Théorie de l’impôt (Proudhon)/Chapitre 3

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CHAPITRE III


DE LA RÉPARTITION DE L’IMPOT.
APPLICATION DES PRINCIPES ET DES RÈGLES
EXPOSÉS AU CHAPITRE PRÉCÉDENT.


Difficulté du problème de la répartition de l’impôt dans une société qui veut être à la fois juste et libre.


Si les nations pouvaient être traitées par leurs gouvernements comme des communautés, la question de la répartition de l’impôt n’existerait pas. L’État ferait connaître chaque année, à l’époque de la session du parlement, la nature et l’importance de ses besoins pour l’année suivante ; il dirait qu’il lui faut tant de vivres, de drap, de toile, de cuir, pour nourrir et entretenir son armée ; tant de bois, de fer, de cuivre, de chanvre, etc., pour ses constructions, ses réparations, ses arsenaux ; tant d’argent pour payer ses fonctionnaires et faire des achats à l’étranger. La communauté vérifierait le compte, puis elle ferait la fourniture, prenant les objets demandés là où elle les trouverait, l’argent à la caisse commune, sans s’inquiéter des individus et des familles qui, vivant en commun, payant l’impôt en masse, n’auraient pas à s’en occuper autrement.

En deux mots, dans une société communiste, on commencerait par faire la part de l’État ; les communiers se partageraient le reste.

Mais ce n’est point avec cette simplicité que le problème se présente dans les sociétés modernes. Depuis surtout que la Révolution française a mis fin à l’âge théocratique, absolutiste et féodal, et suscité en face de l’État cette puissance nouvelle que nous avons appelée la Liberté, les peuples s’écartent de plus en plus de ce régime communautaire préconisé jadis par les anciens réformateurs, Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon et les fondateurs d’ordres religieux. En même temps qu’il s’affranchissait de toute autorité divine l’homme s’est affranchi de toute autorité humaine, il a dit : Je veux être libre, et je serai libre.

Noble et heureuse révolution ! La liberté, il est vrai, est chose ardue, périlleuse, et qui coûte cher, aussi bien que la science et la vertu. L’esclavage, au contraire, l’inertie, de même que l’ignorance, la misère et le péché, ne demande aucun effort. Mais combattre, c’est vivre ; la liberté, jointe au savoir et à la justice, est le tout de l’homme. Et qu’était-ce, après tout, que ce communisme des anciens sages, sinon la théocratie elle-même, le droit divin ? Pas n’était besoin d’abjurer l’Église et ses oints, si le lendemain on devait se reconstituer dans l’indivision et la servitude. Il fallait simplement revenir à Grégoire VII et à Charlemagne.

Les nations, depuis 89, ayant opté pour un système d’État dans lequel le pouvoir est balancé par la liberté individuelle, la question de la répartition de l’impôt est devenue l’une des plus difficiles de l’économie politique. Il s’agit, en effet, de faire contribuer les citoyens, non-seulement par tête, la capitation ne pouvant être seule employée que dans le cas d’une excessive réduction de l’impôt, mais chacun selon ses facultés, ainsi que nous l’avons précédemment fait voir.

C’est ici que nous entrons dans les grandes difficultés de la matière.


§ 1er. — DE L’ÉGALITÉ ET DE LA PROPORTIONNALITÉ DE L’IMPÔT.


Comment la contribution personnelle se change en une contribution réelle.


De la définition de l’impôt, qu’il est un échange entre les citoyens et l’État, il résulte que tout individu est présumé recevoir, directement ou indirectement, sa part des services de l’État, et conséquemment qu’il doit supporter sa part des dépenses. Rien pour rien, c’est la loi économique.

A l’origine des sociétés, cette loi s’exécute dans sa rigueur : l’impôt se confond avec la force de collectivité. Le service de l’État, s’il est permis d’appliquer ce mot d’État à une horde de sauvages, consistant presque exclusivement en service militaire, chaque citoyen paye de sa personne : il y a égalité.

« Les tribus sauvages, dit M. Hippolyte Passy, tant qu’elles sont en paix avec leurs voisins, n’imposent à leurs membres aucune sorte de charge ou de contribution. Mais, à l’approche de l’ennemi, elles exigent que tous aillent en armes à sa rencontre ; et c’est en sacrifices de temps, de fatigue et de sang qu’elles les forcent à acquitter envers l’État une dette que nul d’entre eux n’oserait méconnaître. L’impôt, à cet âge de la civilisation, c’est l’obligation de combattre et, au besoin, de mourir pour le salut de la communauté. »

La capitation, les corvées ou prestations en nature, sont fondées sur le même principe. On peut trouver plus commode de les remplacer, à volonté, par un équivalent en argent ; en elles-mêmes elles n’ont rien d’injuste.

« Tant que les sociétés demeurèrent pauvres et ignorantes, continue M. Passy, l’impôt ne consista qu’en services personnels. En temps de guerre, les populations se levaient en masse et servaient à leurs propres frais sous les drapeaux de leurs chefs ; en temps de paix, elles s’unissaient pour bâtir des temples et des citadelles, pour ouvrir des routes et construire des édifices publics. Elles cultivaient de leurs mains les champs réservés aux prêtres, aux magistrats, aux dépositaires de la puissance publique. Des corvées suffisaient à tous les besoins de l’État. »

Les revenus domaniaux se ramènent encore à la même catégorie. Ce qu’on appelle propriété ou domaine de l’État est la propriété commune des citoyens, la portion non aliénée ou non appropriée du territoire. Le revenu de ce domaine, si le gouvernement ne le réclamait pour l’acquittement de ses dépenses, reviendrait de droit aux habitants, qui se le partageraient ou par portions égales, ou en raison de leurs besoins respectifs, c’est-à-dire toujours selon une règle d’équité, comme il arrive des affouages ou de la vaine pâture. En sorte que ce que l’État retire de ses propriétés équivaut, ici à une taxe personnelle ou de capitation, là à une taxe proportionnelle ou mobilière : ce qui ne sort pas, comme on le verra tout à l’heure, du principe de la justice.

On objectera peut-être que, comme il ne serait pas juste, dans un partage des revenus domaniaux, de faire la part des pauvres égale seulement à celle des riches, attendu que, toute propriété individuelle relevant en principe de la propriété commune, les fortunes sous ce rapport devraient être égales, de même, il ne serait pas juste non plus, en cas d’application des revenus domaniaux aux dépenses publiques, de n’en rien retenir pour les nécessiteux, puisque autrement ce serait leur imposer une capitation plus considérable qu’aux riches.

