importance aux villes voisines. Pendant 80 kilomètres, elle suit presque imperturbablement la ligne droite, à peu près toujours au même niveau. Sorte de voie Appienne du Nord de la Gaule, elle se dirigeait de là, toujours de préférence par les plateaux limoneux, vers Tongres et Cologne. Cette ligne maîtresse était donc en réalité une voie naturelle. Jalonnée, en Belgique comme en France, de restes de la civilisation gallo-romaine, elle a cimenté entre les pays wallon et picard un rapport déjà préparé par l’analogie du sol et qu’à défaut de lien politique la ressemblance de dialectes met encore en lumière. À ce pivot de communications venait aboutir les routes de l’Ile-de-France en Flandre. Il est significatif de trouver une série de villes échelonnées près de la naissance des principales rivières, avant que leur sillon s’approfondisse. Ce sont les étapes fixées par les commodités naturelles d’un transit ancien. Saint-Quentin, héritier de Vermand, puis Roye, Montdidier, Bapaume[48], correspondent aux routes qui de Reims par Laon ou Soissons, de Paris par Crépy-en-Valois, gagnaient les Pays-Bas. Qui tenait ces villes interceptait une des grandes voies de commerce.


IX LA SOMME

La Somme est une des rivières dont l’existence remonte le plus haut dans l’histoire du sol. Sa vallée est, avons-nous dit, un synclinal vers lequel s’abaissent les couches au Nord et au Sud, en harmonie avec l’allure générale des plis qui ont affecté le Bassin parisien. Elle a certainement de très bonne heure fixé son lit dans la vallée quelle occupe ; mais ce n’a pas été sans passer par d’étonnants changements de régime. Cette rivière paisible au débit uniforme, laissant déposer tranquillement la tourbe le long de son chenal, a eu jadis un cours diluvial capable de transporter pierres, graviers et galets. C’est dans les graviers qu’abondent les traces de l’âge paléolithique dans la vallée de la Somme. En Picardie, comme en d’autres pays de lentes rivières, la Flandre et la Beauce, subsistent les traces d’un régime tout différent. Rien d’exceptionnel dans ce fait. Aucun trait n’est plus frappant dans ce que nous commençons à savoir aujourd'hui de l’histoire des rivières, que ces vicissitudes de régime ; sinon peut-être leur tendance à persister, malgré des changements de relief, dans le cours une fois tracé.

On qualifierait volontiers de sénilité l’état actuel du régime de la Somme, si l’application de cette métaphore à des faits d’ordre inorganique n’était pas sans inconvénients. Elle ne roule plus d’alluvions ; mais elle travaille à sa manière, par la végétation qu’elle favorise, à combler la vallée trop large dont elle dispose. Cette vallée est à fond plat ; de la base des croupes de craie qui se dressent assez brusquement de part et d’autre, les eaux suintent avec assez d’abondance pour qu’une série de marais et d’étangs longe le pied des coteaux. Le chenal reste toutefois distinct, grâce à un renflement qui relève vers le centre le profil de la vallée. Mais soit par des brèches naturelles, soit par des fossés de main d’homme, il communique souvent avec les sillons parallèles qui l’accompagnent. La vallée ressemble ainsi à un labyrinthe aquatique on dort une eau pure, profonde et herbeuse. Lorsque quelque ville aux remparts de brique se mire dans ces eaux dormantes, c’est une étrange apparition qui fait songer à des cités lointaines ; tel est, par exemple, le site de Péronne.

Dans la limpidité de ces eaux les sphagnes, dont les racines décomposées se transforment en tourbes, ont beau jeu pour se propager. La tourbe occupe une grande partie de la vallée. Elle ne tarderait pas à l’envahir tout entière, si une sorte de culture très spéciale n’avait pris possession de ce terreau noir et végétal : celle des hortillons. On voit aux abords des villes la vallée découpée comme un damier par des aires, petits lopins aménagés en jardins maraîchers. De petites barques longues et effilées, maniées à la perche, circulent entre ces mottes sises presque à fleur d’eau, et qui seraient à la merci d’un caprice de la rivière, si la Somme avait encore des caprices.

Ailleurs la vallée garde encore sa physionomie primitive, et l’on voit s’épancher les eaux, entrecoupées de halliers et d’épais fourrés. La pêche est abondante, le gibier pullule, car à l’époque des migrations les volées d’oiseaux aquatiques s’abattent sur ces nappes marécageuses. Quelque cahute de pêcheur, en bois ou en roseau, est installée dans les postes favorables. On a ainsi la surprise inattendue d’une échappée sur la vie que durent pratiquer les tribus anciennes qui trouvaient dans ces labyrinthes asiles, refuge et moyen de subsistance. Mais pour le paysan d’aujourd’hui ces refuges aquatiques des restes d’une vie primitive ne représentent pas un domicile habitable : suivant son expression, « on rentre dans le pays » quand on regagne les flancs secs de la vallée.


X LES VILLES DE PICARDIE

Les sites urbains, dans de pareilles conditions physiques, ont été fixés par les points où la traversée était le moins difficile. C’était un avantage décisif que l’existence de gués, ou d’un roc resserrant la vallée, ou d’appuis solides pour construire un pont. L’histoire, en multipliant les rapports, aida à la multiplication des villes. Après des bourgades gauloises vinrent des postes ou cités romaines, des monastères, des villas carolingiennes, des châteaux contre les Normands ; et de tout cela se forma cette ligne déplaces, tant de fois disputée, qui fut le front de résistance de la monarchie française, le rempart compact dans lequel il ne pouvait se produire une brèche sans que l’émoi gagnât tout le royaume. C’est grâce à la vie urbaine née le long des rivières que ce pays agricole et rural accentua sa personnalité. Il n’y a pas à proprement parler de villes sur les plateaux ; l’empreinte urbaine est au contraire marquée même sur les plus petites des villes baignées par les rivières picardes. Celles-ci fournirent à la vieille France des lignes stratégiques et politiques, comme le Havel et la Sprée au Brandebourg. Et c’était bien en effet une sorte de marche frontière que cette contrée située au seuil du germanisme.

L’ancien nom d’Amiens, Samarabriva, veut dire passage de la Somme. Ce n’est pas seulement parce que le coteau sur lequel se dressa depuis sa cathédrale offrait, au-dessus des marais où baignent encore les bas quartiers, un terrain solide : ce poste gaulois marquait sans doute le point extrême où la vallée restait franchissable, à une époque où les marées pénétraient plus profondément qu’aujourd’hui. Il existe à partir de Pecquigny, un peu au-dessous d’Amiens, une série de petites buttes dans lesquelles des coquilles marines s’associent à des formations fluviales ainsi qu’à des débris de poterie ; elles indiquent un niveau anciennement plus élevé de la mer. Elle a déposé, en effet, un cordon littoral dont la trace est visible au pied de la falaise de Crécy, ainsi que dans les molières ou marais de Cayeux. Le long des falaises du Pays de Caux on voit des affouillements à 6 ou 7 mètres au-dessus du niveau actuel des hautes marées. On comprend qu’à l’époque où le Pas de Calais était encore fermé ou incomplètement ouvert, des marées beaucoup plus élevées aient assailli nos côtes. Aujourd’hui le flot recule. La mer comble les baies et accumule les débris à l’entrée de la Somme. Du roc de craie où végète Saint-Valery, on voit un estuaire vaseux où se traînent quelques chenaux d’eau grise. Des montagnes de galets s’entassent au Hourdel ; l’ancien port de Rue est à l’intérieur des terres. La vie maritime s’éteint à l’embouchure de la Somme.


XI PICARDIE RÉGION POLITIQUE

Peut-être n’a-t-elle jamais été bien forte. La Picardie est moins ouverte à la mer que la Normandie ou la Flandre. Ses principales communications furent toujours avec l’intérieur. Encore même faut-il distinguer. A mesure que les sillons marécageux s’élargissent, les tranches qu’elles divisent parallèlement deviennent plus étrangères les unes aux autres. Le Ponthieu, comme pays, est séparé du Vimeu par la Somme. La Bresle sépare la Normandie de la Picardie, comme l’archevêché de Rouen de celui de Reims, comme jadis la deuxième Lugdunaise de la deuxième Belgique. Le nom de Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/127 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/128 Picard, quel que soit sa signification, ne s’est jamais étendu aux habitants du pays au Sud de la Bresle : au contraire il s’appliquait et s’applique encore dans l’usage à ceux du Laonnais, du Soissonnais, du Valois[49]. Union significative, qui n’est pas fondée sur une conformité de sol, mais par un phénomène analogue à celui des Flandres, sur des rapports de position et de commerce. Ce groupement, cimenté déjà dans les divisions de l’ancienne Gaule, s’exprima plus tard par une dénomination plus ethnique que politique, la « nation picarde ». Il y eut là, en effet, un peuple. Il occupait la grande zone agricole qui s’étend le long de la Meuse et de la Sambre jusqu’aux pays de la Somme et de l’Oise. Il tenait les abords de la principale voie romaine. Il parlait des dialectes étroitement voisins. Ses mœurs, sa manière de vivre, son tempérament étaient analogues. Mille dictons rappellent, chez le Picard et le Wallon, un genre d’esprit qui n’existe pas chez le Brabançon ou le pur Flamand. Des contes ou proverbes devenus populaires dans la France entière ont une origine wallonne ou picarde. Ce peuple, demeuré roman, se détache devant le germanisme en physionomie tranchée. Il est fortement lui-même. Pour la France il fut la frontière vivante. CHAPITRE DEUXIÈME


LA PARTIE SEPTENTRIONALE

DE LA RÉGION TERTIAIRE :
LAON ET SOISSONS



I. STRUCTURE DE LA RÉGION TERTIAIRE. || II. PARTIE SEPTENTRIONALE. SOISSONNAIS ET LAONNAIS. || III. VALLÉES DU VALOIS. || IV. VALLÉES DU SOISSONNAIS. || V. ASPECT DES ÉTABLISSEMENTS HUMAINS. || VI. REIMS, CAPITALE HISTORIQUE.


I STRUCTURE DE LA RÉGION TERTIAIRE

DANS l’uniformité des régions de la craie, les pays nettement individualisés sont rares. Il ne s’en offre guère que lorsque l’enlèvement de la couverture crayeuse met à jour des couches plus anciennes, comme c’est le cas pour le Boulonnais et le Bray. Voici pourtant entre les deux zones picarde et champenoise une région qui tranche nettement sur ce qui l’entoure, mais par l'effet de causes contraires. Elle s’annonce du côté de la Picardie vers Noyon, Clermont-en-Beauvaisis ; du côté de la Champagne vers Laon, Epernai, Montereau : et il est impossible de ne pas cire frappé des différences qui se révèlent aussitôt dans le relief, la coloration, le réseau fluvial, la végétation, et par mille détails locaux. Mais ce n’est pas à un bombement des couches qu’est dû le changement de physionomie ; c’est à un enfoncement. La craie plonge en profondeur, et les couches qui viennent affleurer à la surface, au lieu d’être plus anciennes, sont plus récentes. Elles se succèdent, suivant que l’érosion les a épargnées, apportant chacune dans le paysage leur note distincte.

Cette région, bien qu’en saillie dans le relief, est géologiquement la partie la plus déprimée du Bassin parisien, la seule qui ait pu conserver les dépôts tertiaires. Mais leur extension fut autrefois bien plus grande. Tout dépôt que les mouvements du sol avaient porté à un niveau élevé était condamné à disparaître par l’effet des grandes dénudations. Ce qui a résisté n’a pas laissé d’être déchiqueté et morcelé. C’est ainsi que sur les bords, des parties détachées, véritables témoins, précèdent la masse. Celle-ci a été maintenue surtout par des formations de calcaire marin ou de travertin d’eau douce qui, très dures dans leur partie centrale, ont résisté à l’assaut des courants diluviens venant de l’Est. Ces calcaires, qu’on voit à l’état de massifs isolés dans le Laonnais, de larges plateaux dans le Soissonnais, le Valois et la Brie, ont des origines et des dates diverses. Mais par leur propriété commune de dureté ils ont servi de noyau à la région tertiaire. Ils en constituent l’ossature, en règlent la topographie. Ils sont la barrière dont les eaux ont affouillé le pied. De Montereau à Reims, c’est par un arc de cercle de hauteurs boisées, faisant alterner des cirques et des promontoires, qu’ils se dessinent; à Craonne,à Noyon, à Clermont, c’est par des coteaux isolés, mais de silhouette plus nette, plus fière que les molles croupes auxquelles ils succèdent.

C’est une histoire compliquée, sinon dans l’ordonnance générale, du moins dans le détail, que celle de cette dépression du Bassin parisien, dont le débrouillement depuis Cuvier a occupé des générations de géologues. On la voit tour à tour envahie par des débris argileux apportés du Massif central, occupée à plusieurs reprises par des sables et des calcaires marins en communication avec les mers de Belgique, couverte tantôt par des lagunes saumâtres, tantôt par des lacs d’eau douce. Quoique naturellement ces formations successives n’aient pas eu la même extension, elles ont souvent empiété les unes sur les autres, car les envahissements étaient faciles sur ces plages amphibies, par lesquelles se terminait un golfe de mers peu profondes. En fait, les formations les plus diverses se superposent en bien des régions, notamment aux environs de Paris. Bien que quelques-unes remontent aux premières époques de l’âge éocène, leur origine est encore relativement assez récente pour que l’usure des âges n’ait pas aboli, en les métamorphosant, les différences de texture et de composition qui les spécialisent. Elles ont ainsi conservé ce qu’on pourrait appeler leur fonction géographique. Comme autant de feuillets intacts, elles traduisent chacune des phases de cette évolution par des formes de relief et par des caractères de végétation.


II PARTIE SEPTENTRIONALE. SOISSONNAIS ET LAONNAIS

Les considérations géologiques nous conduisent d’elles-mêmes à établir dans la région tertiaire une distinction importante. Le Laonnais et le Soissonnais se différencient assez nettement du Valois et de l’Ile-de-France proprement dite. En effet, les couches géologiques se relèvent sensiblement au Nord-Est de Paris. Le relèvement est assez rapide pour que, de Paris à Laon par exemple, on voie successivement des roches de plus en plus anciennes affleurer à la surface. Aussi, tandis que, dans la partie septentrionale, l’érosion a enlevé les parties les plus récentes, celles-ci subsistent, d’abord par lambeaux, puis par nappes étendues dans la partie méridionale. Dans le Nord Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/133 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/134 de la région tertiaire les étages inférieurs ont seuls résisté et constituent la surface. Dans le Sud, le couronnement supérieur est resté intact[50].

Il en résulte une notable différence d’aspect, dont la mince chaîne boisée qui se déroule au Nord de Villers-Cotterets, entre les plates-formes du Valois et du Soissonnais, dessinerait assez exactement la limite. Cette arête s’allonge dans le sens des courants qui ont balayé la surface ; mais, épargnée par eux, elle a conservé son couronnement de sables supérieurs et même de meulières de Beauce, c’est-à-dire les premiers vestiges de formations que l’on ne rencontre largement étalées que tout à fait au Sud de la région tertiaire.

Pourtant, à ne considérer que les plateaux, la physionomie ne changerait guère entre le Valois et le Soissonnais. Dans l’un et dans l’autre cas, la dureté de la roche a façonné la surface en vastes plates-formes. Sur le limon roux qui les recouvre, le blé et aujourd’hui la betterave trouvent un sol à souhait. Mais l’eau n’existe qu’à une grande profondeur ; et les villages, dont les noms s’accompagnent parfois d’épithètes significatives[51], ont-ils dû presque exclusivement choisir leur site au bord des vallées, sur les corniches entaillées dans l’épaisseur des plateaux. Ils s’y sont portés en nombre; on voit leurs maisons serrées en garnir les découpures. Mais les intervalles que laissent entre elles les vallées sont assez larges pour qu’on fasse des lieues sans en rencontrer un seul. De loin en loin quelque grand bâtiment carré signale une de ces fermes typiques, oh se centralise l’exploitation agricole de toutes les surfaces ou parcelles qui se trouvent sur le plateau. Ces campagnes ont une certaine majesté dans leur vide, quand les jeux de lumière passent sur leurs moissons à perte de vue. La jachère autrefois y jouait un grand rôle, et la pâture des moutons était la ressource naturelle dans l’intervalle des assolements. Ils produisent encore aujourd’hui l’effet de solitudes, quand on les compare aux deux foyers de population dont l’existence distincte, au Nord et au Sud de l’Ile-de-France, fut un fait de grande conséquence historique.


III VALLÉES DES VALOIS

La différence entre ces deux pays limitrophes, comme d’ailleurs entre tous ceux de la région tertiaire, consiste dans les vallées. Celles du Valois sont d’étroits couloirs, serrés entre les rampes du travertin lacustre ou du calcaire marin qui les encadrent jusqu’au bas. Perforées d’anciennes habitations de troglodytes, les roches tombent en escarpements, sur lesquels on voit, à Crépy, grimper les remparts d’une vieille ville. L’eau s’infiltre à travers leurs flancs fissurés : mais sur le fond plat de la vallée brille un ruisseau d’eau bleue, parfois une belle source, tête de la rivière, site naturel d’établissement humain (Nanteuil). Découpées par de petits jardins maraîchers aux approches des villes, herbeuses ailleurs et couvertes de grands rideaux de peupliers, ces vallées offrent un lit fertile ; mais entre leurs versants raides et nus une vie variée n’a pas pu s’épanouir.


IV VALLÉES DU SOISSONNAIS

Les percées des rivières sont autrement importantes dans le Soissonnais et le pays de Laon. Celle de l’Aisne à Soissons, de la Vesle à partir de Fismes, de la Lette au pied de Coucy, sont de spacieuses vallées auprès desquelles paraissent mesquines les vallées mêmes de la Marne et de la Seine en amont de Paris. Le travail des eaux, favorisé ici par la nature des couches, est arrivé à un degré de ciselure qui partout festonne et rétrécit les plateaux. Il a été facile aux eaux de se tailler de larges passages à travers les sables et les argiles de l’étage inférieur de l'éocène. Aussi les plateaux, au Nord de l’Aisne, sont-ils de plus en plus découpés ; ils s’individualisent en petits massifs (Saint-Gobain), ou se réduisent à de simples buttes (Montagne de Laon). Entre eux les vallées, creusées dans les sables, ont adouci leurs flancs ; les éboulis des couches supérieures ont pu s’y maintenir et composer de leur mélange avec les sables ces fertiles terres franches où sont cultivés des fruits, des légumes, la vigne même dans les endroits abrités.

Ici, en effet, grâce aux découpures et aux articulations du sol, agit une autre cause de diversité, où le climat se combine avec le relief: c’est l’orientation. Déjà l’éloignement de la mer a diminué un peu la nébulosité, accru légèrement l’intensité des rayons solaires : aussi l’orientation prend-elle une valeur inconnue dans le modelé amorphe de la Picardie crayeuse. Les versants tournés vers l’Est et le Sud-Est sont particulièrement favorisés. Sur les flancs orientaux du Massif de Saint-Gobain, des monts voisins de Laon, des coteaux de Craonne se déroule une ceinture presque ininterrompue de villages, pratiquant sur un sol très morcelé les cultures les plus variées. Tandis que la grande culture règne sur les plateaux, là pullule cette population de petits cultivateurs, horticulteurs ou vignerons, qui est une des créations de nos coteaux. Car, à quelques différences près, on la retrouve sur les pentes orientales des côtes bourguignonnes ou lorraines. Plus loin, au delà de la Montagne de Reims, toute autre culture a disparu devant la vigne; mais les célèbres coteaux, assombris en été par la verdure glauque des ceps, qui s’étendent de Vertus à Aye et dont Epernay est le centre, sont strictement limités aussi à l’orientation Sud-Est.

Le lit des vallées est formé par le fond d’argile plastique qui retient les eaux et entretient une végétation épaisse et drue d’arbres et d’herbes. Les eaux que laissent filtrer les calcaires des plateaux et les sables des pentes, s’y rassemblent assez abondantes et assez irrégulières parfois pour nourrir des marécages, qu’il a fallu assécher en leur donnant un écoulement. On voit ainsi, au Sud de la Montagne de Laon, s’allonger, jusque vers Anizy-lePage:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/137 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/138 Château, une ligne d’anciens marais, fossé naturel qui a contribué à renforcer la position stratégique de l’ancienne cité épiscopale.

Ce sont, en général, les calcaires qui de leurs plates-formes résistantes constituent le couronnement des vallées. Mais, par endroits, comme dans le Massif de Saint-Gobain, la couverture de sables et grés[52] qui leur succède dans l’ordre chronologique n’a pas été emportée ; elle surmonte les larges plateaux agricoles. Avec elle apparaît la forêt, fidèle compagne des sables dans toute l’étendue de la région tertiaire. Elle se montre ici avec ses futaies de hêtres, entre lesquelles se dessinent nettement quelques vallées sèches, mais propres à la culture. Des abbayes, parmi lesquelles celle de Prémontré, d’où partit au moyen âge la colonisation des marais du Brandebourg, sont l’expression historique de la partie forestière du petit massif.


V ASPECTS DES ÉTABLISSEMENTS HUMAINS

Prémontré, Saint-Gobain, héritier des verriers d’autrefois, sont nés sur les sables et dans les forêts ; Laon s’est fièrement cantonné sur sa montagne isolée, d’où sa cathédrale aux quatre tours, veuve de deux autres, d’inspiration guerrière autant que religieuse, domine au loin la contrée ; Soissons s’est étalée comme au fond d’un cirque, dans le plus ample des bassins que dessine la vallée de l’Aisne. Mais la zone de peuplement par excellence est celle qui se déroule sur le bord des plateaux, à la naissance des fertiles talus d’éboulis, c’est-à-dire dans les conditions les plus favorables pour profiter des divers éléments de richesse locale qui se concentrent sous la main. Entre les prairies de la vallée et les forêts des parties supérieures, s’étagent les vergers, puis les champs, dans un rayon de quelques kilomètres, avec des différences d’altitude qui ne dépassent pas 150 mètres. On ne saurait guère imaginer de pays plus complet, plus harmonique. L’excellence du sol s’y combine avec la présence de matériaux de construction, le bois, et surtout l’admirable pierre calcaire aux vives arêtes, aussi apte aux fines ciselures qu’aux entassements gigantesques, qui ajoute au pays un aspect monumental, devenu inséparable de sa physionomie. C’est elle qui dresse partout, dans les moindres villages, ces maisons sveltes et blanches, auprès desquelles les anciennes masures de torchis et de chaume de la Picardie crayeuse ou de la Champagne devaient sembler humbles et souffreteuses. Avec l’apparence de sculpture que leur donnent les pignons découpés en gradins, elles respirent une sorte d’élégance générale à laquelle répondent la beauté des édifices, la majesté des arbres, la variété des cultures. L’énorme donjon de Coucy, assis au-dessus des pentes de vergers, au bout du promontoire qui surmonte la fraîche et large vallée, est la plus frappante évocation du passé local. C’est une puissance née sur place, du sol et de la pierre dans laquelle elle est taillée, en parenté avec ce qui l’entoure, l’insolente expression d’une large opulence rurale :


VI REIMS, CAPITALE HISTORIQUE

« Roi ne suis », disait le maître du lieu: « je suis le sire de Coucy ».

Nous sommes habitués à faire pivoter notre histoire autour de Paris : pendant longtemps elle a pivoté entre Reims, Laon, Soissons et Noyon. C’est à la convergence des rivières que Paris a dû progressivement son importance ; Reims a dû la sienne au remarquable faisceau de vallées qu’il commande. A portée des ressources de la falaise dont le talus s’incline lentement jusqu’à ses faubourgs et d’où se détachent quelques monticules, à l’entrée d’une des larges et plus directes ouvertures fluviales qui pénètrent dans la région tertiaire, Reims appelait naturellement à lui les voies de la Bourgogne, de la Champagne, de la Lorraine vers la Flandre et la Grande-Bretagne. Elles pénétraient par là dans une des régions les plus propres à réaliser un précoce développement politique, car tous les éléments d’aisance et de bien-être s’y trouvaient concentrés. Reims devint ainsi, grâce au réseau des voies romaines, un carrefour où, de la Marne, de la Meuse à l’Escaut, tout aboutissait, d’où tout partait. Ce fut la métropole de la Deuxième-Belgique, c’est-à-dire d’un groupement très ancien, qui a failli rester dominant dans notre histoire. Reims capitale politique de la France, comme elle en fut longtemps la capitale religieuse, eût joué entre le Rhin moyen et les Pays-Bas un rôle de rapprochement dont l’absence se fait sentir dans notre histoire.

Du moins c’est autour de ce centre politique et religieux qu’a gravité cette région de Noyon, Soissons et Laon, qui prolonge la Picardie jusqu’au seuil de la Champagne. Il suffirait de rappeler, comme une preuve de précoce importance nationale, la floraison de souvenirs, contes, légendes, qu’elle a légués au patrimoine commun dont notre enfance est encore bercée. Ce fut un foyer riche et vivant. Ses saints sont des hommes d’actions, qui par là plurent à ce peuple, et qu’il s’amusa à ciseler à son image. Saint Rémi, saint Éloi, saint Médard, saint Crépin sont des saints familiers, que l’imagination populaire adopte et avec lesquels elle prend ses libertés. Reims résume et incarne tout un cycle de légendes. C’est bien, comme on l’a dit, « la plus française » de nos cathédrales ; toujours prête et parée pour le sacre ; traduisant en sculpture la légende de Clovis et de saint Rémi.

Quand une contrée a été vraiment le berceau d’une civilisation originale, elle garde l’empreinte ineffaçable du moment où celle-ci a atteint son apogée. Le reflet de la civilisation du XIIIe siècle brille encore sur ce pays du Laonnais ; un coin de ruine, le style d’un moulin, d’une vieille ferme, d’une église de village montrent qu’un souffle d’art et de richesse a pénétré partout. Il fut un temps en effet où ce pays n’avait guère de rival au monde Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/141 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/142 en prospérité et en civilisation. On y sent quelque chose comme cette impression diffuse d’élégance et d’art qu’on respire si pleinement en Toscane et en Ombrie. Autre art sans doute, autre civilisation et autre pays ; mais dont on goûte le charme, pour peu qu’on le parcoure en détail avec un esprit sensible au passé. CHAPITRE TROISIÈME


LE BASSIN PARISIEN EN AMONT DE PARIS


I. GRANDES ÉROSIONS, CAUSE DE VARIÉTÉS. || II. ANCIENS COURANTS DILUVIENS. || III. LES RIVIÈRES ACTUELLES.- I. LE MORVAN.- I. L’HABITAT DANS LE MORVAN. || II. COLLINES ET TERRES-PLAINES AUTOUR DU MORVAN. || III. SIGNIFICATION HISTORIQUE. || IV. LA MONTAGNE. NAISSANCE DE LA SEINE. || V. TRAVERSÉE DE LA DEUXIÈME ZONE DE PLATEAUX CALCAIRES. || VI. VALLÉES CALCAIRES DE BOURGOGNE. || VII. VIE URBAINE. II. CHAMPAGNE. I. RÉGION ARGILEUSE. || II. ARGONNE. || . CHAMPAGNE CRAYEUSE. IV. DUALISME HISTORIQUE DE LA CHAMPAGNE.

I GRANDES ÉROSIONS, CAUSE DE VARIÉTÉS

UN premier coup d’œil sur la région tertiaire du Bassin parisien nous a fait soupçonner dans le modelé du sol le résultat D'un énorme travail accompli par les eaux. C'est vers Paris que cette action a atteint son maximum d’intensité. C’est là que les principaux courants réunis ont concouru pour accomplir ensemble une œuvre de déblaiement dont l’ampleur étonne. Il est naturel, avant d’aborder l’étude de la région où est né Paris, d’envisager l’ensemble de la contrée dont les cours d’eau lui parviennent. On y verra l’origine des causes agissant sur une grande échelle, qui ont préparé l’emplacement historique de la capitale et frayé les voies aux rapports qui s’y croisent.

Ces cours d’eau traversent une série variée de terrains géologiques. Ce n’est pas seulement, en effet, du Nord que s’inclinent les couches dans la direction de Paris ; de l’Est et du Sud-Est elles s’enfoncent aussi vers le même centre d’affaissement. Les terrains qui se succèdent ainsi à la surface ont été labourés par des courants partis de l’Est et du Sud-Est. Que l’on vienne de Nancy ou de Langres, on rencontre la même série instructive de formes. On voit successivement affleurer, suivant une disposition concentrique, tantôt des crêtes ou des croupes, tantôt des sillons qui, les uns et les autres, mettent à jour des roches de plus en plus récentes[53].

L’action mécanique des courants est manifeste sur la formation de ces cannelures du relief. Les eaux ont affouillé les parties tendres, et mis en relief les formations les plus dures. Les roches dures ont engendré ce que les savants ont appelé d’un mot, d’ailleurs expressif et juste, des montagnes de circumdénudation, ce que le peuple appelle des côtes, des monts. Devant ces barres de résistance les eaux courantes, arrêtées ou forcées de dévier, ont pratiqué des dépressions qui, par leur rapprochement ou leur réunion, esquissent des vallées. C’est ainsi qu’une sorte de rainure, remarquée par le langage populaire, se déroule en arc de cercle depuis l’Armançon à Nuits-sous-Ravières jusqu’à la Meuse à Neufchâteau. C’est la Vallée, par opposition à ce que les gens du pays appellent tout court la Montagne et les savants le plateau de Langres. Elle est, il est vrai, traversée, et non suivie par les rivières ; mais le dessin en est resté assez net et la direction assez soutenue pour que des voies romaines, des routes, un chemin de fer y aient tour à tour été établis.

L’apparition successive de terrains s’enfonçant en commun vers le centre parisien a donc fourni au travail des eaux les matériaux différents qu’il a sculptés à sa guise. Ce n’est là toutefois qu’une partie des phénomènes dont témoigne l’aspect du sol. Les limites actuelles des divers terrains sont loin en réalité de représenter les anciennes lignes de rivages tour à tour occupées par les mers des périodes jurassiques, crétacées et tertiaires. Le relief du bassin est le résultat d’un démantèlement d’ensemble qui n’a laissé subsister que les masses les plus résistantes et comme le noyau des anciennes formations. En avant de ce qui subsiste, l’existence de lambeaux plus ou moins importants est là pour témoigner de l’extension plus grande qu’elles ont eue autrefois. Partout, sur le front d’attaque des courants, des témoins isolés se montrent : tels sont, à l’est de l’Argonne, les monticules isolés de gaize qui dressent leur silhouette exotique sur le plateau calcaire : l’une d’elles a servi de site à la petite ville de Montfaucon. Tel est, surtout, entre Troyes et Joigny, en plein pays de craie, le curieux massif du pays d’Othe, qui se dresse, avec ses bois, comme un avant-coureur isolé de la région tertiaire, à la rencontre des courants venus du Sud-Est. Changements de formes, mais avec les changements de végétation et d’aspect qu’implique la différence des sols. La succession régulière des zones géologiques ne suffit donc pas à expliquer la variété des éléments du relief dans le Bassin parisien : il faut tenir compte du chevauchement de ces zones les unes sur les autres. Des lambeaux, dont plusieurs ont une véritable importance, introduisent comme des pays de transition entre les pays nettement Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/147 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/148 tranchés où l’une des formations prend la domination exclusive. Nous sommes ainsi prépares à comprendre tout ce que contient d’éléments de variété, et par conséquent de principe interne de mouvements et d’échanges la région qui nous occupe.

II ANCIENS COURANTS DILUVIENS

Ce n’est pas aux rivières actuelles, mais à des courants incontestablement plus violents dans leur régime et moins définis dans leur cours qu’on peut attribuer les dénudations dont le Bassin parisien porte les traces. Ces courants ont préexisté à l’établissement du réseau fluvial. Ils le surpassaient, non seulement en force, mais par l’étendue du domaine qu’ils embrassaient. Parmi les débris de roches dont ils ont jonché le sol, il en est qui proviennent d’au delà des limites actuelles du Bassin de la Seine. Le Massif central a fourni son contingent aux traînées de sables de certains environs de Paris. Si l’esprit est tenté d’hésiter devant l’intensité d’action que supposent les effets produits, il faut considérer que ces courants tiraient leur origine de montagnes moins démantelées qu’aujourd’hui et par conséquent plus hautes. Ils furent certainement aussi en corrélation avec des mouvements orogéniques. On ne peut guère attribuer qu’au relèvement récent du bord méridional de l’Ardenne l’action torrentielle qui a arasé la partie septentrionale de la Champagne, au point de n’y laisser que le tuf crayeux, tandis que plus loin vers Sens, Joigny et Montereau, des lambeaux tertiaires ont, au contraire, subsisté à la surface. Ces conditions, combinées avec le fait incontestable d’un climat plus humide, nous rapprochent sans doute de la conception de tels phénomènes. Il reste enfin la durée, non moins nécessaire que l’intensité pour en mesurer la grandeur.


III LES RIVIÈRES ACTUELLES

Cela semble presque une dissonance de comparer le réseau fluvial actuel à ces courants diluviens. Certes, il ne RIVIÈRES rappelle que de bien loin ses violents ancêtres par son régime et ses allures. D’abord il a subi un démembrement notable. Des accidents récents, sur lesquels nous aurons à revenir, ont détourné la Loire, héritière des grands courants que le Massif central poussa jadis vers le Nord, delà voie que semblait lui tracer l’inclinaison des couches. Il est impossible de ne pas reconnaître toutefois que les directions générales des courants diluviens ont guidé les directions de la plupart des rivières actuelles. Le centre d’attraction vers lequel ces masses d’eau se sont portées du Nord, de l’Est et du Sud-Est, est bien encore celui vers lequel converge avec une régularité frappante le réseau fluvial. Les rivières principales ont tracé indifféremment leur lit à travers les formations diverses, dures ou tendres, qu’elles rencontraient. Elles sont restées fidèles à la pente géologique et, pour emprunter l’expression aujourd’hui consacrée, conséquentes par rapport à l’inclinaison générale des couches.

Elles coupent ainsi successivement autant de zones différentes qu’il y a de formations géologiques. Elles établissent le rapport le plus direct et le plus court possible entre des zones que distinguent des différences de sol et par conséquent de produits. Elles traduisent elles-mêmes ces variétés successives par la forme de leur vallées, la nature de leur régime, la couleur de leurs eaux : limpides et lentes dans les terrains perméables des calcaires et de la craie, troubles et inquiètes sur les sols d’argile ou de marnes. Si, au lieu d’être transversal, leur cours s’était déroulé longitudinalement, la région aurait gardé sa variété, mais sans le bénéfice des relations naturelles qui en ont doublé la valeur.

Ces variétés vont devenir plus sensibles par l’examen rapide des contrées que ces rivières mettent en rapport. Nous commencerons par la région supérieure.


I — LE MORVAN

DE Vézelay, belvédère naturel, on voit à une lieue vers l’Est le paysage, tout bourguignon jusque-là, changer d'aspect. Le Morvan s’annonce comme une croupe à peine accentuée en saillie, mais qui contraste par son uniformité, sa tonalité sombre avec le pays calcaire. Lentement il s’élève vers le Sud, d’où seulement, vu du bassin d’Autun, il présente l’aspect d’une chaîne.

