Théorie de l’impôt (Proudhon)/Aux démocrates

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AUX DÉMOCRATES


DU CANTON DE VAUD


HOMMAGE DE L’AUTEUR




Citoyens,

Cet ouvrage, je puis le dire, a été composé à l’intention de la démocratie vaudoise ;

Votre conseil d’État l’a accueilli ;

Permettez-moi de vous en adresser l’hommage.

La démocratie est la reine de l’époque. C’est elle qui, la main haute, dirige la politique des nations, décide de la guerre et de la paix, prépare le triomphe des armées ou assure leur défaite, accepte ou refuse les constitutions. Là même où elle a cessé de commander, le pouvoir la courtise et porte sa cocarde.

Cependant, il faut l’avouer, jamais souverain ne se montra moins, par l’intelligence, à la hauteur de sa mission que la démocratie au xixe siècle. Ce n’est pas sa faute assurément : mais l’excuse ne rachète pas l’incapacité, et cette incapacité nous tue.

Autrefois, l’ignorance des masses pouvait jusqu’à certain point être considérée comme le gage de leur infaillibilité. La première civilisation s’est opérée sous l’impulsion de la raison spontanée ; jusqu’à la fin du xviiie siècle, cette raison intuitive suffit à éclairer la marche des nations. Moins il y avait en elles de réflexion, moins elles couraient risque de s’égarer. C’est ainsi que se fondèrent les aristocraties, les monarchies, les sacerdoces, que se formèrent les coutumes, et que furent ébauchées les anciennes constitutions. À l’aide de sa raison prime-sautière l’humanité a franchi sa période d’enfance, et accompli ses premières métamorphoses.

Maintenant la situation est changée. La spontanéité des masses, de plus en plus mêlée de raisonnement, s’est pervertie ; elle va en casse-cou ; elle fait des évolutions, elle ne sait plus opérer de révolutions. Le sens commun, jadis juge souverain et infaillible, trébuche à chaque pas. Plus d’inspiration, et pas de science. Il est évident que le progrès du droit et de la liberté ne peut se poursuivre qu’à l’aide de la raison philosophique : au peuple comme au prince, la science est devenue une nécessité. Or, la philosophie n’a pas encore remplacé dans les sociétés humaines le génie ; nous avons abjuré nos dogmes, et nous n’avons pas posé nos principes ; chose étrange, que sans doute on ne reverra plus, nous sommes, par l’idée, également au-dessous de nos aïeux et au-dessous de nos descendants.

La science donc, tel est maintenant le suprême effort commandé au peuple, à peine d’une éternelle servitude. Qui n’a pas l’intelligence ne peut servir que d’instrument ; qui n’a pas la conscience du droit n’a pas droit. Sans conscience et sans idée, le peuple est indigne de respect ; il ne mérite même pas cette espèce de considération qui s’attache à la force.

Citoyens du canton de Vaud, c’est du milieu de vous qu’est sortie la pensée de soumettre à une discussion publique la grave et difficile question de l’impôt. Quarante-cinq concurrents ont répondu, des différentes contrées de l’Europe, à l’appel de vos magistrats… Ainsi la révolution sociale n’est plus, comme il y a treize ans, égarée à travers les faubourgs d’une capitale, compromise dans des manifestations sans portée. Elle est partout où il existe des esprits libres, des consciences qui raisonnent ; elle est là surtout où les chefs de l’État regardent comme leur plus glorieuse prérogative d’apprendre à la multitude à réfléchir sur ses droits et sur ses devoirs.

J’ai résumé dans cet écrit la substance de tout ce que j’ai publié et affirmé, en économie politique, depuis vingt ans. La théorie de l’impôt, telle qu’elle va vous être présentée, est une déduction du principe de la justice d’après les maximes et définitions de 1789 ; un corollaire de la théorie du crédit, de la théorie de la propriété, je dirai même, en dépit des murmures, de la théorie récemment produite du droit de la force… Après le suffrage que je viens d’obtenir parmi vous, n’ai-je pas le droit de dire de mon œuvre qu’elle est aussi conservatrice que radicale, œuvre d’ordre autant que de progrès ?

Créer des impôts, instituer des pouvoirs, nommer des représentants, faire et défaire des dynasties, remanier sans cesse le ménage de l’État et son personnel, se partager les terres et se passer les priviléges : tout cela était facile, mais ne résout rien. Ce qui est difficile est de trouver un système de pondérations avouées par le droit, sous lequel la liberté soit aussi à l’aise que l’autorité ; où les facultés et les fortunes tendent par la loi même de leur expansion à l’équilibre ; où l’aisance s’égalise par l’égalité des charges ; où la vertu civique devienne vulgaire par son identification avec la raison d’État. Pour découvrir ce système, le sens commun ne suffit plus ; et si la démocratie a seule qualité pour l’appliquer, ce n’est pas dans ses assemblées et dans ses clubs qu’on en découvrira les formules.

Citoyens, en vous faisant hommage de mon travail, j’éprouve une double satisfaction. D’abord, la démocratie n’est pas chez vous un parti, elle est la nation tout entière ; puis, vous n’avez pas deux manières d’être démocrates, vous êtes démocrates comme vous êtes Vaudois, comme vous êtes Suisses, comme vous êtes républicains.

Agréez mes salutations fraternelles,

P.-J. PROUDHON.


Ixelles-lez-Bruxelles, 15 août 1861.