L’objection est fondée, en ce sens qu’elle prévient la difficulté que j’allais soulever moi-même, celle de l’inégalité des fortunes. Mais cette objection arrive trop tôt : l’inégalité des conditions n’est pas le fait de l’impôt, ni même du partage qui a été fait, entre les membres de la cité, du territoire commun ; elle vient du développement de la civilisation et du jeu des forces économiques. Sans doute le moment viendra où le fisc devra avoir égard à l’inégalité des conditions et des fortunes, où même il sera tenu, comme en Angleterre, de mettre au rang de ses charges les plus considérables le soulagement des pauvres : mais nous n’en sommes point là. Faisant l’historique de l’impôt, et partant de la société primitive ou sauvagerie, après avoir posé en principe l’obligation pour chacun de payer l’impôt, et conséquemment l’égalité de cet impôt, nous citons, en exemple, d’abord la prestation du service militaire, puis la corvée, ensuite la capitation, enfin l’abandon au fisc de la quote-part de chaque citoyen au revenu domanial.

Nous supposons donc que jusqu’à ce moment aucun changement notable n’est arrivé dans la condition économique des citoyens, c’est-à-dire que, nonobstant la distinction des grades et l’inégalité des héritages, les familles jouissent toutes d’une indépendance et d’un bien-être équivalents ; et nous disons que, dans ce cas, si l’État jouissait d’un revenu suffisant pour acquitter ses charges, personne n’ayant rien à retirer du domaine public, mais personne n’ayant rien non plus à payer, il n’y aurait à cela aucune injustice. Chacun conservant entiers sa liberté et ses moyens d’action, l’État donnant en quelque sorte ses services gratuitement, il n’y aurait pas plus lieu de rechercher si lesdits services profitent plus à l’un qu’à l’autre, si par conséquent il ne serait pas juste d’exiger des plus riches, en faveur des moins avantagés, le remboursement d’une différence, qu’il n’y a lieu aujourd’hui, dans une cité comme Paris, d’imposer cinq francs de contribution à l’homme de trente ans et soixante centimes seulement à l’enfant de six mois, sous prétexte que le premier, consommant dix mètres cubes d’air là où le second n’en consomme qu’un, est une cause dix fois plus énergique de destruction pour l’atmosphère de la capitale.

Mais, ainsi que nous venons de le faire pressentir, les choses sont loin de se passer d’une façon aussi simple.


Comment la contribution aux charges de l’État s’exerçant en raison de la personne et en raison des facultés, l’impôt, égal à l’origine, devient proportionnel.


D’une part, les revenus du domaine, quel qu’il soit, sont loin de faire face aux dépenses de l’État ; il y a même à cela une sorte de contradiction. C’est une loi de la civilisation, en même temps que de l’économie sociale, qu’en fait de biens territoriaux tout ce qui peut être approprié soit approprié ; c’en est une autre que l’État se mêle le moins possible d’exploitation agricole et d’industrie. Admettant que l’État ait conservé, en dehors des propriétés particulières, de vastes domaines, qu’en fera-t-il si les citoyens, possessionnés, occupés sur leurs propres héritages, n’ont pas besoin, pour vivre, de travailler au chantier national ? En dehors de la collectivité des citoyens l’État n’a pas de travailleurs par lesquels il puisse exploiter ses domaines. Imposera-t-il alors aux citoyens, en guise de contribution, un nombre de journées de travail ? Ce serait rétablir la corvée féodale, et, au point de vue du fisc, tourner dans un cercle vicieux. Le plus simple sera donc pour l’État de laisser les citoyens à leurs propres travaux et de les faire purement et simplement contribuer par la voie de l’impôt, mêmement de leur céder ou vendre une partie de ses terres. C’est ce qui a lieu aux États-Unis, où le gouvernement, plus riche de territoire que ne fut jamais un État, emplit son trésor, partie du produit des terres qu’il aliène, partie des contributions des citoyens.

Parmi les propriétés qu’un État ne doit jamais aliéner figurent au premier rang les voies de circulation, chemins de fer, routes, canaux ; les mines, les eaux et forêts. Or, sans compter que l’État, d’après les principes que nous avons posés, est tenu de livrer à la nation ses produits et services à prix de revient, transport à prix de revient, minerai à prix de revient, bois, etc., à prix de revient, ce qui lui laisse zéro de bénéfice, il doit encore, pour mettre en valeur lesdites propriétés, s’adresser à des compagnies fermières, sa spécialité ne lui permettant de s’occuper ni de culture, ni d’extraction, ni de bûcheronnage, pas plus que de chasse ou de pêche.

Si riche que soit l’État, enfin, si considérable que soient ses domaines, comme il lui est interdit, de par sa nature et son mandat, soit d’exploiter par lui-même, soit de livrer ses produits à bénéfice, il ne peut se passer d’impôts.

D’un autre côté les fortunes, dans le développement de la société, ne restent pas égales ; il se produit des riches et des pauvres. Bien que l’inégalité des fortunes ait sa cause principale dans le jeu de cette inviolable puissance que nous avons reconnue comme l’égale de l’État, la Liberté, on ne saurait méconnaître que le hasard, les accidents de force majeure, y entrent aussi pour une forte part.

Dans ces conditions, il est clair que les services de l’État, profitant inégalement aux citoyens selon le degré de leurs fortunes respectives, et sans qu’il y ait absolument de leur faute, si l’impôt était payé par égales parts, d’après le système égalitaire de la capitation, il arriverait que les indigents recevraient moins que les riches pour une même quote-part de contribution.

Par exemple, l’un des services de l’État est d’entretenir les routes, ports et marchés. Celui qui exploite de vastes domaines, ou qui fait un grand commerce, prend une plus forte partie du service public que le simple salarié. Or, il n’est pas loisible à chacun d’exploiter de vastes domaines et de faire un grand commerce, pas plus que, du temps de Laïs, il n’était permis à tout le monde d’aller à Corinthe : il est donc juste que le plus avantagé paye davantage. En d’autres termes, l’impôt, d’après notre définition, à laquelle il faut toujours revenir, étant un échange entre les citoyens et l’État, la redevance par chacun doit être égale à sa participation.

De là l’idée que l’impôt, devant être payé par chacun, 1o en raison de sa personne, 2o en raison de ses facultés, doit être proportionnel à sa fortune : idée conforme au principe de l’échange, aux règles d’une comptabilité sévère, en un mot, aux lois de la justice.