Le pays dont les différences s’accusent ainsi est bien une de ces contrées à part qui, pour le cultivateur ou vigneron des « terres plaines », éveillent l’idée d’une vie ingrate, et dont les usages, les cultures, les patois constituent pour lui un monde étranger. Ce n’est pas que le Morvan soit considérable par sa hauteur ni par son étendue[54]; mais, fragment mis à nu du massif primaire, il oppose aux belles cultures des plaines qui l'avoisinent la pauvreté d’un sol siliceux, privé d’éléments fertilisants, moins propre aux moissons et à l’engraissement du bétail qu’aux arbres et aux landes, aux genêts à balai, aux grandes digitales, aux taillis de hêtres et de chênes. Ce n’est pas ici l’aspérité des pics qui rebute la circulation : le Morvan, arasé depuis les âges les plus anciens, quoique temporairement envahi dans la suite par diverses transgressions marines, n’a plus que le socle de ses anciennes cimes ; il ne présente guère à la surface que des croupes d’un modelé large et d’apparence parfois presque horizontale. Les grandes routes, à l’exemple des voies romaines, n’ont pas eu de peine à s’établir sur la convexité des parties hautes. Mais ce qui manque, c’est la chose dont dépend vraiment la physionomie d’un pays, car elle règle le mode d’habitation et les relations quotidiennes : la circulation de détail. Entre ces croupes il n’y a que des Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/151 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/152 ravins ou des vallées trop étroites; une infinité de petites sources imbibent les vallons et les creux, y suintent en vernis ou marais semés d’aulnes et de joncs, noient les prairies, creusent d’ornières profondes les sentiers raboteux, multiplient des ruisseaux qu’on ne pouvait jadis traverser que sur des troncs équarris ou des pierres disposées au travers.


I L'HABITAT DANS LE MORVAN

C’est ce qui a tenu isolés ces petites fermes ou ces hameaux entre leurs sentiers couverts, leurs ouches ou petits terrains de culture aux abords des maisons, leurs haies d’arbres et leurs ruisseaux. Le contraste était grand entre cette dissémination et les bourgs agglomérés des pays calcaires ; moins frappant toutefois encore que celui qu’offrait l’aspect des maisons. Privée de la belle pierre de taille qui imprime même aux plus humbles demeures un air d’aisance, la vieille maison du Morvan, celle que les progrès actuels de la richesse font chaque jour disparaître, mais qu’on retrouve encore çà et là, a un aspect informe et sauvage. Basse et presque ensevelie sous son toit de chaume, elle dit ce que fut longtemps la condition de l’homme dans ce pays arriéré de terres froides, pays de loup, a dit un de ses enfants. De grandes routes pouvaient le traverser, mais rien n’y attirait, rien n’y fixait ; il fallait en sortir pour s’élever à un mode meilleur d’existence.


II COLLINES TERRES-PLAINES AUTOUR DU MORVAN

Comme le bord oriental du Massif central, le Morvan, trop rigide pour obéir aux plissements qui ont achevé de dresser les chaînes des Alpes et du Jura, a été fracturé sous l’effort de ces mouvements terrestres. C’est à ce réveil relativement récent du relief qu’est dû le grand travail de déblaiement qui en a dégagé le pourtour. Non contentes de ne laisser à sa surface que de rares et petits lambeaux des couches sédimentaires qui l’avaient couvert, les eaux, se précipitant sur la pente nouvelle créée vers le Nord et vers l’Ouest, ont labouré de leurs efforts combinés le pied du Morvan, déchiré le plateau calcaire qui l’enveloppait, et au-dessous des buttes isolées qui en laissent voir l’ancienne continuité, mis à nu les terrains marneux et fertiles du lias[55]. Un large sillon déprimé, où abondent les eaux, les cultures, les herbages même et les riches villages, s’est ainsi dessiné en contiguïté avec le Morvan. Une ceinture de pays fertiles, que le langage populaire a su parfaitement distinguer, se déroule au Nord, au Nord-Est et à l’Ouest. Au Nord, où l’action des eaux s’est exercée avec le plus de force, ce sont les terres-plaines au contact desquelles Avallon, dernière ville morvandelle, se dresse sur ses roches de granit rouge. Au Nord-Est, c’est l'Auxois, largement labouré par les sillons de l’Armançon et de ses tributaires. A l’Ouest les accidents tectoniques ont plus profondément morcelé la topographie ; les formes de terrains se mêlent et s’enchevêtrent davantage : cependant les sillons qu’entre les débris des plateaux calcaires et les fragments soulevés de roches anciennes, ont creusé l’Yonne et ses premiers affluents, continuent distinctement le pays d’herbages, d’eaux et de cultures qui forme, sous le nom de Bazois, la plus riche partie du Nivernais.


III SIGNIFICATION HISTORIQUE

Nulle part le caractère de la contrée ne se laisse mieux saisir que de Vézelay. Peu de sites donnent plus à penser. La vieille église romane, debout entre les humbles maisons, les murailles croulantes et les enclos de vignes à flanc de coteau, domine la plaine où la Cure, au sortir des granits, a tracé son cours. Çà et là, vers le Nord ou le Sud, des collines semblables par leur profil géométrique, leur sol roux et rocailleux, leurs plates-formes de même hauteur, se détachent et s’isolent de la grande masse calcaire avec laquelle elles ont fait corps. Le vaste et grave horizon qui se déroule de Vézelay permet d’en distinguer un certain nombre entre les plans auxquels l’œil s’arrête. Mais ce qu’on peut apercevoir n’est qu’une partie de ce qui existe. En réalité, ces témoins se répartissent tout le long d’une zone qui, sauf dans le Sud, environne le Morvan. On les retrouve avec leur air de parenté depuis la vallée de la Nièvre jusqu’à celles de l’Yonne, de la Cure, de l’Armançon, et jusqu’aux chauves collines qui dominent, vers Chagny, l’ouverture du grand passage central entre la Saône et la Loire. Ainsi, en avant du plateau compact qui s’est maintenu entre Châtillon-sur-Seine et Langres, et qui constitue ce qu’on appelle la Montagne, se déroule une zone déchiquetée où ce plateau n’existe plus que par lambeaux. Un pays de plateaux a été changé en pays de collines ; et celles-ci se dressent sur le soubassement d’une plaine marneuse dont le contact leur fournit des sources. Elles veillent ainsi, en avant de la grande formation calcaire dont elles ont été plus ou moins séparées, comme autant d’observatoires naturels. Nombreuses sont les petites villes qui, depuis le Nivernais jusqu’à l’Auxois, ont pris position sur ces coteaux ; nombreux aussi, les vieux établissements dont il ne reste qu’un village, comme Alise-Sainte-Reine ; ou moins encore, des vestiges de vagues fortifications, comme sur ce mont de Rème, qui surveille, près de Chagny, l’entrée de la dépression entre la Saône et la Loire. Un passé de souvenirs lointains plane sur tout ce pays.

C’est moins à l’abaissement de niveau qu’à l’abondance de ses ressources propres que la périphérie du Morvan dut sa précoce signification humaine. Sur le Morvan elle a l’avantage d’un terrain riche et propre à tous les genres de culture. Sur le plateau calcaire aux dépens duquel elle a été taillée, et qui ne tarde pas à se reconstituer dans sa masse, elle a celui que ménagent les eaux partout présentes ou voisines, faciles à diriger et à réunir en canaux. Aussi parmi les régions de passage qui ont servi à relier la vallée du Rhône Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/155 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/156 à la Manche, elle apparaît comme la plus anciennement connue et fréquentée. Avec une persistance remarquable, la géographie politique traduit le rôle d’intermédiaire que la nature lui a départi. La domination du peuple gaulois des Eduens était à cheval sur les versants de la Loire, de la Saône et de la Seine. Il en fut de même plus tard de la première Lugdunaise, puis de la province ecclésiastique de Lyon, et du duché féodal de Bourgogne. Il y eut là un groupement qui maintint en un seul faisceau les avenues de ce grand passage des Gaules.


IV LA MONTAGNE

Bientôt et graduellement le plateau, qu’avait déchiré l’irruption des eaux, se reforme, s’étend, finit par régner sans partage. Entre la source de la Seine et celle de la Marne, sur une longueur d’une soixantaine de kilomètres se déroule une des régions les plus sèches, les plus boisées et les plus solitaires de France. Une grande plate-forme de calcaire oolithique absorbe dans ses fissures presque entièrement les eaux. Les vallées assez profondes pour atteindre le fond marneux qui assure l’existence des prairies et des eaux, sont rares ; dans l’intervalle qui les sépare, quelques pauvres villages meurent de soif[56]. Il n’y a de place sur ces plateaux que pour de maigres cultures et des jachères à moutons et surtout pour d’immenses forêts de chênes, hêtres et frênes revêtant le cailloutis rougeâtre où se décèle le minerai de fer. Une industrie naquit ainsi, autour de l’abbaye de Châtillon-sur-Seine, de la présence du fer et du bois. Mais la vie, concentrée dans un petit nombre de vallées ou dans leur voisinage immédiat, reste morcelée. Dès que la nappe oolithique commence à s’étaler entre les découpures des vallées, apparaît le nom qui en résume les caractères aux yeux des habitants : la Montagne[57]. Dès qu’elle s’enfonce à son tour pour céder la place à un terrain moins aride, ce qualificatif vague fait place à un véritable nom de pays. Le Bassigny succède à la Montagne, comme celle-ci avait succédé à l’Auxois. Une vie plus riche reprend possession de la contrée. Ce changement, dû à la réapparition d’un sol plus marneux et plus friable, s’annonce aux approches de Langres. Le paysage, sans cesser d’être sévère, se découvre davantage. Un petit réseau de vallées se dessine et se ramifie. Entre celle de la Marne naissante et d’un petit affluent, un promontoire se détache ; et la vieille cité monte sa faction solitaire entre Bourgogne, Champagne et Lorraine.


V NAISSANCE DE LA SEINE

C’est donc des deux extrémités opposées de la Montagne que viennent les deux rivières qui se mêlent entre les quais de Paris. L’une d’elles, non la plus forte à l’origine, est, par un usage traditionnel, considérée comme l’artère maîtresse. Pourquoi la Seine, plutôt que les rivières si abondantes et si pures du Morvan, ou que celles qui, comme la Marne ou l’Armançon, arrosent dès leur naissance des contrées de culture et de passages ? Les hommes ne se guident pas, dans ces attributions hiérarchiques, par des considérations d’ingénieurs et d’hydrauliciens. Les eaux dont ils commémorent de préférence le souvenir, sont ou bien celles qui les ont guidés dans leurs migrations, ou plutôt encore celles qui, par le mystère ou la beauté de leurs sources, ont frappé leur imagination. Telle est sans doute la raison qui a donné la primauté à la Seine. Elle est, non loin des passages, la première rivière permanente qui sorte d’une belle source, nourrie aux réservoirs souterrains du sol. Cette première douix de la Seine est une surprise pour l’œil dans l’étroit repli des plateaux qui l’encaissent[58]. Entre ces solitudes, elle est le seul élément de vie ; auprès d’elle se rangent moulins, villages, abbayes et forges, s’allongent de belles prairies. Les affluents lui manquent, il est vrai ; quelques-uns défaillent en route ; mais voici qu’au pied du roc de Châtillon une douix magnifique vient encore subitement la réconforter. Lentement d’abord, comme un gonflement des eaux intérieures, elle sort, pure et profonde, de la vasque qui l’encadre; puis à travers les prairies et les arbres s’accélère vers la Seine, comme pour lui communiquer la consécration divine que lui attribuait le culte naturaliste de nos aïeux.


VI TRAVERSÉE DE LA DEUXIÈME ZONE DE PLATEAUX CALCAIRES

Au pied de Châtillon, le sillon marneux dont l’interposition produit la ligne des sources interrompt un instant la série des plateaux calcaires. Mais, après la traversée de la Vallée[59], une nouvelle bande de calcaires durs se dresse en travers du cours des rivières. Ce sont les roches appartenant aux étages moyen et supérieur des formations jurassiques. Elles constituent le Tonnerrois, le Barrois, et dessinent une nouvelle zone concentrique du Bassin parisien.

Un moment élargies, les vallées se resserrent de nouveau. Ce ne sont plus des talus marneux coiffés de corniches rocheuses, qui les encadrent, mais des escarpements raides, caverneux, parfois d’une blancheur éclatante. Les roches qui bordent l’Yonne à Mailly-le-Château, la Cure à Arcy, sont perforées d’un labyrinthe de grottes ; à Tonnerre, Lézinnes, Tanlay, Ancy-le-Franc elles fournissent les belles pierres dont églises et châteaux ont libéralement usé. Pétries de polypiers, ce sont des roches coralligènes ; et, comme celles qui leur font suite de Commercy à Stenay, les tronçons d’un anneau de récifs bordant d’anciennes terres émergées. Mais cette roche éclatante est trop sèche pour que les plateaux y soient fertiles. Une nouvelle bande forestière s’étend ainsi. Elle va des bords de l’Armançon à ceux de la Meuse, de Tanlay à Vaucouleurs, n’interrompant les forêts que pour des champs rocailleux, au bout desquels ou retrouve toujours les lignes sombres, et sur lesquels courent des routes solitaires qui semblent sans fin. La forêt de Clairvaux couvre plus de 4 000 hectares. Entre l'Ornain et la Meuse, de Gondrecourt à Vouthon-Bas, on fait 12 kilomètres sans rencontrer une maison. Toutefois ces plateaux s’inclinent lentement vers le centre du bassin, et leur aridité s’atténue à mesure. Des lambeaux de grès ferrugineux ou d’argiles, avant-coureurs de la nouvelle zone qui va succéder aux calcaires jurassiques, se répandent de plus en plus nombreux à la surface. Le sol devient plus varié ; il prend une teinte roussâtre. Une nouvelle région métallurgique, le pays du fer entre Joinville et Saint-Dizier, exprime cette transition.


VII VALLÉES CALCAIRES DE BOURGOGNE

D’ailleurs, même entre les plateaux les plus arides, les vallées sont déjà plus larges et surtout plus voisines les unes des autres. C’est par les vallées que cette région calcaire reste bien bourguignonne. Si sèches, ces roches imprégnées de substances organiques ont pourtant de merveilleuses propriétés de vie. On voit, des moindres interstices dans les escarpements, sortir un fouillis buissonneux : les pierrailles assemblées en talus par les paysans s’enfouissent sous une fine et folle végétation de lianes et de ronces ; entre ces rocailles elles-mêmes mûrissent les meilleurs vins. Les substances nutritives de ce terroir, concentrées, il est vrai, dans un étroit espace, communiquent aux plantes une vigueur savoureuse, qui passe aux animaux et aux hommes.

Ce sont déjà maintenant de belles et pures rivières qui, nourries de sources, méandrent sur le fond plat de ces vallées. Là-haut, dans la partie supérieure des versants, quelques taillis ou sèches pâtures annoncent la forêt qu’on ne voit pas : domaine vague que la culture dispute à la friche. Sur les flancs toujours assez raides de la vallée, mais plus bombés quand on a dépassé la formation corallienne, les talus, les croupes, ouïes promontoires, ont fourni à l’homme les terrains propices à l’aménagement de ses vignes, de ses fruitiers ou vergers, qu’on dirait, comme le reste, perdus dans la pierraille. C’est le long de la ligne où le niveau de la vallée se raccorde avec le pied des versants que sont établis les villages. Entre eux et la rivière s’étend le tapis des champs de blé et des prairies jusqu’au lit sinueux, mais bien défini, que désignent des files d’arbres. Les eaux et le sol, aussi bien que les diverses zones de culture, tout est nettement délimité.

Les maisons ne se disséminent pas non plus en désordre. Sur les plateaux elles se serrent autour des puits ou fontaines comme les cellules d’une ruche. Mais dans les vallées mêmes, où plus de liberté serait permise, elles restent agglomérées en villages ; et ceux-ci, sur la bande qu’ils occupent, se placent de façon à profiter à la fois des champs et des vergers d’une part, et, de l’autre, des matériaux fournis par le bois et la pierre. Hautes et bien bâties, les maisons empruntent au sol jusqu’aux dalles plates ou laves qui, à condition d’être supportées par une robuste charpente en chêne, constituent la plus solide des toitures. Ces procédés de construction donnent aux villages une sorte d’aspect urbain. Ils se succèdent nombreux dans la vallée, formant autant d'unités cohérentes en rapports faciles[60]. De distance en distance, un bourg un peu plus grand ou une ville se détache de la colline et vient empiéter sur les précieuses terres de la vallée ; mais au-dessus ou à peu de distance on reconnaît l'éperon ou le promontoire dont la position stratégique a créé le château, le vieil oppidum dont la ville est sortie : ainsi à Bar-sur-Aube, Bar-sur-Seine, Bar-le-Duc, Gondrecourt, etc.


VIII VIE URBAINE

Ce pays bâtisseur a une vie urbaine limitée comme ses ressources, mais ancienne et fortement établie. On ne le soupçonnerait pas, d’après la faible densité générale de sa population. Remarquons toutefois que les ressources qu’il possède en propre et dont il peut disposer en faveur des régions voisines sont de celles qui nécessitent par leur volume et leur poids un degré avancé d’outillage commercial. Ce sont les bois, les fers, les pierres à bâtir, les vins. Il faut, pour desservir ce commerce, des ateliers de manipulation, des entrepôts, surtout de puissants moyens de transport. De là. les efforts précoces pour développer l’usage des rivières. La batellerie ne put guère dépasser jamais Tonnerre sur l’Armançon, Troyes sur la Seine, Saint-Dizier, au seuil, mais en dehors de la zone des plateaux calcaires. Mais sur l’Yonne et la Cure, le flottage parvint jusqu’à Clamecy et Arcy. Ce sont les villes du bois ; comme Joinville, Vassy, Saint-Dizier sont les villes du fer; Auxerre et Tonnerre celles du vin et des belles pierres. Il est vrai que spécialisées dans un genre particulier de travail et de trafic, elles sont des étapes plutôt que des centres. Elles semblent plutôt faites pour transmettre le mouvement que pour en être le but ; mais ainsi précisément s’exprime la solidarité naturelle qui unit les différentes parties du Bassin parisien et les complète les unes par les autres.


III. — CHAMPAGNE


I RÉGION ARGILEUSE

LE NOM de Champagne n’éveille généralement l’idée que d’une vaste plaine de craie. Il y a pourtant, entre cette plaine et les plateaux calcaires que nous venons de traverser, une Champagne humide, mais si coupée d’étangs, de ruisseaux et de forêts qu’elle n’a jamais eu de nom générique. Les argiles ferrugineuses, sables et grès qui précèdent dans l’ordre chronologique la craie proprement dite, se déroulent en arc de cercle de la Puisaye à l’Argonne. Sur ce sol imperméable les eaux vagabondent, elles forment des étangs, d’innombrables noues ; elles envahissent des forêts basses et fangeuses, salissent de leurs troubles les rivières que les calcaires jurassiques avaient maintenues si pures. Aux reliefs réguliers succède une topographie qui se perd dans la multiplicité menue des accidents de terrain ; aux pierrailles et aux vignes, une zone d’humidité verdoyante et bocagère ; aux chênes, les bouleaux ; à la fine végétation de lianes, une végétation filamenteuse de genêts et de bruyères. Les fruitiers se dispersent dans les champs ; des lambeaux de forêts traînent un peu partout ; et les maisons en torchis, en bois, ou en briques, brillent disséminées dans les arbres.

On ne se doute pas de l’aspect du pays, quand on le traverse suivant les vallées des principales rivières ; on ne voit alors que des alluvions étalées en vastes nappes, à peine assombries au loin par des lignes de forêts. Le peu de consistance du sol, incapable d’offrir une grande résistance aux eaux, donne une grande ampleur aux vallées. Celle de la Seine en amont de Troyes, de l’Aube à Brienne, et surtout celle de la Marne entre Saint-Dizier et Vitry, sont de véritables campagnes enrichies par les dépôts limoneux enlevés aux plateaux calcaires. Là s’établirent les centres précoces de richesse agricole. Les parties argileuses de la zone champenoise n’étaient encore que des fondrières fangeuses dont seulement au XIIe siècle les Cisterciens et les Templiers tentèrent le défrichement, tandis que depuis des siècles des populations étaient établies et concentrées dans ces plaines. Celle du Perthois, que traverse la Marne, est, sous ce nom anciennement connu, la première plaine fertile d’ample dimension que l’on rencontre entre le Rhin et Paris. Dans la vallée de la Seine, Troyes est la première grande ville que baigne le fleuve ; bien située au contact de régions agricoles et forestières, voisine de la forêt d’Othe qui lui a fourni non seulement les charpentes de ses vieilles maisons, mais de précieux germes d’industrie, elle domine la batellerie supérieure de la Seine. Ces plaines d’alluvions furent les passages par lesquels la Champagne se relie à la Bourgogne et à la Lorraine. La circulation était difficile à travers les fondrières des forêts plates d’Aumont, d’Orient, du Der, du Val, etc., autant qu’à travers celle de l’Argonne.


II ARGONNE

Celle-ci est un pays de même nature. Si, au lieu d’être déprimé, il s’élève en saillie, c’est qu’un mélang de silice a rendu l’argile dont il est constitue assez résistante pour former, sous le nom de gaize, une sorte de banc glaiseux et compact. À l’Est, les dômes qui surmontent la petite ville de Clermont, ont, par exception, des silhouettes assez vives ; le modelé est en général informe. Les versants, boisés comme les sommets, s’élèvent d’un jet. Les eaux ont isolé ce pâté d’argile, en ont pétri les contours, mais n’ont pas réussi à entamer l’intérieur. Rares sont les brèches qui le traversent. Le défilé des Islettes coupe un long couloir, qu’aucune autre ouverture, pendant cinq lieues, ne dégage. On y chemine entre un double rideau de forêts sur des sentiers gluants et blanchâtres. Des maisons en torchis et poutres croisées, dont les toits en forte saillie ne sont que trop justifiées par le ciel pluvieux, font penser aux loges qu’élevaient les « compagnons de bois » : charbonniers, tourneurs, forgerons, briquetiers, potiers. On s’imagine volontiers ces figures hirsutes à physionomies un peu narquoises, un peu étranges, telles que Lenain, dans la Forge, les représente, si différentes de ses paysans. Il y avait en effet entre ces hôtes de l’Argonne et les paysans voisins une vieille antipathie nourrie de méfiance. Encore aujourd’hui l’habitant de l’Argonne a conservé l’humeur vagabonde, errante : il circule, émigré en été, exerce des métiers roulants, va louer ses bras au dehors.


III CHAMPAGNE CRAYEUSE

Au sortir de l’Argonne, des mamelons écrasés, de laides successives de guérets annoncent la Champagne crayeuse. Cependant une ligne de sources, correspondant à l’affleurement de la craie marneuse de l’étage turonien, fait naître à la lisière des deux régions une rangée de villages, dont l’un est Valmy. Mais ensuite l’eau disparaît sous l’immense filtre de la craie blanche. La contrée change encore une fois d’aspect. Dans l’encadrement des prairies et des rideaux de peupliers, les principales rivières lèchent de larges vallées effacées. Mais dans l’intervalle qui les sépare, rien que des plaines ondulées, dont le petit cailloutis blanchâtre du tuf crayeux forme le sol. Un pli de terrain suffit pour masquer l’horizon ; et quand, par hasard, on peut embrasser de grandes étendues, on éprouve un sentiment de vide, car les hommes ont l’air de manquer, comme les eaux.

Que sont donc devenus les ruisseaux et les rigoles si nombreux dans la zone d’amont ? Une partie s’est infiltrée avec les eaux de pluies sous les argiles à travers les sables, et a pénétré par des fissures dans le massif de la craie champenoise. Sur toute l’étendue du talus bordier, toute circulation de surface semble confisquée en dehors des grandes rivières. Celles-ci continuent à se grossir des eaux de source qui affleurent dans leur thalweg ; elles augmentent et deviennent navigables. Mais les affluents manquent. C’est seulement après 30 ou 40 kilomètres, vers Somme-Suippe, quand la plaine dans son inclinaison graduelle retrouve le niveau de 150 à 160 mètres, que l’eau revient au jour ramenée en vertu de sa pression. Une ligne de sommes ou fortes sources correspond au niveau que la force hydrostatique assigne à la réapparition des eaux.

Ces yeux de la Champagne ramènent la population et la vie. Une ligne presque ininterrompue de villages et de villes commence dès l’apparition de la source. La plupart des villages s’étendent en longueur, parallèlement à la rivière. Leurs maisons, rapprochées mais non contiguës, s’égrènent en chapelets, de telle façon qu’on passe parfois sans s’en apercevoir d’un village à Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/163 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/164 l’autre. Autrefois toutes rustiques sous le chaume qui les enveloppait presque, elles se transforment aujourd’hui en maisons de briques, mais le site reste le même, entre les prairies qui tapissent le lit largement plat de la vallée et les champs qui se déroulent en minces bandes perpendiculaires. Quoique souvent tourbeuses, les prairies suffisent à l’entretien d’un bétail qui permet, à son tour, d’amender les parties voisines de vallées. Mais celles-ci sont rares ; des déserts de 10 à 20 kilomètres s’étendent dans l’intervalle des rivières convergentes.


IV DUALISME HISTORIQUE DE LA CHAMPAGNE

Ce mode de répartition suggère l’explication d’une chose peut sembler contradictoire. La Champagne est une région géographique des mieux tranchées, dont l’unité a été depuis longtemps reconnue. De Reims à Sens, même sol à peu près et même aspect. C’est une grande arène découverte par laquelle des invasions ont pénétré jusqu’au cœur de la France. Mais historiquement elle n’a jamais été une unité ; un dualisme a prévalu. On ne s’en étonne pas, quand on voit à quelles règles les établissements et les rapports humains y ont obéi. Ils suivent exclusivement les rivières, et celles-ci, conformément à la loi des terrains perméables, sont rares, et en outre presque parallèles. Le long des rivières les villages se touchent et se confondent presque ; entre elles règnent des intervalles solitaires. C’est ainsi que l’espace entre la Marne et l’Aube fut la marche frontière des Rèmes et des Sénons, comme plus tard des archevêchés de Reims et de Sens. La Champagne du Nord, celle de Reims, comme dit Grégoire de Tours[61], suit des destinées à part : elle touche à la Picardie, lui ressemble par la forme de ses maisons de culture aux grandes cours intérieures. Les monuments d’époques préhistoriques montrent d’étroits rapports avec la Belgique, presque pas avec la Bourgogne. Ses destinées plus tard sont liées à celles de la grande région picarde. Au contraire, le faisceau des rivières méridionales a son centre politique à Troyes : il est en rapports, par les passages de l’Auxois, avec la Bourgogne et le Sud-Est. Là circulent les marchands venus du Rhône et de l’Italie. C’était à Troyes, Arcis-sur-Aube, Provins et Lagny que se tenaient les fameuses foires, se succédant les unes aux autres comme un marché permanent. Cette partie de la Champagne se relie à la Brie et gravite vers Paris. Par les rapports naturels, comme dans les anciennes divisions politiques, l’autre gravite vers Reims et les Pays-Bas. CHAPITRE QUATRIÈME


LES PAYS AUTOUR DE PARIS


I. HISTOIRE DU SOL DANS LA RÉGION PARISIENNE. || II. RAPPORT AVEC LA TOPOGRAPHIE. — I. LA BRIE. I. VALLÉES DE LA BRIE. || II. LE CIRQUE PARISIEN. — . LA VALLÉE DE L’OISE DANS LA RÉGION PARISIENNE. I. ZONE FORESTIÈRE ET MARÉCAGEUSE. || II. ANCIENNES FRONTIÈRES POLITIQUES. — III. VEXIN . — IV. SABLES, GRÈS ET FORÊTS AU SUD DE LA SEINE. — I. HUREPOIX.


I HISTOIRE DU SOL DANS LA RÉGION PARISIENNE

NOUS voici ramenés par le cours des rivières à la région où s’est formé Paris. La Marne et la Seine s’y réunissent, l’Oise ne tarde pas à les rejoindre. Ces rivières sont les héritières des courants diluviens venus du Nord, de l’Est et du Sud-Est, qui Ont eu à labourer dans la région parisienne une des successions les plus diverses qu’on puisse imaginer de couches sédimentaires[62].

Depuis l’argile plastique, la plupart des formations que nous avons rencontrées dans la partie septentrionale de la région tertiaire sont représentées dans la région parisienne. La mer où vivaient les fossiles que rendent familiers à nos yeux les pierres des constructions parisiennes (le « calcaire grossier ») a même sensiblement dépassé Paris vers le Sud. Puis, après une nouvelle transgression de sables marins, le régime est devenu différent. De grands lacs d’eau douce ont formé des couches de travertin. Ces lacs se sont à leur tour transformés en lagunes, qui par évaporation ont déposé le gypse ou sulfate de chaux dont elles étaient chargées. Grâce à ces argiles, à ces calcaires et à ces gypses, Paris a trouvé surplace tous les matériaux dont il avait besoin[63].

Les vicissitudes persistèrent pendant la période oligocène. De nouveau une période lacustre succéda à la phase lagunaire : c’est au fond de lacs d’eau douce que se déposèrent les travertins qui constituent les plateaux de la Brie. Enfin, par un revirement inattendu, au moment où l’on pouvait croire la région définitivement émergée, la mer reconquiert le domaine qu’elle semblait avoir perdu. Elle vient toujours de la direction du Nord ; mais cette fois elle pénètre plus loin vers le Sud qu’aucune transgression marine antérieure. La zone de sables qui s’étend de Fontainebleau à Rambouillet indique les limites qu’elle a atteintes. C’est la dernière des invasions marines qu’ait connues la région parisienne. Elle fut remplacée par ces lacs d’eau douce qui prirent vers le Sud une extension très considérable, et dont les dépôts ont formé le calcaire de Beauce.


II RAPPORT AVEC LA TOPOGRAPHIE

Il était nécessaire de retracer cette histoire. Si différentes que paraissent les scènes qu’elle évoque devant l’esprit, leurs vestiges n’en constituent pas moins les éléments de la topographie actuelle de la région parisienne. Ils se traduisent dans les formes, les cultures, les positions de villages ou de villes. On distingue, par échelons successifs, la composition du sol sur laquelle se sont exercés les courants diluviens, le bloc complexe qu’ils ont dégrossi et façonné. Car ce sont ces puissants sculpteurs qui finalement ont introduit dans cette matière le modelé, la ciselure, et donné à la topographie cette variété minutieuse qui ouvre un jeu si riche aux combinaisons de l’activité humaine.

L’effort des eaux, là comme partout, s’est arrêté aux roches les plus dures, qu’il a façonnées en plates-formes. Elles constituent le plan de surface. Au-dessous se creusent des vallées dont les bords montrent par tranches l’affleurement des couches inférieures, jusqu’à l’argile plastique qui, par sa consistance imperméable, définit le fond du lit. Au-dessus se dressent, réduits à des crêtes amincies, mais visibles par leurs tranches jusqu’au calcaire de Beauce, les lambeaux des couches supérieures. Vallées, collines et plateaux, autant de faces différentes de l’action des courants quaternaires, s’entremêlent et se croisent dans la topographie parisienne.

De tous côtés, au Nord comme au Sud, à l'Est comme à l’Ouest, le plateau entre dans la physionomie de la région parisienne. Il forme l’encadrement de la dépression que la convergence des courants a modelée entre Meaux et Corbeil en amont, Poissy en aval. Ces plateaux diffèrent, d’ailleurs, entre eux. Au Nord s’élèvent lentement les sèches plates-formes du travertin lacustre qui constituent le Valois. Au Sud, c’est par lambeaux seulement qu’apparaissent les hautes plaines qui ne prendront leur développement qu’après Etampes, sous le nom de Beauce. A l’Ouest, les belles rampes calcaires que traverse l’Oise avant son confluent annoncent le Vexin ; tandis qu’à l’Est, le plateau compact à travers lequel la Marne et la Seine ont dû se frayer passage cerne l'horizon parisien de ses lignes boisées et unies ; il pénètre même dans la ville par lambeaux détachés.


I. — LA BRIE

Ce plateau est la Brie. Sa surface est imperméable et humide. Aux temps anciens c’était une forêt. Dans la partie orientale, qui est la plus élevée, la fréquence de marnes et glaises, l’absence de revêtements limoneux entretiennent de nombreux étangs ; c’est un sol pauvre et froid qui conserve ses grandes forêts. Les vallées s’enfoncent profondément, et sur les corniches qui les bordent se tiennent en vedette Villes et villages, ceux-ci pauvrement bâtis. Le préfixe mont, si multiplié autour de Montmirail, convient à cet air de forteresse, justifié pour qui les voit du bas des vallées.

Mais en s’inclinant graduellement vers le centre du Bassin parisien, le plateau devient à la fois plus homogène et plus fertile. Le travertin de Brie avec ses meulières, et surtout l’épais limon qui le recouvre, prend définitivement possession du sol. C’est alors que se dessine la véritable Brie, sans épithète. On voit se former sa physionomie opulente et grave: dans la régularité des champs, de beaux arbres distribués par files ou par groupes ; et ces grands horizons au bout desquels il est bien rare que l’œil ne s'arrête encore à quelque lisière de bois estompé dans la brume.

Ce fut une conquête agricole, de grande conséquence pour le développement de la région tout entière, que la mise en valeur de la Brie. Il fallut qu’un aménagement présidât à l'écoulement des eaux, triomphât des obstacles opposés par l’horizontalité fréquente du niveau ; que par des cavités naturelles ou faites de main d’homme, par des rus artificiels on réussît à drainer et à égoutter le sol : opérations sans lesquelles la Brie serait restée ce qu’était encore il y a quarante ans le Gâtinais, une terre misérable où des manouvriers agricoles vivaient dispersés dans l’air lourd et malsain des étangs. Nous ne savons à quelles générations il faut faire honneur des premiers travaux d’assainissement, qu’encouragea évidemment la présence d’une couche épaisse de limon fertile. Ce fut, en tout cas, à une date très ancienne, puisque déjà un peuple gaulois, celui des Meldi, s’était constitué dans la partie occidentale du plateau.

La population s’y répartit à l’état disséminé, mais d’après un mode original. Ce qui représente ici l’unité constitutive de groupement, c’est la grande ferme carrée, bien plus fréquente que dans les plaines picardes où la rareté des eaux fait dominer le village. Durant des milliers d’hectares, au Sud et au Nord de Coulommiers, il n’y a pas d’autre forme d’établissement humain que ces fermes qui se répartissent à 7 ou 800 mètres de distance, au milieu des champs, rarement au bord des routes, chacune avec ses chemins d’exploitation. Un bouquet d’arbres ou un petit verger, des rangées de meules coniques les signalent. Les quatre murailles nues de l’enceinte n’avaient autrefois qu’une seule ouverture ; quelques-unes étaient de vraies citadelles, entourées de fossés, garnies de tourelles, capables de soutenir un siège. Cet aménagement stratégique n’est plus qu’une curiosité du passé ; il disparaît ; mais, malgré le prosaïsme nécessaire qui a comblé les fossés, percé plus d’ouvertures, le contraste subsiste entre l’enceinte muette et la cour grouillante[64]. Au centre, le fumier où picore la volaille : autour, les étables, les bergeries et la maison, c’est-à-dire l’habitation où se maintenait rigoureusement autrefois la hiérarchie de cette république agricole. Là se groupait en deux tablées, l’une pour les fermiers, l’autre pour le personnel de manouvriers, bergers et ouvriers agricoles, le peuple de la ferme. C’était jadis un peuple attaché en permanence à la ferme, dont la tête et les bras mettaient en valeur les 100 ou 150 hectares, qui dépendent, soit réunis, soit morcelés, de ce centre d’exploitation. Cette physionomie rurale de la Brie se modifie aux approches de Paris ; elle s’ennoblit à mesure que le faisceau des vallées se resserre et qu’entre elles recommencent à se montrer les grandes forêts, conservées pour la chasse et la vie seigneuriale.


