Théâtre complet d’Eugène Labiche, Calman-Lévy/Préface

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Théâtre complet d’Eugène Labiche, Texte établi par Émile AugierCalmann-Lévy10 volumes, 4922 pages (p. iii-xi).

PRÉFACE


J’étais chez mon ami Labiche, dans sa principauté de Sologne, qui ressemble si peu à nos gaies campagnes de Seine-et-Oise. Je m’y plaisais beaucoup toutefois, dans la charmante famille de mon vieil ami, au milieu de l’animation des travaux champêtres si nouveaux pour moi. Je trouvais grand plaisir, moi, simple jardinier fleuriste, à suivre ce cultivateur à travers les étendues qu’il a conquises sur le sable et la bruyère, qu’il a couvertes de blés et de pins, de bœufs et de moutons ; et devant ce grand paysan qui arpentait les routes, jetant partout l’œil du maître, le bâton ferré à la main et les jambes dans des guêtres de cuir, j’avais fini par oublier complètement l’auteur de tant de joyeuses fantaisies, le grand maître du rire, notre premier producteur de gaz exhilarant. Oui, je l’avais oublié ! Ingratitude humaine ! Ne devrions-nous pas graver en lettres d’or, sur nos monuments, les noms des bienfaiteurs qui entretiennent en nous la gaieté, l’un des deux privilèges qui distinguent l’homme de la bête ?

Un jour, un des fermiers de mon hôte mariait sa fille, et Labiche, pour ne pas me laisser seul, voulait m’amener à la noce ; mais je redoute les victuailles et je préférai garder la maison. Je passai donc la journée tout seul, dans la bibliothèque, et je ne me rappelle pas une journée plus divertissante ; il y avait là tout le répertoire de Labiche ! Je n’avais jamais lu ces pièces qui m’avaient tant réjoui à la scène ; je me figurais, comme bien d’autres, qu’elles avaient besoin du jeu abracadabrant de leurs interprètes, et l’auteur lui-même m’entretenait dans cette opinion par la façon plus que modeste dont il parlait de son œuvre. Eh bien, je me trompais, comme l’auteur, comme tous ceux qui partagent cette idée. Le théâtre de Labiche gagne cent pour cent à la lecture ; le côté burlesque rentre dans l’ombre et le côté comique sort en pleine lumière ; ce n’est plus le rire nerveux et grimaçant d’une bouche chatouillée par une barbe de plume ; c’est Ile rire large et épanoui où la raison fait la basse.

Quand Labiche rentra : « Je veux avoir votre théâtre, lui dis-je ; où se le procure-ton ? — Nulle part. Mes pièces ont été imprimées chez trente-six libraires en trente-six formats différents. — Faites vos œuvres complètes alors. — Vous vous moquez de moi, et vous ne seriez pas le seul si je vous écoutais. Est-ce que ces farces-là sont des œuvres ? Si je faisais mine de les prendre au sérieux, la grammaire et la syntaxe m’intenteraient un procès en dommages-intérêts pour viol ! — Vous les chiffonnez quelquefois, j’en conviens, mais toujours si drôlement qu’elles ne peuvent pas vous en garder rancune. D’ailleurs, c’est le droit des maîtres, et vous êtes un maître. — Pas un mot de plus ! … sortez, monsieur ! »

Je ne sortis pas. Je travaillai Labiche jusqu’à mon départ, et, au moment des adieux, à une dernière objurgation : « J’y consens, répondit-il de guerre lasse ; mais à condition que vous me présenterez au lecteur, et que vous assumerez sur votre tête la moitié de son indignation.

Voilà comment j’écris une préface pour les œuvres de Labiche, après avoir refusé à mon éditeur d’en écrire une pour les miennes ; et, pour qui connaît ma paresse naturelle, je donne là à Labiche une preuve irrécusable de mon admiration.

Encore un mot qui va le faire bondir ! et j’avoue que j’ai hésité à l’écrire ; mais aujourd’hui le diapason des formules laudatives a tellement monté, qu’il faut dire trop pour dire assez. Merveilleux, splendide, renversant, répondent à peine à l’excellent d’autrefois ; admiration n’est qu’un faible équivalent de haute estime.

Donc j’admire Labiche ; je le tiens pour un maître, et sans hyperbole cette fois, car il y a autant de degrés de maîtrise qu’il y a de régions dans l’art. La hiérarchie des écoles n’importe guère ; l’important est de ne pas être un écolier. C’est surtout en cette matière que le mot de César est juste : mieux vaut être le premier dans une bourgade que le second à Rome. Je préfère Téniers à Jules Romain, et Labiche à Crébillon père.