La proportionnalité de l'impôt, telle est la formule d’après laquelle doit se répartir l’impôt, double de sa nature, c’est-à-dire à la fois personnel et réel.

« L’impôt doit être proportionnel, dit M. Passy, a c’est-à-dire réparti de façon à n’exiger de chaque contribuable qu’une quote-part proportionnée au chiffre total de son revenu particulier. Cette règle est de beaucoup la plus importante. Ce qu’elle prescrit, c’est l’obéissance aux principes les plus élémentaires de l’équité. L’impôt réclame au profit de l’État une portion donnée des richesses réparties entre tous ; il ne doit prendre à chacun que dans la mesure du lot qu’il a eu en partage, et toutes les fois qu’il n’opère pas ainsi, il ménage les uns aux dépens des autres et compense des immunités par des spoliations.

« Et ce n’est pas seulement au point de vue de la justice purement distributive que la proportionnalité est nécessaire, c’est dans un intérêt économique de l’ordre le plus élevé. C’est une des conditions du progrès social que l’absence de tout obstacle au cours naturel des richesses. L’impôt, chaque fois qu’il pèse inégalement sur les diverses parties de la population, qu’il prend aux unes et aux autres moins qu’elles ne doivent, à raison de la part qui leur revient dans le revenu général, dérange l’équilibre qui devrait exister entre leurs forces et leurs situations relatives, et par là met obstacle à des développements qui ne peuvent plus s’accomplir avec l’ensemble et la régularité désirables. Le mal est grand surtout quand c’est sur les classes nécessiteuses que tombe le principal poids de l’impôt. Ces classes ne s’élèvent, même dans l’ordre intellectuel et moral, qu’à mesure que leur condition matérielle s’améliore, et on ne saurait les priver d’aucune des portions du fruit de leur labeur, qu’elles ont droit a de conserver, sans appesantir sur elles le joug de l’indigence dont elles ont peine à se défendre. »

« L’impôt, dit L’Adresse aux Français de 1789, est une dette commune des citoyens, une espèce de dédommagement, et le prix des avantages que la société leur procure.— L’échelle des fortunes est la seule base équitable de toute imposition. »

« En fait de contribution, dit Adam Smith, il y a plusieurs principes importants dont il ne faut pas s’écarter. Tous les sujets d’un État doivent contribuer au soutien du gouvernement dans la proportion la plus juste possible avec leurs facultés respectives, c’est-à-dire la plus exactement mesurée sur le revenu dont chacun jouit sous la protection du gouvernement. La dépense de l’État est aux citoyens ce que sont les frais d’administration aux copropriétaires d’un grand bien, qui sont tous obligés d’y contribuer à raison de l’intérêt respectif qu’ils ont à la chose. C’est en se conformant à cette maxime, ou en la violant, qu’on introduit ce que j’appelle l’égalité ou l’inégalité de l’impôt. »

Nous admettrons donc le principe de la proportionnalité de l’impôt comme conforme, en théorie, à la loi économique de l’échange et aux données de la justice, sauf cependant les observations que nous aurons à présenter tant en ce qui concerne l’application de cette règle de proportionnalité aux différentes espèces d’impôt, qu’au sujet de l’hypothèse d’un impôt progressif.


§ 2. — APPLICATION DE LA LOI DE PROPORTIONNALITÉ. — CRITIQUE DES FORMES LES PLUS USITÉES DE L’IMPÔT.


Si la fortune des citoyens se composait d’éléments homogènes, si les terres étaient toutes de qualité égale, si les maisons, les capitaux, l’industrie, le commerce, donnaient un chiffre proportionnel de revenu, peut-être serait-il possible, malgré l’extrême diversité des propriétés et l’excessive mobilité des fortunes, d’asseoir l’impôt d’une façon équitable et de manière à ne pas soulever tant et de si arrières réclamations. Malheureusement, il en est de la proportionnalité en matière d’impôt comme de tant d’autres choses : malgré les efforts les plus consciencieux des praticiens, des savants, des législateurs eux-mêmes, c’est une espèce de mythe irréalisable, insaisissable.

Quoi qu’il en soit, nous devons nous rendre compte des tentatives faites pour proportionner l’impôt. Nous viendrons ensuite aux projets, plus ou moins excentriques des novateurs, et, après avoir démêlé le vice radical de toutes les combinaisons proposées, nous essayerons de produire à notre tour des conclusions.

Pour arriver à la péréquation des charges budgétaires, idéal d’un bon régime de contributions, comme on avait remarqué que les valeurs imposables diffèrent entre elles de nature, autant au moins que les fortunes des particuliers varient en quantité, on eut d’abord recours à un ensemble d’impôts variés et combinés de manière, pensait-on, à se rapprocher le plus possible de la proportionnalité :

1. Impôt en nature : prestations, corvées, service militaire, coupes de bois domaniaux, etc. ;

2. Impôt foncier, proportionné à l’étendue superficiaire et à la qualité de l’immeuble ;

3. Impôt personnel et mobilier, proportionné à la grandeur de l’appartement ;

4. Impôt somptuaire, proportionné à la figure que le contribuable fait dans le monde ;

5. Impôt des portes et fenêtres, proportionné au nombre des ouvertures de l’habitation ;

6. Impôt des patentes et des licences, proportionné au chiffre présumé des affaires ;

7. Impôt sur les successions, donations et transmissions, proportionné à la valeur des choses transmises ;

8. Impôt de l’enregistrement et du timbre, proportionné à l’importance des mutations et transactions ;

9. Impôt sur les consommations, proportionné à la quantité et à la valeur des choses consommées.

Nous n’irons pas plus loin.

A la seule inspection de cette liste, on reste convaincu que le système de l’impôt, tel qu’il résulte de l’énumération qu’on vient de lire et qui se retrouve à peu près la même partout, est une œuvre de tâtonnement, par conséquent, et en dépit de la meilleure volonté du monde, une œuvre d’iniquité.


Critique sur l’impôt en nature.


Le système des corvées et prestations en nature s’est conservé, de même que le service militaire, dans la plupart des pays civilisés. C’est au moyen des corvées et des prestations principalement que la France a créé, nivelé, rectifié, amélioré, entretenu cinq à six cent mille kilomètres de chemins vicinaux depuis un demi-siècle. La grandeur d’un pareil résultat ne permet pas de condamner légèrement le régime qui l’a produit.