I VALLÉES DE LA BRIE

Dans ce massif compact les courants n’ont pratiqué que des vallées rares, mais de plus en plus profondes et sinueuses. Par le large couloir d'Épernay, taillé dans les sables, la Marne s’enfonce entre les calcaires et travertins où, comme ses affluents, elle s’imprime en vigoureux méandres. Des châteaux, des fertés ont ainsi trouvé, sur les parois qui bordent immédiatement l'alluvion, des sites favorables. Mais ce qui, à partir de Château-Thierry, caractérise plus encore ces vallées briardes, c’est, conformément à la pente géologique, l’apparition des couches supérieures, que constituent des gypses, puis des marnes et un cordon de glaises et argiles vertes, surmonté par le calcaire et les meulières de Brie. Les flancs des vallées montrent dès lors un aspect plus varié. Le soubassement de calcaire grossier se déroule en talus raide et uniforme, rayé de champs ; mais au-dessus, dès qu’affleurent les bandes de gypse et d’argile, le modelé change, il s’évase en cavités douces où trouve à se nicher, avec ses vignes et ses vergers, la petite culture.

Désormais le type de la vallée parisienne est fixé. Cette bande argileuse, déroulée à flanc de coteau, accompagne fidèlement le profil de toutes nos collines ; l’œil cherche instinctivement, dans la région parisienne, les peupliers qui la signalent. Elle est peu épaisse, mais singulièrement continue. Comme elle trace sur son parcours un niveau d’eau et de sources, elle constitue une des lignes les mieux caractérisées d’établissements humains. Parfois, dans les carrières de gypse si fréquentes aux environs de Paris, on voit le contact de ces argiles se déceler par des teintes finement verdâtres qui se mêlent au gris Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/171 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/172 de la roche. Le plus souvent on ne peut que les deviner aux touffes d’arbres, aux rangées de villages qui suivent la zone à proximité.

La seule différence entre la vallée briarde au-dessous de Château-Thierry et celle des environs de Paris, c’est que, dans la Brie parisienne la bande argileuse s’étale généralement à mi-coteau. Cela tient à ce que près de Paris l’édifice géologique est resté plus complet ; il a conservé le couronnement des couches supérieures qui là-bas ont disparu de la surface.


II LE CIRQUE PARISIEN

La Marne a franchement entamé le massif de la Brie : la Seine a cherché à s’échapper vers le Sud-Ouest. Elle s’est détournée pendant 65 kilomètres de sa direction normale. Elle a même abdiqué temporairement sa forme de vallée dans le large sillon qui borde le pied du Massif tertiaire et que les suintements de la craie, de concert avec les inondations de la rivière, transforment périodiquement vers la fin de l’hiver en une plaine noyée. Il fallut à la Seine la poussée de l’Yonne, le choc de la ligne directrice des grands courants du Morvan, pour qu’elle se décidât à creuser, dans l’extrémité de la Brie, de Melun au cap de Villeneuve-Saint-Georges, une vallée plus courte, mais analogue à celle de la Marne.

Ramenées ainsi l’une vers l’autre, les deux rivières ont tâtonné pour se rencontrer. Des traînées d’alluvions anciennes montrent les issues successives par lesquelles elles ont communiqué. La Seine a contribué à déblayer la grande plaine qui s’ouvre au Nord du débouché de Villeneuve-Saint-Georges. Mais elle y a été puissamment aidée par la Marne[65]. Il est impossible de ne pas être frappé de la prépondérance qui appartient aux grands courants de l’Est et du Nord-Est, dans le déblaiement de ce qui est devenu la dépression parisienne (30-20 mètres d’altitude absolue). La Marne, secondée par l’Ourcq, a fait irruption par Claye et Gagny et déblayé au Nord des coteaux de Vaujours et des collines d’Avron, de Romainville et de Montmartre, la dépression qui s’appelle la Plaine de Saint-Denis. Le mince arc de cercle des coteaux de Vaujours et de Montfermeil s’interpose, laminé par les courants, entre cette plaine d’alluvions et l’anse abritée dans laquelle les remous laissèrent tomber les sables et graviers de la station préhistorique de Chelles. Puis, par le détroit de Nogent, la Marne vint mêler son champ d’action à celui de la Seine. Avant de fixer son confluent à Charenton, elle a poussé jusqu’entre Sucy et Bonneuil un méandre aujourd’hui atrophié, mais dont la trace est visible. Confondant enfin leurs efforts, les deux courants ont largement entaillé une vallée commune, qui ne se ferme qu’à 35 kilomètres de leur confluent, devant les coteaux de l’Hautie, dont l’obstacle contient et dirige vers le fleuve principal le cours de l’Oise.

La vallée a pris dès lors la forme et les proportions d’un grand cirque. La Seine y promène ses méandres. Au Nord, l’horizon est accidenté par les étroites rangées des collines ou par les buttes qu’ont respectées les courants. Au Sud, règne la ligne continue à laquelle la Seine appuie ses puissants méandres. Des hauteurs s’y rattachent et s’allongent en forme de terrasses entre les sinuosités du fleuve. Le spectacle de l’ample cirque revient ainsi successivement à Saint-Cloud, Saint-Germain, Andrésy, toujours le même dans son ordonnance générale, mais varié dans le détail. Les rampes qui bordent l’ouverture et le sommet des méandres ménagent des abris qui, dans les replis de cette vallée très déprimée, suffisent à créer, aux orientations favorables, de petits climats locaux. L’empereur Julien parle des vignes et des figuiers qu’il y avait vu cultiver ; il les y verrait encore.


II. - LA VALLÉE DE L'OISE DANS LA RÉGION PARISIENNE

L’OISE, dans ce faisceau de rivières, a une physionomie à part. Depuis Compiègne jusqu’au moment où, au pied du roc de Beaumont, elle pénètre dans les calcaires, son cours est généralement tracé à travers des argiles et des sables qui donnent à la vallée un aspect tout autre. C’est qu’en effet les terrains qui dominent dans cette vallée sont les couches meubles situées à la base des formations éocènes, qui se superposent immédiatement à la craie. L’Oise a établi cette section de son cours dans une sorte de charnière qui suit à peu près le contact de la craie blanche et des terrains tertiaires.

On se souvient que nous avons signalé en Picardie l’existence d’une série d’ondulations par lesquelles la craie se relève et s’enfonce alternativement : après l’anticlinal du Boulonnais, le synclinal de la vallée de la Somme, enfin l’anticlinal du Bray. L’extrémité orientale de ces accidents est traversée à plusieurs reprises par le cours de l’Oise. Lorsque ce sont les voûtes anticlinales de ces ondulations dont le prolongement croise la vallée, le bombement crayeux affleure à la surface, et immédiatement au-dessus de lui les sables et les argiles qui le suivent dans la série chronologique. Ce cas se reproduit plusieurs fois entre le confluent de l’Aisne dans l’Oise et celui de l’Oise dans la Seine : d’abord en face de Compiègne, puis en face de Pont-Sainte-Maxence ; enfin entre Précy et Beaumont-sur-Oise. Chaque fois, le phénomène se traduit par un élargissement anormal de la vallée et l’apparition d’une dyssymétrie qui est une surprise pour le regard. Tandis qu’à gauche le net dessin du relief et les couronnements boisés ne cessent pas d’indiquer la présence du Massif tertiaire, l’œil se perd, à droite, sur de grandes surfaces agricoles, nues, répondant au type connu des paysages de la craie. Ce sont ces croupes qui, en face des coteaux de Luzarches. constituent, sur l’autre rive de l’Oise, le pays appelé la Thelle. I ZONE FORESTIÈRE ET MARÉCAGEUSE

Ces élargissements successifs de la vallée de l’Oise donnent lieu à des marais ou à des tourbières. L’eau surabonde à la surface, partout où la craie rencontre la couche imperméable des argiles[66] ; elle entretient les marais qui parsèment encore une partie de la vallée au Nord de Pont-Sainte-Maxence. C’est le spectacle que présentait aussi autrefois le dernier élargissement de la vallée de l’Oise, entre Précy et Beaumont. Lorsque d’un des points de l’hémicycle calcaire qui l’encadre sur la rive gauche, soit des coteaux de Luzarches, soit des abords de Chantilly, on regarde à ses pieds, on voit une grande plaine plate qui n’a pas moins de 8 kilomètres de large. Superbe aujourd’hui dans son foisonnement d’arbres et de prairies qui lui donne, en été, l’aspect d’un parc anglais, cette plaine trahit encore la nature marécageuse. Elle a des rivières qui se perdent en étangs, quelques marais encore (marais du Lys), des prés envahis par les joncs ; c’est parmi des fossés pleins d’eau que se dressent les ruines de l’abbaye de Royaumont.

Autour de cette plaine, le cadre est formé au Nord, à l’Est et au Sud par les coteaux calcaires qui, de Saint-Leu-d’Esserent, par Chantilly et Luzarches, se déroulent jusqu’à Beaumont-sur-Oise. Un air de richesse précoce respire dans les nombreux villages ou petites villes. La belle pierre de construction y donne vie et couleur à d’intéressants édifices. Mais une surprise attend celui qui franchit vers l’Est l’hémicycle de cotaux. Au lieu d’être surmontés, comme dans le Soissonnais et le Vexin, par des plates-formes agricoles, ils servent de soubassements à de grandes forêts. Cela tient à la présence de sables qui s’étendent entre Senlis et Ermenonville. Ces sables interrompent toute culture, La svelte flèche de Senlis, qu’on aperçoit de loin, semble planer sur des solitudes.

Ce n’est plus, ici, la forêt humide. Pour peu qu’on s’avance vers Mortefontaine, on voit des bruyères, des landes et d’immenses forêts de pins se dérouler dans la direction d’Ermenonville. La vraie nature du sol apparaît : sables et grès, tantôt mêlés à un peu de limon, tantôt purs et alors stériles. Certains aspects rappellent la forêt de Fontainebleau. Cependant les sables ne sont pas de même âge. Ceux-ci sont plus anciens ; ils appartiennent à la série moyenne de l’éocène[67]. Mais souvent aussi secs, ils forment, comme ceux de la célèbre forêt, une vaste nappe d’infiltration. Les eaux ne reparaissent qu’à la périphérie ; et c’est alors qu’à la lisière des bois, devenus plus variés eux-mêmes, brillent les étangs et jaillissent les sources. Des châteaux et des parcs ont pris possession de ces sites pittoresques, sans parvenir à en dénaturer entièrement le fond primitif. Chantilly, Mortefontaine ne laissent par oublier qu’il y eut là jadis des marches forestières sauvages, d’abord et de pénétration difficiles.

Cette bande de forêts, chère aux Mérovingiens, n’est qu’une partie de la lisière qui se déroule au Nord de Senlis par la forêt d’Halatte, et de là se rapproche du massif de Compiègne. Mais la largeur de cette bande est limitée : à l’Est d’Ermenonville, comme à l’Est de Senlis ou de Pierrefonds, on ne tarde pas à voir se reconstituer la plaine limoneuse et fertile, aussi chargée de moissons que dépourvue d’arbres. On retrouve les paysages du Soissonnais et du Valois. Les sables, les couches marneuses ont disparu de la surface, ou ne s’y montrent que par lambeaux.


II ANCIENNES FRONTIÈRES POLITIQUES

La région que nous venons de décrire, avec ses lignes de sources, d’étangs et de marais, ses forêts humides et ses forêts sur le sable, fut une ancienne limite de peuples. Le pays appelé France y confine au pays appelé Valois[68]; mais en réalité cette distinction, encore vivante dans le langage populaire, en cache une autre plus ancienne et plus profonde. Il y a là une sorte de joint géographique, qu’une longue communauté d'histoire n’a pas entièrement aboli. Cette ville de Senlis, presque environnée par des forêts et des eaux et communiquant vers l’Est seulement de plain-pied avec le plateau agricole du Valois, occupe un de ces sites stratégiques tels que César en décrit chez les Nerviens. Le petit peuple qui s’y était cantonné se rattachait aux confédérations du Belgium, comme plus tard il est resté incorporé à la province ecclésiastique de Reims. Senlis encore aujourd’hui se dit Picarde. C’était un autre groupe de peuples gaulois, d’autres rapports et peut-être d’autres usages qui commençaient avec la plaine fertile qui, au Sud de Dammartin, s’incline vers la vallée de la Seine. La Celtique succédait ici au Belgium ; et ces différences ethnographiques, consacrées plus tard dans les divisions romaines, correspondaient à des distinctions géographiques que l’analyse permet encore fort bien de découvrir.


III.- VEXIN

L’OISE s’encaisse à Beaumont dans la zone calcaire qui lie le Vexin à l’Ile-de-France. Elle a reçu la plupart de ses affluents ; elle a déposé la plus grande partie de ses alluvions : il ne reste plus à la rivière picarde qu’à Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/177 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/178 se frayer une voie à travers les roches blanches et tendres qui forment comme une architecture naturelle sur ses bords. Au point où elle s’achève dans la Seine, l’imposante masse de l’Hautie, avec ses rangées étagées de villages, se superpose à la plate-forme calcaire, et ferme dignement le cirque de la dépression parisienne.

Le Vexin déroule à l’Ouest de l’Oise ses grandes plates-formes calcaires où courait la voie romaine vers Rouen. Elles sont surmontées, çà et là, comme la plaine parisienne, de quelques monticules sableux. La convexité du plateau porte de grandes fermes, et de loin en loin des villages agglomérés, cernés d’arbres. Ceci rappellerait la Picardie ; mais la roche étant plus solide, le relief est plus net : presque plat dans les parties hautes, assez abrupt dans les vallées. C’est par un talus rectiligne formant terrasse, que le Vexin domine les mamelonnements verdoyants de la Thelle et du Bray. A l’Est, c’est par des rampes raides qu’il fait front sur l’Oise. Mais les argiles qui servent de soubassement au calcaire entretiennent à sa base une fraîche végétation : le limon des plateaux a coulé par-dessus les épaules des vallées en couches assez épaisses pour que l’usage d’y creuser des caves y soit général. Enfin surtout le calcaire se prête admirablement à la construction. De ses entrailles sont sortis ces tours et ces clochers qui signalent le moindre village. Ces conditions ont fait naître une des lignes d’établissements les plus nettes et les plus remarquables de la région parisienne : celle qui, par Valmondois, Pontoise, Jouy-le-Moûtier, Andrésy, s’est emparée du bord de la rampe calcaire. Là se succèdent, en disposition linéaire, châteaux, forteresses, églises, et ces riches villages qui, par des rampes ou des gradins taillés dans la pierre, descendent vers des vergers. Notons ce fait caractéristique. C’est sur les contours toujours nets du calcaire marin qu’ont pris position les plus anciens camps, les plus vieilles villes, souvent les plus beaux édifices ; les sites de Pontoise, Clermont, Saint-Leu-d’Esserent, Luzarches, en sont des exemples ; comme aussi ce castrum de la rive gauche de la Seine qui s’élevait sur la butte Sainte-Geneviève et dominait la petite Lutèce insulaire.



IV. — SABLES, GRÈS ET FORÊTS AU SUD DE LA SEINE

TANDIS qu’au Nord de la Seine ce sont généralement les couches les plus anciennes (éocènes) des formations tertiaires qui occupent la surface, ce sont au contraire, sur la rive gauche, des couches plus récentes qui graduellement prennent la prépondérance. Aux calcaires de Brie, qui ne tardent pas à disparaître, se substituent, vers la Ferté-Aleps, Arpajon, Montlhéry, les sables de Fontainebleau surmontés des calcaires de Beauce. Une autre topographie, d’éléments plus simples, s’introduit avec eux.

Le calcaire de Beauce s’était déjà montré, mais par petits lambeaux, au Nord de la Seine. Au sommet du mont Pagnotte qui, vers Pont-Sainte-Maxence, s’élève jusqu’à 220 mètres au-dessus des futaies de la forêt d’Halatte, apparaît un fragment de ce calcaire. Sur les sommets de l’Hautie, on le retrouve, surmontant les sables, par 168 mètres. Au Sud de la Seine, sur les plateaux découpés par la petite rivière d’Orge, le niveau où il existe est déjà abaissé entre 160 et 150 mètres. Mais jusqu’à Dourdan et à Etampes, il ne se montre que dans les intervalles que festonnent des lisières de forêts croissant sur des sables. C’est seulement au Sud Étampes qu’il prend entière possession de la surface ; et désormais son niveau ne dépasse plus guère 140 mètres. En ces différences d’altitude s’exprime un fait important dans l’histoire géologique du Bassin parisien. Les calcaires lacustres ont subi, postérieurement à leur dépôt, un mouvement d’inclinaison rapide vers le Sud-Ouest. Au Nord de la Seine, ils ont été presque totalement emportés par les courants ; au Sud du fleuve, ils subsistent par lambeaux plus étendus ; ce n’est qu’à une distance de 50 kilomètres au delà qu’ils règnent sans partage à la surface du sol, et que le Hurepoix fait place à la Beauce.


I HUREPOIX

On a pris l’habitude de désigner sous le nom de Hurepoix le pays qui résulte de cet enchevêtrement de plateaux calcaires et de vallées sablonneuses. Les plateaux n’ont point encore la sécheresse que leur extrême perméabilité leur communique dans la Beauce : des argiles meulières, dues à une transformation siliceuse à laquelle le voisinage des sables n’est pas étranger, entretiennent de l’humidité et même quelques étangs à la surface. Quoique l’affinité soit réelle et sensible avec la Beauce[69], les fermes sont moins espacées, et partout des pommiers moutonnent dans les champs. On n’a jamais d’ailleurs à aller bien loin sur ces surfaces agricoles, sans voir quelque lisière de bois au-dessous de laquelle, en forme de cirque, s’ouvre le commencement d’une vallée, qui se rétrécit bientôt et s’enfonce entre des grès et des sables, des pins, des bruyères et des bouleaux.

Ces sables, restes de la dernière transgression marine qui a fait irruption dans le centre du Bassin parisien, appartiennent à une longue zone qui, de Nemours et Fontainebleau, se déroule en diagonale jusqu’au delà de Rambouillet et Montfort-l’Amaury. Partout ils se manifestent par les mêmes traits de physionomie : tantôt ce sont des bosses de grès qui, comme à Nemours ou à Milly, hérissent les talus aux approches de la grande forêt ; ou c’est la forêt elle-même avec son dédale d’éboulis et de creux, ses maquis de genévriers et de fougères, ce sol léger et brûlant d’où s’exhale une senteur capiteuse d’aiguilles de pins. Tantôt, comme vers Lardy et Bouron, le grès Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/181 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/182 se déroule en longues barres brunies par les arbres, qui semblent enclore l’horizon ; ou, comme à Montlhéry, il se projette en promontoire sur la plaine. Auprès de Fontainebleau et de Rambouillet, les eaux s’infiltrent sous la surface; mais au Sud de Paris, le prolongement des calcaires imperméables de Brie sert de support et retient les eaux à proximité du sol. La formation de vallées s’est donc accomplie aisément à travers les sables friables jusqu’à la rencontre des couches consistantes. Ainsi la Bièvre, l’Orge et l’Yvette ont pu ciseler un petit pays de vallons ramifiés, qui est une exception remarquable, unique même dans la région parisienne.

Que ce soient les sables ou les grès qui forment les parois de ces vallées, qu’elles s’évasent en hémicycles ou se resserrent entre deux raides talus boisés, leur fond se creuse jusqu’aux couches qui ramènent, avec l’eau, des étangs, des marais, des prairies. L’eau, filtrée par les sables, court très pure. On voit, comme en un pli du sol, se constituer un petit monde restreint, entre bois et prairies. La verdure sombre des pins donne quelque austérité à ces petits paysages. Là haut, bien à part, sont les campagnes, les pays occupés et exploités de temps immémorial. On comprend que ces vallons humides et retirés aient servi d’asile à des abbayes, avant d’être recherchés par la vie de châteaux et de villégiature ; Gif, Cernay, Port-Royal étaient ici à leur place.

Mais ces vallées à versants de sable et à fonds noyés offraient peu de ressources. La pauvreté de la vie rurale s’y trahit encore, en dépit de la villégiature moderne, par la mesquinerie chétive des habitations. Les villages serrés au pied des pentes n’ont de place qu’aux confluents des vallées. Rien de semblable à l’aspect opulent des villages du calcaire parisien, ni à ce développement varié qui permet à la population de s’étager sur les flancs des vallées. Les monuments caractéristiques du passé sont, avec les abbayes, des ruines féodales debout à la lisière des bois, dominant les passages, surveillant les horizons, évoquant je ne sais quel passé d’inquiétude et de brigandage. CHAPITRE CINQUIÈME


PARIS


SITE DE PARIS. || LA SEINE A PARIS. || RELATIONS PAR TERRE.


I SITE DE PARIS

ENTRE les forêts qui occupent les sables des hauteurs et les graviers qu'enserrent autour de Paris les bras fluviaux, on distingue des intervalles qui ont toujours été découverts, ensoleillés, plus ou moins à l’abri des inondations. Au Sud, le plateau limoneux à sous-sol calcaire, de Villejuif, dominant de 60 mètres la vallée de la Seine, s’intercale entre les massifs forestiers qui subsistent encore dans la Brie, et ceux du Hurepoix. Il est percé de carrières et de galeries souterraines. Des nappes de moissons le couvrent encore jusqu’aux portes de la capitale. Au Nord, entre les forêts de Bondy d’une part et de l’autre celles de Montmorency et de Carnelle, on ne tarde pas à voir grandir une plate-forme fertile et sèche, qui se soude à celle du Valois. Ce sont ces campagnes limoneuses et perméables, immédiatement contiguës à la grande boucle de la Seine, qui, avant que la Brie se fût dépouillée de ses forêts, permirent l’existence d’un groupement de populations ; ce sont elles qui formèrent ce premier noyau de cristallisation qui est le rudiment de toute société humaine. Les hommes y trouvaient aisément et à la fois nourriture et matériaux de construction, c’est-à-dire les conditions de stabilité et d’accroissement. Il fut facile ensuite, aux populations qui s’y établirent, de tirer parti peu à peu des avantages variés que recelait la région où elles avaient élu domicile. Dans les sinuosités des rivières, les ciselures des coteaux, les éclaircies des forêts, une foule de combinaisons nouvelles s’ouvrirent à leur ingéniosité et à leur choix.

L’homme, dans notre pays, a toujours occupé dès les temps préhistoriques des contrées moins favorisées que celles-là. Les vestiges d’anciennes stations abondent autour de Paris, à Chelles, Villejuif, Grenelle. Comme en d’autres sites privilégiés de l’Europe centrale, Prague et Vienne par exemple, la vertu du lieu se manifeste de bonne heure. Les établissements se succèdent sur place, en s’incorporant de plus en plus au sol. Les populations s’y assurent des position de refuge ou de défense, justifiées par les convoitises qu’excite le lieu. Elles se maintiennent et se l’avitaillent aux points occupés. Ce sont là des germes d’importance politique.

Aussi loin que peut pénétrer l’histoire, les villages, bourgs ou petites villes apparaissent nombreux dans la région parisienne. On le voit par les chartes de donation, les cartulaires, comme dans les récits de guerre et de ravages. Tant d’amorces avaient été ici préparées par la nature au choix des hommes ! Les îles qui succèdent au confluent de la Marne et de la Seine offraient, avec un asile, l’avantage du contact immédiat du fleuve. Au pied ou au-dessus des rampes calcaires, il y avait place pour des rangées d’établissements, que la belle pierre semblait solliciter : les uns s’alignent en effet à la base ; les autres, plus anciens peut-être, ont pris stratégiquement position sur les promontoires, les plateaux, les terrasses. Mais il y avait aussi, à flanc de coteaux, sur la lisière des sables, au-dessus et au-dessous du niveau de sources des argiles vertes, dans les dentelures des gypses, des sites avantageux pour varier les cultures, pour accrocher des plantations et des vergers. Les mêmes coteaux virent à diverses lignes de hauteurs se superposer les villages. Si le fleuve exerçait son attrait, la forêt finit aussi par exercer le sien, grâce aux sources qui en garnissent le pourtour. Les moindres reliefs, dans cette région où, sans être puissants, ils abondent, donnèrent lieu à quelque village, quelque point de groupement.

La région s’humanisa ainsi de bonne heure. Les indices d’une vie active et spontanée s’y manifestent dès les temps les plus anciens. De tout temps, on peut le dire, les environs de Paris eurent un aspect animé et vivant, qui manqua toujours à Rome, qui manque même encore maintenant à Berlin. Aujourd’hui, c’est la grande ville qui est le foyer d’émission de cette avant-garde de maisons la précédant comme une armée en marche, qui envahit la plaine, escalade les hauteurs, submerge des collines entières. Mais autrefois les bourgs ou villages, dont plusieurs ont été englobés dans la capitale grandissante, avaient leur existence propre, due aux conditions locales qui favorisaient partout la naissance de petits groupes.

L’impression qu’on recueille dans les premiers témoignages qui s’expriment sur cette région parisienne, est celle d’une nature saine et vivante, où le sol, le climat et les eaux se combinent en une harmonie favorable à l’homme. Ce pays garda longtemps, grâce aux abondantes forêts qui l’entourent presque, le pénètrent même par endroits, une physionomie de terre de chasse. Et néanmoins ce même pays était depuis longtemps déjà assez développé et civilisé, pour qu’un esprit raffiné, comme Julien, pût s’y plaire. On se reporte toujours volontiers à ce passage du Mysopogon où, comme par un amer retour sur les grandes villes populacières avec lesquelles il fut toujours en antagonisme ou en querelle, il décrit « sa chère Lutèce ». L’accent en est vraiment délicat, comme imprégné de fraîcheur matinale. L’écrivain philosophe et l’homme d’action qui se réunissaient en lui ont bien senti le charme et la saveur du lieu.

Cette petite station de bateliers et de pêcheurs, cantonnée dans une île, tenait un précieux gage d’avenir dans le fleuve dont les ramifications l’enveloppaient. Le fleuve fut l’âme de la ville grandissante. Celle-ci se dessine autour de lui, se moule également à ses deux rives, elle le suit pendant les 12 kilomètres de la courbe immense et vraiment souveraine qu’il trace entre ses murs. Bien ouvert par son orientation aux rayons du soleil, dont les premiers feux l’éclairent et dont les feux couchants illuminent un des plus merveilleux panoramas urbains qu’on puisse voir, le fleuve trace à travers la ville un grand courant d’air et de lumière. Il fait essentiellement partie de l’esthétique parisienne. Il s’associe aux scènes pittoresques que représentent les vieilles estampes, quand ses rives d’aval, encombrées de barques et couronnées de moulins, donnaient encore librement accès aux troupeaux. Il reflète aussi sa physionomie historique. Dans la courbe bordée d’édifices, qui va de Notre-Dame à la place de la Concorde en passant par le Louvre, se déroulent successivement la gravité du XIIIe siècle, la grâce de la Renaissance, l’élégance du XVIIIe siècle.


II LA SEINE À PARIS

Paris pourrait donner à son fleuve les qualifications reconnaissantes qu’obtiennent de leurs riverains le Volga, le Rhin ou le Gange. La Seine centralise à son profit toutes les ressources du Bassin. Entre Romilly et Paris, en 130 kilomètres, elle reçoit coup sur coup presque tous ses affluents. Il ne faut pas juger de la Seine d’après ses humbles débuts et la longueur modeste de son cours. Elle a sa grandeur, faite d’accroissement progressif, d’harmonie élégante, reflet de la beauté paisible des campagnes où s’écoulent ses eaux. Jusqu’à Montereau, c’est une rivière d’un débit restreint[70], croissant lentement lorsque les pluies prolongées de l’hiver ont élevé le niveau des sources de son bassin, et tamisant alors d’un flot limpide les prairies pendant des semaines. Sa pente, déjà très ménagée, diminue encore et n’est plus que de 10 centimètres par mètre aux approches de Paris, trois fois moindre que celle de la Loire à Orléans. Elle triple de volume et double de largeur par l’arrivée de l’Yonne, cours d'eau plus puissant et surtout plus irrégulier, dont les crues, notamment « les bouillons de mai » peuvent monter jusqu’à 1 200 mètres cubes par seconde. Mais elles sont écoulées quand la Seine entre à son tour en crue. Enfin, lorsque la Marne a versé son flot vert, mais souvent trouble, qui se mêle peu à peu entre les quais de Paris aux teintes plus foncées de la Seine, le débit du fleuve s’accroît encore d’un tiers ; désormais, dans ses plus faibles moments, il ne descend plus au-dessous de 45 mètres cubes. Le régime est dès lors équilibré. Amortie par la pente et par la grande proportion de terrains perméables qu’elle traverse, la Seine ne connaît pas les brusques palpitations qui font monter et descendre de 11 mètres la Garonne en moins de 10 jours. Elle met des semaines à accomplir de bien moindres oscillations. C’est surtout en décembre et en mars, parfois un peu plus tard, que des crues se produisent à Paris. Il y a même, de loin eu loin, comme en février 1658, en décembre 1740, des inondations mémorables, dont les ravages pouvaient être grands, avec l’encombrement de moulins, de ponts à arches étroites qui resserraient le fleuve. Rien pourtant de comparable aux furies de la Loire ou du Rhône. Ainsi, à Paris, le fleuve a acquis toute sa force ; il n’est plus menacé de maigres excessifs ; jamais il ne descend aussi bas que la Loire à Orléans ou la Garonne à Toulouse. Sans être inoffensif, il est disciplinable. L’Oise l’accroît, mais ne change pas son régime. La Seine à Paris peut être considérée comme achevée.

La station des Nautœ Parisiaci n’était qu’une étape de batellerie ; elle devint un entrepôt grâce à la variété de produits que recèle l’intérieur du Bassin. Pour toute la région qui s’étend depuis Clamecy, Auxerre, Troyes, Arcis-sur-Aube, Saint-Dizier, il n’y avait de communication avec la mer que par l’intermédiaire de Paris. Pour l’échange des vins et des bois de Bourgogne contre les sels, les laines, les poissons fumés de Normandie, la position géographique désignait Paris. C’est l’étendue des entreprises fluviales qui créa là un centre d’abbayes florissantes, et plus tard la grande association de la Marchandise de l’eau. A mesure que la population s’y accumula, un groupe de satellites gravita aux alentours. Il y eut les étapes d’où l’on pilotait vers Paris, et celles vers lesquelles on « avalait » de la capitale : Meaux et Lagny, Melun et Corbeil, Creil et Pontoise, Poissy et Mantes. C’étaient les ports dont dépendait son approvisionnement, et d’où, comme on le vit en mainte occasion, « l’on pouvait faire faire une diète à ceux de Paris ».


III RELATIONS PAR TERRE

Les relations terrestres, sans être aussi décisives, présentaient aussi des avantages. L’île parisienne offrait un passage facile pour gagner le Sud. Elle est immédiatement dominée par le plateau calcaire dont l’obstacle a fait dévier la Bièvre vers le Nord, et qui s’avance, comme une chaussée naturelle, vers la direction d’Orléans. L’annexion de longs faubourgs, coupant la Seine à angle droit au Nord comme au Sud, est un des premiers linéaments qui se dessinent dans la topographie de la ville grandissante. C’est qu’au Nord, entre les buttes Chaumont et Montmartre, en face environ de la Cité, il existe une lacune dans l’amphithéâtre de coteaux. Par une sorte de dépression, large d’environ 2 800 mètres, on accède directement vers la plaine Saint-Denis et les plateaux agricoles qui lui font suite de plain-pied. Aucun obstacle ne s’oppose de ce côté aux communications avec le Valois et le Soissonnais. Ce fut de tout temps un point commercial. Là aboutissait la route des Flandres par Crépy, Roye, Péronne et Bapaume. Les marchands venus de Crépy-en- Valois atteignaient à Saint-Denis la boucle septentrionale de la Seine sans avoir à traverser ni rivières ni forêts. Les foires du Lendit, de Saint-Ladre, de Saint-Laurent s'établirent dans cette région ; la première près des berges de la Seine, les autres dans la trouée entre Chaumont et Montmartre. Avec la persistance remarquable qui tient à la netteté des lignes de la topographie parisienne, c’est encore de cette trouée, aujourd’hui enfumée d’usines, que partent les principaux courants de vie commerciale, canaux et chemins de fer, ceux qui vont vers les Pays-Bas, Londres et l’Allemagne. Malgré tout, pourtant, Paris n’est pas sur la diagonale la plus directe du Rhône à la mer du Nord, d’Italie aux Flandres. Ses foires n’eurent jamais l’importance internationale de celles de Champagne. Autrefois comme aujourd’hui, il fut surtout une capitale intérieure.

Nous n’avons pas à le suivre dans son développement historique. Après que la Royauté s’y installe définitivement, que l’Université se constitue, ce développement se lie d’une façon de plus en plus intime à l’histoire même de la France. La géographie ne s’en désintéresse pas assurément, mais elle n’a plus le premier rôle. Il nous suffit d’avoir étudié où et comment se déposa le germe de l’être futur, comment grandit une plante vivace qu’aucun vent de tempête ne put déraciner, et d’avoir montré que dans cette vitalité se fait sentir une sève puissante qui vient du sol, et un entrelacement de racines qui ont si bien poussé en tous sens, qu’on ne peut les extirper ni les couper toutes. CHAPITRE SIXIÈME



LIEN DE PARIS AVEC LA LOIRE. BEAUCE


I. DIFFÉRENCES AVEC LES PAYS VOISINS. || II. LA BEAUCE COMME TYPE DE PAYS GÉOGRAPHIQUE. || III. RÉPARTITION DE LA VIE URBAINE. || IV. IMPORTANCE HISTORIQUE.


LA Beauce s’annonce dès le voisinage immédiat de Paris. Elle est constituée par les mêmes travertins lacustres qui revêtent le plateau que découpent les vallées de l’Orge et de l’Yvette. Mais les sables, qui ont ici facilité le travail des eaux, s’enfoncent de plus en plus dans le sous-sol et finissent par perdre toute influence sur la physionomie de la surface. Au Sud d’Épernon, de Dourdan, d’Étampes, le calcaire lacustre, dépourvu désormais des couches d’argile à meulières qui entretenaient quelque humidité, règne en couches profondes. L’aspect de la contrée change entièrement. Il suffit de monter une dernière et courte rampe à travers les sables, et brusquement l’on voit s’étendre des plaines continues qui semblent sans fin.