Ce n’est pas le hasard de la phrase qui rapproche sous ma plume le nom de Labiche et celui de Téniers. Il y a des analogies frappantes entre ces deux maîtres, et les magots de l’un, comme disait le Grand Roi, ressemblent beaucoup aux magots de l’autre. C’est, au premier abord, le même aspect de caricature ; c’est, en y regardant de plus près, la même finesse de tons, la même justesse d’expression, la même vivacité de mouvement. Le fond de ces joyeusetés à toute outrance, c’est la vérité. Cherchez dans les plus hautes œuvres de notre génération, cherchez une comédie plus profonde d’observation que le Voyage de M. Perrichon, ou plus philosophique que le Misanthrope et l’Auvergnat ? Eh bien, Labiche a dix pièces de cette force-là dans son répertoire. Pourquoi, doué à un si haut degré de la puissance comique, n’a-t-il pas eu l’ambition d’élever son genre, comme on dit ? Il n’a donné qu’une pièce au Théâtre-Français, Moi[1]. La majesté du lieu avait bien quelque peu intimidé et amorti ces qualités natives ; mais il y avait là une maîtresse scène, celle où une nièce, pour détourner son oncle d’épouser une jeune fille, lui raconte tout ce qu’elle a souffert elle-même d’avoir épousé un vieux mari ! « Et lui ? répond l’égoïste à chaque trait du tableau. — Lui ? Il était très-heureux. — Eh bien, alors ? »

Dumas lui-même n’eût pas trouvé mieux.

Moi avait pleinement réussi. Pourquoi Labiche n’a-t-il pas renouvelé la tentative ? Le tempérament de sa muse s’accommodait-il mal d’un climat tempéré qui ne lui permettait pas de s’ébattre en manches de chemise et pieds nus ? Je crois qu’elle se serait vite habituée ai brodequin et à la robe ajustée. Labiche ne l’a sans doute pas cru, et il l’a reconduite dans les pays chauds, où elle jouit d’ailleurs d’une santé si plantureuse et d’une si merveilleuse fécondité. Tout compte fait, elle lui a donné jusqu’à ce jour cent soixante enfants, plus ou moins légitimes ; et, bien que la recherche de la paternité soit interdite, je ne peux m’empêcher de me poser ici cette question :

Quelle est la part des collaborateurs dans l’œuvre de Labiche ?

La question est d’autant plus délicate que la plupart sont des hommes de beaucoup d’esprit et de talent, que la plupart ont eu de grands succès sans lui. Mais je remarque que les pièces qu’ils font sans lui ont la tournure toute différente de celles qu’ils font avec lui ; et qu’au contraire son répertoire à lui porte partout la même empreinte, la même marque de fabrique, reconnaissable entre mille, qui par conséquent ne peut être que la sienne propre. Par quel procédé de collaboration est-il arrivée cette unification ! Je puis en parler savamment, ayant eu le très-grand plaisir de faire une pièce avec lui, non pas sa meilleure, hélas !

Or voici comment les choses se sont passées : Nous avons fait ensemble un scénario très-développé, pour lequel je lui servais plutôt à l’exciter par la contradiction qu’à lui donner des idées, car elles lui venaient si vite, que je n’avais pas le temps d’en avoir moi-même ; après quoi, il m’a demandé la permission, que je lui ai généreusement octroyée, d’écrire la pièce tout seul, à la charge par moi de revoir son travail et de l’arranger à ma guise ; j’ai refait quelques bouts de scène, pratiqué quelques coupures, et voilà. Je n’oserais pas affirmer que le rôle de ses autres collaborateurs ait été aussi modeste que le mien ; mais il est probable que le procédé a été analogue. Il est certain que dans tout concubitus il y a un mâle et une femelle ; or il n’est pas douteux que Labiche est un mâle.

Le style, c’est l’homme. S’il est un auteur pour qui cet aphorisme soit juste, c’est assurément Labiche. Il ressemble à ses pièces et ses pièces lui ressemblent ; dans sa vie aussi bien que dans son théâtre, la gaieté coule de son urne comme un fleuve charriant pêle-mêle la fantaisie la plus cocasse et le bon sens le plus solide, les coq-à-l’âne les plus fous et les observations les plus fines. Pour avoir une réputation de profondeur, il ne lui a manqué qu’un peu de pédantisme ; et qu’un peu d’amertume pour être un moraliste de haute volée. Il n’a ni fouet ni férule ; s’il montre les dents, c’est en riant ; il ne mord jamais. Il n’a pas ces haines vigoureuses dont parle Alceste ; il écrit, comme Regnard, pour s’amuser et non pour se satisfaire. C’est qu’il est l’homme heureux par excellence, comme Regnard — plus même que Regnard, car il est heureux, non-seulement en lui-même, mais dans tout ce qui l’entoure. La vie lui a souri dès le berceau, et, si elle est juste, elle continuera à lui sourire jusqu’à la fin.


ÉMILE AUGIER.


UN MOT


Je n’ai pas l’intention d’écrire une préface. Cependant il m’est impossible de commencer cette publication sans remercier ceux de mes confrères qui ont bien voulu m’accorder le concours de leur esprit, de leur gaieté, de leur bon sens et de leur science du théâtre. Je prie donc mes collaborateurs, qui sont tous restés mes amis, de recevoir ici l’expression de ma sincère gratitude et de me conserver une place dans leur affection.


eugène labiche.



  1. Je ne parle pas de la Cigale chez les fourmis, parce que ce charmant petit acte appartient plus à Legouvé qu’à Labiche.