L’impôt en nature, ou prestation, rentre dans la condition normale de l’impôt, en ce sens que, consistant soit en main-d’œuvre, soit en produits du sol et de l’industrie du contribuable, il est pris sur le produit collectif ; en ce sens encore que, réparti par famille, en raison approximative du nombre des personnes qui la composent et de l’importance de son exploitation, il tend à la proportionnalité.

Mais cet impôt rencontre un inconvénient essentiel dans ce fait inéluctable, que l’espèce de prestation ou corvée que l’État peut requérir du citoyen à titre d’impôt, se réduit communément à des travaux grossiers, charrois, terrassements et autres analogues, travaux qui ne conviennent pas indifféremment à toute espèce de travailleurs. On ne s’improvise pas plus conducteur, fossoyeur que cordonnier ou homme de lettres. Dans les pays essentiellement agricoles, les imposables, habitués aux rudes travaux des champs, peuvent fournir, en charroi et main-d’œuvre, leur contingent. Mais aujourd’hui que l’industrie a pénétré un peu partout, il n’est pas possible d’attendre d’un ouvrier de manufacture, d’un fileur, d’un horloger, un produit valable. Comme il n’y a point d’autre élément de taxation que le nombre des journées à fournir, les charges, égales en principe, deviendraient fort inégales quant aux résultats : ce serait une déperdition de forces nuisible au corvéable et sans grand profit pour la communauté. L’ouvrier de fabrique, direz-vous, pourra se libérer en payant, en argent, l’équivalent de la prestation demandée. Sans doute, mais alors vous renoncez, pour une partie de la population, à exiger l’impôt ; vous compromettez votre économie fiscale, en supprimant pour les uns un mode de contribution que vous conservez pour les autres, ce qui introduit une inégalité réelle, l’acquittement d’une dette quelconque, et par conséquent de l’impôt, étant par tout pays moins onéreux au débiteur, s’il le fait en produits de son industrie ou louage d’ouvrage, que s’il est obligé de s’acquitter en numéraire.

Aussi le régime des prestations en nature, malgré ses glorieux précédents, nous semble-t-il repoussé par le mouvement économique et destiné à disparaître. Là où la population agricole ne forme plus que deux tiers ou moitié de la population totale, où les chemins vicinaux deviennent, comme les grandes routes, par la fréquence des relations, instruments d’utilité universelle, et non pas simplement locale, il est bien difficile de conserver la prestation et la corvée. Ce serait ramener le pays au servage, ce qui sort complétement du droit moderne et de l’hypothèse.

« Le système des corvées, dit M. Hippolyte Passy, se modifia sous l’influence des progrès successifs de l’industrie et de la richesse : l’impôt s’étendit graduellement des personnes aux choses ; des dîmes furent prélevées sur les troupeaux, les récoltes, sur la plupart des fruits du travail, et ce fut au moyen des ressources réalisées en nature que s’effectua le solde d’une partie notable des dépenses collectives. »

L’impôt en nature a donc formé, avec les prestations et les corvées, une branche importante du revenu public dans l’antiquité et pendant l’ère féodale. C’est le pendant du troc ou de l’échange en nature, alors que les populations, n’ayant pas encore acquis l’usage de la monnaie, échangeaient les produits de leur sol les uns contre les autres, ainsi qu’on le voit dans la Bible et dans Homère. À mesure que le commerce se perfectionne, l’impôt en prend le signe et l’allure ; et le moment vient où le seigneur féodal et le fisc, ne sachant que faire des corvées de leurs serfs, leur offrent la liberté à la condition d’être payés en espèces. Or l’humanité est comme le chariot d’Ézéchiel, qui avance toujours et ne rétrograde jamais.

Par suite de la transformation insensible de l’économie publique et de la séparation des industries, l’impôt en nature n’est plus possible que sur un petit nombre de produits extractifs, houilles, minerais, bois, et sur les services des grandes exploitations de transports. Hors de là, on peut le considérer comme tombé en désuétude, et, je le répète, ce serait faire reculer la civilisation que d’y revenir.

En ce qui concerne le service militaire, la critique est depuis longtemps épuisée, et je n’aurais qu’à y souscrire si, sur ce point comme sur tous les autres, il n’était de mon devoir de témoigner par mes déclarations de ma fidélité aux principes.

Commençons par séparer la question de guerre de la question de l’impôt.

Je crois donc qu’il est des circonstances où une nation est dans la nécessité de défendre contre une autre, par les voies de la force, sa liberté, son indépendance, ses institutions, son territoire, son honneur, et que, si elle ne le fait, elle se rend coupable de suicide, de mort morale. Une nation qui reculerait devant l’ennemi serait incapable de former un État ; son indignité ne tarderait pas à porter ses fruits. Ce n’est pas moi qui, par une fausse philanthropie, par une charité ou dévotion imbécile, prêcherais en pareil cas l’abstention, et qui mériterais le reproche que lord Palmerston adressa un jour, en plein parlement, à M. Bright le quaker : Oh ! lui dit-il, je le sais parfaitement, l’ennemi serait au pied de la Tour de Londres, que vous protesteriez encore contre la pensée de nous défendre (M).

Mais, le cas de guerre admis, le danger de la patrie déclaré, à qui appartient la défense ? À l’État, au prince, à celui qui commande les armées de terre et de mer, répondent à l’unisson les praticiens de l’école monarchique. — À la nation elle-même, répliquerai-je, au pays en masse, représenté non-seulement par son gouvernement, mais par ses communes, ses corporations, ses familles, ses industries, en un mot, par tous ses citoyens, sans distinction d’âge ni de sexe, en un mot, par toutes ses forces. En cas de guerre, l’État n’est plus que la première machine de défense et d’attaque ; il disparaît dans la nation, devenue un camp, une armée. Tout le monde sert, même les enfants et les femmes ; il n’y a d’exception momentanément que pour les malades. C’est ainsi que la France de 92 comprit la défense et qu’elle triompha de la première coalition.

Ici la nouvelle théorie de l’impôt se montre avec sa haute moralité et tous ses avantages. L’impôt, avons-nous dit, est un échange ; l’État, en tant que chargé d’exécuter pour le compte de la nation certains services, un échangiste. Or, il est des choses qui par nature excluent l’idée d’un marché, l’idée de vente et d’achat : de ce nombre est la guerre. Que penserait-on d’un homme qui, insulté grièvement, provoqué en duel, proposerait de se battre par le ministère d’un remplaçant, comme on plaide par procuration ? Il en est ainsi pour une nation dans le cas de guerre. C’est à elle de se défendre en personne, ce qui implique, au moins en principe, par l’universalité de ses citoyens.