Ce calcaire fissuré et perméable est incapable de retenir les eaux ; de sorte que sur de grandes étendues manquent aussi bien vallées que rivières. On ferait plus de 50 kilomètres entre Chartres et Artenay, vers la lisière de la forêt d’Orléans, sans rencontrer un cours d’eau. Les arbres se font rares ; nulle part ne se montrent de traces d’une végétation silvestre, comme celle dont la Brie offre partout des lambeaux. Heureusement une couche de limon, moins épaisse qu’en Picardie, mais suffisante dans l’espace compris entre Étampes, Chartres, Artenay et Pithiviers, couvre la surface. La vie du pays est attachée à l’existence de cette nappe rousse et friable que la charrue siUonne en longues bandes minces, sans arbres ni fossés. Là où elle manque, et où l’apparition de l’eau ne vient pas vivifier la surface, le pays est un désert. C’est ce qui arrive vers l’Est, aux confins du Gâtinais, où l’on peut voir, entre Puiseaux et Château-Landon, une plaine sans pente, qui, sur un espace de 28 kilomètres carrés, offre à peine quelques habitations[71]. Mais sur le limon, au contraire, à défaut d’arbres et de prairies, règne l’opulence des moissons ; elles y étendent ce « tapis d’or blondissant et nourrissant » qui a rendu ce pays proverbial ; puis les grands troupeaux de moutons prennent possession de la jachère, et en hiver de grands vols de corbeaux s’abattent sur les champs.

C’est la nature du sol, avec le mode d’existence qui en dérive, qui définit ce pays. Par le relief il se distingue peu des régions voisines. Aucune partie de la France ne présente, à surface égale, une telle uniformité de niveau que celle qui s’étend au Sud de la Seine, d’Elbeuf à Montargis. Entre de rares vallées qui les divisent en compartiments distincts, les plaines succèdent aux plaines, les campagnes aux campagnes, sans que sur ces plates-formes unies l’altitude s’écarte guère de la cote moyenne de 150 mètres. Campagne de Neubourg, Plaine de Saint-André, Thimerais, Beauce, Gâtinais se font suite ainsi, formant en apparence une seule et vaste contrée ouverte entre le Perche, la Seine et la Loire.

Dans cet ensemble, toutefois, la Beauce a son individualité. Sans que le relief change notablement, l’aspect se modifie autour d’elle, parfois assez brusquement, parfois par degrés ; assez nettement toutefois pour que l’instinct populaire, seul auteur responsable de sa dénomination, discerne les cas où elle s’applique.


I DIFFÉRENCE AVEC LES PAYS VOISINS

Où les différences sont le plus graduelles et le plus atténuées, c’est vers le Nord-Ouest de la Beauce, dans la direction du Perche. En effet les nappes limoneuses s’étendent aussi dans cette direction, sur les plaines que découpent l’Eure et ses affluents, mais moins continues, moins étendues, interrompues déjà à l’ouest de Chartres dans le Thimerais, davantage vers Dreux et plus encore aux approches d’Évreux, par de larges plaques d’un sol tout différent. Des argiles rouges empâtant des poudingues de silex s’étalent à la surface des plateaux, ou garnissent les corniches des vallées. C’est qu’en effet, dans ces régions déjà situées hors des limites du calcaire de Beauce, c’est la craie qui forme le soubassement du sol, comme on peut le voir aux flancs secs et doucement évasés des vallées. L’argile à silex, qui paraît être une forme spéciale d’altération de la craie, engendre un sol à peu près stérile où ne peuvent venir que des bois. La forêt, inconnue en Beauce, apparaît alors en massifs de plus en plus étendus ; et avec elle les étangs, la nature et le nom de Gâtines[72]. Une sorte de transition s’établit ainsi entre les campagnes agricoles et le Perche. On s’en aperçoit, en dehors même des forêts, au foisonnement des arbres, aux haies vives qui se multiplient autour des borderies. Ce n’est pas encore le vrai Perche ; mais déjà des noms


I. Carte topographique au 80 000e, no 80, Feuille de Fontainebleau. a. Saint-Germain-en-Gâtines, au Nord de Chartres. ( i36) Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/193 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/194 accrédités par l’usage, et significatifs, tels que Pelit-Perehe, Perche-Gouel spécifient des pays qui lui ressemblent.

Des bourgades, comme lUiers, Brou, lieux d’échange entre la Beauce et ces avant-coureurs du Perche, ont déjà un caractère mixte. Les poutrelles et les bois qui entrent dans la construction des maisons, les vergers qui les entourent, comme les pommiers qui se multijjlient dans les champs, rendent sensible en mille détails l’altération du caractère de la Beauce. Le Loiret ses affluents naissants y promènent déjà leur cours herbeux, lent et profond.

Le passage d’une région à une autre est plus tranché au Sud-Ouest, dans la langue de terre que délimitent la Loire et le Loir. La vaste forêt qui, au Moyen âge, couvrait le sol siliceux de la Gàtine tourangelle, se montre encore par quelques lambeaux détachés entre Blois, Châteaurenault et Montoire. Mais au contact immédiat du pays différent qui commence, le nom de Beauce s’affirme, avec une insistance qu’explique le contraste, dans une foule de localités. Huisseau. Marcilly, Saint-Amand, Champigny, etc., se disent « en Beauce », et y sont en effet, malgré la forêt de Marchenoir qui les couvre au Nord.

De même, vers l’Est, Pithiviers maintient avec énergie son caractère beauceron ; mais, à une vingtaine de kilomètres plus loin, le limon disparaît : à Beaumont, Beaune-la-Rolande, Mézières, la Gâtine commence. C’est qu’avec le changement de paysage et de sol commencent aussi d’autres modes d’existence. Depuis longtemps la grande culture était installée, constituée sur les campagnes de Beauce, que le pays voisin n’était qu’un pauvre terroir semé d’étangs et noyé de brouillards où s’établissaient au hasard, le plus souvent incapables de payer la rente dont ils étaient grevés, quelques « manouvriers » misérables.


La Beauce n’est donc pas une circonscription territoriale ; elle est l’expression d’une forme de sol et d’existence, dont la notion tres nette existe dans l’esprit populaire. Il serait chimérique de lui chercher d’autres limites ; et il ne faut pas s’étonner si le nom revient sporadiquement parfois, ramené par la nature des lieux. On le retrouve ainsi, fourvoyé en apparence, jusque sur les confins du Perche ou en plein Hurepoix. Mais il restera toujours un pays, qui est la Beauce par excellence, parce que ce type de nature y accuse franchement et pleinement ses caractères : c’est celui qui, d’Etampes à Pithiviers, Artenay, Patay, Anneau, se déroule dans son uniformité sans mélange. Les petites rivières qui découpent en petit nombre la périphérie de la Beauce ne se laissent soupçonner sur cette espèce déboucher convexe que par quelques légères entailles à sec, ou par le commencement de rouches ou lignes de marais. La vie de plaine y existe seule, à l’exclusion de la variété qu’amène toujours la vie de vallée. Elle se concentre en de gros villages, agglomérés autour de puits qui n’atteignent l’eau qu’à une grande profondeur, dépourvus de cet entourage d’arbres et de jardins dans lequel s’épanouit le village picard. Le calcaire, toujours assez voisin de la surface, fournit de bons matériaux, soit pour la construction des maisons, soit pour l’empierrement des routes. Le fermier beauceron, largement logé, circule en carriole sur les longues routes qui s’enfilent vers l’horizon. L’idée d’une vie abondante et plantureuse s’associe au pays qu’il habite, entre dans ses habitudes et ses besoins.

Ici, comme tout le long de la périphérie, le pays forestier s’oppose à celui du limon. Mais les bois ne sont pas loin. De n’importe quel clocher de la plaine, on voit la ligne sombre qui signale l’immense forêt de plus de 34 000 hectares que les sables ont créée au Nord d’Orléans. C’est l’antithèse de la Beauce, et son complément : c’est le cadre forestier dont elle a besoin. Dans la vie uniforme et traditionnelle du cultivateur beauceron, c’était une fête périodique que d’y aller faire chaque année la provision de bois. La forêt est pour lui un pays extérieur, comme la montagne pour l’habitant de la plaine. Il ne s’y sent plus chez lui ; il s’y rend en partie de plaisir. Il y trouve d’autres hommes et d’autres mœurs[73]. On en fait ensuite des contes et d’étranges histoires. Parfois, dans ces forêts si vastes d’autrefois, quelque coin retiré ou quelque arbre plus vénérable gardent leur légende, pénétrée de quelque souvenir de vieux naturalisme païen.


III RÉPARTITION DE LA VIE URBAINE

Parmi les choses qui manquent à la Beauce, la principale et la variété de relief. Il n’y a pas, dans la partie centrale que nous avons définie, de vallée, par conséquent pas de promontoire rocheux où pussent s’accrocher, comme aux bords du Loir, des villes et des châteaux forts. En l’absence d’autres moyens de défense, les habitants ont, à une époque reculée, creusé dans le tuf marneux du sous-sol ces curieux labyrinthes dont il existe des exemples, notamment près de Maves, de Suèvres, de Pithiviers. C’est près des villages les plus anciens qu’on trouve ces souterrains disposés pour servir de refuge temporaire, et qui presque toujours aboutissent à un puits[74]. Ils sont comme la contre-partie souterraine du village de la surface. La pénurie de sites défensifs, aussi bien que le peu de variété d’occupations dans ce pays purement voué à la grande culture, n’offraient pas des conditions favorables au développement d’une vie urbaine. Il y a dans la Beauce proprement dite des bourgades et de gros marchés agricoles plutôt que des villes.

La vie urbaine, comme l’industrie, se montre attachée à la réapparition des rivières. C’est seulement sur les flancs des coteaux baignés par l’Eure, le Loir, l’Avre et la Blaise, que les villes ont trouvé des sites propices. Le pays se particularise alors ; au nom générique et rural de Beauce se substituent ou se superposent ceux de Dunois, Chartrain, Drouais. La cathédrale dont les deux tours, visibles à 30 kilomètres à la ronde, rognent sur cette antique terre de moissons, marque l’endroit où ce pays sans villes alla jadis chercher sa capitale. Depuis plus de deux mille ans un caractère sacré s’attache à ce point. Il n’y avait encore à la place où Paris et Orléans devaient grandir qu’une bourgade de pêcheurs ou un rendez-vous de marchands, quand quelque chose de semblable à un peuple se groupait autour du sanctuaire des Carnutes. Cette domination, fondée sur l’ampleur d’un territoire uni et fertile, réalisait au centre même des Gaules un type de formation politique. Entre la Seine et la Loire, c’était comme une vaste clairière agricole entre des forêts. De véritables marches, en terrains boisés ou marécageux, la séparaient des peuples voisins, Sénons ou Cénomans.


IV IMPORTANCE POLITIQUE

De tout temps ces plaines ont été disputées, car elles sont le vestibule des avenues intérieures de la France. Ce n’est pas seulement au XVe siècle et de nos jours que les destinées générales de notre pays s’y sont débattues. Ces plaines de Beauce font partie d’une série de plates-formes qui, jadis, quand les Normands établissaient leur domination sur nos côtes, était pour eux une tentation de s’avancer jusqu’au centre de la Loire. Une voie d’invasions naturelles semblait tracée par les plaines fertiles qui s’intercalent entre la Seine et les régions coupées et boisées du Perche. L’importance décisive des événements qui se passaient alors dans cette région et l’attention dont elle devint l’objet ne furent pas étrangères à l’origine d’une dénomination commune qui se forma pour la désigner. C’est en effet du IXe au XIIe siècle qu’on signale[75] chez les chroniqueurs l’application du nom de Neustrie, détourné de son ancien sens, au pays situé entre la Seine et la Loire ; et parfois aussi, l’introduction d’un nom géographique nouveau, celui de Hérupe ou Hurepoix, désignant la même région. Ce sont là des apparitions passagères sans doute, mais significatives, dans la nomenclature. Elles s’expliquent par le retentissement des événements historiques dont ces contrées étaient le théâtre.

Elles mettent aussi en lumière les rapports naturels qui unissent les plaines comprises entre le cours supérieur de l’Eure et l’embouchure de la Seine. De Chartres à Rouen la circulation est aisée ; la voie romaine qui reliait Rouen et Lillebonne à la vieille cité des Carnutes, indique des relations anciennes. Elles étaient sans doute plus fréquentes, avant que Paris eût attiré à lui le réseau des routes[76]. Je verrais volontiers une marque de ces rapports étendus d’autrefois dans le zèle qu’excita, au XIIe siècle, chez les Normands de Rouen la cathédrale de Chartres : en grand nombre, dit leur archevêque, ils s’y transportèrent pour contribuer à l’œuvre commune.

Mais ce qui a prévalu historiquement, ce n’est pas l’attraction normande, c’est celle du centre parisien. La soudure des deux fleuves qui se rapprochent entre Paris et Orléans, résultat qui n’a pas été atteint sans effort, a dirigé vers Paris les routes du Centre et du Sud de la France. Rien n’a plus contribué à méridionaliser Pavis. CHAPITRE SEPTIÈME


PARTIE MÉRIDIONALE DU BASSIN PARISIEN NIVERNAIS, BERRY, VAL DE LOIRE. TOURAINE


I. CARACTÈRES DE LA PARTIE MÉRIDIONALE DU BASSIN PARISIEN. - I. NIVERNAIS. I. PASSAGE DE BOURGOGNE EN BERRY. - II. SOLOGNE. - III. BERRY. - I. BERRY CALCAIRE. || II. BOISCHOT. || III. POSITION ET AFFINITÉS DU BERRY. - I. LA LOIRE. - II. VAL D’ORLÉANS. - III. LA TOURAINE. I. DÉRIVATION DE LA LOIRE VERS L’OUEST. || II. LA CRAIE DE TOURAINE. || III. CONTRASTES DE LA TOURAINE. || IV. ROUTES ET IMPORTANCE HISTORIQUE DE LA TOURAINE.


I CARACTÈRES DE LA PARTIE MÉRIDIONALE DU BASSIN PARISIEN

LA PARTIE méridionale du Bassin parisien s’appuie au Massif central et au Morvan. Elle reproduit dans ses lignes générales l’ordonnance par zones qui caractérise l’ensemble ; successivement les types argileux et calcaires du système jurassique, puis du système crétacé, introduisent leur note connue dans l’aspect des contrées. Aux argiles correspondent les herbages du Nivernais, aux calcaires les Champagnes de Bourges et de Châteauroux, à la craie les roches qui encadrent les vallées tourangelles. Toutefois des éléments nouveaux viennent modifier la physionomie.

Il faut signaler surtout l’étendue considérable que prennent à la surface les nappes de dépôts tertiaires. De divers côtés, sans régularité apparente, des sables ou argiles recouvrent les couches plus anciennes. Déjà au Nord de la courbe septentrionale de la Loire, les sables sur lesquels est assise la vaste forêt d’Orléans, nid de brouillards et autrefois de marécages, font prévoir l’apparition de ce type de contrée qui va devenir plus fréquent vers le Sud. Les forêts ne manquent pas assurément dans le Nord du Bassin parisien : mais celles du Sud ont souvent un aspect différent ; ce sont des brandes, mélange de bois, de landes et d’étangs. Le relief n’a que contours indécis, horizons bas et mous. C’est surtout vers la périphérie de ces brandes que les bois s’épaississent ; on voit ainsi les coteaux qui encadrent les vallées de la Loire et du Cher s’assombrir, au sommet, par des lignes de forêts. La vie seigneuriale et princière se complut à certaines époques dans ces demi-solitudes giboyeuses ; elle y dressa des châteaux. Chambord découpe comme dans un paysage de contes de fées les silhouettes de ses tourelles. Mais en général, dans cette France centrale où tant de rapports se nouent, ces pays, Brenne, Sologne, représentent et surtout représentaient une vie à part, pauvre, souffreteuse, défiante. Un certain charme pittoresque n’en est pas absent : mais il a lui-même quelque chose d’étrange ; il tient surtout aux effets du soir, aux obliques rayons dont s’illuminent ces mares dormantes, ces bruyères et ces ajoncs entre les bouleaux et les bouquets de pins. C’étaient des taches d’isolement, de vie chétive, interrompant la continuité des campagnes fertiles.

Ces sables quartzeux à particules granitiques, associés à des graviers et à des argiles, sont des dépôts de transport qui tirent leur origine du Massif central. Lorsque, dans la période tertiaire, l’ancien massif, presque réduit par l’usure des âges à l’état de plaine, commença à se relever dans le Sud et dans l’Est, toutes les forces de l’érosion se ravivèrent. La région surexhaussée livra ses flancs à une destruction dont les dépouilles, entraînées vers le Nord et l’Ouest, formèrent de larges nappes détritiques. Des terrains argileux et froids jonchent ainsi la surface. Chacune de ses nappes correspond à un pays que signale un nom d’usage populaire, traduisant à la fois la nature du sol et le caractère des habitants. Ici les noms de Sologne et de Brenne s’opposent aux Champagnes berrichonnes.

La partie méridionale du Bassin parisien a par là le caractère d’une région de transition. On n’y trouve plus la même netteté de zones que dans l’Est, la même ampleur et régularité que dans le centre du bassin. Nous avons indiqué une des causes qui contribuent à brouiller les traits : il en est une autre, sur laquelle nous aurons à revenir : c’est le divorce accompli tardivement entre le faisceau fluvial de la Seine et celui de la Loire. Ce démembrement n’a pas suffi pour détruire l’unité fondamentale du bassin, mais il a donné naissance à des rapports nouveaux. Les influences de l’Ouest et du Sud le disputent à celles du Nord. Les vieilles divisions historiques seraient là pour nous en avertir. Nous allons quitter la Lugdunaise pour l’Aquitaine romaine ; une Aquitaine, il est vrai, d’extension factice, qui comprend le Massif central presque en entier, et qui, dans la suite, est devenue la province ecclésiastique de Bourges.


I. — NIVERNAIS

POURTANT entre le Morvan et la Loire, il y a une contrée qui est toujours restée distincte aussi bien de l’Aquitaine première que du Berry et du siège métropolitain de Bourges. Le cours de la Loire, de Nevers à Cosne, marque une des limites les plus persistantes de notre histoire : limite ecclésiastique, puis de gouvernement militaire, de département aujourd’hui. Elle résulte moins du fleuve que d’une différence de structure et de genre de vie entre les pays de la rive gauche et ceux de la rive droite. Ceux-ci ont été, comme le Morvan auquel ils confinent, fractures par des dislocations répétées. Au lieu de se dérouler en zones régulièrement concentriques, la contrée se fractionne en bandes étroites, séparées par des failles et orientées du Sud au Nord. Successivement de l’Est à l’Ouest on passe des argiles du lias, sur lesquelles s’étalent les prés d’embauché du Bazois, au petit massif granitique, injecté de porphyres et couvert de bois, du canton de Saint-Saulge, brusque réapparition du Morvan ; puis enfin aux affleurements primaires que signale la houille au Nord de Decize. Plus loin, vers l’Ouest, les argiles reparaissent dans le pays des Amognes ; mais bientôt les calcaires jurassiques ramènent les vallées à fond plat, avec les carrières de pierres, les lignes de sources et les profils réguliers des coteaux. L’un d’eux s’avance comme un promontoire que, du Sud, on aperçoit de fort loin dominant la plaine élargie de la Loire. Là seulement le Nivernais trouva un centre, un point de cristallisation politique.

Nevers est une de ces primitives étapes de batellerie qui, comme Decize, jalonnaient le cours de la Loire ; mais, plus favorisée que cette bourgade insulaire, elle avait à sa portée des éléments de progrès : mines de fer, belle pierre, eaux thermales, et le confluent d’une de ces petites rivières abondantes et limpides, comme en fournit le calcaire jurassique, mais dont le sort est souvent d’achever leur cours entre les ruelles d’un faubourg industriel. Cette petite capitale donne à la région une apparence d’unité. Mais en réalité cette région, restée une des plus forestières de France, reproduit dans sa population, où se rencontrent des bûcherons, des mineurs, des éleveurs, des vignerons, les contrastes de son sol hétérogène. Entre la Bourgogne et le Berry, elle est à part. Sa structure heurtée interrompt la continuité des relations naturelles sur la périphérie du bassin.


I PASSAGE DE BOURGOGNE EN BERRY

Au Nord seulement le pays se découvre. Les calcaires coralligènes que l’Yonne a traversés de Clamecy à Cravant prolongent jusqu’à la Loire leurs sèches plates-formes, dominéEs par le roc historique de Donzy. Une zone, étroite il est vrai, mais où la circulation est facile, succède aux lignes de forêts et de rivières qui, au Sud, faisaient obstacle. Là se trouve, depuis les temps préhistoriques, le point de jonction entre l’Est et le Sud du Bassin parisien, les Edues et les Bituriges, la Bourgogne et le Berry.

Le vieux bourg celtique de Condate, aujourd’hui Cosne, marque un des plus anciens passages de la Loire[77]. Entre le Nivernais et le pays bocager qu’engendrent au Nord les sables et les argiles de la Puisaye, les abords du grand fleuve se dégagent. Il coule, entrelaçant les îles, dans une ample vallée bordée de vignes, terre promise de riches abbayes. La vieille église de la Charité, fille de Cluny, domine un de ces horizons qui annoncent pour la première fois sur le fleuve à peine échappé au Massif central les aimables et opulents paysages qu'il baignera plus tard. On penserait déjà à la Touraine, si un promontoire montagneux, où s’est campé Sancerre, ne se dressait, sur l’autre rive, de plus de 200 mètres au-dessus de la vallée, et n’avertissait pas qu’il ne faut pas songer encore à la molle Touraine.

C’est en effet vraiment une région montagneuse en petit, la dernière qui, vers l’Ouest, témoigne des accidents qui ont régénéré le relief. L’effort orogénique qui s’est fait sentir dans les dislocations tertiaires du Morvan et du Nivernais a surélevé le Sancerrois le long de grandes failles qui en ont porté le point culminant jusqu’à 474 mètres, altitude qu’on ne retrouverait plus, si loin qu’on allât vers l’Ouest. Surveillant les passages de la Loire, Sancerre occupait un site unique.

Au delà commencent les ondulations d’un sol argileux où, vers Neuvy, pays des briques et des tuiles, s’évase la vallée de la Loire. De part et d’autre se déroulent, sans ordre, des croupes molles qui, avec leurs haies d’arbres s’entre-croisant en zigzags, prennent un aspect bocager. On se trouve en effet sur le prolongement de la zone argileuse qui, de l’Argonne à la Puisaye, s’intercale entre les calcaires jurassiques et la craie. Mais lorsque, s’avançant toujours vers le centre du bassin, on devrait s’attendre à rencontrer la craie blanche, on voit à sa place s’étaler l’argile à silex, son résidu. Des plateaux sans pente, au sol rocailleux et boisé, très solitaires, se déroulent de Châtillon-sur-Loire à Vierzon sur le Cher. Ce n’est pas encore la vraie Sologne ; le qualificatif de pierreuse, qu’on lui donne dans le pays, indique bien la différence du sol. C’en est pourtant la préface.


II. — SOLOGNE

LORSQUE les nappes grises des sables argileux prennent possession de la surface, que les étangs, ou les mares couvertes de joncs et d’herbes se multiplient, on est vraiment en Sologne.

Jadis on les voyait partout, entre Romorantin et La Motte-Beuvron, luire à sa surface. Beaucoup aujourd’hui ont fait place à des prairies où s’ébattent des troupeaux d’oies, canards et dindons. Mais le paysage déroule toujours ses ajoncs et bruyères, ses champs de sarrasin et ses mares, cernées de petits bois de pins et bouleaux. Il attriste par quelque chose de borné et de languissant. Les rivières, sans lit, se traînent comme un chapelet d’étangs. Il manque les recssources d’empierrement naturel qui, du moins, sur l’argile à silex, offrent des facilités à la circulation. On juge de ce qu’était l’existence humaine, dans ces maisons en argile et en bois, sans fenêtres, recouvertes de toits de roseaux, qui subsistent encore dans quelques parties écartées ; Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/203 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/204 misérables locatures isolées entre les fondrières impraticables qu’on appelait des sentiers. Tant qu’on n’a pu apporter à ce sol ingrat ce qui lui manque, chaux et acide phosphorique, la Sologne a été misérable ; c’était encore, au milieu du XIXe siècle, presque un désert (24 habitants par kilomètre carré).


III. — BERRY

LE SANCERROIS et la Sologne contribuent à isoler du Val de Loire le Berry. Les destinées du Berry se sont développées entre des pays de brandes, bois ou bocages qui l’enserrent au Nord et au Sud. Il correspond physiquement à la série des Champagnes qui se déroulent autour de Bourges, Issoudun, Châteauroux, en connexion avec celles de la Bourgogne d’une part, du Poitou de l’autre. Ce sont les plateaux de calcaires jurassiques, par lesquels s’achève au Sud-Ouest l’arc concentrique qu’ils décrivent. La contrée rentre ainsi dans l’ordonnance générale du Bassin.


I BERRY CALCAIRE

Dans les intervalles que les rivières, rares, mais pures et herbeuses, laissent entre elles, des plateaux secs à pierrailles blanches s’étendent, assez solitaires. Les substances fertilisantes ne manquent pas, et quand ce sol est recouvert d’une couche de limon, il donne des terres fromentales, où de temps immémorial alternent moissons et jachères, champs de blé et pâtures à moutons. Ainsi s’est fixé un mode d’existence fidèlement suivi de génération en génération. Autrefois, le fer était partout à la surface, sous forme de petits grains, dans les sables ; en peu de pays on trouve autant de vestiges d’anciennes ferrières. C’est une contrée dont les ressources étaient faciles à mettre en œuvre, mais sujettes à s’épuiser, d’ailleurs limitées, et insuffisantes pour permettre un degré élevé de densité de population. Souvent le limon fait défaut ; et alors, sporadiquement, reparaît la forêt. La vie urbaine est restée médiocre en Berry. Les sites où elle s’est fixée paraissent rentrer dans deux types différents. Quelques villes ont utilisé les positions défensives formées par escarpements au contact des roches différentes : ainsi Châteauneuf-sur-Cher, Dun-le-Roi. D’autres ont recherché les sites où les plates-formes s’inclinent doucement vers des rivières coulant presque à plein bord. Cinq rivières se rencontrent au pied de la légère éminence que surmonte la cathédrale de Bourges, et l’enlacent presque de leurs marécages et de leurs bras morts.

Ces rivières sont belles et claires. En entrant dans les plateaux calcaires elles ont modifié leur physionomie. Le Cher s’épure au delà de Saint-Amand, après avoir laissé sur sa droite, sans se laisser entraîner par elle, la large rainure que l’érosion a entaillée dans les marnes du lias, comme pour tracer d’avance dans ce fossé, où les eaux abondent, le lit du canal entre le Cher et la Loire[78]. Désormais, dans les roches fissurées et perméables à travers lesquelles il s’écoule, il perçoit le tribut des eaux souterraines. Car le Berry calcaire, comme tous les pays qu’ont affectionnés les Gaulois, a des sources rares, mais fortes, où se résument les infiltrations de larges surfaces. L’Indre, au sortir du Massif central, baigne de ses eaux encore assombries les vieux murs de La Châtre ; des pointements de roches primitives percent même encore sa vallée ; mais elle va s’épanouir dans les prairies de Nohant. La Creuse se dégage, à Argenton, des roches de gneiss à travers lesquelles lui parvient la Gargilesse ; et sa vallée, désormais, jusqu’au Blanc, ressemble moins à un de ces sauvages couloirs rocheux qui éventrent les plateaux de gneiss et de micaschistes qu’à une vallée tourangelle. Aux débouchés de ces rivières vers le Berry une série de villes très anciennes, La Châtre, Château-Meillant, Argenton sont installées le long de la zone de passage. Positions stratégiques et surtout lieux d’échange entre des contrées de sol et de produits différents ; villes déjà riantes dans leur architecture de bois et de pierres.

Les traits assez nets du Berry calcaire — le vrai Berry — se brouillent aux approches du Massif central. Le changement s’annonce d’abord par de grandes forêts qui, au Sud de Dun-le-Roi, d’Issoudun, de Châteauroux, s’étalent, parfois marécageuses, sur les larges plaques de sable argileux. Ces lignes noires de forêts plates, empâtant l’horizon dans l’aplanissement du relief, sont, au sortir du Massif central, un des premiers traits définis qui frappent les yeux.


II BOISCHOT

Tel n’est pas cependant l’aspect de la région immédiatement contiguë aux terrains primitifs, dans la partie qui s’étend à l’Ouest de Saint-Amand jusque vers Château-Meillant et La Châtre. Le sol se mamelonné, se couvre d’arbres, soit en haies le long des champs, soit en groupes autour des mares, plutôt qu’en forêts. L’œil est déconcerté par l’affleurement de couches diverses, par les différences de produits et de cultures ; tantôt terres grasses et fortes où croît le froment, tantôt maigres varennes ou même brandes. Cette diversité se traduit par l’incertitude du modelé, un certain désordre de formes. Autant la viabilité paraît simple sur les plateaux calcaires, autant elle se morcelle et se complique ici ; ce sont partout petits sentiers, tracés capricieusement au gré de l’éparpillement des fermes sur cette surface où nulle part ne manque l’eau. Mais c’est une circulation menue, rendue difficile par la nature argileuse des terrains : au lieu des rapides carrioles des plaines calcaires, de petites charrettes traînées par des ânes en sont le véhicule le mieux approprié. Ajoutez à ces traits les mantes à capuchon du costume des femmes, les intonations lentes et un peu chantantes du parler: et vous avez Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/207 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/208 quelque chose d’archaïque ou plutôt d’un peu vieillot, qui se dégage comme une impression d’ensemble du pays et de ses habitants.

L’aspect général du pays est donc difficile à définir : pourtant, dans ce curieux mélange, c’est l’abondance d’arbres qui domine. Tel est bien le trait que semble avoir saisi l’instinct populaire. Le nom de Boischot (de boschetum), synonyme de Bocage, est le signalement le plus caractéristique qu’on en puisse donner. Comme toujours le langage a saisi ces distinctions.


III POSITION ET AFFINITÉS DU BERRY

Dans ces traînées de sables granitiques qui forment des brennes et des brandes aux principaux débouchés de rivières, dans ce modelé puissamment fouillé par les eaux, s’exprime la dépendance de la contrée envers le Massif central. Partout se multiplient les signes de transition. De quelque côté qu’on se tourne, tout indique indécision et mélange. Le Massif lui-même s’atténue vers le Nord, il expire souvent par une pente insensible. Les noms historiques de marche limousine, marche poitevine expriment l’effacement de limites. La Sologne se répète dans le pays d’étangs et de bois qui s’étend entre la Loire et l’Allier.

Seul, parmi ces pays d’affinités incertaines, le Berry a son assiette naturelle, son caractère régional marqué. Mais il a beau occuper une position géométriquement centrale par rapport à l’ensemble de la France, il marque la fin, et non le centre d’une région. A peine sortis du Massif central, l’Indre et le Cher dévient vers l’Ouest : le Berry penche avec eux vers la Touraine et le Poitou, Bourges, Tours et même Poitiers sont plus naturellement liés ensemble que Bourges et Orléans. Du côté du Nord, le Berry s’est trouvé séparé de la Loire par des contrées boisées, de circulation difficile, Sancerrois et surtout Sologne. Ce n’est que partiellement et par un seul côté qu’il touche à la Loire. C’est au contraire avec l’Ouest que l’unissent les relations, les anciens pèlerinages, les affinités de dialectes[79], probablement aussi les affinités ethniques. Il est le vestibule de cette région où les monuments mégalithiques, dolmens ou menhirs, vont se multiplier.

Historiquement c’est entre la Bourgogne et l’Aquitaine qu’il a servi de passage[80] ; les plus anciennes voies sont celles qui, profitant des plates-formes calcaires, le traversaient en diagonale de l’Ouest-Nord-Ouest à l’Est-Sud-Est. Par là son rôle n’a pas été insignifiant : mais il a été autre que celui qui semble résulter de sa position géométrique. A mesure que d’autres courants ont prévalu, le Berry s’est trouvé relégué sur une voie de traverse ; il a cessé d’occuper une des voies principales. Cet isolement relatif a nui à son développement. Son activité, si considérable dans la Gaule ancienne, s’est ralentie peu à peu. Le livre est resté ouvert à l’un de ses premiers feuillets.


I. — LA LOIRE

AU FOND du Vivarais, dans une des contrées les plus étranges de la France et du monde, vaste plate-forme herbeuse toute hérissée de cônes et de pitons phonolithiques, dépassant 1 500 mètres, naît le premier ruisseau de la Loire. Du haut du cône bizarre qui lui donne naissance on verrait se dresser la cime provençale du mont Ventoux ; on n’est qu’à 120 kilomètres de la Méditerranée. L’hiver, ces pâturages de laves ou ces croupes arénacées de granit disparaissent sous d’épais tapis de neige. En automne et au printemps, de furieux combats s’y livrent entre les vents. Du Sud-Est viennent les grands orages d’automne qui produisent des crues terribles vers la vallée du Rhône, et dont les éclaboussures atteignent la Loire et l’Allier ; de l’Ouest, les vents humides qui, d’une bouffée subite, peuvent engendrer des pluies générales, de brusques fontes de neiges. C’est un laboratoire de phénomènes violents. Comme il n’y a guère plus de 45 kilomètres entre les sources de la Loire et de l’Allier, les deux rivières en ressentent presque simultanément les effets.

La Loire en dévale par des pentes très rapides[81]. Entre les gorges où successivement elle s’encaisse jusqu’à son entrée dans le Forez, elle se donne à peine, dans quelques petits bassins comme celui de Bar, l’espace nécessaire pour calmer son cours, amortir sa rumeur de torrent, étendre des grèves dans la concavité des méandres. Partout l’érosion s’est exercée avec d’autant plus de force que les gneiss et granits que traversent la Loire et l’Allier sont peu perméables, et qu’ainsi l’effort intact du ruissellement attaque tous les matériaux moins résistants qui s’offrent à lui. Les marnes de formation lacustre oligocène qui s’échelonnent le long de leur cours, surtout les débris des éruptions volcaniques qui jusqu’à la Limagne et jusqu’au Forez encombrent leurs vallées, voilà l’inépuisable masse de matériaux que tantôt lentement, tantôt par soubresauts, la Loire finit par entraîner jusqu’à la mer.

C’est séparément que les deux fleuves jumeaux, la Loire et l’Allier, l’un au débouché du Forez, l’autre à celui de la Limagne, entrent dans le Bassin parisien. Une longue mésopotamie, formée de sables et argiles siliceux, les tient encore longtemps séparés ; non sans laisser leurs vallées s’élargir en grandes prairies où paissent des bœufs blancs. Le paysage est modifié à Digoin, Decize, Saint-Pierre-le-Moutier : transition entre la physionomie de la région tourmentée dont ils sortent et celle de la région plus paisible où ils vont entrer. Toutefois le régime reste ce que l’ont fait les conditions d’origine. Les deux rivières, entre leurs rideaux de saules, peupliers et oseraies, se réduisent parfois à des filets limpides. Mais dans ce même lit on Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/211 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/212 peut voir, si quelque bourrasque a frappé le Vivarais et les Cévennes, une trombe d’eau noirâtre se précipiter, égale pour quelques heures au débit moyen du Danube.

Le fleuve, définitivement formé au Bec d’Allier, entre comme un personnage étranger dans le Bassin parisien. La pente, l’indécision de son lit, les scèneries qui l’encadrent, jusqu’à la teinte gris-clair de ses eaux, contrastent avec les rivières du groupe de la Seine. Dans sa traversée, de Decize aux Ponts-de-Gé, il a plus de 400 kilomètres à parcourir ; et néanmoins il ne perd jamais sa marque d’origine. Du Bec d’Allier à Orléans sa pente dépasse encore notablement celle que conserve entre Laroche et Montereau le plus rapide des affluents de la Seine. C’est toujours le fleuve à lit mobile, sorte de grève mouvante qui va des montagnes à la mer. Dans les grandes crues, le fond même du lit s’ébranle. En temps ordinaire chaque remous, chaque tourbillon entraine quelques particules de vase ou de sable. Les grèves elles-mêmes, qui paraissent oubliées par les courants paresseux, se désagrègent et s’égrènent silencieusement au fil des eaux. Elles coulent peu à peu vers la mer ; et les vases qui jaunissent la surface de l’Océan jusqu’à Noirmoutiers et qui se prolongent même jusqu’à Belle-Isle, indiquent le terme final du travail de transport, les substructions du futur delta qu’il est en train d’édifier.

Un reste des énergies torrentielles que déchaîna la surrection du massif survit dans la physionomie de ce fleuve. Pendant plus de la moitié de son cours, jusqu’à Briare[82], la Loire conserve la direction qui guida vers le Nord les torrents des âges miocènes ; elle semble leur héritière directe. Pourtant elle n’a pas suivi jusqu’au bout leurs traces. Celles-ci, par des traînées de sables granitiques, se prolongent vers le Nord, de façon à atteindre la Seine aux environs de Paris. La dépression occupée avant eux par le vaste lac qui déposa les calcaires de Beauce, leur avait frayé la voie. Il paraissait naturel qu’à son tour le fleuve continuât à s’y conformer. Il y était invité par les grandes lignes générales de pentes qui, entre Briare et Montargis, continuent à s’incliner vers le centre du Bassin parisien. Aucun obstacle de relief ne se dresse entre son lit et celui des affluents de la Seine ; l’espace intermédiaire est une plate-forme presque unie ; si bien qu’il a été facile de réparer la mutilation du réseau hydrographique et de restituer par des canaux la continuité fluviale interrompue. Cependant, la Loire, infidèle à la pente si marquée que décèle la différence d’altitude entre son niveau à Briare (130 m.), et celui du Loing à Montargis (90 m.), sur un intervalle d’environ 40 kilomètres, a été détournée et a échappé à l’attraction de la Seine.

D’abord le divorce ne semble pas définitif ; c’est par une légère déviation que la Loire s’écarte, de Briare à Orléans. Cessant de couler suivant l’orientation des failles qui du Sud au Nord ont découpé la partie orientale du Massif central, elle s’incline légèrement vers le Nord-Ouest. Après Orléans seulement elle tourne au Sud-Ouest, et le divorce avec la Seine est opéré.

Vers le sommet de la courbe qu’elle décrit ainsi vers le Nord s’étend une dépression, largement entaillée dans le calcaire de Beauce. Le fleuve y perd temporairement une partie de ses eaux, car ces calcaires sont très fissurés. Il ne les retrouve que peu à peu ; avec le Loiret seulement, la plus belle de ces dérivations souterraines, la restitution est complète. Cette partie septentrionale du cours de la Loire forme ce qu’on appelle le Val d’Orléans, véritable unité géographique d’environ 15 000 hectares.


II. — VAL D’ORLÉANS

LE FLEUVE, dès Briare, est attiré vers la dépression ; mais c’est plus bas, au-dessous de Gien, vers Sully, qu’il s’y engage. Sept kilomètres séparent alors les deux bords de la vallée ; les molles croupes de Sologne d’un côté, et, de l’autre, les terrasses de sable rougeâtre de la forêt d’Orléans s’écartent : dans ce cadre agrandi, la Loire dessine de larges courbes entre les digues ou turcies qui l’enserrent. Partout l’alluvion vaseuse qu’elle a déposée, la laye bienfaisante, s’étend. Quelques phs marécageux subsistent encore au pied des coteaux du front septentrional : ils sont rares, Depuis longtemps la culture a pris possession de ces alluvions, et les a victorieusement disputées aux crues. Les vignes et les vergers garnissent les rampes du Val ; plus on avance vers Orléans, plus ils envahissent le Val lui-même; ils s’y mêlent alors aux parcs et aux grands bouquets d’arbres qui répandent sur le pays un aspect d’élégance seigneuriale. Mais en amont, c’est plus humblement, par des champs de labour, que s’annonce le Val. La glèbe luisante et onctueuse donne le secret de l’abondance précoce qui y attira des populations, créa un foyer de travail humain, fixa un centre historique.

C’était entre les régions ingrates qui couvrent le fleuve au Nord et au Sud, comme une oasis de fertilité. Ce val parmi ceux qu’arrose la Loire, semble la contrée qui fut le plus tôt aménagée, purgée de marécages, dépouillée de bois, protégée contre les reprises du fleuve. Aujourd’hui, une foule de petites maisons qui ont dû se contenter des matériaux, cailloux ou briques, fournis par le sol, garnit l’intervalle entre les nombreux villages. Mais dans ceux-ci des vestiges d’art roman subsistent de toutes parts. La masse découronnée de l’église de Saint-Benoît, en belle pierre de Nevers, domine, écrase presque champs, maisons et villages. Bâtie sur l’emplacement d’un établissement romain, l’église bénédictine de l’ancienne abbaye de Fleury évoque les grandes écoles carolingiennes, l’ancienne richesse et la fleur de civilisation née en pleine barbarie grâce à cette richesse. Le vieux Capétien qui dort sous les dalles du chœur[83] témoigne à sa façon que, pendant une assez longue période, ce fut là, entre Gien et Orléans, que parut se fixer le centre de notre histoire. De Saint-Benoît, Saint-Aignan, Germigny à Orléans, c’est un voyage au pays des Capétiens. Ce qui vit ici dans les monuments, ce n’est pas, comme au Nord, le classique XIIIe siècle, mais quelque chose de plus ancien et de plus méridional, où l’on sent davantage des influences venues de Bourgogne et d’Aquitaine. Le langage s’épure et s’affine dans les vieilles locutions dont il est imprégné remonte la sève vivante dont s’est formée et nourrie notre langue. Jusqu’à Blois et à Tours, rien que de purement et foncièrement français ne résonne à l’oreille.

Cette vie de la Loire est une de ces choses à demi éteintes, qui se dérobent aujourd’hui, et qu’il faut saisir à travers les fuyants du passé. Des marchés fluviaux se formèrent aux deux extrémités de ce Val, en rapports faciles avec la Seine. Gien et Orléans allongent parallèlement au fleuve leurs sombres et vieilles rues. Comme dans les anciennes villes marchandes où affluaient les étrangers, de nombreuses églises, quelques-unes entourées de cloîtres, évoquent le passé de l'emporium Orléanais. On n’y voit plus, comme au temps de La Fontaine, « une majesté de navires », ce mouvement montant et descendant de bateaux à amples voiles, qui semblait une image du Bosphore à ce bourgeois de Château-Thierry[84]. Mais la Loire a eu jadis, comme chemin qui marche, comme médiatrice entre les fers du Nivernais, les vins d’Orléanais et de Touraine, une importance dont l’Anjou et le pays de Nantes profitaient encore largement au siècle dernier. C’est presque un devoir de rappeler cette activité, que notre époque a été incapable jusqu’à présent de lui rendre.

Ce sommet de la courbe septentrionale de la Loire est un point vital. Le site d’Orléans, par les rapports généraux qui s’y croisent, est une des attaches historiques du sol français. Tandis que les voies venant de Bordeaux et de Lyon sont infléchies vers ce point par la convergence des deux éléments de la courbe fluviale, c’est également là que le Massif central trouve l’accès le plus commode et le plus sûr vers Paris. En effet, les abords septentrionaux d’Orléans se découvrent. Là s’amincit et se termine la vaste bande forestière qui s’étend jusque près de Gien. L’existence de cette région peu attractive et difficile a rejeté vers Orléans les voies venant de la Champagne et du Nord-Est. Elles s’y rencontrent avec celles qui viennent des parties opposées de la France. Metz et Orléans sont en 1870, comme au temps d’Attila, les étapes d’une même voie d’invasions.

Rien d’étonnant que l’importance de ce carrefour et point de passage se manifeste à toutes les époques de notre histoire. Depuis qu’entre les bords de la Meuse et de la Garonne il y a eu des âmes conscientes de concourir à une vie commune, cette partie du sol français a attiré leur attention. Chaque grande crise ramène les yeux sur elle. De bonne heure la Royauté comprit son importance : sa possession précoce lui donna le levier nécessaire pour agir très loin vers le Sud, pour relier les membres épars de l’héritage romain. Paris fut dès lors irrévocablement lié au Midi de la France.


III. — LA TOURAINE


I DÉVIATION DE LA LOIRE VERS L'OUEST

APRÈS l’époque de la dispersion des sables granitiques venus du Massif central jusque dans la Sologne et la forêt d’Orléans, un événement important vint modifier le Sud-Ouest du Bassin parisien. Une transgression marine, partant de l’Atlantique suivant les uns, du Sud de la Manche suivant d’autres observateurs, venue en tous cas, non pas du Nord, comme celles des âges antérieurs, mais de l'Ouest, envahit cette région. On suit la trace de ses anciens rivages : ce sont des amas de sables mêlés de coquilles d’espèces marines dont la plupart ne sont pas éteintes. Quand ils n’ont pas été enlevés parla dénudation, on les voit en plaques blanches affleurer sur les plateaux de Touraine, à Pontlevoy sur les confins de la Sologne, à Manthelan sur ceux du Poitou. Depuis longtemps remarqués à cause de leur contenu calcaire sur ces plateaux d argile à silex, ils sont désignés sous le nom de faluns. Aujourd’hui ils se montrent à une altitude d’environ 120 mètres : ce niveau représente la hauteur dont s’est élevé le sol après avoir de nouveau émergé.

L’existence temporaire et récente d’une mer ou d’un golfe dont l’extrémité pénétrait vers l’intérieur jusqu’aux environs de Blois, a détourné tout le système hydrographique qui était déjà en voie de formation. Vers cette dépression les eaux furent attirées de toutes parts : des courants, dont on peut mesurer l’importance à la largeur des vallées qu’ils ont creusées, frayèrent les voies aux rivières actuelles. Au Sud-Ouest, c’est la Vienne et la Creuse qui ont pris place dans l’ample sillon qui aboutissait à l’extrémité méridionale du golfe. Le Cher et l’Indre venus de l’Ouest, la Loire et le Loir venus du Nord, subirent l’attraction commune : La Touraine est ainsi devenue une région de convergence fluviale.

La Loire, dans la personne de son devancier, le fleuve torrentiel des sables granitiques, ne se trouvait plus à Orléans qu’à une quarantaine de kilomètres de ce lit marin : elle fut donc facilement captée par lui. Son niveau qui, au sortir du Val, est encore supérieur à 90 mètres, tombe, au confluent du Cher, à 38. Le plan de la vallée s’abaisse, et le climat, qui ne tarde pas à se ressentir des premières effluves marines, acquiert un nouveau degré de douceur.


II LA CRAIE EN TOURAINE

L’épisode maritime que nous venons de rappeler n’a pas détruit l’ordonnance générale de la structure du Bassin parisien. Les étages inférieurs de la craie reparaissent ponctuellement à la surface, ramenés sur le bord occidental par l’ordre chronologique des couches. La craie se présente ici sous un aspect Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/217 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/218 particulier, qui est pour beaucoup dans l’originalité de la Touraine. C’est une roche micacée, d’une remarquable finesse de grain, assez tendre pour se laisser entailler, assez dure pour former des escarpements. Elle met dans le paysage une note caractéristique. C’est un peu au-dessous de Blois que ces blanches parois font leur apparition. Sur le Loir on les salue vers Vendôme. À Saint-Aignan elles encadrent l’ample vallée du Cher. À Palluau elles se dessinent en saillie au-dessus de la plaine que l’Indre a déblayée dans les sables. Partout l’œil les accueille avec plaisir, sinon pour leurs formes qui restent un peu monotones, du moins pour l’éclat dont elles brillent au soleil, pour la végétation fine et touffue qui se loge dans leurs interstices, garnit leurs bases, parfois trempe et flotte à leur pied sur les eaux d’une rivière limpide.

Il est rare qu’on ne puisse distinguer dans une contrée une zone qu’animent plus particulièrement la présence et l’activité de l’homme. En Touraine, et dans les parties limitrophes de l’Anjou et du Poitou, c’est manifestement la craie qui est la zone de prédilection, celle qui trace la ligne de cristallisation des établissements humains. C’est à l’abri de ces roches, sur leurs rampes ou leurs talus que les hommes se sont accoutumés à leur occupation favorite, la culture des vignes et des arbres fruitiers. Ces roches sont des espaliers naturels ; et surtout quand elles regardent le Sud, leur sécheresse est assez grande pour que des êtres humains puissent impunément y élire domicile. Les parages de Troô et des Roches sur le Loir, de Youvray près de Tours, de Bléré sur le Cher, méritent, entre beaucoup d’autres, d’être célèbres comme survivance d’habitations troglodytiques. Souvent une sorte de coquetterie se fait jour dans la taille de ces excavations, dans la disposition des treilles ou des clématites qui les garnissent. Quand l’habitat humain s’est détaché de la roche, il ne s’en est guère écarté. Presque toutes les villes et la plupart des bourgs importants de la Touraine se serrent le long de ces rampes crayeuses. De Montsoreau à Saumur, les bourgs s’allongent ainsi en file presque ininterrompue. Parfois au-dessus du troupeau des blanches maisons, un château ou une ruine se dresse. À cheval entre la vallée et les plateaux forestiers, il surveille l’horizon ; c’est lui qu’on aperçoit de loin, à Amboise, comme à Lavardin sur le Loir, à Saint-Aignan sur le Cher, à Loches ou Chinon. Une autre vie commence au delà, sur les landes ou dans les forêts giboyeuses.

Mais la vallée elle-même est souvent assez ample pour développer une vie propre. C’est le cas au confluent du Cher, et surtout à celui de la Vienne. Les alluvions combinées du Cher et de la Loire ont formé en amont et en aval de Tours le pays des Varennes par excellence. Ces sables gras sont d’une fertilité merveilleuse, à condition d’assainir, drainer, endiguer le sol de la vallée : ce fut une œuvre progressive et longue. Le même travail s’accomplit dans la magnifique vallée, longue de 70 kilomètres et large de 14, qui succède au confluent de la Vienne. Là aussi, il fallut conquérir les varennes sur les eaux, marais, bras morts, boires ou ramifications des rivières. Peu à peu Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/220 d’alluvions que déposent en se rapprochant les rivières. Ainsi est constitué « ce bon pays de Véron », comme dit Rabelais, coin enfoncé dans l’angle de la Loire et de la Vienne : pays resté longtemps isolé dans sa richesse, comme d’autres dans leur pauvreté.

Le paysan des plateaux offre déjà bien des traits du paysan de l’Ouest, isolé dans ses métairies, nourrissant sous une apparence de douceur un esprit de superstition et de méfiance. Au contraire la vie urbaine et surtout villageoise a pris fortement racine aux flancs des vallées : vie joyeuse de vignerons auprès desquels les gens des Gâtines et plateaux semblent de pauvres hères. Ils sont fiers de leur bien-être, exigeants pour leur nourriture et leur costume, soigneux de leur habitation. Cependant l’exiguïté de ces habitations étonne. La Touraine est par excellence le pays des petites maisons blanches, sans étages, à toits d’ardoise. De même dans les habitations rurales l’aménagement destiné au bétail, instruments, cheptel agricole, est rudimentaire. C’est que, pour les cultures délicates auxquelles l’homme s’adonne de préférence, l’outillage est réduit : l’outil principal, ce sont les bras du vigneron lui-même. De là, l’étroitesse de la maison ; de là, aussi, ce corps souvent courbé, avec ces bras noueux comme les ceps qu’ils ont l’habitude de tailler.

Ce contraste entre les populations des plateaux et celles des vallées va s’accusant vers l’Ouest. À mesure que le Massif primaire d’Armorique fait sentir ses approches, la vallée, devenue plus ample et plus basse, prodigue davantage ses dons. Le Loir sinueux s’épanouit à partir de Montoire dans l’aimable vallée qu’ont chantée Ronsart et Racan ; tandis que sur les sables qui font au Nord leur apparition, un pays coupé de haies et de forêts se prolonge de Château-du-Loir au Perche. En bas, l’abondance et la vie douce, en haut, déjà le commencement de la vie rude et pauvre de ces marches de l’Ouest ; contraste dont les luttes de la Révolution nous font sonder la réalité. Nulle part la vallée de la Loire n’est aussi animée et joyeuse que dans cette large ouverture qu’encadrent les coteaux de Chinon, de Bourgueil et de Montsoreau. L’esprit est alerte et la langue colorée, sur cette terre rabelaisienne où se déroule, entre Picrochole et Gargantua, une guerre moins fertile encore en coups qu’en paroles. L’abbaye de Thélème est la seule qui convienne et qui plaise à ces caractères raisonneurs et affranchis, pour lesquels la nature se montre indulgente. Jusqu’à Saumur et au delà, la côte aux vins pétillans entretient la vivacité et la joie au cœur des habitants de la Vallée.


IV ROUTES ET IMPORTANCE HISTORIQUE DE LA TOURAINE

La Touraine, réunion de vallées au point où le Bassin parisien confine à l’Armorique et à l’Aquitaine, se trouve beaucoup plus que le Berry, qui est trop enfoncé dans l’intérieur, mieux même que le Maine et l’Anjou, qui se serrent le long du Massif armoricain, sur une des grandes voies de circulation. C’est le chemin du Sud-Ouest ; et de bonne heure les voies romaines convergèrent vers le confluent du Cher et de la Loire. Il y avait là à l’origine une de ces bourgades telles que les Gaulois en établissaient volontiers dans des îles ou des péninsules fluviales : la fortune de Tours lui vint surtout de l’accès direct qui de ce point s’ouvre vers la vallée de la Vienne et Poitiers. Il suffit de franchir l’extrémité amincie des plateaux de la Champagne tourangelle et de Sainte-Maure pour atteindre, au confluent de la Vienne et de la Creuse, une des plus charmantes contrées de France. C’est le pays de Châtellerault, dont l’aspect verdoyant et les douces collines ménagent une transition aimables vers les raides et secs escarpements du Poitou calcaire. Les sables dits cénomaniens[85] y affleurent comme dans la région du Maine dont ils constituent le sol typique, et, dans ce cas comme dans l’autre, c’est par la largeur des vallées que se manifeste leur présence. La Vienne à Châtellerault s’est frayé dans ces couches friables une vallée dont les proportions en largeur ressemblent à celles que l’Huisne et la Sarthe se sont taillées dans les sables de même nature et de même âge.

Mais les voies qui ont adopté la vallée de la Vienne continuée par le Clain, ont une importance plus générale que celle à laquelle les rivières mancelles ont prêté leurs vallées. C’est une porte de peuples. Deux grandes régions d’influences souvent contraires, lentement réconciliées dans l’unité française, entrent ici en contact : l’Aquitaine, vestibule du monde ibérique, et la France du Nord façonnée par son contact permanent avec le germanisme. Une traînée de noms historiques s’échelonne entre Poitiers et Tours : noms au loin populaires de batailles ou de sanctuaires, comme celui de Sainte-Catherine-de-Fierbois, où Jeanne d’Arc fit chercher l’épée de Charles-Martel. Le vocabulaire géographique de notre peuple d’autrefois était restreint; il se composait des noms que répétaient les marchands et les pèlerins ; mais d’autant plus s’incrustaient dans la mémoire les localités en petit nombre qu’il savait retenir. C’étaient les points brillants dans l’obscurité qui enveloppait le monde extérieur. La légende travaillait sur cette géographie populaire. Elle matérialisait ses souvenirs dans un objet, un édifice ; et partout où pénétraient les routes, pénétrait aussi le renom du lieu consacré. La prodigieuse popularité de la Légende de saint Martin s’explique par le nombre et la fréquentation des voies qui convergeaient vers Tours. Il n’est pas étonnant que, dans cet état d’esprit, de nombreux pèlerins s’acheminassent des points les plus éloignés pour participer aux bienfaits de la sainteté du lieu. Telle fut longtemps la cause du renom de Tours et de la basilique de Saint-Martin, lieu entre tous auguste, dont la sainteté se communiquait aux pactes jurés à son autel. C’était donc une possession enviable que celle du vénéré sanctuaire. Celui qui se rendait maître de Tours et des lieux fameux dont s’entretenaient les imaginations populaires se mettait par là hors de pair. A Tours, comme à Reims, comme au Mont-Saint-Michel, où Philippe-Auguste s’empressa si habilement d’imprimer le sceau de la Royauté française, résidait une de ces puissances d’opinion qu’il était facile de traduire en instrument de puissance politique. Dans l’idée qu’évoquait alors le mot « roi de France » entraient les souvenirs de ce qu’offrait de plus sacré la vieille terre des Gaules. CHAPITRE HUITIÈME


PARTIE OCCIDENTALE DU BASSIN PARISIEN
NORMANDIE


I. ÉVOLUTION GÉOLOGIQUE DE LA RÉGION. || II. POSITION. || III. LE PAYS DE CAUX. || IV. VALLÉES NORMANDES. || V. VALLÉE ET BAIE DE LA SEINE. || VI. INFLUENCES DU LITTORAL. || VII. L’ÉTAT NORMAND.


I. ÉVOLUTION GÉOLOGIQUE DE LA RÉGION

LE BASSIN parisien est, à l’Ouest, tranché brusquement par la mer. Successivement, de la Picardie aux schistes du Cotentin, les formations de plus en plus anciennes dont il se compose : craie blanche, argile et sables de la base de la craie, calcaires jurassiques, marnes du lias, se remplacent à la surface. Elles se dessinent avec netteté, chacune avec son aspect propre, dans la topographie, et s’appellent le Pays de Caux, la Vallée d’Auge, la Campagne de Caen, le Bessin. Mais le moment où elles viennent de s’étaler à la surface est aussi celui où elles sont interrompues par la mer. Sur le plateau crayeux du Pays de Caux cette rupture a quelque chose de saisissant. Les champs touchent au tranchant des falaises, le sillon se continue presque jusqu’au bord ; la plupart des vallées se terminent, suspendues à moitié hauteur, sans se raccorder avec le rivage qu’elles dominent d’une cinquantaine de mètres, parfois davantage. Il est clair que lorsque le profil normal des vallées s’est fixé, la côte était plus éloignée; un accident ultérieur a fait disparaître le raccordement avec le niveau de base[86].

Un autre caractère, qui ne saurait manquer de frapper, et qui s’est montré fécond en conséquences géographiques, est le profond creusement des vallées principales. L Orne traverse entre des berges relativement élevées la Campagne de Caen. Dans les argiles du Pays d’Auge la Touques affouille sa vallée jusqu’à faire apparaître le substratum jurassique. La Risle laboure d’un sillon profond les plateaux limoneux du Lieuvin. Enfin, dans la partie inférieure de son cours, la Seine a puissamment enfoncé ses méandres entre des rives qui de part et d’autre dominent de plus de 100 mètres le niveau de sa vallée. Cette énergie de corrosion, incompatible avec les faibles déclivités actuelles, suppose qu’il fut un temps où ces rivières disposaient de pentes plus fortes pour atteindre leur niveau de base, c’est-à-dire la mer. Non seulement la côte était plus éloignée, mais les terres étaient plus hautes. Plus tard le sol subit un abaissement. La mer, empiétant sur le domaine terrestre, envahit alors la partie inférieure des vallées, les transformant en estuaires. Ce fut le commencement de la phase actuelle. Les limites entre la terre et la mer devinrent telles que nous les voyons. Toutefois, comme si, après toutes ces vicissitudes, cette stabilité était encore mal assurée, le profil du littoral continue à se modifier sous l’action des courants. Tandis que les saillies s’émoussent, les estuaires tendent à leur tour à se combler, et la terre revendique par ses alluvions une partie du domaine perdu.

Cette marche récente des phénomènes explique l’état actuel. Le Bassin parisien n’expire pas vers l’Ouest; il est tronqué. Une partie de son domaine est submergée. Mais la partie restée découverte conserve, avec une netteté intacte, les variétés distinctives des zones qui la composent. Bien mieux que dans le Sud du bassin et presque aussi clairement que dans l’Est, chaque zone apporte successivement dans le paysage la physionomie qui lui est propre; de sorte que, pour chaque bande que tranche la ligne transversale des côtes, apparaît un pays distinct. Ces divisions naturelles vivent dans l’usage populaire, et ont éveillé depuis longtemps l’attention des observateurs. Elles coexistent avec le nom général et historique de Normandie.


II POSITION

Si ces noms de pays expriment les particularités du sol, celui de Normandie résulte de l'unité que la contrée doit à sa position générale. On ne peut aborder l’étude de cette région sans attirer tout d’abord l’attention sur le conflit entre les forces locales du sol et les influences venues du dehors, conflit dans lequel se résument ses destinées historiques. Les influences extérieures ont été puissantes et prolongées. Elles ne constituent pas un accident, mais un fait normal; car, par position, la Normandie est un but. Son littoral, à l’inverse du littoral picard, regarde le Nord. Il est, pour le monde maritime du Nord, ce qu’est notre Armorique par rapport à la Bretagne insulaire, ce que furent L'Égypte et la Cyrénaïque pour la Grèce, ce que d’un mot les Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/227 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/228 anciens périples appelaient la côte d’en face. Les navigateurs saxons et Scandinaves le rencontraient devant eux dans leurs expéditions vers le Sud, comme aujourd’hui les paquebots venus des embouchures de l’Elbe et du Weser dans leur trajet vers l’Amérique. En de telles conditions les articulations de rivages prennent grande valeur. La moindre amorce saillante, la moindre ouverture donne asile à un germe sur un littoral ainsi assailli par des courants de migrations et d’aventures. Avec ses rigides falaises, le littoral du pays de Caux n'est qu’assez peu favorable aux établissements maritimes : pourtant, de Dieppe à Fécamp, les noms germaniques s’échelonnent sur le rivage[87]. Puis, de la Seine à l’Orne, de nombreuses embouchures fluviales, grandes et petites, ouvrirent des portes d’accès. Le Cotentin prêta enfin le secours et la tentation de ses promontoires extrêmes, où expirent les influences du dedans.

Cependant, en arrière de ce littorale! sur le littoral même, réagissait en un sens contraire la force ancienne et accumulée des influences intérieures. Toute une vieille et riche civilisation subsistait là, fondée sur la terre. Et cette force du sol était une garantie de résistance et de durée pour l’ancienne langue, les anciennes traditions, les anciennes races.


III LE PAYS DE CAUX

Le nom de haute Normandie se présente de lui-même à l’esprit, quand, vers Yvetot ou Yerville on embrasse autour de soi l’horizon. De larges ondulations se déroulent à perte de vue. On en a gravi péniblement l’accès. Que l’on vienne de Rouen, du Vexin ou du Pays de Bray, ou du rivage de la mer, il a fallu s’élever le long d’étroites vallées tapissées de hêtres, on a franchi des lambeaux de forêts, réduites aujourd’hui, mais qui jadis couvraient tous les abords, et voici maintenant que s’étend un pays découvert qu’aucune ligne de relief ne borne à l’horizon. Entre les champs de blé, dont les ondulations contribuent à amortir encore les faibles mouvements du sol, se dessinent çà et là des bandes sombres : ce sont des rangées d arbres derrière lesquels s’abritent les fermes, ou à travers lesquels se dispersent les maisons des villages. Estompées dans la brume, ces lignes forment des plans successifs. Cela donne une impression à la fois d’ampleur et de hauteur. En fait, le niveau général reste élevé ; de 200 mètres au sommet de la convexité du plateau, il ne descend guère au-dessous de 100 mètres aux bords des falaises. Entre la basse vallée de la Seine au Sud et la dépression verdoyante du Bray au Nord, ce bastion de craie revêtu de limon se projette tout d’une pièce, comme un témoignage de résistance aux affaissements qui ont affecté le reste du littoral normand.

Pourtant le Pays de Caux n’est Normandie que pour l’histoire et la géographie politique ; il est avant tout, et le paysan le sait, un pays distinct. Le limon, déposé en couches puissantes sur la convexité du plateau, y a favorisé de temps immémorial la vie agricole. Cette puissance diminue, il est vrai, vers la périphérie ; mais à l’aide du marnage, c’est-à-dire en ramenant à la surface la craie sous-jacente, il a été possible d’amender l’argile à silex et d’étendre les cultures aux dépens des bois. Jusqu’à nos jours, c’est dans ces gains successifs que tient toute l’histoire du Pays de Caux. Ainsi se sont multipliées les fermes entourées de leurs vergers ou masures, d’où le fermier surveille son bétail, et que flanquent des fossés, ou levées de terres garnies de hêtres. Ainsi ont pullulé jusqu’à couvrir parfois plusieurs kilomètres, ces villages dont les rues sont des bosquets et dont les maisons s’espacent entre les pommiers. L’eau est rare, mais l’argile voisine de la surface permet de maintenir des mares ; et la population put ainsi se répandre avec plus de liberté qu’en Picardie. Sur ces plains, dans ces campagnes, la richesse agricole, aidée du tissage domestique, avait concentré une population nombreuse, qui s’égrène maintenant au profit des vallées. Ici seulement le Cauchois se sent chez lui ; ici il retrouve, avec ce qui reste encore du mode d’existence traditionnel, les façons de parler, le patelin cher à ses oreilles. Il est étranger dans les vallées.


IV VALLÉES NORMANDES

Les vallées ne peuvent pas être nombreuses en ce pays perméable. Sur la convexité du Pays de Caux on peut faire jusqu’à 20 kilomètres sans en rencontrer une. Jusqu’au niveau où les eaux infiltrées dans la craie blanche se combinent en courants assez forts pour atteindre l’assise marneuse sur laquelle elle repose, il n’y a ni vallée ni rivière. Mais, au contact du niveau de sources, la rivière sort, abondante et limpide. Dès sa naissance quelque ancienne abbaye, un château, des moulins, et aujourd’hui des files d’usines signalent la nouvelle venue. Par leur pureté et par la rapidité que leur imprime la pente, ces rivières tentent l’industrie. Ce qu’elle a fait de ces vallées, on en juge par les rues d’usines qui, le long du bec de Cailly, du Robec, de la rivière de Sainte-Austreberte montent à l’escalade du plateau. Mais cela ne date pas d’hier. C’est par les vallées que la Normandie est devenue industrielle. Elles s’insinuent entre les flancs épais du plateau, comme des veines par lesquelles pénètre et circule une vie différente, vie qui expire sur le plateau même.

Ce dualisme est fortement empreint sur tout le pays. Les petites rivières cauchoises ne disposent que d’une vingtaine de kilomètres pour racheter la différence de pente entre leur source et leur embouchure. Elles ne tardent donc pas à entailler profondément le plateau. L’argile à silex, mise à nu sur les flancs, apparaît avec ses rocailles rousses, que parvient à peine à tapisser, grâce aux éboulis, une végétation buissonneuse. Une ceinture de taillis et de bois, rebelle à toute culture, interrompt ainsi la continuité entre les plateaux limoneux d’en haut et les fonds verdoyants d’en bas. Sur ces pentes raides les charrois sont difficiles, presque impossibles ; il faut remonter jusqu’à la naissance de la vallée. C’est pour cela que les routes cherchent à se maintenir autant que possible sur le dos du plateau en évitant les échancrures de la périphérie. Il n’y a sur les versants ni niveau de source, ni inflexion de relief pouvant faciliter à mi-côte l’établissement de villages. C’est donc presque l’isolement entre vallées et plateaux. En bas l’industrie, ou, aux bords de la mer, quelque établissement de vie maritime. En haut les villæ ou villes, c’est-à-dire les établissements ruraux autour desquels s’est perpétuée la vie agricole. Si l’on pousse dans le passé l’analyse de ces contrastes, on reconnaît dans les découpures des vallées et dans les interstices du rivage les voies par lesquelles se sont introduits les éléments étrangers, rénovateurs, auxquels la Normandie doit son nom. Mais l’on se rend compte aussi d’une des causes qui ont mis obstacle à une complète transformation ethnique de la contrée. L’existence d’un plateau compact, dans lequel s’était enracinée une population profondément agricole, assez dense pour porter et maintenir un nom de peuple, a certainement contribué à la conservation du passé.


V VALLÉE ET BAIE DE LA SEINE

Mais, immédiatement au pied du plateau crayeux, la Seine a entaillé sa vallée. Elle a multiplié ses méandres ; et peu à peu, entre ses bords écartés, fuyant en lignes sombres, s’introduit un large estuaire maritime.

La Seine commence, presque au sortir du cirque parisien, à prendre sa physionomie normande. Peu après Meulan, les blanches roches de la craie commencent à affleurer au soubassement des coteaux. Au delà de Mantes, le paysage a déjà changé. Les collines à zones de végétation étagée qui caractérisent la topographie parisienne ont fait place à de véritables doWns, croupes à demi pelées ou tapissées de maigre gazon, roches de composition homogène que l’érosion a modelées en hémicycles de régularité quasi géométrique. La vallée qu’ils encadrent est plus profondément burinée dans la masse. A Vernon, ces coteaux de craie, éventrés de carrières, couronnés de bois, prennent une certaine ampleur. Des flancs de la roche, percés jadis de demeures troglodytiques, sortent les matériaux de construction depuis longtemps utilisés par l’homme. La Seine, qui vient d’effleurer d'une de ces courbes sinueuses la base de La Roche-Guyon, va, dans un nouveau grand cirque, baigner les ruines de Château-Gaillard. Cependant elle n’est encore qu’à demi engagée dans la puissante assise qu’elle doit traverser : aux arides croupes de la rive droite s’oppose, sur l’autre rive, vers Gaillon, un pays de coteaux, mamelonné et verdoyant. Ce n’est que lorsque l’Eure, après avoir longé parallèlement cette longue croupe, débouche dans la plaine d’alluvions qui la réunit à la Seine, que désormais se reconstituent sur les deux bords de la vallée les traits caractéristiques du paysage crayeux. Fièrement découpé à pans géométriques, un coteau, dont la silhouette reste obstinément gravée dans le souvenir, domine le confluent de l’Andelle. Désormais les falaises se déroulent plus hautes et plus régulières. Aux abords de Rouen, elles se dressent, d’un jet, de 145 mètres au-dessus de la vallée. Aussi loin que l’œil peut s’étendre sur l’autre rive, une ligne uniforme et boisée signale le soubassement du plateau du Roumois, qui correspond au Sud à celui de Caux. Tandis que Rouen se serre au pied de sa falaise, une pente ménagée termine l’éperon crayeux qui se projette dans la concavité de la boucle fluviale. Les caractères du paysage sont désormais définitivement fixés ; et presque jusqu’à l’extrémité de son embouchure, c’est à travers la masse crayeuse surélevée que la Seine va achever son cours. Quoiqu’elle ait senti depuis Pont-de-l’Arche les premiers frémissements de la marée, elle est lente à modifier sa physionomie. Peu à peu cependant les éperons qui s’avançaient dans la concavité des courbes s’amortissent : le fleuve, aidé de la force des marées, est venu à bout de les ronger ; et il étale à leur place de larges nappes de graviers et d’alluvions. Tantôt des forêts ont continué à s’y maintenir ; tantôt le sol aménagé de bonne heure s’est revêtu de riantes cultures. C’est au milieu de vergers que s’élancent, dans une de ces péninsules aplanies, les fins arceaux de Jumièges. Même lorsque, à Quillebeuf, la nature de fleuve se change décidément en celle d’estuaire marin, c’est encore entre de verdoyantes collines que s’achève la Seine. Dans l’aspect toujours élégant du paysage où elle expire, rien ne rappelle le grandiose imprégné de tristesse des embouchures plates de l’Escaut, de la Meuse, de la Tamise.