Les théoriciens de l’école monarchique ne l’entendent pas ainsi… À ce mot, école monarchique, je suis arrêté par mon libraire, qui m’avertit d’être sur mes gardes, et, quand je combats un système, une école tout au plus, de ne pas exciter, ou paraître exciter au mépris et à la haine du gouvernement. À cette observation du prudent bibliopole, je réponds : Que l’équivoque ici n’est pas possible ; que la critique d’un système n’implique point la haine à une dynastie ni à un gouvernement ; que lorsque je parle d’école monarchique, à propos de recrutement militaire, je parle d’une chose qui remonte plus haut que l’Empire, plus haut même que Jésus-Christ ; que cette école n’est point essentielle au gouvernement impérial, puisque, si elle fut suivie par les Césars, elle ne le fut pas par Charlemagne ; qu’à plus forte raison n’est-elle point essentielle à la dynastie des Bonaparte, établie sur le suffrage universel, marchant, de son aveu, au rétablissement des libertés et des garanties constitutionnelles, et qui pourrait fort bien, un jour ou l’autre, arborant l’olivier pacifique à la place du laurier belliqueux, abandonnant son système de recrutement et d’armée permanente, se poser comme l’incarnation et l’organe d’un régime d’égalité fiscale et de paix. C’est à cela que la poussent bon nombre de ses conseillers ; c’est l’espérance qu’elle-même, à plusieurs reprises, a fait naître. En quoi, je le demande, combattant une routine retenue du vieux droit divin monarchique et de la politique de Machiavel, serais-je coupable d’attaque envers la dynastie et le gouvernement ?

Je dis donc que, selon les théoriciens de l’école monarchique (voir les constitutions de 1814, 1830, et celle même de 1848), ce n’est plus la nation armée qui se défend elle-même, c’est le prince, avec ses généraux et ses soldats, qui est chargé de la défense nationale, sans que ni bourgeois, ni ouvriers, ni paysans, ni citadins, doivent s’en mêler. La seule chose qui regarde le pays est d’acquitter les contributions voulues, en argent et en hommes. Du sang et de l’or, voilà tout ce que l’État demande aux citoyens pour faire la guerre, pendant laquelle ils n’auront tous qu’à rester chez eux, vaquant à leurs affaires et se tenant tranquilles. Ici il est manifeste que le service militaire, œuvre de pur dévouement selon l’école que j’appellerai de 89, change de nature ; qu’il prend le caractère d’un impôt, c’est-à-dire, selon moi, d’un échange, en un mot d’une opération mercantile entre l’État et la nation ; ce qui, d’une part, introduit dans un service que l’on devrait considérer comme sacré toutes les inégalités de l’impôt, et, d’un autre côté, fait de la guerre une profession spéciale, un métier, chose inadmissible. Or, je répète que telle ne fut jamais l’organisation guerrière sous aucun fondateur d’État, notamment sous Charlemagne ; telle elle ne fut point en 92, telle elle n’était pas encore sous le Consulat ; et que si les exigences du premier Empire modifièrent sous ce rapport la pensée de 89, peu s’en fallut, lors des invasions de 1814 et 1815, que l’Empereur n’abandonnât son système. La Restauration, par des raisons de commodo et incommodo que je n’ai point à discuter ici, conserva l’impôt du sang ; celle de 1830 le maintint à son tour ; la République de 1848, enfin, ne songea nullement à l’abroger, loin de là. D’abord elle n’abolit pas la loi du 21 mars 1832 sur le recrutement ; puis elle reconnut formellement, art. 102 de la constitution, la faculté à tout citoyen de s’exonérer du service militaire, en même temps qu’elle interdit, art. 104, à l’armée les discussions politiques.

Le service militaire ainsi détourné de sa véritable notion, les conséquences les plus subversives devaient en sortir en foule. La première et la plus désastreuse est la conscription. Tout a été dit à cet égard : la conscription pèse surtout sur le peuple, tandis que les classes aisées s’exonèrent à prix d’argent, si mieux n’aiment leurs fils, après une année ou deux d’études spéciales, entrer, comme on dit, dans le régiment des officiers. Et ce qui prouve une fois de plus combien le mode de recrutement est indépendant de l’idée dynastique et de la forme du gouvernement, c’est que la conscription existe dans la libre Belgique, tout comme en Russie et en France, tandis qu’elle est repoussée en Prusse et en Angleterre.

Combinée ensuite avec la faculté de remplacement, la conscription a atteint en France, au point de vue de l’égalité et de la quotité de l’impôt, le dernier degré d’anomalie et d’exorbitance. D’abord, le gouvernement, sous la pression des circonstances, je veux le croire, a porté la conscription à des chiffres inouïs,

Mais que dis-je ? Cet impôt du sang, qui pèse d’une manière si dure sur les masses, qui détruit à la longue les nationalités en épuisant et dépravant les races, est peut-être encore le moins impopulaire de tous. Partout le peuple a la guerre en estime presque autant que le culte : l’idée du combat lui donne la fièvre, la conquête lui sourit. Comme l’amoureux du Cantique des cantiques et comme Napoléon Ier, il ne trouve rien de si beau qu’une armée à la parade. La perte des hommes, les fleuves de sang, les charges contributives qu’entraîne la guerre, le touchent peu. Il faut aux masses de grandes émotions, de grands spectacles, de grandes pensées et de grandes choses : elles ne connaissent rien de comparable à la guerre. Tous les ans il y a en France cent mille papas et autant de mamans qui pleurent leurs fils enrôlés par la loi du sort : mais que sont les larmes de ces cent mille familles devant l’ébahissement de trente-six millions d’hommes ? Ce n’est pas tout de créer la paix, de ménager le sang et la richesse d’une nation ; il faut occuper la pensée de la multitude : or, à moins qu’on ne trouve le secret de la rendre tout entière savante et philosophe, à moins que l’ouvrier ne devienne maître, le fermier propriétaire et le prolétaire bourgeois, il n’y a rien qui ravisse et soutienne la pensée des masses comme la guerre. Que la démocratie se le dise donc : elle seule est capable, en transformant par l’éducation et la raison l’âme populaire, d’exonérer le peuple de la conscription et de l’affranchir de la caserne, pire que le carnage.


Critique de l’impôt foncier.


L’impôt foncier a pour base et pour garantie d’égalité de répartition l’opération du cadastre. Or, voici quel jugement porte sur le cadastre M. d’Audiffret, dans son remarquable ouvrage intitulé : Système foncier de la France.