Extérieurement tout respire la régularité et l’harmonie. C’est tout au plus si, à la surface, une dissymétrie passagère des rives, la subite saillie de quelque coteau de craie, peut donner le soupçon des accidents qui ont affecté la contrée. Ils ont été pourtant nombreux et répétés. On sait, par les travaux des géologues, que le cours inférieur de la Seine a été guidé par une série de dislocations et de failles. Ces accidents ont facilité l’érosion fluviale à travers l’extrémité méridionale du plateau crayeux, et leur prolongement existe sans doute sous les flots de la Manche.

Il est résulté cette baie qui, avec la vallée qui s’y annexe, est une porte ouverte vers l’intérieur de la France. Par là une combinaison étrangère, une Normandie pouvait prendre pied. L’abri des péninsules fluviales offrait une prise multiple à des envahisseurs ou à des colons. Ils pouvaient s’y retrancher, s’introduire de là dans les petits estuaires latéraux, s’emparer des vallées qui aboutissent au fleuve, remonter le fleuve lui-même. Et, de fait, les désinences Scandinaves (fleur, bec, dal) abondent dans les noms de lieux.

Mais, d’autre part, depuis qu’il existait en Gaule des rapports généraux, cette vallée avait joué le rôle d’un débouché commercial actif. Strabon note l’embouchure comprise entre le Lieuvin et le pays de Caux comme le principal siège des relations avec l’ile de Bretagne. Des villes y avaient brillé de bonne heure : Lillebonne, Harfleur (l’ancien Caracotinum), Rouen. La dernière ne tarda pas à prendre la prépondérance. Elle possédait le privilège de tenir la position extrême où il est encore facile de traverser le fleuve. C’était Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/233 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/234 là que, pour la dernière fois, les rapports étaient aisés entre les pays situés au Nord et au Sud de la Seine.

Si Rouen possédait vers le Nord des relations aussi faciles qu’avec la contrée qui est au Sud du fleuve, sa position ressemblerait là celle de Londres. Mais le pays auquel il donne immédiatement accès au Nord est une sorte de péninsule, coupée de vallons profonds et transversaux ; et, au delà, c’est vers Paris, ou Reims, bien plus que vers Rouen, que regardent la Picardie et les Flandres. Au contraire, sur la rive gauche de la Seine, il suffit de traverser la frange de forêts qui s’inscrit dans la boucle fluviale, pour atteindre de grands plateaux en grande partie limoneux et reposant, comme celui de Caux, sur un soubassement de craie. Un Romain y retrouverait les grandes surfaces agricoles, les champs de blé qui ont frappé sa vue, les directions de routes dont il a fait usage. Telle est la voie qui, partie de Rouen, se dirige, par le plateau du Roumois, vers Brionne[88], passage ancien et traditionnel de la Risle. De là il est facile d’atteindre Lisieux ou Evreux, sur les plateaux découverts qui recommencent : aucune rivière entre Brionne et Évreux, aucune entre cette dernière ville et Dreux. Les plains ou campagnes, divisés seulement par des lambeaux de forêts, se succèdent au même niveau, homogènes de composition et de structure. Ils se déroulent comme une arène ouverte jusqu’au Pays chartrain et à la Beauce, montrant la voie aux maîtres de la Seine maritime. Ce fut un procès plein de vicissitudes que celui qui se débattit, du Xe au XIIe siècle, pour la possession de cette grande zone qui se prolonge jusqu’à la Loire. De Rouen à Orléans la distance est plus longue d’un tiers que de Paris ; mais les obstacles naturels ne sont guère plus considérables. Les seuls qui s’offraient étaient ces rivières lentes et profondes qui creusent à la base des plateaux des côtes assez raides, et sur lesquelles les forteresses normandes s’opposèrent longtemps aux forteresses françaises. L’Avre devint ainsi une ligne stratégique, défendue à Nonancourt, Tillières, Verneuil.

Médiocres séparations en somme, et partout, au contraire, des conditions homogènes de culture, une circulation depuis longtemps régularisée : tout ce qui contribue à cimenter un état social. Il se trouva donc que la contrée qui offrait à un état constitué à l’embouchure de là Seine les perspectives les plus naturelles d’extension, était une contrée profondément romanisée, tout imprégnée de civilisation antérieure. Un groupement politique s’y était déjà opéré au profit de Rouen. Métropole de la deuxième Lugdunaise, puis métropole ecclésiastique, Rouen était, comme Tours, Reims, une gardienne de traditions romaines. Autour de ce centre urbain gravitaient d’anciens pays gaulois échelonnés sur les voies romaines se dirigeant vers l’Ouest et le Sud. L’existence de cadres anciens perpétuait des influences nées du sol et déjà consolidées par l’histoire. Il y avait comme une force enveloppante, dès qu’on s’écartait des côtes et des fleuves.
VI INFLUENCES DU LITTORAL

L’antagonisme des influences intérieures et extérieures ne s’est posé nulle part avec autant de netteté qu’en Normandie. Vue par le dedans, elle prolonge sans discontinuité la France intérieure, elle s’associe étroitement à son sol et à ses habitudes invétérées d’existence. La perspective change, dès qu’on part de la mer. Une large baie se creuse légèrement du cap de la Hève à la pointe granitique du pays de Saire. Grâce aux inflexions de la côte et aux rivières que remontent les marées, la pénétration est aisée. Entre les molles collines qu’ont découpées dans les argiles la Touques et la Dives et les plates-formes calcaires de la Campagne de Caen, l’accès est large et facile. Bientôt le littoral s’affaisse, se perd en marais d’alluvions fluviatiles et marines, dans lesquelles les riverains de la Frise et du Slesvig pouvaient retrouver les marschen de leur pays natal. Le temps n’est pas bien loin où la mer séparait complètement du tronc continental la partie septentrionale de la péninsule. Puis, un littoral plus articulé, une série de péninsules et d’îles commence avec l’apparition des granits au Nord de la Hougue. Des promontoires élevés (nez) servent de signal aux marins ; des protubérances saillantes, où il est facile de s’isoler, se projettent, pareilles aux actes des rivages helléniques ; enfin, face à la côte opposée, se disperse un véritable archipel insulaire. Telles sont les conditions que rencontraient dans ces parages les essaims du Nord, d’abord Saxons, puis Danois et même Norvégiens, qui, pendant huit siècles, ne cessèrent de fourmiller autour des côtes de l’Europe occidentale. Il est intéressant de constater que chacune de ces protubérances acquit une individuahté, forma ou forme encore un petit pays.

Le dessin des côtes a ici son éloquence. Ces formes et articulations de littoral rentrent essentiellement dans le type de celles qu’a utilisées partout la colonisation maritime des peuples du Nord. L’extrémité du Cotentin, prolongée par les îles normandes, rappelle la pointe septentrionale d’Écosse (Thurso)[89], suivie des Hébrides ou Iles du Sud, les Suderoë des Vikings. La Hague-dike reproduit un mode de fortification bien connu. Estuaires fluviaux, îles rapprochées de la grande terre, promontoires faciles à isoler, marais en communication avec la mer : rien ne manque au signalement[90]. Il y a dans les influences géographiques une continuité qui se reflète dans l’histoire. La colonisation maritime apparaît ici, non comme un phénomène accidentel, mais comme un fait prolongé qui a abouti graduellement à la transformation de la contrée. Effectivement, la nomenclature se charge de plus en plus d’éléments germaniques. Les types franchement septentrionaux abondent chez les habitants ; « nulle part, même en Flandre et en Alsace, le type blond ne Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/237 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/238 s’est conservé avec autant de netteté » que dans les cantons de Beaumont, de Saint-Pierre-Église, des Pieux, des environs de Bayeux, etc.[91]. Ce que la Normandie a de plus normand, au sens étymologique du mot, s’est trouvé et se trouve encore dans les parties occidentales de la province, aux débouchés des rivières du Calvados et surtout dans les saillies presque isolées du pays de Saire ou de Hague. Types, dialectes et prononciations y conservent encore une saveur d’autonomie. Cette répartition confirme l’idée que suggère l’examen géographique des côtes. Une série de colonies graduellement échelonnées le long de la mer, usant minutieusement des facilités qu’offraient les découpures locales, est bien ce qui s’accorde le mieux avec les rapports de position et de structure.


VII L'ÉTAT NORMAND

Lorsque, par touches répétées, par successives superpositions une partie de l’ancienne Neustrie eut été germanisée, il resta à concentrer en une unité effective ces groupes littoraux épars. Ce fut une œuvre de haute et persévérante politique. Il sortit de ce travail une création vraiment originale : un être nouveau se greffa à la France du Nord. Et cette formation vigoureuse se superposa aux divisions préexistantes, sans toutefois en détruire le cadre.

Les vieux pays subsistent, avec les différences d’aspect et d’occupations qui tiennent aux différences de sol[92] : le pays d’Auge avec ses herbages, et la dissémination de ses maisons basses presque enfouies dans la verdure ; la Campagne de Caen, terre des champs de blé, des villages agglomérés, des belles pierres ; le Bessin, qui fait reparaître avec les pâturages les haies vives et les grandes rangées d’arbres. Mais une forte teinte germanique s’étend uniformément sur cette succession de pays. Elle s’atténue à mesure qu’on s’éloigne des côtes ; elle s’accuse dans les articulations péninsulaires et insulaires. La différence est donc grande entre la côte et l’intérieur. Ce n’est pas seulement l’antithèse classique de la Plaine et du Bocage ; mais, en dehors des différences qui tiennent à la composition du sol, il y a partout en Normandie celle qui résulte de la position maritime ou intérieure. L’influence maritime expire, dans le Pays de Caux, au seuil des falaises ; elle pénètre plus librement dans le faisceau de pays qui se concentre entre la Seine et le Cotentin. On peut dire qu’elle étreint entièrement les extrémités de la péninsule et les îles.

La Normandie ne se termine donc pas avec le Bassin parisien. Elle ne coïncide pas avec ses limites. Elle empiète, non par voie d’extension, mais par ses origines mêmes, sur la partie à demi submergée du Massif primaire armoricain. Elle s’est constituée à la faveur d’un double travail politique : l’un qui consista à former un tout d’une série d’établissements échelonnés sur les côtes ; l’autre fut un mouvement d’expansion, qui finit par se concentrer dans le cadre romain et ecclésiastique de la métropole de Rouen.

D’un groupement naturel de pays juxtaposés naquit ainsi une région politique qui fut, non une province, mais un État. Ses limites sont des frontières artificielles et gardées par des lignes de forteresses. Ses capitales ont un aspect royal. Des carrières de la plaine de Caen sont sorties les constructions monumentales qui rappellent le nom de Guillaume le Conquérant.

Colonie maritime, la Normandie colonisa à son tour, et son génie put rayonner au dehors, surtout dans l’art de l’architecture, dont elle tira les matériaux de son sol. Mais un élément foncièrement indigène, rural même, s’incorpore à la personnalité de ce peuple. La richesse agricole du Caux, du Lieuvin, des Campagnes, contribua à enraciner chez les habitants cette haute estime des biens de la vie, dont se détache plus aisément l’habitant des landes et des maigres sols bretons. Il n’y a pas, a dit un illustre Breton, un seul saint de race normande. Sans refuser leur large part aux influences ethniques venues du dehors, on peut dire que la terre normande a été pour beaucoup dans la formation du caractère normand.

Le marin, dont la patrie est la mer, dont la jeunesse se passe entre les bancs de Terre-Neuve et les pêcheries d’Écosse, est en Normandie une minorité, qui de plus en plus décroît. Lui peut-être, mais lui seul, reste, dans ses habitudes comme dans son type, un spécimen à peu près pur de survivance ethnique lointaine. Il nourrit pour le laboureur le fier dédain de l’homme de mer. Il aime, comme celui-ci, les longs repos après la vie périlleuse. Lorsque dans un de ces nids de pêcheurs un peu isolés, comme il n’en reste plus guère, on le voit débarquer, grave et calme, dans son attirail de matelot, femme et enfants accourant sur la plage pour contempler le butin rapporté, l’imagination évoque volontiers, dans leur simplicité, les scènes des anciens temps. Mais quant à la population adonnée à l’élevage, à l’industrie, à la culture, qui est la grande majorité des populations normandes, le sol a exercé sur elle une forte prise. Ce génie, fait de régularité et de calcul, s’est méthodiquement appliqué à créer de la richesse, et à tirer immédiatement de cette richesse les embellissements et les commodités de l’existence. La table plantureuse, le luxe des costumes, le développement des industries textiles en rapport avec l’importance accordée aux soins de l’habillement, sont des traits qui de bonne heure s’associent à l’idée de la contrée. La maison, même quand les matériaux de belle pierre manquent, marie avec élégance le bois avec la terre battue ou la brique ; elle s’entoure d’arbres, se revêt d’une parure de lierre et de fleurs. Soit que l’on contemple ces campagnes si amples en leur fécondité paisible, soit que l’on déniche

entre les vergers et les prairies les maisons basses enfouies dans la verdure ou que l’on voie monter à travers les hêtraies la fumée des usines blotties Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/241 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/242 au fond des vallées, ou bien encore que l'œil s’arrête à ces restes de châteaux, d’abbayes, à ces églises aux fins clochers qui presque partout s’élancent, c’est, sous les formes diverses que détermine le sol, une morne image d’opulence ordonnée qui frappe l’esprit ; et dans cette impression d’ensemble le présent se lie sans effort au passé.
III


LA RÉGION RHÉNANE


I. ENSEMBLE DE LA RÉGION RHÉNANE. || II. DIFFÉRENCES AVEC LE BASSIN PARISIEN.


LA LORRAINE et l’Alsace s’adossent au Massif des Vosges. Ces deux contrées se touchent: naguère elles se complétaient. Bien que très différentes, au moins par l’aspect, elles sont impossibles à expliquer l’une sans l’autre. Le rapport intime qui les unit se révèle dans leur structure et dans leur participation à une même histoire géologique. Il résulte aussi d’un autre genre de ressemblances qui assaillent l’esprit au seul appel de leur nom. Ces contrées sont des frontières. Elles l’ont été dès l’origine de l’histoire. Elles n’ont cessé de l’être que temporairement, sous les Mérovingiens et les Carolingiens. Leur existence est traversée, dominée même, par les conflits généraux des États et des peuples.


I ENSEMBLE DE LA RÉGION RHÉNANE

La Lorraine et l’Alsace ne peuvent être considérées isolément : elles font partie d’une région où elles se coordonnent avec d’autres contrées analogues dans une histoire géologique commune. La rive droite et la rive gauche du Rhin, la Forêt-Noire et les Vosges, les pays du Neckar et ceux de la Moselle forment dans l’évolution du sol un ensemble qu’on ne peut morceler sans nuire à l’intelligence de chaque partie. Cette région, que nous appellerons rhénane, a été primitivement continue ; l’interruption tracée par la plaine du Rhin n’a commencé à exister qu’après de longs âges. Il faut se la représenter, dans cet état primitif, comme un large bombement, un dôme qui se serait graduellement soulevé. Peu à peu, en s’exagérant, ce mouvement produit au point faible, c’est-à-dire, au sommet de la voûte, une rupture, première esquisse de la dépression future. C’est le commencement d’accidents qui désormais ne cesseront pas de se répéter. Lorsqu'arrive l’âge des grands soulèvements alpins, les accidents qui en sont le contre-coup se multiplient sur cette fente qui les attire. C’est alors qu’on voit pour la première fois une dépression, sous forme de bras de mer[93], s’allonger à la place qu’occupe aujourd’hui la plaine rhénane. A mesure que la dépression s’enfonce, les bords se relèvent. Du côté où les Vosges et la Forêt-Noire, chaînes jumelles, se regardent, des fractures ou failles découpent leurs bords ; des pans entiers de roches, entraînés le long de ces fractures, s’appuient aux chaînes restées debout. Du côté opposé, des accidents semblables se sont produits, mais plus locaux, moins pressés, sans la continuité qu’affectent sur l’autre versant les longues dislocations qu’on peut suivre. La Lorraine vers l’Ouest, la Souabe et la Franconie de l’autre côté sont des plateaux inclinés en sens inverse : la plaine rhénane est le résultat final d’une lézarde qui s’est peu à peu agrandie.

Tel est, sommairement, l’enchaînement de faits qu’il est inutile de poursuivre ici en détail. Il présente un ensemble lié. Une conception générale doit présider à l’étude des divers éléments du groupe. On ne peut faire complètement abstraction, même quand on borne son étude à une partie, des autres parties qui lui correspondent.


II DIFFÉRENCES AVEC LE BASSIN PARISIEN

Mais les ressemblances, dans la région rhénane, ne vont pas au delà des traits généraux de structure. Entre les diverses contrées de ce groupe naturel il y a symétrie, correspondance incontestable, mais non centralisation.

C’est en cela que consiste la grande différence entre cette région et le Bassin parisien. Dans celui-ci, malgré les nuances qui diversifient le climat et le sol, malgré les infidélités commises par quelques fleuves ou rivières au réseau fluvial, les influences générales dominent, les particularités se subordonnent à l’ensemble, tout conspire à créer une vie commune, qui naît des conditions naturelles. C’est à l’épreuve des événements et des habitudes que chaque partie apprend qu’elle ne peut se désintéresser de l’ensemble. Les échanges, les relations liées à la vie agricole ou aux industries locales sont autant d’influences familières et constantes qui entretiennent le sentiment de vie commune.

La région rhénane, telle que nous l’avons délimitée, n’embrasse pas une plus grande étendue que le Bassin parisien ; tout au contraire[94]. Mais les unités secondaires y conservent bien plus de relief et de vigueur. L’hydrographie, le climat, pour ne citer que les agents de diversité les plus puissants, introduisent des différences marquées. L’enfoncement, probablement encore persistant, de la plaine rhénane, a créé un réseau particulier de rivières qui gagnent directement le Rhin. Les rivières nées au contraire sur les plateaux lorrain et souabe obéissent dans une bonne partie de leur cours à des pentes Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/247 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/248 inverses. Elles finissent bien par revenir après un trajet plus ou moins long au fleuve central : le Neckar plus directement ; la Moselle au prix d’un long circuit, et seulement par une voie détournée et sinueuse à travers les solitudes du massif schisteux. Mais, dans cette indépendance de développement, des attractions en sens divers ont tout le temps de se faire jour. La Moselle, continuée par la Meuse, à laquelle elle a jadis donné la main, incline vers le Bassin de Paris. A la suite des vigoureux empiétements qu’ont poussés vers le Nord la Saône et ses premiers affluents, la Lorraine a été profondément mêlée, d’un autre côté, à la Bourgogne. Elle obéit ainsi à des attractions spéciales, qui n’ont rien de commun avec celles des contrées qui lui sont symétriques à l’Est de la Forêt-Noire.

Puis, ces accidents ont produit dans le relief des inégalités assez fortes pour que les climats présentent d’assez notables différences. Là aussi est un principe de divergences dans l’aspect du pays et les mœurs des habitants. Il suffit pour le moment de signaler ces causes. Dans l’ensemble tectonique de la région rhénane, des contrées se détachent, ayant leur vie propre, gardant un certain degré d’autonomie naturelle. Trois exemples, ou plutôt trois types, se présenteront à nous : les Vosges d’abord, puis la Lorraine et enfin l’Alsace. Si étroitement apparentées qu’elles soient par leur origine, ces contrées, en vertu même des lois physiques de leur évolution, n’ont pas cessé d’accentuer leur individualité propre. Relief, hydrographie, climat se sont développés dans le sens de diversité croissante. CHAPITRE PREMIER


LES VOSGES


I. ASPECT GÉNÉRAL. || II. LA FORËT VOSGIENNE. || III. CLIMAT. || IV. VIE DES VOSGES. || V. POPULATIONS HUMAINES.


I ASPECT GENERAL

DES LIGNES d’un vert sombre, parmi lesquelles peu de formes particulières se détachent, annoncent de loin les Vosges, dans l’atmosphère nettoyée par les vents d’Ouest. À mesure qu’on s’en approche, la douceur générale des profils continue à être l’impression dominante, mais on distingue dans les formes quelque chose de robuste. Des montagnes trapues s’élèvent sur de larges bases ; et sans ressauts, comme d’un seul jet, s’achèvent en cônes, en pyramides, en dos allongés ou parfois, quoique plus rarement qu’on ne dit, en coupoles. Au Sud, dans le massif tassé, laminé, injecté de roches éruptives, qui constitue le noyau le plus ancien, les chaînes s’ordonnent en longues rangées compactes, serrées les unes contre les autres, qui font l’effet de vagues accumulées. La vallée n’est entre elles qu’un sillon étroit et profond. Dans la région moins dure que constitue le grès permien[95] aux alentours de Saint-Dié, les lignes se dégagent, les montagnes s’individualisent mieux, tout en conservant leur modelé caractéristique. Elles se campent les unes à côté des autres, dans leur superbe draperie de forêts.

Lorsque les roches archéennes disparaissent sous la couverture des couches sédimentaires qu’elles n’ont crevée qu’en partie, d’autres formes prennent le dessus. Ce sont celles qui caractérisent le grès dit vosgien, dont les roches rougeâtres, au grain très fin, couvrent au Sud le flanc occidental, et vers le Nord, à partir du Donon, toute la chaîne. D’abord les plates-formes de grès coiffent les cimes du granit ; bientôt le grès couvre aussi les flancs. Il devient véritablement expressif, lorsqu’il a été fortement travaillé par l’érosion. Il se délite alors en plaques épaisses, empilées les unes sur les autres, souvent en surplomb. Quelquefois, brusquement, il se termine en corniche au-dessus d’une vallée creusée en abîme. C’est naturellement près des cimes que la désagrégation des grès a engendré ces fantaisies pittoresques, qu’on prendrait de loin pour des constructions faites de main d’homme. L’homme, d’ailleurs, a suivi l’exemple de la nature ; et souvent le burg s’est dressé sur les substructions et même en partie dans les flancs de la citadelle naturelle. L’instinct bâtisseur a emprunté au sol non seulement des matériaux, mais des modèles ; et les constructions de tout âge qui, de Sainte-Odile aux environs de Saverne, attestent son œuvre, s’incorporent à la roche même. Ces grès, très perméables, laissent filtrer les eaux ; et sur les sables produits par leur désagrégation, les rivières coulent dans des vallées étroites au niveau uni. Là, entre des prairies, « les eaux glissent sans bruit sur un sable assez fin[96] ».

D’autres grès, plus argileux et de teintes plus bigarrées, apparaissent sporadiquement et finissent même, dans la région des sources de la Saône, par occuper toute la surface. De nouveau alors la topographie se modifie. Le relief se déroule en ondulations comme celles qu’on voit, entre Epinal et Xertigny, s’allonger à perte de vue vers l’Ouest. Au lieu de cônes à pans découpés, ce sont de molles croupes, le plus souvent cultivées, qui constituent les parties supérieures. Des étangs, faings ou tourbières, y marquent la stagnation des eaux. Quoique dans son ensemble le pays soit encore boisé, la forêt s’éclaircit ; elle se décompose, pour ainsi dire, en un foisonnement d’arbres entremêlés de cultures, toujours assez maigres. Partout où dominent ces grès argileux, on constate le même changement. C’est une clairière de ce genre qui, dans la partie septentrionale des Vosges, constitue, au plus épais du massif forestier, le Pays de Bitche. Un roc de conglomérat, épargné par la dénudation, reste debout ; il a fixé le site du fort et de la ville.

II La forêt vosgienne

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Partout cependant, soit qu’elle domine effectivement, soit que les défrichements l’aient morcelée, la forêt reste présente. Elle hante l’imagination ou la vue. Elle est le vêtement naturel de la contrée. Sous le manteau sombre, diapré par le clair feuillage des hêtres, les ondulations des montagnes sont enveloppées et comme amorties. L’impression de hauteur se subordonne à celle de forêt. Même après qu’elle a été extirpée par l’homme, la forêt se devine encore aux écharpes irrégulières qu’elle trace parmi les prairies, aux émissaires qu’elle y projette, soit isolés, soit en bouquets d’arbres grimpant sur des blocs de roches. De ces prairies brillantes jusqu’aux dômes boisés, Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/253 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/254 c’est une symphonie de verdure qui, par un beau jour, monte vers le bleu cendré du ciel. Mais le charme grave qui s’exhale du paysage ne parvient pas à dissimuler la pauvreté native du sol. Les substances azotées manquent à ces terrains presque exclusivement siliceux. Ces prés, sauf dans quelques parties privilégiées, ne nourrissent qu’un bétail mesquin ; les vaches suisses ont peine à s’y entretenir.

Les distinctions que la géographie actuelle établit dans cet ensemble furent lentes à se présenter à l’esprit des hommes. Pendant longtemps tout se confondit pour eux en une région forestière, où l’arbre était roi, et où l’homme, en dehors de la chasse et des ressources dépendant de son ingéniosité, trouvait peu à vivre. C’était une de ces grandes silves qui de l’Ardenne à la Bohême couvraient la majeure partie de l’Europe. Sans quitter les bois on pouvait aller, vers le Sud-Ouest, comme vers le Nord, bien au delà de la contrée sur laquelle se localise aujourd’hui le nom de Vosges. Tout le pays des sources de la Saône appartient encore par la nature du sol à l’ancienne Forêt : c’est encore la Vôge, au dire des habitants. Et vers le Nord, après que la zone de forêts s’est momentanément amincie au col de Saverne, elle ne tarde pas à s’étaler de nouveau. Un écureuil pourrait sauter d’arbre en arbre dans la Haardt qui entoure en arc de cercle les plateaux que traverse la Sarre. A Forbach, comme à Bitche, comme dans le pays de Dabo, ou au Sud de Baccarat ou d’Épinal, les hêtres se mêlent ou se substituent aux sapins ; mais c’est toujours même sol, même paysage forestier sur le sable et mêmes conditions d’existence. C’est là ce que saisit d’instinct le langage populaire. L’homme désigne et spécialise les contrées d’après les services qu’elles lui rendent. Pendant longtemps il ne put tirer qu’un maigre parti de ces solitudes silvestres. Il les confondit en un vague ensemble ; et c’est ainsi que les habitants des contrées cultivées et fertiles qui en garnissent les abords parlaient, dès le temps de César, d’une Forêt des Vosges allant des environs de Langres jusqu’au pied des Ardennes. Cela voulait dire que dans toute cette étendue régnait une sorte de marche forestière, qui était pour les gens des plaines voisines une région inhospitalière et avare. Plus tard, avec les exagérations qui leur sont propres, les légendes issues des monastères traduisaient la même impression de répugnance. L’installation dans ces solitudes y est célébrée comme une entreprise héroïque.

Pour nous, aujourd’hui, cependant, les vraies Vosges, avec le petit monde vosgien qui s’y est formé, se concentrent dans le vieux massif archéen et la région de grès qui en recouvrent immédiatement les flancs. Elles s'arrêtent au Nord vers le col de Saverne. A l’Ouest elles enveloppent la vallée de la Moselle jusqu’aux environs d’Épinal. Le massif semble, il est vrai, brusquement s’arrêter au Nord de Belfort ; mais il est facile de s’assurer que par une sorte de torsion, il s’infléchit ; car des fractures en étoilement montrent jusqu’aux abords de Plombières avec quelle intensité s’est encore exercée dans ce coin extrême des Vosges l’action dynamique. Ainsi délimité, ce massif n’offre pas, comme les Alpes, un système ramifié de vallées ; mais il n’est pas non plus un simple compartiment découpé de failles, comme le Harz ou la Foret de Thuringe. Des vallées profondes, des plis étroits sans continuité absolue, mais en succession marquée, quelques longs couloirs comme ceux qui entaillent les grès permiens de Saint-Dié à Schirmeck ou à Villé, articulent l’intérieur et tracent les cadres d’une vie vosgienne originale. Aujourd’hui les influences extérieures l’assaillent de deux côtés ; l’usine s’introduit par les vallées qui remontent de Lorraine et d’Alsace ; mais au-dessus de 400 mètres vit encore une région plus purement vosgienne, dont la nomenclature est presque une description[97], et indique les formes de relief, d’hydrographie ou de végétation remarquées ou utilisées par l’homme.

III Climat

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Dans le vert des prés, dans l’étendue des faings, assemblages de tourbières et d’étangs qui s’étalent sur les plateaux rocheux, dans le nombre des lacs qui dorment au fond des vallées ou qui garnissent les alentours des cimes, se montre l’empreinte du climat humide qui a contribué à modeler les Vosges. Souvent une brume obstinée voile les cimes. En hiver et en automne, des rafales du Sud-Ouest, n’ayant rencontré sur leur route aucune chaîne de la taille des Vosges, s’abattent avec leur fardeau de vapeurs sur les versants occidentaux, font rage sur les promontoires, tels que le Ballon de Servance, qu’elles frappent de plein fouet. Une immense faigne, d’aspect tout Scandinave, s’étend aux sources de l’Oignon. Les rivières, sur le flanc occidental, s’enfoncent très loin vers l’intérieur du massif ; elles se nourrissent de réservoirs spongieux qui criblent la surface. Les masses énormes de débris quartzeux répandues par les courants diluviens autour des Vosges, mais notamment en Lorraine, sont des phénomènes pleinement en rapport avec cette direction des courants pluvieux. Ils nous enseignent que si c’est à l’Est que les forces mécaniques internes ont produit les principaux accidents, c’est par l’Ouest que s’est exercée surtout la force destructive du climat : les traces laissées par les anciens glaciers jusqu’au delà de Gérardmer attestent quelle fut, de ce côté, leur longueur.

Sur le Hohneck, des entassements de blocs granitiques arrondis montrent l'effet de ces destructions. Mais ce n’est pas seulement sur les roches que le climat a mis son empreinte. Au-dessus d’un niveau bien inférieur à celui qu’atteignent les arbres dans le Jura ou dans les Alpes, la végétation silvestre est mal à l’aise. Dès que les cimes dépassent environ 1200 mètres, la forêt, si robuste dans les parties inférieures, végète, se change en taillis buissonneux de hêtres tordus marquant l’extrême résistance des arbres. Au-dessus de 1300 mètres les arbres n’existent plus. On s’est étonné de cette limite Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/257 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/258 relativement basse : pourtant l'humidité spongieuse entretenue sur la surface peu perméable de roches, et au-dessus des plantes basses auxquelles la neige prête un abri, le déchaînement des vents, ne laissent à la végétation que la ressource de se faire rampante et humble ; buissons ou gazons remplacent les arbres. A la forêt succède la chaume. C’est sous ce nom qu’apparaît, dans les Vosges, cette forme de végétation des hauteurs. A la différence des faignes, qui se trouvent à tous les étages, elle n’appartient qu’aux parties les plus élevées. Mais comme dans l’Ardenne, le Harz, c’est le même climat humide et venteux, qui substitue une nature tantôt herbeuse, tantôt marécageuse à la nature forestière.

IV Vie des Vosges

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Les chaumes ne sont pas dues à un recul de la forêt ; peut-être ont-elles été élargies par l’usage séculaire des pratiques pastorales, mais elles ont toujours couvert une assez grande étendue dans les Vosges. On ne pourrait guère expliquer autrement la longue persistance de la faune originale de grands animaux dont parlent les témoignages historiques. Il y avait dans les Vosges, encore vers l’an 1000, des bisons, des aurochs, des élans, hôtes des grandes forêts hercyniennes, et qui ont disparu ou se réduisent à quelques individus, confinés en Lithuanie ou sur les bords de la Baltique, gibier magnifique qui fit des Vosges un domaine de chasse cher aux Carolingiens. Une race de chevaux sauvages persistait encore au XVIe siècle. Plusieurs traits, dans cette faune, indiquent une nature de steppe. Elle se développa à la faveur du climat sec, dont l’apparition paraît bien prouvée aujourd’hui dans les intervalles glaciaires. C’est dans le lœss des coteaux sous-vosgiens d’Alsace qu’ont été trouvés en abondance les ossements de chevaux sauvages, grands cerfs, rennes, chamois, marmottes, etc.[98]. Plus tard, les Chaumes, les éclaircies entre les forêts offrirent un refuge et des moyens de subsistance qui permirent à quelques espèces de se maintenir longtemps.

Dans le développement de la vie, comme dans la structure, les Vosges offrent l’intérêt d’un fragment de monde ancien, curieusement situé entre des contrées que des courants de circulation sillonnent et renouvellent. Peu à peu l’ensemble des formes animées qui s’y était concentré disparaît, cède à l’intrusion de formes nouvelles. La flore de physionomie boréale, héritage des époques glaciaires, restreint de plus en plus son domaine, limité désormais aux parties les plus hautes ou les moins accessibles. Tel a été aussi le sort de ces animaux, également legs du passé, que leur taille et leurs exigences de nourriture livrèrent à une destruction plus ou moins rapide. Les Vosges se modernisent dans leur population d’êtres vivants, comme dans leur aspect. Les populations humaines qui les ont primitivement habitées, et qui nous ont légué dans les dolmens, les abris sous roches, les enceintes fortifiées, des traces de leur occupation, ont sans doute laissé des éléments dans la population actuelle ; mais il semble que leurs débris, émiettés dans quelques vallées, soient destinés aussi à se fondre prochainement. La redoutable force de l’industrie moderne, avec les habitudes qu’elle semble trop généralement entraîner, portera peut-être le dernier coup à ces survivants.

V Populations humaines

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L’élément le plus ancien de la population vosgienne appartient au même type brachycéphale que celui qui prévaut dans le Morvan et le Massif central. Traversé par d’autres couches de populations, que l’exploitation des mines ou une colonisation sporadique ont, à diverses époques, implantées jusque dans l’intérieur des Vosges, il subsiste néanmoins dans les hautes vallées des deux versants. Il descend sur le versant oriental avec les vallées dites welches, qui ont conservé leur patois roman. Une empreinte gauloise prononcée reste sur les Vosges. Les plus anciens monuments où se marque la main de l’homme ressemblent à ceux qui existent en différentes parties de la Gaule. Le Donon, comme le Puy de Dôme, a son culte perpétué plus tard par un temple. Sur le promontoire fameux où la légende de sainte Odile a succédé peut-être à quelque ancien sanctuaire, se dressent les restes d’une enceinte fortifiée semblable à celles qui couronnaient le mont Beuvray et d’autres sites stratégiques d'oppida gaulois. Ce fut sans doute un refuge, rendu nécessaire par les invasions qui vinrent de bonne heure assaillir la riche plaine. Chaque jour, les découvertes préhistoriques nous font mieux apprécier l’importance des groupes de population qui avaient occupé les fertiles terrasses limoneuses bordant le pied oriental du massif. Menacées par des ennemis, les populations du versant alsacien recherchèrent sur les sommets l’abri des fortifications naturelles. Ce sont elles qui ont dressé sur les cimes ces camps retranchés dont on voit des restes non seulement à Sainte-Odile, mais à Frankenburg, à l’entrée du Val-de-Villé. C’est partout le rôle de la montagne d’offrir asile aux races refoulées.