« Tout en reconnaissant l’utilité des résultats géométriques obtenus sur l’étendue, la contenance et la configuration du sol des propriétés, nous pensons que l’administration doit abandonner la route tortueuse et sans issue où elle s’est égarée depuis trente-deux ans, et sortir de ce labyrinthe cadrastal, où elle a mal dépensé son travail et 130 millions de centimes additionnels, auxquels s’ajouteront, encore pour l’avenir un sacrifice perpétuel de cinq à six millions par année. Il faut enfin qu’elle entre dans la voie régulière et facile que nous venons de tracer pour atteindre plus promptement le but vers lequel sont dirigés tous les vœux des propriétaires et qu’elle s’était assigné à elle-même dans son rapport imprimé du 15 mars 1830, la fixité de l’impôt foncier. »

Retenons ce mot, fixité de l’impôt foncier. M. d’Audiffret regarde cette fixité comme une condition de bonne répartition ; nous aurons à nous en expliquer tout à l’heure.

« Des terres de même nature, de même produit, et qui se touchent, » dit un autre écrivain, M. Poussielgue, « sont évaluées à 60 fr. de revenu imposable dans le département de la Somme, et à 45 fr. dans le Pas-de-Calais. Dans le Loiret, des revenus de 5,000 fr. par baux authentiques ont été évalués 600 fr. par le cadastre, en grande culture ; et des revenus de 600 fr. en petite culture, ont été évaluées 500 fr. Enfin, les faiseurs de cadastre ne sont pas d’accord sur ce qu’il faut entendre par revenu imposable. »

« L’inégalité dans la répartition des impôts direct est flagrante et connue de tout le monde, » dit encore M. Lemire. « Chacun sait en effet que tels départements ne payent que 5 à 10 pour 100 du revenu réel, quand d’autres payent de 20 à 30 pour 100. La même inégalité règne dans chaque département, où les arrondissements, les communes et les citoyens entre eux ne sont pas imposés dans une proportion égale, eu égard aux revenus réels. »

On dira peut-être que ce défaut de proportionnalité est la faute des agents du cadastre. On se tromperait, et c’est ce qui constitue le grief contre l’impôt foncier. C’est ce qu’il ne nous sera pas difficile de faire comprendre en revenant aux principes.

En fait, avons-nous dit, l’impôt se lève sur le produit brut du pays. La véritable manière de le lever serait donc, connaissant le produit brut de l’année écoulée et la part de chaque contribuable dans ce produit, de taxer chacun au prorata de son revenu. La taxation ainsi faite, prise sur le revenu de l’année écoulée, représenterait la contribution à payer pour l’année suivante.

Or, c’est là une opération déclarée impossible. On ne sait pas, on ne peut pas savoir, même par approximation, quel est le revenu brut d’un pays ; bien moins encore quelle est, dans ce revenu brut, la part de chaque citoyen. L’estimation du revenu brut d’un pays ne peut s’évaluer qu’entre des limites maxima et minima suffisantes pour établir certains raisonnements généraux, mais qu’il serait absurde de prendre pour règles en matière d’impôt. Cette impuissance tient à diverses causes, dont la principale est la mobilité même des valeurs, la transformation incessante des produits, l’embarras où l’on est de déterminer l’espèce de travaux et de services qui entrent dans la composition du revenu brut.

Cette variabilité et cette indétermination qui forment le caractère des phénomènes économiques se retrouvent dans la terre, dont la qualité n’est pas la même partout, ni la fécondité égale d’une année à l’autre, qui de plus, par des influences qu’il n’est pas toujours possible d’apprécier, augmente ou diminue de qualité avec le temps. Lors donc que le fisc, pour arriver à une répartition proportionnelle de l’impôt, s’attachant d’abord à la propriété foncière, assigne une contribution de x par hectare ou par cent francs de revenu net ou brut présumé, non-seulement il fait une opération de pure probabilité, mais il pèche contre le principe fondamental de l’impôt, savoir que le service de l’État étant une fraction du produit annuel du pays, ses dépenses devant être acquittées par une autre fraction de ce même produit, l’impôt, exigible d’avance, doit être perçu sur le produit de l’année précédente, non sur le produit de l’année courante.

En autres termes, c’est sur les fruits du sol et proportionnellement aux frais qu’ils ont coûtés que l’impôt doit être perçu. Or, par une anomalie étrange, on le demande à la terre, tantôt proportionnellement à sa superficie, tantôt proportionnellement à un revenu hypothétique, dont la réalité, comme la présomption, varie à l’infini !… Qu’on juge, si l’on peut, de l’embarras des cadastreurs. C’est ce que dit M. Lemire :

« Cette inégalité entre les contribuables provient de ce que les agents du Trésor n’ont point une règle fixe et uniforme pour opérer ; qu’ils n’ont point les moyens de reconnaître le revenu réel de chaque propriété, et qu’ils déterminent ces revenus arbitrairement et par approximation. Il est à notre connaissance que, dans un même arrondissement, certaine propriété ne paye que 5 pour 100 de son revenu réel, tandis que d’autres payent 8, 10, 15, jusqu’à 25 et 30 pour 100 de ce même revenu. Ce n’est certes pas là de la péréquation de l’impôt. »

Or, le cadastre est la seule base possible d’une contribution foncière : de pareilles anomalies suffisent à condamner ce genre d’impôt comme violant la loi de proportionnalité.

M. Passy, grand partisan d’ailleurs de cette nature de taxes, y signale d’autres inconvénients.

« Une remarque essentielle, en ce qui concerne l’impôt territorial, dit-il, c’est qu’il finit par ne plus être constitué à titre onéreux pour ceux qui l’acquittent. Cet effet résulte des transmissions dont la terre est l’objet. Sur chaque fraction du sol pèse, par l’effet de l’impôt, une rente réservée à l’État. Acheteurs et vendeurs le savent : ils tiennent compte du fait dans leurs transactions, et les prix auxquels ils traitent entre eux se règlent uniquement en vue de la portion de revenu qui, l’impôt payé, demeure nette, c’est-à-dire affranchie de toute charge. Aussi le temps arrive-t-il où nul n’a plus le droit de se plaindre d’une redevance antérieure à son entrée en possession, et dont l’existence, connue de lui, a atténué proportionnellement le montant des sacrifices qu’il a eu à faire pour acquérir. »

L’auteur conclut à la nécessité de ne pas toucher aux taxes : les aggraver, ce serait entamer le revenu du propriétaire, ou, pour mieux dire, substituer le domaine de l’État à la propriété, ce qui nous ramène au droit féodal ; les diminuer, ce serait leur faire cadeau d’une rente. Ces considérations nous paraissent on ne peut plus justes ; mais il n’en est pas moins vrai de dire que cette immunité du propriétaire, cette franchise fiscale, constatée par M. Passy, est encore plus grave devant la justice que l’inégalité de répartition signalée par MM. Lemire et Poussielgue. En effet, toute propriété, quel qu’en soit l’impôt, étant, comme l’explique M. Passy, censée grevée d’une servitude, et ne se payant qu’après défalcation du montant de la rente retenue par l’État, il en résulte que les propriétaires, ne payant pas plus les uns que les autres, puisque en fait ils ne payent rien, sont égaux entre eux devant l’impôt, tandis que, devant les autres contribuables, ils jouissent du privilége féodal par excellence, qui est l’exonération de toute charge fiscale.