Bien plus âpre, bien plus longue est la pénétration parle versant opposé. La vallée lorraine, irrégulière et raboteuse, serpente péniblement sur le flanc occidental du massif. Elle est tournée vers les vents pluvieux. Elle n’a ni le climat, ni les ressources naturelles des vallées du flanc opposé, ni le châtaignier,ni la vigne. C’est par saccades et par des efforts répétés qu’une population parvint à s’y constituer. Plus encore que sur le côté alsacien, il fallut l’action systématique des monastères pour introduire dans ces solitudes forestières la culture et la vie : Épinal, Remiremont, Saint-Dié, Senones, Étival, etc. La vallée lorraine des Vosges ne s’est peuplée et n’a vécu que par l’appui des petites villes qui se sont formées sur sa périphérie. Plusieurs de ces villes gardent encore quelque chose de la physionomie de ces marchés urbains qui, à proximité des montagnes, s’établissent pour servir aux tranPage:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/261 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/262 sactions avec les montagnards. Leurs grandes halles, leurs rues à arcades, leurs larges places les caractérisent, aussi bien que les eaux vives de leurs fontaines. C’est là que le Vosgien venait, à époques fixes, troquer son bétail ou les produits de son industrie, pour le grain nécessaire à sa nourriture, pour le lin qui devait occuper son travail d’hiver.

Avec la ténacité caractéristique de nos vieilles races de montagnes, une population s’implanta jusque dans les intimes replis du massif. Elle se fit place aux dépens des forêts, sur les flancs inférieurs des vallées, sur les versants où s’attardent les rayons du soleil. Dans les basses le long des collines, tant qu’il fut possible de faire pousser entre les pierres quelques-unes de ces récoltes de seigle ou de méteil qu’on voit encore à moitié verts à la fin d’août, s’éparpillèrent les granges, séjours permanents de ces montagnards. Ces maisons larges et basses, dont les toits en bardeaux s’inclinent et s’allongent pour envelopper sous un même abri le foin, les animaux et les hommes, sont les dernières habitations permanentes qu’on rencontre avant les chalets où les marquaires viennent, en été, pratiquer leur industrie[99]. Quelquefois un coin de terre plus soigné où l’on cultivait un peu de chanvre, où croissent quelques légumes, avoisine ces granges. On voit, dans les vallées qui confluent à la Bresse, le domaine qu’elles se sont taillé sur les versants tournés vers le Sud, entre les champs pierreux qui montent jusqu’à la lisière de bois et les talus de moraines qui leur fournissent souvent un meilleur sol. Jusqu’au-dessus de 800 mètres, les dernières granges se hasardent ; ensuite, il ne reste plus qu’à s’élever encore de 200 ou 300 mètres pour atteindre les chaumes, les pâturages d’été qui, dès le VIIIe siècle, commencèrent à être méthodiquement exploités. Par eux et par les seuils tourbeux qui les avoisinent on franchit aisément la ligne de faîte qui sépare des riches vallées d’Alsace. Il y avait ainsi près du Rothenbach, au sud du Hohneck, un vieux « chemin des Marchands », que pratiquaient les gens de la Bresse pour se rendre dans la vallée de Munster. Ces hameaux épars dans les vallées formèrent de petites autonomies. Sous le nom de Bans, qu’on retrouve dans toutes les parties des Vosges, ils se groupèrent en petites unités distinctes, ayant leurs relations, leurs costumes et leurs mœurs. On ne s’étonne pas, dans quelques-uns de ces replis retirés, de voir encore de petites communautés d’anabaptistes vivant à part.

A mesure que la population augmenta dans les Vosges, elle demanda davantage aux ressources de la nature ambiante, et principalement à la silve immense et aux eaux courantes. On exploita les forêts pour vendre des arbres à la plaine ; et de bonne heure la Meurthe vit s’établir un flottage important vers les riches campagnes de Metz. Des scieries, des moulins à papier profitèrent de la force des rivières. On en comptait un bon nombre dans les Vosges au XVIe siècle ; et longtemps même avant cette époque, des verriers utilisaient les sables des Vosges gréseuses, à Darney comme à Bitche ou à Forbach. La vie industrielle y naquit de bonne heure. Forcée de joindre les ressources du tisserand aux trop maigres profits qu’elle tire du sol, de se mouvoir et de s’entremettre pour vivre, cette population fut soustraite par ses habitudes mêmes à la fixité monotone où s’engourdit parfois l’âme du campagnard. Grâce aux mines autrefois importantes, une colonisation artificielle y assembla comme une marquetterie d’habitants tirés du dehors. Les rangs de la population devinrent peu à peu assez denses pour que l’industrie moderne, enquête d’une main-d’œuvre économique, vînt largement y puiser. L’industrie autour et au pied des Vosges a commencé par être humble, issue des besoins élémentaires de l’existence ; et néanmoins un lien ne manque pas entre ces pauvres industries de tisserands nées spontanément dans la montagne, et les usines qui s’étalent aujourd’hui dans la plaine d’Alsace ou dans la vallée de la Moselle. CHAPITRE DEUXIÈME

LA LORRAINE

I. LA MOSELLE. || II. LIMITES NATURELLES DE LA LORRAINE. || III. SOL ET RELIEF DE LA LORRAINE. || IV. PLATEAU LORRAIN. i| V. LE SAULNOIS. || VI. PAYS AGRICOLES. || VII. POPULATIONS DU PLATEAU LORRAIN. || VIII. LES COTES ET TERRASSES LORRAINES. || IX. VIE URBAINE. || X. PASSAGE DE TOUL.

I LA MOSELLE


LE MOT Lorraine est un nom historique qui, après avoir flotté des Vosges aux Pays-Bas, a fini par se fixer dans la région de la Moselle. Là s'est constitué un petit Etat qui a assuré la conservation du nom. De même qu’après des fortunes diverses le nom de France a reçu du Royaume sa délimitation et sa sanction définitives, celui de Lorraine s'est finalement adapté à la partie de son ancien domaine où naquit une individualité politique. Mais sous cette création en partie artificielle, on retrouve une région géographique qui la dépasse et la complète. Celle-ci ne s’étend pas jusqu’aux Pays-Bas assurément ; il y a entre ces deux parties du vieux royaume lotharingien toute l’épaisseur de l’Ardenne et de l’Eifel. Mais elle correspond à un faisceau fluvial nettement individualisé, celui de la Moselle. Sur le plan incliné qui se déroule à l’Ouest des Vosges, toutes les rivières ont été entraînées vers un sillon qui s’est creusé de bonne heure par affouillement au pied des roches calcaires de la bande oolithique1. Les couches marneuses qui en constituent la base off"raient à l’érosion une proie facile. Des environs de Mirecourt à ceux de Thionville, sur plus de 120 kilomètres, cette zone de moindre consistance traçait le lit prédestiné dune rivière maîtresse, apte à recueillir toutes les eaux du versant occidental des Vosges. La Moselle, non sans tâtonnements, finit par s’installer, à Frouard. dans cette dépression. La pente qui l’attirait vers le Bassin de Paris fut en concurrence avec celle qui sollicite vers le Nord les eaux de la région rhénane : c’est celle-

I. Voir figure 121, pi. 64ci qui l’emporta, maintenant la Moselle sur la bordure jurassique. Elle devint ainsi l’artère principale d’un réseau, presque unilatéral il est vrai, mais riche et puissamment ramifié.

Une grande rivière vosgienne semblait pourtant vouloir échapper à l’attraction de la Moselle, et esquisser un cours indépendant. La Sarre, née au pied du Donon, pénètre au Nord dans le bassin houiller et ne rejoint qu’après un long détour la grande rivière lorraine. Elle vient cependant se confondre avec elle, au moment où les deux courants réunis s’apprêtent à accomplir, entre le Hunsrück et l’Eifel, une percée analogue à celle du Rhin à travers le massif schisteux. La Moselle n’aura plus désormais qu’à achever romantiquement son cours en méandres sinueux dans un pays accidenté et solitaire. Son confluent avec la Sarre, comme celui du Main et du Rhin, marque l’achèvement d’un faisceau fluvial autonome. A l’extrémité de la riante vallée chantée par Ausone, entre des coteaux de vignes, Trêves, la ville romaine, occupe une position qu’on peut comparer à celle de Mayence. Si celle-ci fut la métropole de la province de Première Germanie, Trêves fut celle de la Première Belgique. 
Il est utile de se reporter à ces vieilles divisions, dans lesquelles s’expriment les premiers groupements politiques de peuples. La province romaine s’est d’ailleurs continuée par la circonscription ecclésiastique de Trêves, et de nombreux rapports ont longtemps maintenu un reste de cohésion. Mais à la longue les morcellements féodaux, princiers ou ecclésiastiques, ont prévalu ; ils ont séparé diverses parties, sans réussir toutefois à abolir entièrement l’empreinte d’autonomie régionale qui s’étend à toute la contrée dont la Moselle est le lien. 

II LIMITES NATURELLES DE LA LORRAINE

Une autre cause d’autonomie fut l’isolement. Ces roches rouge qui encadrent sur la rive gauche la Moselle à Trèves, sont l’extrémité de la longue zone, arénacée et forestière, qui entoure d’une sorte d’arc de cercle la région lorraine. Nous avons VU, au Sud-Ouest, se détacher du flanc des Vosges une zone de forêts et d’arbres qui enveloppe les sources de la Saône. Vers le Nord aussi elle se prolonge par les bois sans fin de la Haardt. Puis, vers Deux-Ponts, elle tourne à l’Est, se rapprochant ainsi de la Sarre, qu’elle enveloppe à Sarrebrück de ses profonds replis. C’est comme une réapparition du pays vosgien que ce massif de Forbach à Saint-Avold, où d’étroites vallées, servant d’asile aux villages et aux cultures, entaillent les tranches rouges des roches boisées. Un vaste croissant de forêts enveloppe presque ainsi la Lorraine à l’Est, au Nord et au Sud. Il a contribué à l’isoler ; car on ne pouvait le traverser que par les éclaircies naturelles ou par des amincissements qui çà et là réduisaient le domaine de la forêt ; par exemple à Saverne et à Bitche, par la dépression de Kaiserslautern entre Metz et Mayence, ou encore au Sud-Ouest, par les plateaux découverts qui mènent Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/267 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/268 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/269 cessent de suivre entre elles ce cours presque parallèle qui est le mode normal de ruissellement sur un talus incliné. Dès ce moment aussi cesse le type de Plaine ou Plateau, qui caractérisait jusqu'alors la région lorraine. Il fait place à un type différent, de dessin plus ferme, d'architecture plus soutenue : au plateau succède un pays de coteaux et de terrasses. 

La combinaison de ces deux formes constitue la Lorraine : le tout dans un espace restreint. C'est un ensemble qu'il est aisé d'embrasser d'un coup d'œil. Que ce soit de quelque cime des Vosges, ou de quelque belvédère situé le long de la côte oolithique, le regard, prévenu de ces contrastes, les retrouve, les compare, va de l'un à l'autre. Des raides coteaux qui enserrent à demi Nancy, on voit lentement s'élever vers l'Est les lignes assez tristes qui marquent la pente ascensionnelle du plateau. Ou bien il faut monter sur la colline si nettement détachée, si naturellement dominante que les hommes en ont fait de bonne heure une forteresse et un temple. Le coteau de Sion-Vaudémont est un excellent observatoire naturel. A l'Ouest les lignes sombres et plates de forêts s'enfoncent à l'horizon ; à l'Est se déroule, dans sa gravité, la terre lorraine. Ni bois, ni prairies ne manquent, mais ce qui domine, ce qui revient toujours entre les villages disposés en échiquiers, c'est le champ de labour, c'est-à-dire le sol nourricier dont s'est formé un peuple.

IV PLATEAU LORRAIN

Il y a dans le plateau même autant de nuances et de variétés que de zones de terrain. Avec la nature du sol changent la forme des vallées, l'aspect topographique, les cultures. Aux calcaires d'époque triasique correspondent ces campagnes pierreuses d'où les céréales ont presque éliminé les bois. Puis, la topographie se mamelonné davantage. Une glaise blanche, veinée de rouge, apparaît dans les fossés ou les tranchées. Dans les champs, de puissants attelages de chevaux ont peine à remuer cette terre gluante. Les eaux ont largement affouillé ces « marnes irisées » ; c'est à leurs dépens que se sont étendues les alluvions siliceuses dont le sol gris et spongieux porte les forêts plates à l'Est de Lunéville. Plus bas, les grands courants ont hésité devant la digue que leur opposaient les calcaires qui constituent l'étage inférieur du lias. Ce premier obstacle ne devait pas réussir à les arrêter; mais l'indécision du lit, les ramifications des rivières, l'effacement momentané des vallées montrent les difficultés qu'en ce passage a rencontrées leur écoulement. La Meurthe à Rosières-aux-Salines, la Seille en amont de Château-Salins, se traînent à la surface du plateau. Des étangs parsèment la région déprimée où se forme la Seille.

V LE SAULNOIS

C'est là qu'affleurent les puissantes couches de sel qui se déposèrent par évaporation dans les lagunes des mers d'âge triasique. Quelle est au juste leur étendue ? On l'ignore. Mais on sait que de temps immémorial les hommes exploitèrent les ressources de ce pays à sel. On a relevé des traces d'établissements anciens sur les terrains consolidés entre les marais, des vestiges de briquetages destinés peut-être à en rendre les abords praticables. Là sans doute, comme à Hallstatt, ou comme à Kissingen en Franconie, prirent place d’antiques exploitations : but de routes, source convoitée de richesse dont il importait d’assurer la défense. Ce pays, le Saulnois, est certainement ainsi une des parties de la Lorraine où se déposèrent le plus tôt des germes de vie urbaine. Les petites villes qui le peuplent, Marsal, Château-Salins, appartiennent à la famille nombreuse en Europe de celles qui doivent leur nom au sel. Le transport de cette denrée donna lieu à des transactions étendues. Sur les berges de la rivière par laquelle les chargements de sel gagnaient Metz et Trêves, la forteresse en ruines de Nomény semble en sentinelle. Au nombre des causes de l’importance précoce de Metz il faut probablement compter sa position au confluent de la rivière de la Seille ; il y eut là sans doute, comme sur la voie du sel entre les Alpes et la Bohême, une étape anciennement fréquentée par ce genre de commerce.

VI PAYS AGRICOLES

Déjà, au-dessus de ces plateaux, des coteaux isolés attirent l’attention. La côte de Virine domine de plus de 120 mètres son piédestal ; des témoins semblables surgissent çà et là, vers Dieuze, Gros-Tenquin , etc. Ce sont les avant-coureurs de la formation marneuse et calcaire (de l’époque du lias), qui d’abord par lambeaux, puis avec continuité, va prendre possession de la surface. Le Madon à Mirecourt, la Moselle à Charmes, la Meurthe à Saint-Nicolas, la Seille à Château-Salins pénètrent dans celte zone, qui est celle du plus riche sol de la Lorraine. Paysage médiocre que ces vallées à berges molles encadrant le fond de prairies qui borde la rivière ! Mais la vigne, à peu près absente jusque-là, garnit ces croupes ; des villages situés dans toutes les positions, dans la vallée, à mi-côte, sur les plateaux, attestent la variété des ressources. Quelques forêts encore assombrissent la plaine, mais sur de grandes étendues le sol roux ne porte que des moissons. Des pays agricoles se sont formés ainsi et gravés dans la nomenclature populaire : le Xaintois à l’Ouest de Mirecourt, le Vermois entre la Moselle et la Meurthe, renommés de bonne heure pour leur fertilité. « Quand le Xaintois et le Vermois sont emblavés, la Lorraine ne risque point de mourir de faim » : et dans ce dicton local on retrouve le persévérant instinct d’autonomie qui fait que pour ses habitants la Lorraine représente quelque chose qui se suffit à lui-même, qui vit de ses propres ressources.

Elles sont grandes en effet, bien qu’achetées toujours au prix d’un dur travail. Ce plateau qui vient à l’Ouest expirer au pied des côtes oolithiques, est le noyau constitutif de la Lorraine. La frange des coteaux qui le terminent ajoute une parure à cet ensemble ; mais le sol nourricier qui permit à des groupes d’hommes de se multiplier, de se constituer en force et en nombre, appartient à cette grande surface battue des vents, qui garde longtemps un niveau élevé et conserve encore dans sa végétation sauvage des restes d’espèces arctiques. La température y est rude ; un ou deux mois de gelée sont, environ chaque année, le triste contingent de l’hiver ; la végétation montre un retard de près de deux semaines sur celles des coteaux. Cependant ce climat apporte en été assez de chaleur pour qu’au-dessous de 3oo mètres la vigne puisse prospérer, quand elle a eu la chancre d’échapper aux gelées tardives. De la variété des couches entretenant de fréquents niveaux d’eau, de l’abondance des phosphates de chaux et des substances fertilisantes, s’est constitué un sol fécond et largement habitable. Les champs, les bois, et même les prairies, quoiqu’en moindre étendue, y sont enchevêtrés et assez rapprochés pour que, si voisins que soient les villages, ils disposent chacun de ces diverses commodités d’existence. Les matériaux de construction s’offrent sur place et en abondance : ici pierres calcaires, là briques ou tuiles, le bois partout. Celte terre, pourvu que des attelages robustes en déchirent les flancs, fournit à l’homme tout ce qui lui est utile ; elle est reconnaissante, mais, il est vrai, sans grâce et sans sourire. 

VII POPULATIONS DU PLATEAU LORRAiN

La population qui en tire parti se compose de petits propriétaires ; race économe, calculatrice et utilitaire. Des lots ou d’exploitation agricole très morcelés forment le patrimoine de ces habitants strictement groupés en villages ; ceux-ci, très uniformes, très régulièrement répartis. Le passé n’y a guère laissé de châteaux ; le présent n’y a pas implanté d’usines. La monotonie de l’aspect n’est que le juste reflet de l’uniformité d’occupations et de conditions sociales. Dans la plate campagne, des communautés rurales aux noms généralement terminés par les désinences court ou ville, s’espacent à trois ou quatre kilomètres de distance. Il est rare qu’elles contiennent plus de 3oo personnes ; souvent il y en a moins. Là se concentrent tous les travailleurs et propriétaires, y compris le berger communal. Tout rentre dans le village : les pailles, qu’il est nécessaire d’engranger ; le bétail, qui ne peut passer la nuit dehors. De loin, on n'aperçoit qu’un groupe pelotonné de maisons presque enfouies sous des toits de tuiles descendant très bas. Une ou deux routes, bordées de peupliers, sont le seul ornement des abords. L’organe central est une large rue irrégulière, où se trouvent les puits, les fontaines, ou parfois de simples mares. Fumier, charrettes, ustensiles agricoles se prélassent librement sur l’espace ménagé des deux côtés de la chaussée, le long des maisons. La force d’anciennes habitudes, un certain dédain de l'agrément transpirent dans l’aménagement de ces villages agricoles lorrains : le jardin n’est qu’un potager ; un toit commun abrite hommes, bêtes et granges. Néanmoins la maison est en réalité ample, bien construite. Elle paraît triste quand on vient d’Alsace ou des Vosges ; rien n’est sacrifié au pittoresque. C’est la demeure d’une population depuis longtemps figée dans ses habitudes, ennePage:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/273 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/274 mie des innovations. Sur cette terre, qui nourrit sans enrichir, les rapports de l'homme et du sol semblent manquer d’élasticité. Le pays vosgien nous avait offert le spectacle de rapports en perpétuel mouvement, s’assouplissant aux conditions dune nature variée, substituant tour à tour le hameau au chalet, l’usine à l’abbaye. Rien de semblable ici : le contraste n’est pas seulement dans l’aspect, le relief, la nomenclature : il est aussi dans l’homme.

On se sent en présence d’un type frappé à l’effigie du sol. Cette population de villageois-campagnards représente un groupe plutôt géographique qu’ethnique. Sur les limites de la Bourgogne comme du Luxembourg, les mêmes aspects de vie rurale se présentent. Les traits sont communs, à peu de chose près, dans la partie de langue française et dans celle de langue allemande. Ces analogies générales paraissent confirmées par les observations anthropologiques. 11 y a un fond de caractères communs, sur lequel le germanisme a inégalement influé, sans le faire disparaître. La limite linguistique ne répond à aucune division naturelle : elle croise successivement toutes les zones. Plus capricieuses encore et plus arbitraires ont été les limites historiques. L’unité de la région repose exclusivement sur ce fond très ancien d’habitudes agricoles, contractées en conformité avec le sol. Cette population a traversé les siècles. Elle avait subsisté, à travers des guerres et des invasions dont les épreuves plus récentes n’étaient pas parvenues à effacer le souvenir : il semble qu’aujourd’hui ses rangs s’éclaircissent de plus en plus, sous l’influence des causes générales qui atteignent les vieilles contrées agricoles, mais ici avec une intensité accrue par la proximité de deux grands foyers d’industrie, celui de Nancy et celui des Vosges. 

VIII LES COTES ET TERRASSES LORRAINES

Lorsque, venant de l’Est, on s’approche de Nancy, des formes nouvelles attirent le regard : en avant d’un rideau dont les lignes uniformes se prolongent a perte de vue, des coteaux isolés, des monts se projettent, comme des piliers détachés d’une masse. Leur parenté ne saurait échapper à l’attention ; partout en effet se répètent les mêmes profils. A une inclinaison douce et ménagée des pentes inférieures succède, généralement aux deux tiers environ de la hauteur, un escarpement raide, rocailleux, tapissé d’abord de taillis, couvert enfin de bois. Ce sont des talus surmontés de corniches. Le ressaut peut être plus ou moins amorti par les éboulis ; mais il est toujours aisé de reconnaître que le chapiteau n appartient pas à la même formation que la base. Celle-ci fait partie des couches marneuses d’âge liasique, dans lesquelles les eaux ont largement déblayé ; elle continue par son modelé la bordure fertile que nous avons vue se marquer vers Mirecourt. Clarmce, Saint-Nicolas. L’escarpement qui la surmonte appartient aux calcaires, dits oolithiques, du jurassique inférieur. Sec et profondément fissuré, il introduit non seulement un autre relief, mais une autre nature. Cette association n’est pas un fait local. Les mêmes éléments du paysage coexistent devant Langres, comme devant Nancy. On les retrouve au-dessus de Sedan, comme au-dessus de Metz. Tout le long d’une zone concentrique qui part des confins de la Bourgogne et va, à travers la Lorraine et le Luxembourg, se terminer en face de l’Ardenne, on suit la continuité d’une dépression fertile que bordent les lignes toujours reconnaissables des côtes oolithiques. C’est un des traits essentiels par lesquels la Lorraine se lie à la Bourgogne d’une part, au Luxembourg de l’autre. Il reste gravé dans la topographie et la physionomie de nos contrées de l’Est. Les contrastes qu’il recèle sont riches en conséquences sur la géographie politique. Ils méritent d’attirer la réflexion, car c’est d’eux surtout que dépendent la position des groupements humains et la formation des villes.

Les corniches fissurées du sommet absorbent l’eau, soutiennent des plates-formes arides ; tandis que sur les flancs les eaux infiltrées réapparaissent en sources, lorsqu’elles atteignent les couches marneuses. Ce niveau de sources est la ligne d’élection auprès de laquelle se sont établis villes ou villages. Ils se succèdent rangés entre les bois des sommets et les cultures des flancs. Les débris calcaires qui ont dévalé des corniches amendent et ameublissent le sol des pentes. La teinte rousse du minerai de fer imprègne les chemins et les parties nues. Et çà et là, sur les cimes, d’anciens bourgs fortifiés  à mine sévère rappellent un passé politique et guerrier. C’est une note historique dans le paysage ; car, dans la plaine, les villages n’étaient groupés que suivant les sources et les commodités de culture ; aucune préoccupation stratégique n’avait présidé à leur construction. 
En Lorraine, de Vaudémont à Metz et même à Thionville, la façade des coteaux oolithiques est tournée vers l’Est. C’est le versant plus ensoleillé, qu’épargnent relativement les vents de pluie. Nancy n’a guère plus de 70 centimètres de pluie annuelle. Mais, en même temps qu’il est le plus sec, ce versant est aussi celui qu’ont plus directement attaqué les courants diluviens venus des Vosges. Dans ces côtes d’apparence unie, il est facile d’entrevoir des plans successifs. Des promontoires terminés en coudes brusques signalent 

les points vulnérables où les eaux ont fait brèche. Dans les parties détachées comme dans les rangées demeurées continues, les traces d’affouillement se révèlent par des formes variées : des anses, des hémicycles, comme ceux qui sculptent si curieusement la côte de Vaudémont ; des échancrures étroites comme celles qui entaillent le plateau de Haye, au Sud et au Nord de Nancy. Ces articulations contribuent, avec le climat et le sol, à favoriser la variété des cultures. Grâce aux abris qu’elles ménagent, les arbres fruitiers, les vergers règnent, avec la vigne, à mi-côte, prêtant aux villages un cadre d’opulence riante. Si, lorsqu’on vient de Belgique ou de l’Ardenne, la Lorraine fait l’effet d’une contrée plus lumineuse et plus variée, où déjà la flore prend des teintes méridionales, c’est à cette zone particulière qu’elle le doit. La nature y revêt un aspect d’élégance, qu’on chercherait vainement dans la plaine. La fine végétation a des ciselures, dont l’art local s’est maintes Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/277 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/278 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/279 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/280 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/281 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/283 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/284 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/285 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/286 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/287 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/288 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/289 Page:Vidal de la Blache - 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Elle consiste en plusieurs bâti- ments séparés cons- truits en chaume et pisé; l'un d'eux s'a- dosse a un gros bloc de quartzite blanc. L’aspect de pauvreté fait contraste avec les types de physio- nomie rurale qui se montrent non loin de là, dans le bassin schisteux de Rennes (voir, plus haut, fi- gure. 229). Phot. de M. de Martonne (Fig 910). 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Le mistral fait rage sur ces espaces découverts ; çà et là brillent quelques étangs, et le long des rigoles d’irrigation, émergent quelques arbres qui, de loin, semblent flotter en l’air. Le Provençal de Toulon ou de Fréjus grelotte en hiver dans ces plaines venteuses.

II LA CAMARGUE

Le Rhône, que nous avons laissé au défilé de Donzère, au moment où, pour la dernière fois, les montagnes le resserrent, a des lors tout son cours en plaine. Ralenti, il laisse à partir d’Orange tomber les matériaux légers qu’il tenait en suspension : de grandes îles annoncent son delta. De Beaucaire à Saint-Gilles, une terrasse caillouteuse surmonte de 60 mètres la plaine alluviale actuelle : elle est jonchée de quartzites alpins qu’on suit jusqu’aux environs de Cette. Là fut primitivement la principale décharge du Rhône. Aujourd’hui, c'est vers le Sud-Est, peut-être sous la pression du mistral, que s’est porté le bras le plus important. Le delta se construit peu à peu aux dépens de la mer. Ce n’est d’abord qu’une suite de monticules de boue, des theys, incessamment mobiles, qui ne paraissent que pour disparaître ; il faut longtemps pour qu’ils se consolident et se soudent entre eux. Alors commence une végétation rampante de salicornes au tissu coriace et gras, qui donnent en se rapprochant à cette région — la sansouire — , l’aspect de pâturages lie-de-vin. Frêle point d’appui, en apparence, contre les tourmentes du vent et des houles du Sud-Est, que cette basse végétation I Cependant les sables s’arrêtent et se consolident contre ces touffes, l’eau du ciel les imbibe ; des arbustes y croissent. La dune, que les eaux de pluie ont plus entièrement dessalée, se couvre enfin de pins-pignons, abritant des genévriers et un petit peuple de plantes. Puis, si des canaux d’irrigation, des roubines ont été pratiquées aux dépens du fleuve, le mas s’élève sous les eucalyptus, entre de grands massifs d’arbres, entouré de vignes : signe actuel de la revendication par l’homme de ce domaine soustrait à la mer.

On suit ainsi pas à pas la conquête delà vie, et l’on remonte du présent au passé. Sous ce climat sec le sel, aux efflorescences toujours prêtes à remonter à la surface, est l’ennemi ; mais les réserves d’eau douce sont en abondance. Ainsi ont été colmatés les étangs et les marais qui au XIIIe siècle entouraient Arles, 

« ove’l Rodano stagna1 ». Les palus, les graves, les ségonnaux ont été changés en prairies et en plantations. Partout, dans ces parties vivifiées, se répand et se multiplie le mas, exigu souvent, mal bâti en général, mais riant sous les platanes qui l’ombragent, entre des fossés d’eau vive, derrière les palissades de cyprès et de roseaux qui l’abritent. Les villes se cantonnent, avec leurs vieilles tours carrées, au pied des montagnes, ou sur les anciennes terrasses, ou sur les rocs isolés que les

1. Dante (Enfer, chant IX, v, 112). crues n’atteignent pas ; plus brave, le mas se hasarde et commence à pulluler dans la plaine. Il est la forme envahissante de vie rurale de ces régions.

III VIE PROVENÇALE

Ainsi une vie originale, très étroitement et très anciennement adaptée au sol, participant de la montagne, de la mer, de la steppe, de la plaine irriguée, se combine en Provence. En tout elle est étroitement liée à la nature des lieux. La roche calcaire imprime au pays l’aspect monumental si frappant surtout entre Avignon et Arles. Les tours carillonnantes d’Avignon se pressent autour du rocher où naquit la ville. Tout un peuple d’édifices ruinés ou debout est sorti des carrières des Alpines ou des chaînons voisins : amphithéâtres, arcs de triomphe, aqueducs. Pas de rocher, au bord du Rhône, qui n’ait sa tour  massive et rectangulaire, jaunie par le soleil. Les grandes traditions romaines de l’art de bâtir, si visibles à Saint-Trophime d’Arles ou sur la façade de  Saint-Gilles, se sont naturellement entretenues dans cette contrée. La nudité  de la roche s’harmonise à merveille avec l’architecture. Au théâtre d’Orange,  la roche et l’édifice ne font qu’un ; à Roquefavour, comme au Pont du Gard, les arches des aqueducs semblent faire partie des escarpements qui les encadrent ; on dirait que la roche elle-même, à peine tachetée de quelques pins, a été ciselée en arcades, taillée en piliers.
Il est difficile d’apprécier ce que la clarté du ciel, la sécheresse de l’air ont pu mettre dans le tempérament et l’âme des habitants ; la science de ces relations n’est point faite. Mais on peut noter un mode particulier de groupement et de vie en rapport avec le climat et le sol ; des lisières de population très dense bordent des plateaux arides, de grandes villes sont serrées de près par des régions presque désertes. Peu de cohésion entre ces parties disparates, mais une variété d’occupations qui répond à celle de la contrée : pâtres, pêcheurs, vanniers, marins, agriculteurs de plaines irriguées, sont à titres divers les personnages du sol provençal ; personnages que rapproche la facilité des habitudes sous un ciel qui permet la vie au dehors. On chercherait vainement dans la maison rurale ce mobilier et ces traces d’opulence ménagère que l’habitude de travailler le bois, de cultiver et de tisser le lin, ont introduites dans la plupart des campagnes de France. Mais le roseau, les cornes d’animaux font les frais de beaucoup d’instruments usuels. L’attraction des villes est d’autant plus sensible qu’est rudimentaire l’installation rurale. La vie urbaine est profondément ancrée dans les traditions de ce pays ; elle continue, comme jadis, à régner par l’attrait des divertissements, des jeux, souvent dans le cadre des édifices antiques ; et l’on est tenté de croire que l’esprit des foules a moins varié encore que le cadre. Les superstitions n’ont lait que  changer de nom, et les passions d’étiquettes. On se sent en face d’un type de  civilisation fixé de trop ancienne date, et d’ailleurs trop cimenté par sa conformité avec le milieu, pour être susceptible de changement. La répugnance  du Provençal à s’adapter à d’autres genres de vie, la difficulté pour le Français Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/485 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/487 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/488 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/489 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/490 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/491 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/492 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/493 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/494 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/495 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/496 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/497 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/498 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/499 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/500 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/501 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/502 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/503 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/505 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/506 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/507 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/508 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/509 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/510 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/511 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/512 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/513 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/514 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/515 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/516 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/517 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/518 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/519 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/520 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/521 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/522 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/523 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/524 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/525 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/526 CONCLUSION 

LA CENTRALISATION ET LA VIE D’AUTREFOIS

I. LES ROUTES. -- I. COMPARAISON DE SYSTÈME DE ROUTES A DIVERSES ÉPOQUES. || II. VOIES ROMAINES. || III. SYSTÈME DE ROUTES A LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE. ||IV. LA CENTRALISATION.-- II. LA VIE D'AUTREFOIS.

I. — LES ROUTES

I COMPARAISON DU SYSTÈME DE ROUTES A DIVERSES ÉPOQUES

Il ne saurait, être question, à la fin de ce travail, de tirer toutes les conclusions historiques qu’il peut suggérer. Quelques-unes se dégagent d’elles-mêmes ; pour le reste, ce tableau géographique ne doit pas empiéter sur l'œuvre qui revient aux historiens. Je voudrais seulement attirer l’attention sur un point, de grande importance il est vrai : les changements éprouvés suivant les époques par le système des routes. Une comparaison fondée sur ces faits permet de bien saisir l’action de l’histoire sur les rapports entre l’homme et le sol. Elle isole, en quelque sorte, cette influence. L’intervention des causes d’ordre politique et purement humaine s’y dégage nettement, parmi toutes celles qui s’exercent sur les relations. Il s’agit, en effet, de voies de communication formant un système. Ce n’est donc plus l’état élémentaire d’une contrée où les communications mal reliées entre elles obéissent surtout à des rapports locaux. Un système de routes suppose un développement politique avancé, dans lequel les moyens de communication sont combinés entre eux, tant pour assurer à l’Etat le libre emploi de ses ressources et de ses forces, que pour mettre la contrée en rapport avec les voies générales du commerce. L’histoire a déjà marqué là-dessus son action ; elle s’imprime directement sur ce réseau, qui est comme l’armure dont elle revêt la contrée. Il suffira de mettre sommairement sous les yeux le tableau du système de routes à deux époques assez éloignées pour accentuer les différences d’abord sous la domination romaine, puis à la fin du XVIIIe siècle.

II VOIES ROMAINES

On ne peut parler d’un système de routes dans notre pays qu’à partir de la domination romaine. Sans doute un grand nombre de voies romaines s’adaptèrent à une circulation 

antérieure, qui était loin d’être inactive. Mais elles la systématisèrent ; et c’est là précisément ce que fait ressortir le tableau, si incomplet qu’il soit, qu’on peut tracer à laide des itinéraires. Elles constituèrent un réseau, auquel fut assigné un centre. Lyon, dit Strabon, est le centre des Gaules : entendez dune contrée dont la Méditerranée et les Alpes, le Rhin et l’Océan forment le cadre. De grandes voies transversales se greffent sur un tronc qui suit la vallée du Rhône ; elles gagnent le Pas de Calais, l’embouchure de la Seine, celles de la Loire, de la Charente et delà Gironde. Le tracé général se rapproche distinctement des principales directions fluviales. Nettement se traduit l’idée-maîtresse que les anciens s’étaient formée de notre pays ; médiateur naturel entre l’Italie et l’Océan.

Quelques traits cependant sont à remarquer. Ainsi l’importance particulière de la région entre la Seine, la Meuse et l’Escaut, base des relations avec l’île de Bretagne et avec les pays rhénans, se dessine déjà par le resserrement des mailles du réseau. Les avantages inhérents à la position de Paris se laissent entrevoir : toutefois rien encore n'annonce clairement la prédominance future de ce point. C’est plus au Nord que se trouvent les nœuds principaux de communication. 
Ce que furent ces voies romaines dans la vie passée de notre pays, nous avons eu souvent l’occasion de l’exprimer. Elles régirent longtemps le commerce, les expéditions militaires, le développement des foires et des villes. Les intérêts qui s’y étaient fixés ou qui s’appuyaient sur elles, s’opposèrent sans doute pendant longtemps à des modifications ultérieures inspirées par des intérêts nouveaux. Ceux-ci pourtant prévalurent à la longue et imposèrent un notable changement à la physionomie du réseau. Quand on compare au système des voies romaines celui qu’avait accompli à la fin du XVIIIe siècle la monarchie française, on dirait un feuillet sur lequel on aurait tiré des épreuves différentes. 

III SYSTÈME DE ROUTES A LA FIN DU XVIIIe SIÈCLE

Le réseau de voies postales, organisé par Colbert et perfectionné par le Corps des Ponts et Chaussées de Louis XV, comprend toutes les voies du Royaume sur lesquelles une circulation régulière, et rapide à la mesure du temps, était assurée. Il est antérieur à la grande révolution qui a transformé la vie moderne : nous voulons parler, non de la révolution politique, mais de celle qui s’est opérée dans les moyens de transport au milieu du XIXe siècle. On avait fait d’assez grands progrès à la fin du XVIIIe siècle pour la rapidité des voyages1 ; cependant les résultats atteints à celle époque seraient aujourd'hui de nature à nous faire sourire. A la fin du XVIIIe siècle et encore au commencement du XIXe, la circulation des choses, sinon des hommes, restait assujettie aux mêmes difficultés et aux mêmes lenteurs que par le passé. On ne soupçonnait pas encore quelle intensité d’attraction des contrées, même éloignées, peuvent exercer les unes sur les autres.

C’est surtout une conception politique qui fait la différence entre le réseau romain et le réseau monarchique de la fin du XVIIIe siècle. Examinons-le en effet : les voies qui se dirigeaient directement du Rhône vers l’Océan, de la Saône vers les Pays-Bas, semblent avoir subi une torsion. Elles se détournent vers Paris, s’y nouent ; elles décrivent tout autour une sorte de toile d’araignée. Comme les tentacules d’un polypier, elles s’allongent en tous sens. L’intervalle vide s’accroît avec l’éloignement de la capitale ; il devient énorme vers l’Ouest et le Midi. Au Sud de la Loire, il n’y a que deux routes unissant la vallée du Rhône à l'Océan, l’une par Clermont, l’autre par Toulouse. 
Certaines directions fondamentales n’ont pas entièrement disparu : on retrouve encore, par Langres, Chaumont et Reims, une des voies directes unissant la Bourgogne aux Flandres. Mais ces courants d’autrefois ont cessé de se marquer aussi fortement dans la physionomie générale du réseau. On peut en dire autant des rapports directs entre les Alpes et l’Océan, de l’ancienne Province romaine avec l’Aquitaine. Plusieurs causes qui avaient eu 

de grands effets sur les rapports réciproques des hommes et sur la tournure prise par la civilisation, ont ainsi passé à l’arrière-plan. Parmi un certain nombre de traits qui subsistent, il en est qui n’apparaissent qu’à demi effacés. Et la disparition de tels ou tels anciens rapports emporte avec elle l’explication de nombre de faits historiques. D’autres traits se sont accentués. Telle est l’importance que prend le réseau vers le Rhin et la mer du Nord. Déjà les voies romaines manifestaient cette idée stratégique. « La frontière de Vauban » multiplie les routes, renforcées encore, en Alsace comme en Flandre, par des canaux ou des fleuves.

IV LA CENTRALISATION

Ce système de routes est, en somme, un type de centralisation. Quels que soient les avantages inhérents à la position géographique de la capitale, il n’y a aucune parité entre eux et les conséquences qui en sont sorties. Le Bassin de Londres, avec des avantages en grande partie semblables à ceux du Bassin de Paris, n’a pas été centralisateur au même degré. Un poids jeté dans la balance a troublé, chez nous, l’équilibre des causes géographiques. Des affinités naturelle sont été exagérées. Ce n’est plus la géographie pure, mais de l'his-


1. Durée de quelques trajets en 1765 : De Paris à Lille, 2 jours ; à Besançon, 7 jours ; à Nancy, 8 jours ; Rennes, 8 jours ; Nantes, g jours ; Marseille, 13 jours ; Toulouse, 16 jours. Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/530 L’histoire de notre pays nous fait assister à un riche développement de dons variés, mais elle ne nous fournit qu’une traduction incomplète des aptitudes de la France. Nos générations auraient tort de se complaire au spectacle du passé au point d'oublier que dans nos montagnes, nos fleuves, nos mers, dans l’ensemble géographique qui se résume dans le mot France, bien des énergies attendent encore leur tour.

II. — LA VIE D'AUTREFOIS

Mais revenons à la France d’autrefois, il ne faudrait pas non plus exagérer les effets de cette centralisation sur la vie de notre ancienne France. Elle a obstrué plutôt que tari certaines sources d’activité. Sous le filet dont elle enveloppait la France, la vie de la contrée subsistait variée, multiple, s’échappant par toutes les mailles. Le sentiment de cette vie s’éloigne de plus en plus de nous. Ce n’était pas une chose qui s’exprimât directement par des faits, mais c’était l’atmosphère même dans laquelle se formaient les idées et s’entretenaient les habitudes. Pour s’en rapprocher aujourd'hui, il convient de poursuivre dans le détail les manifestations de la vie locale, d’entrer autant que possible dans l’intimité de la contrée. C’est ce que nous nous sommes proposé dans les descriptions qui précèdent. Elles ont pour but de dissiper une partie du voile qui chaque jour va s épaississant entre la vie d’autrefois et celle d'aujourd'hui.

On entrevoit alors le fond sur lequel se détachent d’autres personnages que ceux dont s’entretenaient la Cour et la Ville : le paysan, le bourgeois agriculteur, le petit noble vivant sur ses terres ; artisans obscurs de l’utile besogne qui ne s’interrompt jamais : ceux qui ont maintenu la France et plusieurs fois l’ont restaurée. Tout ce monde se tient. De la campagne à la petite ville rurale, où le bourgeois passe une partie de l’année, se nouent les relations de foires et de marchés. La petite ville recrute son aristocratie dans un monde de propriétaires, d’ecclésiastiques et de gens de loi. Elle a fourni à l’ancienne France de petits centres sociaux, dont les railleries même auxquelles ils étaient parfois en butte, prouvent l’existence. Et à travers ces classes sociales la pensée atteint et découvre ce qui en est le fond et la raison d’être, le sol français. Lui aussi est un personnage historique. Il agit par la pression qu’il exerce sur les habitudes, par les ressources qu’il met à la disposition de nos détresses ; il règle les oscillations de notre histoire. 

Parmi les causes qui obscurcissent pour nous le sentiment du passé, la principale tient précisément à un changement d'habitudes. L’histoire de l’ancienne France s’est déroulée pendant une période où les rapports entre la puissance humaine et les obstacles de pesanteur et de distance, étaient tout différents d'aujourd'hui. Les moyens, qui permettent aux produits d’être transportés en masse et avec régularité d’une partie de la terre à une autre, n’existaient pas. Aussi ne pouvait-il entrer dans l’idée de personne qu’une contrée pût confier à une contrée éloignée le soin de nourrir ses habitants. Chacune restait comme un petit monde en soi veillant à sa propre subsistance. Ici l’on craint de manquer de blé ; là de manquer de bois1 ; et l’on prend ou sollicite des mesures préservatrices. Dans cet état, l’estime et la confiance vont exclusivement à la terre. Dans la psychologie de l’ancienne France la prééminence de l’agriculture comme forme de travail et de richesse est une idée de sens commun. Entre le paysan qui ne quitte pas le sol et le bourgeois ou petit gentilhomme qui va vivre dans la ville voisine du revenu de ses terres, il y a différence d’habit et d’éducation et aussi différence de conditions sociales ; mais les sources de l’avoir et de la vie sont les mêmes. Voyez le sens expressif que prend pour le peuple de France le mot héritage ; il se matérialise dans la terre ; dans la langue de Jeanne d’Arc, il s’applique au Royaume même. Du laboureur ou du métayer au bourgeois et au noble existe une hiérarchie terrienne se superposant et, faut-il ajouter, se dédaignant mutuellement. Sur les transactions et les litiges auxquels donne lieu la terre, s’échafaude la classe coûteuse des gens de loi, autre caractéristique, non la plus enviable, de l’ancienne France.

De ces choses d’autrefois, le paysan seul, dépositaire et conservateur des idées anciennes, garde encore quelques traces. Par lui on peut, quoique de moins en moins chaque jour, se rendre compte de ce qu’était jadis l’existence de la très grande majorité de la population de la France. Elle se composait d’une trame continue d’occupations revenant périodiquement, et qui directement ou indirectement, qu’il s’agît de travail agricole ou d’industries domestiques, se rapportaient toujours à un même objet, la terre. Les artistes 

inconnus qui ont animé de leurs sculptures les portails de nos vieilles cathédrales, se sont plu quelquefois à retracer les scènes qu’amenait ainsi le retour de chaque saison ou de chaque mois. C’est que leurs contemporains aimaient à retrouver dans ces sculptures, comme le font encore nos vieux paysans dans les almanachs qui leur sont restés chers, l’image des travaux et des jours, l’expression régulière d’une vie à laquelle suffisaient les changements qu’amènent le cours du soleil et les renaissantes métamorphoses de la terre suivant les saisons.

Ni le sol ni le climat n’ont changé ; pourquoi cependant ce tableau paraît-il suranné pourquoi ne répond-il plus à la réalité présente?

Nous sommes amenés par là au seuil d’une question que nous ne devons ni ne voulons ici aborder. Disons seulement qu’il n’y a rien dans ce qui arrive qui ne soit conforme aux faits que nous avons déjà eu occasion de reconnaître. Une contrée, — la France moins que toute autre, — ne 

I. Par exemple, cahier des doléances du bailliage d’Épinal en 1789. demandant la suppression des usines établies sans permission, le prix du bois ayant presque doublé. vit pas seulement de sa vie propre ; elle participe à une vie plus générale qui la pénètre ; et la pénétration de ces rapports généraux ne peut qu’augmenter avec la civilisation même. Lorsque se produisent de grandes révolutions économiques, comme celles que les découvertes du XIXe siècle ont amenées dans les moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se flatter d’échapper à leurs conséquences ? Elles atteignent la chaumière du paysan comme la mansarde de l’ouvrier. Elles se répercutent dans les salaires, la vente des produits du sol, la durée des occupations rurales. De telles transformations sont de nature à entraîner des conséquences que l'esprit humain peut difficilement mesurer.

Nous croyons fermement que notre pays tient en réserve assez de ressources pour que de nouvelles forces entrent en jeu et lui permettent de jouer sa partie sur l’échiquier indéfiniment agrandi, dans une concurrence de plus en plus nombreuse. Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n’atteindront pas foncièrement ce qu’il y a d’essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimenté par la nature et le temps. Il s’exprime par un nombre de propriétaires qui n’est égalé nulle part. En cela réside, sur cela s’appuie une solidité, qui peut-être ne se rencontre dans aucun pays au même degré que chez nous, une solidité française. Chez les peuples de civilisation industrielle qui nous avoisinent, nous voyons aujourd'hui les habitants tirer de plus en plus leur subsistance du dehors ; la terre, chez nous, reste la nourricière de ses enfants. Cela crée une différence dans l’attachement qu’elle inspire. 
Des révolutions économiques comme celles qui se déroulent de nos jours, impriment une agitation extraordinaire à l’âme humaine ; elles mettent en mouvement une foule de désirs, d’ambitions nouvelles ; elles inspirent aux uns des regrets, à d’autres des chimères. Mais ce trouble ne doit pas nous dérober le fond des choses. Lorsqu'un coup de vent a violemment agité la surface d’une eau très claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d’un moment, l’image du fond se dessine de nouveau. L’étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques de la France, doit être ou devenir plus que jamais notre guide. Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/535 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/537 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/538 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/539 Page:Vidal de la Blache - Tableau de la geographie de la France, 1908.djvu/540 
  1. Ces paroles sont citées et discutées à la page 9.
  2. Strabon, IV, I, 14.
  3. On sait que les géologues distinguent dans l’histoire de la Terre plusieurs périodes, dont chacune fut très longue et se caractérise par des terrains de composition et de faune spéciales. Les voici par ordre d’ancienneté et avec leurs divisions principales, dont les noms pourront revenir dans le cours de cette étude :
    Terrains primitifs (gneiss et micaschistes) et terrains primaires (cambrien, silurien, dévonien, carbonifère, permien). — Les granits et les porphyres sont des roches éruptives qui se sont fait jour pendant l’époque primaire.
    Terrains secondaires (trias, jurassique, crétacé). Le jurassique a pour subdivisions principales le lias et l’oolithe.
    Terrains tertiaires (éocène, oligocène, miocène, pliocène).
    Terrains quaternaires (alluvions anciennes et modernes). Apparition de l’homme sur la terre. Les roches éruptives telles que le basalte, le trachyte, la phonolithe, se rapprochant des laves volcaniques, sont sorties du sol pendant les périodes miocène, pliocène et quaternaire.
  4. Toute région en relief est exposée à une destruction rapide. La gelée désagrège les roches les plus résistantes ; les glaciers usent leurs bords et leur lit ; la force des eaux, excitée par la pente, ravine les flancs des montagnes, en arrache des blocs qui, réduits par le frottement à l’état de galets, puis de sable et de boue, sont entraînés au loin et forment des plaines de sédiment. Lorsque ce travail de destruction s’est prolongé pendant des périodes géologiques, l’usure est telle que les anciens massifs montagneux ont un aspect émoussé et que leur niveau se rapproche de celui des plaines. La Bretagne offre, chez nous, le meilleur type de cette topographie. Au contraire, dans les chaînes d’origine relativement récente, comme les Alpes, les formes sont hardies et élancées, parce que la destruction n’a pas eu le temps d’accomplir toute son œuvre. Dans le premier cas la lutte est presque arrivée à son terme ; dans le second, elle est en pleine énergie.
  5. La qualité des sols tient à leur composition minéralogique. Les roches primitives et primaires (granits et schistes) engendrent par leur décomposition des sols pauvres en chaux et en acide phosphorique, plus favorables, tant qu’ils ne sont pas amendés, aux bois et aux landes qu’aux cultures. — Les terrains de l’époque secondaire, parmi lesquels les calcaires dominent, sont souvent trop secs (Causses, Champagnes), mais généralement assez riches ; parmi eux, le calcaire coquillier (Lorraine) et le lias sont regardés par les agronomes comme donnant des terres « naturellement complètes ». — Les terrains tertiaires se distinguent par une grande variété, qui est avantageuse soit pour la formation des sources et le mélange des cultures, soit pour l’abondance des matériaux (argile plastique, calcaire et gypse des environs de Paris). Quelques sols, il est vrai, sont très pauvres (sables de Fontainebleau, argile à silex); mais d’autres sont très fertiles, comme les molasses d’Aquitaine ; ou privilégiés par les multiples ressources qu’ils offrent à l’homme, comme le calcaire grossier parisien. — Les alluvions fluviatiles ou marines doivent souvent une grande fertilité au mélange d’éléments dont elles se composent (Val de Loire ; Ceinture dorée en Bretagne). — Nous aurons maintes fois dans le cours de ce travail, à mentionner ces terrains et d’autres encore : nous chercherons toujours à en expliquer les caractères ; mais pour les détails qui ne sauraient trouver place ici, le lecteur pourra se référer à la Géologie agricole d’E. Risler (Paris, Berger-Levrault, 1884-1897, 4 vol.), et notamment au chapitre XIX du tome quatrième (Terres complètes et terres incomplètes).
  6. Hérodote, III, 115.
  7. Voir t. I, liv. 1, chap. I, p. 10 de l’Histoire de France : Les Origines, la Gaule indépendante et la Gaule romaine, par M. G. Bloch.
  8. Poème anonyme attribué à Scymnus de Chio (Geographi græci minores, édit. Didot, 1855-61, t. I, p. 202).
  9. Strabon, I, Iv, 5. Uxisama, c’est-à-dire Ouessant, dont le nom, par une anomalie qui n’est qu’apparente, se trouve ainsi un des plus anciennement signalés de notre vocabulaire géographique.
  10. Posidonius, dans Strabon, III, II, 9.
  11. Diodore de Sicile, V, 21, 22.
  12. César, De bello gallico, IV, 5.
  13. Ephore, Fragmenta historicorum græcorum, t. I, édit. Didot, 1853-70; fragm. 43, p. 245.
  14. La civilisation de la Gaule indépendante est exposée par M. Bloch dans le tome I, livre II, chapitre I de l’Histoire de France. — Sur la civilisation de Hallstatt et de la Tène, voir liv. I, chap. i, p. II.
  15. Observations résultant des conseils de révision (Dr R. CoUignon, Anthropologie du Sud-Ouest de la France, Mémoires de la Soc. d’anthrop., 3e série, t. I, fasc. 4, 1895). D’après l’indice céphalique tiré du rapport entre les deux diamètres, l’un transversal, l’autre longitudinal, du crâne, on distingue des brachycéphales (crânes courts et presque ronds) et des dolichocéphales (crânes allongés).
  16. Posidonius, dans Strabon, III, III, 7. — Il en est encore ainsi dans l’Andorre.
  17. Illiberris, ancien nom de Grenade ; Elimberris, Auch ; Illiberris, Elne ; Calagurris, Calahorra en Espagne, etc.
  18. A mesure que la question dite glaciaire a été serrée de plus près, on a été amené à reconnaître qu’il existe un rapport entre les faits assez complexes qui ont signalé cet épisode de la vie terrestre et la répartition des civilisations primitives. Quelques mots d’explication ne seront pas inutiles sur ce point.
    La question a été renouvelée depuis environ un quart de siècle par des recherches de plus en plus amples et méthodiques. Nous savons maintenant que par le nom de période glaciaire il faut entendre en réalité non une période pendant laquelle l’extension extraordinaire des glaces aurait été continue, mais une série d’époques marquées par de grandes oscillations de climat, dont l’influence se fit sentir sur l’ensemble de la Terre. Les progrès des glaciers furent coupés d’intervalles de recul, pendant lesquels le climat se rapprochait de celui de l’époque actuelle. Ces intervalles furent assez longs pour que la végétation eût le temps de reconquérir les espaces qu’elle avait dû abandonner. Une constatation non moins importante, c’est qu’il y eut de grandes inégalités dans l’étendue que couvrirent à diverses époques les glaciers. Jamais, dans leurs empiétements successifs, ils ne semblent avoir atteint l’extension qu’ils avaient prise au moment de l’une de leurs premières invasions : celle que marque, par une ligne rouge, la carte insérée plus loin (no 2). À cette époque, les glaciers Scandinaves poussèrent leurs moraines frontales jusqu’en Saxe et en Belgique ; ceux des Alpes s’avancèrent jusqu’à Lyon ; il y eut dans les Vosges et en Auvergne des glaciers analogues à ceux qui se voient présentement dans les Alpes.
    L’homme existait pendant cette période, et manifestait son activité par des essais d’industrie (civilisation paléolithique et néolithique). Si par les invasions temporaires des glaciers une grande partie de l’Europe fut longtemps interdite au développement de la vie, d’autres régions au contraire s’y montrèrent alors plus favorables qu’elles le sont actuellement. Tel fut le cas pour les régions en partie aujourd’hui sèches et arides, du bassin méditerranéen et du Nord de l’Afrique. Les vestiges d’érosions puissantes laissés par les eaux indiquent qu’un climat plus humide que celui de nos jours y régna, pendant que le Nord de l’Europe était sous les glaces. Les traces de civilisation très ancienne qu’on découvre dans le Sud de l’Europe et jusque dans les parties inhabitées du Sahara, s’expliquent par ces conditions favorables. C’est à ces origines que se rattache l’ensemble de coutumes qui caractérise ce que nous avons appelé le monde ibérique, et qui remonte à une date reculée dans la préhistoire.
    A la lumière de ces faits, dont la plupart n’ont été dégagés que dans ces dernières années, on voit aisément qu’une distinction, chronologique aussi bien que géographique, s’impose entre les sociétés primitives. Les contrées qui, comme le Sud de l’Europe, jouirent d’une immunité presque complète, et celles même qui, comme la France, ne furent que très partiellement atteintes par les glaciers, offrirent plus de facilités aux œuvres naissantes de la civilisation. Entre les contrées mêmes que les glaciers couvrirent entièrement, il y eut de grandes différences. Celles qui, comme l’Allemagne centrale et la Belgique, ne furent envahies qu’à l’époque de la plus grande extension glaciaire et restèrent indemnes dans la suite, s’ouvrirent plus tût au développement des sociétés humaines, que la Scandinavie et l’Allemagne du Nord, qui eurent à subir à plusieurs reprises le retour offensif des glaces.
    I. Voir Carte Frontispice.
  19. Voir la Carte en couleurs tirée hors texte.
  20. On peut s’assurer aujourd’hui que les établissements fondés sur les alluvions récentes de nos fleuves sont de dates moins anciennes que ceux des bords élevés. On en trouvera plus loin des exemples dans les cartes que nous donnons du Val d’Anjou, du Rhône à Viviers.
  21. Réglementation de la glandée, en Lorraine et ailleurs.
  22. C’est la définition qu’en donne Grimm.
  23. La race actuelle du bœuf que son museau noir, sa tête large et sa couleur brune distinguent de celles qui sont, plus tard, venues du Nord, se retrouvent dans les tourbières préhistoriques de la Suisse.
  24. Worsaae, Die Vorgeschichte des Nordens nack gleichzeitigen Denkmälern, 1878, p. 83.
  25. Danois, Angles, Saxons, Frisons.
  26. Voir la Carte en couleurs tirée hors texte.
  27. Repas de paysans (Louvre, salle La Caze, no 548).
  28. Pline, XVI, I : « Misera gens tumulos obtinct altos ;., captumque manibus lutum ventia magis quam sole siccantes, terra cibos et rigentia septemtrione viscera sua urunt. »
  29. Voir page 9, note 2.
  30. C’est sous les couches de craie qu’à Bernissart (Hainaut), des fouilles, entreprises en 1877 pour les mines, ont fait découvrir les ossements d’iguanodon, reptiles gigantesques qui habitaient une vallée profondément encaissée dans le terrain houiller (Musée royal d’histoire naturelle de Bruxelles). Les dépôts de la craie, en s’étalant en couches horizontales, avaient comblé ces inégalité du relief primaire.
  31. Suess, La Face de la Terre (Das Antlitz der Erde). trad. française, t. I, chap. XII. (Paris, Armand Colin, 1897-1901, 3 vol.)
  32. Par exemple, à la Marfée, en face de Sedan.
  33. Voir Carte fig. 24, Boucle de Revin, p. 64.
  34. Dans une région qui a été plissée, les couches de terrain présentent une série de courbures alternativement saillantes et creuses: on appelle les premières des anticlinaux et les secondes des synclinaux. Il est bon de faire remarquer que ces noms s’appliquent à la disposition des couches, sans que ces traits de structure correspondent nécessairement à des traits analogues de relief. Ainsi il n’est pas rare qu’un pli synclinal se dessine en saillie, ou inversement qu’un anticlinal se dessine en creux. Car le relief est surtout déterminé par la dureté des roches et le degré de résistance qu’elles sont capables d’opposer à l’érosion.
  35. Hastières, Saint-Hubert, Stavelot, Malmédy.
  36. Houzeau. Essai d’une géographie physique de la Belgique (Bruxelles, 1854) p. 228.
  37. La preuve que dans cette lutte la mer n’a pas désarmé, c’est que, sans remonter au delà du XIXe siècle, des irruptions se sont produites en 1825, 1853, 1855, 1881, sur les côtes de Frise et de Hollande.
  38. Cependant une inondation a encore, en 1880, couvert une partie de la Flandre maritime.
  39. Vie de saint Éloi, liv. II, chap. III (Rec. des historiens des Gaules et de la France, publ. par Dom Bouquet, t. III, 1741, p. 557).
  40. Enfer, c. 15, v. 4-7.
  41. Terra valde populosa. Vie de Louis le Gros, chap. XXIX (éd. A. Molinier, dans la Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire. Paris, Picard, fasc. 4, 1887).
  42. Guettard, Mém. de l’Acad. des Sciences, 1746, p. 363 (carte et mémoire).
  43. Le Bassin parisien est circonscrit par une zone de terrains jurassiques, puis de terrains crétacés, enveloppant une région centrale composée de terrains tertiaires. Les cartes géologiques de nos Atlas ont rendu les principales divisions du Bassin assez familières à tous, pour nous dispenser d’y insister ici. Ces cartes procèdent pour la plupart de celle qui a été publiée à l’échelle du millionième par le Ministère des Travaux publics, d’après les documents du Service de la carte géologique détaillée. On trouvera, sur l’histoire géologique du bassin, des renseignements aussi abondants que précis dans le livre de M. de Lapparent : La Géoiogie en chemin de fer, Description géologique du Bassin parisien et des régions adjacentes (Paris, Savy, 1888). Nous nous sommes généralement conformés aux limites assignées par l’auteur ; sauf toutefois pour la partie orientale. Bien que la même inclinaison des couches géologiques se continue effectivement jusqu’aux Vosges, il nous parait préférable d’exclure du Bassin parisien les formations triasiques lorraines qui correspondent à l’Ouest des Vosges à celles qui se succèdent à l’Est de la Forêt-Noire. Nous les rangeons dans la région rhénane. Il est vrai que la Lorraine se trouve ainsi partagée entre deux régions différentes, car il ne saurait y avoir doute sur l’attribution au Bassin parisien du pays de la Meuse et des côtes oolithiques qui par Longuion, Metz, Nancy, se déroulent jusqu’à Langres. Comme il était impossible, dans cette description, de séparer ce que tant de rapports unissent, nous nous sommes décidés à grouper l’ensemble des pays qui constituent la Lorraine dans la Région rhénane (section III, chapitres I et II). C’est naturellement l’idée géologique qui nous sert de guide dans l’ordre de description des diverses parties du bassin. Nous rencontrons successivement ainsi : — 1° au Nord, la grande région limoneuse à sous-sol de craie qui comprend, non la Picardie tout entière, mais la province qui depuis Louis XI en a officiellement gardé le nom ; — 2° au Centre, la partie de la région tertiaire vers laquelle s'inclinent les couches géologiques et convergent les rivières venues de la périphérie orientale du bassin, Centre et périphérie sont unis par la Seine; — 3° au Sud, la succession des terrains jurassiques, crétacés et tertiaires mis en rapport par la Loire ; — 4° à l’Ouest, la réapparition des zones jurassiques et crétacées qui correspond, sinon à la Normandie tout entière, du moins à sa partie principale, celle où se trouvent Rouen et Caen, ses deux capitales historiques.
  44. Elie de Beaumont.
  45. D’où le nom de craie sénonienne.
  46. Il en est de même dans les régions à sol crayeux qui s’étendent au Sud de la Seine. Et là aussi des forêts couvrent ou parsèment l’argile à silex (Forêts d’Évreux, de Conches, etc.).
  47. Première partie, chap. III. p. 32.
  48. Sur le bureau de douanes de Bapaume, voir Finot, Étude historique sur les relations commerciales entre la France et ta Flandre au moyen âge. Paris, Picard, 1894.— Fagniez, Documents relatifs à l’histoire de l’industrie et du commerce en France, t. II, introd., p. x. Paris, Picard, 1900 (Collection de textes pour servir à l’étude et à l’enseignement de l’histoire, fasc. 22 et 31).
  49. Ce n’est que par Louis XI qu’ils ont été administrativement détachés de la Picardie, pour être adjugés au gouvernement de l’Ile-de-France.
  50. Voir fig. 45, pL. 22.
  51. Berzy-le-Sec.
  52. Sables moyens (voir fig. 45, pl. 22).
  53. La Carte de France dressée au Dépôt des fortifications (Orohydrographie), à l’échelle de 1 : 500 000 montre clairement l’ensemble des traits exposés dans ce chapitre : feuilles VI (Nancy), V (Paris), IX (Lyon).
  54. Hauteur maxima : 902 mètres aux Bois du Roi. Superficie : 2 700 kilomètres carrés.
  55. Lias, étage inférieur du système des terrains jurassiques.
  56. Coulmlers-le-Sec, Ampilly-le Sec.
  57. Dampierre en-Montagne, entre la Brenne et l’Ozerain; Courcelles-en-Montagne, près de Langres.
  58. 471 mètres d’altitude.
  59. Voir plus haut, p. 104.
  60. La toponymie est caractéristique à cet égard. Voir (feuille de la carte d’État-major au 80 000e : no 83, Chaumont) le trajet de la Blaise à travers le calcaire corallien. En moins de 30 kilomètres se succèdent Blaisy (à la source), Juzennecourt, La ChApelle-en-Blaisy, La Mothe-en-Blaisy, Blaise et Guindrecourt-sur-Blaise.
  61. « Campania Remensis. » Hist. Franc., IV, 17.
  62. Voir la succession des étages de la région tertiaire (fig. 45, p. 97).
  63. L’argile plastique est exploitée à Ivry-sur-Seine et à Issy. Dans le calcaire sont entaillées les carrières, dites catacombes, du quartier du Luxembourg. Le gypse se montre dans les coteaux de La Villette, de Romainville, etc.
  64. Voir, par exemple, le tableau de N. Lépicié au Musée du Louvre (no 549).
  65. La topographie de la région parisienne est admirablement éclairée par la carte géologique Paris et ses environs, à l’échelle de 1 : 40 000 (en 4 feuilles), qu’a publiée en 1890 le Service de la Carte géologique détaillée de la France (Paris, Baudry).
  66. Ce phénomène peut être considéré comme normal sur la périphérie de la région tertiaire. Partout, au contact de la craie et des argiles, existent des marais, des étangs, des tourbières : près de Laon comme aux sources du Petit-Morin au Sud d’Épernay, comme aux environs de Beauvais et de Liancourt. La forte position de Laon tient en partie à ces circonstances.
  67. Sables moyens, dits de Beauchamp. Voir fig. 45, p. 97.
  68. Nous ne pouvons que renvoyer, sur la signification de ce nom de France, appliquée à la région du diocèse de Paris située au Nord de la Seine, au mémoire de M. Longnon (Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. I, 1875). — Nous nous bornerons ici à faire ressortir la persistance de cette distinction de limites dans le langage populaire (par exemple vent de France, Le Bourget en France, etc.) ; vivant indice des réalités géographiques sur lesquelles elle s’appuie.
  69. Cette affinité semble avoir ^té saisie dans la nomenclature usuelle. On trouve, par exemple, le nom de Haute-Beauce au-dessus de Dampierre ; la Petite-Beauce au Sud de Saint-Chéron (Carte au 80000e, Feuille de Melun).
  70. Entre 100 et 300 mètres cubes par seconde.
  71. Carte topographique au 80 000e, no 80, Feuille de Fontainebleau.
  72. Saint-Germain-en-Gâtines, au Nord de Chartres.
  73. Remarquez les noms de lieux : Mareau-aux-Bois, Chilleurs-aux-Bois, Neuville-aux-Bois, etc. (Feuille topographique au 80 000e, no 80 (Fontainebleau).
  74. Cf. en Picardie les refuges souterrains de Naours.
  75. Longnon, ouvrage cité, p. 4-5.
  76. Les itinéraires romains ne mentionnent pas de voie directe entre Autricum (Chartres) et Lutetia (Paris).
  77. Chemin dit de Jacques Cœur, ancienne voie de Cosne à Bourges.
  78. Il est aisé de suivre, sur une carte topographique, cet arc de cercle déprimé qui se déroule pendant plus de 60 kilomètres entre Saint-Amand et La Guerche. Il est communément désigné sous le nom de Val.
  79. Sur les dialectes, voir Hipp. Fr. Jaubert, Glossaire du centre de la France, 1864. 2° édit. et 1869 (supplém.).
  80. La présence d’une colonie des Bituriges Cubi à Bordeaux est l’expression de ces anciens rapports. — Pour les routes qui se reliaient à Bourges, voir la carte du réseau des voies romaines, qui est inséré à la fin de cet ouvrage.
  81. En moyenne 4m,50 par kilomètre entre la source et Roanne.
  82. 523 kilomètres sur 980.
  83. Philippe Ier
  84. Relation d’un voyage de Paris au Limousin en 1663.
  85. Formation déposée au début des temps crétacés.
  86. En accord avec ces indices, on a constate qu’au large de l’embouchure de la Seine les lignes bathymétriques accusaient un prolongement sous-marin de la vallée. Sur les côtes du Calvados, des tourbières, aujourd’hui sous la mer, attestent, pour l’époque où elles se sont formées, une plus grande extension des terres. On est ainsi amené à assigner une date récente à la ligne actuelle du littoral normand. A une époque où peut-être l’homme occupait déjà ces régions, les terres se prolongeaient vers le fond d’un golfe occupant le grand axe de la dépression de la Manche Celle-ci se creusait entre les ailes relevées d’un synclinal, dont la continuité subsiste encore, puisque les couches se correspondent de la rive française à la rive anglaise.
  87. Dieppe (diep, djupa, deôp = fonds). — Les Dales (Dal-r). — Fécamp (fiskr = pêcherie). — Scanvic (sand vik = crique de sable), etc. (Joret, Des caractères et de l’extension du patois normand. Paris, 1883, p. 35).
  88. Un gué, comme l’indique le nom (Brivodurum).
  89. « Un grand nombre de gens du peuple que nous rencontrâmes dans nos promenades autour de Thurso. dit Nordenskiöld, me déclarèrent avec un certain orgueil qu’ils étaient Scandinaves ; et ils peuvent bien avoir raison, car aux époques anciennes ce pays était un lieu de refuge pour les Vikings du Nord. » (Nordenskiöld, Grönland, chap. 1, p 22. Leipzig, 1886).
  90. De Gerville, Recherches sur le « Hague-Dike », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. VI (1833), p. 196.
  91. Dr Collignon, Anthropologie du Calvados et de la région environnante (Caen, Typ. Valin, 1894).
  92. Auge : sables et glaucopies (crétacé inf.), ou oxfordien (jurassique moyen). Campagne de Caen : bathonien (jurass. inf.). Bessin : marnes du lias.
  93. Époque oligocène.
  94. Lorraine, Vosges, Plaine du Rhin = 34 000 kmq. environ; Forêt-Noire, Souabe et Franconie = 39 000 kmq. En tout, 73 000 kmq.
  95. On distingue dans les Vosges trois espèces de grès. Ce sont, par ordre d’ancienneté, le grès permien dit aussi grès rouge ; le grès vosgien, très quartzeux ; le grès bigarré. Ces deux derniers constituent l’étage inférieur du système triasique.
  96. Élie de Beaumont et Dufrénoy, Explication de la carte géologique de la France, t. I, 1841, p. 286.
  97. Basses, Creux, Collines, Faings, Voivres, Rupts, Feys, Chaumes, ou First, etc. Firsf, synonyme allemand de Chaume, se change, par un quiproquo fréquent d’une langue à l’autre en fêtes, et même en fée (Hautes-Fêtes, Haut des Fées, Gazon de Fête).
  98. Trouvaille faite en 1887 à Vöklinshofen, près de Colmar. (Voir Döderlein, Die diluviale Thierwelt von Vöklinshofen, Mitteilungen der Philomathischen Gesellschaft in ElsassLothringen, t. V, p. 86-92).
  99. Marquaire, altération française de melker (celui qui trait les vaches).