Une autre objection contre la contribution foncière est qu’elle ne tient nul compte de l’hypothèque. — Je cite M. de Girardin :

« Un propriétaire apparent doit 100,000 francs sur une propriété qui, au jour de l’expropriation forcée, suffira à peine à le libérer envers ses créanciers hypothécaires : en réalité donc il ne possède rien. Le percepteur ne s’en montrera que plus empressé à poursuivre le payement des douzièmes exigibles.

« À côté de ce propriétaire obéré demeure un propriétaire aisé. Non-seulement celui-ci ne doit rien, mais il a autant d’argent qu’il en faut pour faire à sa terre toutes les avances qu’elle réclame, augmenter son cheptel, irriguer ses prairies, réparer ses bâtiments, adopter les instruments aratoires les plus parfaits, s’approvisionner en temps opportun, acheter quand les prix baissent, vendre quand les prix s’élèvent, etc. Si les deux propriétés voisines ont reçu la même évaluation cadastrale, les deux propriétaires, sans distinction entre le propriétaire fictif et le propriétaire réel, payeront l’un et l’autre le même impôt. Est-ce de la justice ? est-ce de l’égalité ? »

L’impôt foncier est certainement un de ceux qui font crier le moins, soit que l’avantage de la propriété en console, soit, comme le dit M. Passy, qu’il devienne à la longue, pour le propriétaire, absolument comme s’il n’existait pas. Cependant, nous voyons qu’en prenant pour criterium de l’équité de l’impôt le principe de la proportionnalité, la contribution foncière se présente comme arbitraire et tout à fait incompatible avec la justice. Elle ne peut avoir d’autre base de répartition qu’un cadastre coûteux, onéreux, et souverainement erroné en matière d’estimation contributive. Le taux de la contribution, capitalisé dans les transmissions continuelles, se déduit dans le prix de vente et rend l’acquéreur libre de toute charge. Enfin, le créancier hypothécaire, propriétaire réel, laisse toute la charge au propriétaire nominal, sans que le fisc y puisse remédier. Que d’inconvénients ! Et ce n’est pas tout. À ces inconvénients particuliers à la terre, il faut joindre ceux qui sont communs à toutes les espèces d’impôts : nous en traiterons plus bas, paragraphe 3 de ce chapitre.


Critique de l’impôt personnel et mobilier.


L’impôt personnel est un retour à la capitation ; il porte essentiellement le cachet du servage ; c’est la redevance due par le vassal au suzerain, de qui il tient la permission de naître, de vivre, de travailler, de se marier. C’était tout à la fois une source de revenu et une institution politique, justifiée dans le moyen âge et dans l’antiquité par l’organisation hiérarchique de la société : aussi la plèbe seule était soumise à la taille. Il suffirait déjà de son origine pour faire condamner cette espèce de contribution.

L’impôt, avons-nous observé, est dû par chacun en raison tout à la fois de sa personne et de ses facultés. Ces deux motifs sont inséparables l’un de l’autre ; c’est leur étroitesse qui a rendu possible la règle de proportionnalité. Supposer qu’un citoyen ne doive la contribution qu’à raison de sa personne, qu’il n’y ait de taxable en lui, chez lui, que sa tête, c’est supposer que cet homme est dénué de tout avoir, un indigent pur, incapable même de rendre le moindre service corporel, de fournir une prestation, auquel cas il répugne que le fisc lui demande rien. Ce serait plutôt à lui que l’État devrait payer quelque chose. Par respect pour la raison et la dignité publiques, il faudrait faire disparaître du langage officiel ce mot impôt personnel : le mobilier suffit (N).

L’impôt mobilier, proportionnel à la valeur locative, est soumis en France au principe de la progressivité ; il varie de 3 à 10 pour 100. Rien de plus arbitraire qu’une pareille taxation. Elle ne distingue pas et ne saurait distinguer entre le loyer d’habitation et le loyer d’exploitation. Tel manufacturier ou marchand dont l’industrie et le négoce exigent de vastes bâtiments, paye autant et plus que le rentier pour son hôtel. Le bijoutier dans une seule chambre peut faire plus d’affaires que le filateur avec des ateliers d’un hectare. Le notaire, l’avoué, l’agent de change, le banquier, ne maniant pas des valeurs encombrantes, sont privilégiés par rapport au maître de forges, au marchand de nouveautés, à qui il faut de vastes emplacements.

« Je n’ai pas vu sans surprise, dit Camus à l’Assemblée nationale en 1790, le comité confondre dans une même disposition la contribution sur les capitaux et l’industrie. Je ne sais pas comment on a pu confondre l’homme qui, commençant son travail avant le jour et le prolongeant fort avant dans la nuit, fournit à peine à ses besoins, avec l’agioteur, qui n’a d’autre peine que de recevoir l’escompte et l’intérêt de son argent. Je dois défendre l’industrie, parce qu’elle donne la vie à tout. On ne peut pas imposer les conceptions de l’homme ; il faut donc séparer le revenu industriel et le revenu mobilier. Le comité a dit : Plus on a de loyer, plus on a de revenu. Et moi je dis tout le contraire : L’industriel qui a le plus de loyer est souvent celui qui a le moins de revenu imposable. Ceux qui ont un état pour gagner leur vie prennent un loyer dans un des plus beaux quartiers, parce qu’ils sont obligés de se loger là où le client les trouvera plus à proximité. Voilà les hommes sur lesquels l’impôt frapperait, et voilà ceux qu’il devrait épargner. »

De l’aveu des partisans de la contribution mobilière, la valeur locative n’est qu’une probabilité de revenu. Un harpagon peut se loger dans une habitation qui échappe à la taxe, tandis que le médecin et l’agent d’affaires sont tenus, pour leur clientèle, de se donner un luxe d’appartements, souvent hors de proportion avec leurs profits.

Ajoutons qu’avec ce système de présomptions, le fisc prouve de plus en plus son impuissance et sa déraison.

L’impôt est l’expression d’un échange entre le citoyen et l’État ; c’est le prix d’un service demandé par le premier, offert par le second. Ce prix doit être payé, comme le service fourni, en nature de service ou produit : de là, dans les temps primitifs, la prestation personnelle ou corvée, le service de guerre, de là l’impôt en nature. La civilisation marche ; plus d’une fois, depuis l’époque de barbarie, les sociétés se sont transformées. L’impôt suit une marche parallèle, en percevant l’impôt en numéraire au lieu de le percevoir, comme s’il s’agissait d’un troc, en nature. Et voici que, quand il s’agit d’opérer la répartition des taxes, tantôt on prend pour base la propriété foncière, estimant que telle quantité de terrain, située sous tel degré de latitude, doit donner approximativement tant de revenu ! Voici que, après avoir cadastré le champ héréditaire, on cadastre l’habitation, et l’on dit à l’un : Toi, tu payeras 3 fr. par 25 mètres carrés ; toi, 5 fr. ; toi, 10 fr. ; comme si le produit s’élevait en proportion arithmétique d’après la superficie des chambres, puis en proportion géométrique selon l’industriel qui l’habite ! Cet étrange essai de l’impôt progressif ne doit pas être perdu de vue. Nous aurons occasion d’en étudier le principe, et de porter à ce sujet un jugement définitif.


Critique de l’impôt somptuaire.


Avant d’aller plus loin, je crois devoir avertir le lecteur de ne pas se méprendre sur la pensée qui dirige ma critique. Je tiens toute espèce d’impôt pour mauvais en soi, injustifiable au point de vue de la justice et de l’économie politique, et en contradiction permanente avec les principes qui, selon le droit moderne, sont censés régir la matière. Cela ne veut pas dire que je veuille bouleverser le régime financier des États, changer les habitudes des nations, faire la leçon à d’honorables administrateurs qui, chacun en ce qui lui compète, en savent certainement plus que moi ; pousser les populations, enfin, à révolutionner chez elles, de fond en comble et sans autre examen, l’impôt, l’administration et l’État. Ma prétention est plus modeste : c’est, d’abord, de mettre à néant toute utopie ambitieuse ; puis de montrer comment, à l’aide des moyens existants, si illogiques que l’analyse les fasse paraître, on peut arriver à des conclusions rationnelles, qui satisfassent la conscience publique et les intérêts. Pour cela, deux choses étaient indispensables : la première de poser les vrais principes ; la seconde de montrer qu’aucune hypothèse d’impôt spécial n’y satisfait.

L’impôt sur le luxe n’est qu’une annexe de la contribution mobilière, une aggravation de taxe pour certaines valeurs qu’on serait fort en peine de dénommer et de classer. Où finit le nécessaire ? Où commence le superflu ? A quel signe reconnaît-on le luxe ? On peut défier les faiseurs de catégories d’établir une classification, je ne dirai pas satisfaisante, mais conforme au sens commun. Prendra-t-on pour base la valeur locative ? c’est retomber dans les mécomptes signalés au paragraphe précédent ; — le nombre des domestiques ? ce ne sont pas tous des parasites ; — celui des chevaux et voitures ? le médecin, l’entrepreneur, l’homme d’affaires, tous gens de labeur, en peuvent user pour leurs courses plus que le rentier à 50,000 fr. de revenu, sans arriver à plus que de joindre les deux bouts.

L’idée de l’impôt de luxe est sortie des bas-fonds de la médiocrité envieuse et impuissante : ceux de ses adeptes qu’un coup du sort a portés à la fortune sont les premiers à se vautrer dans l’orgie, à donner le scandale de toutes les extravagances que provoquent l’opulence et l’oisiveté. Le fisc l’a accueilli, d’abord comme une de ces satisfactions illusoires que la politique accorde à la vile multitude ; puis, parce que le fisc, étant toujours besoigneux d’argent, est toujours prêt à se servir des moyens qu’on lui indique de s’en procurer.

Il m’arrive assez souvent de citer les autres : qu’on me permette de me citer moi-même. J’écrivais, il y a quinze ans :

« Vous voulez frapper les objets de luxe ; c’est prendre la civilisation à rebours. Je soutiens que les objets de luxe doivent être francs. Quels sont, en langage économique, les produits de luxe ? Ceux dont la proportion dans la richesse est la plus faible, ceux qui viennent les derniers dans la série industrielle, et dont la création suppose la préexistence des autres. À ce point de vue, tous les produits du travail humain ont été et sont encore quelque part, puis tour à tour ont cessé ou cesseront d’être des objets de luxe. Il est encore en France des cantons, des départements, où le pain de blé est un luxe. À Paris même le gros du peuple vit de pain bis… Luxe, en un mot, est synonyme de progrès : c’est, à chaque instant de la vie sociale, l’expression du maximum de bien-être réalisé par le travail, et auquel il est du droit comme de la destinée de tous de parvenir. Or, de même que l’impôt respecte, pendant un laps de temps, la maison nouvellement bâtie et le champ nouvellement défriché, de même il doit accueillir en franchise les produits nouveaux et les objets précieux, ceux-ci parce que leur rareté doit être incessamment combattue, ceux-là parce que toute invention mérite encouragement. Quoi donc ! voudriez-vous établir, sous prétexte de luxe, de nouvelles catégories de citoyens, et prenez-vous au sérieux la ville d’Idoménée et la prosopopée de Fabricius ? »

Jamais, de leur propre mouvement, les patriciens fiscaux n’eussent imaginé l’impôt de luxe, parce qu’ils visent avant tout aux grosses recettes. La population de Paris a consommé, en 1857, 1,162,036 hectolitres de vins en cercles, et 13,123 hectolitres seulement de vins en bouteilles. Le rapport du luxe au nécessaire, à Paris, en fait de boissons, est de un et un dixième à cent. Les droits sur les vins ordinaires, les cidres, la petite bière, rapportent à l’octroi 35 à 40 millions ; une taxe différentielle ad valorem sur les vins fins ne produirait pas 20,000 fr., à peine les frais d’estimation, de contrôle et de répression de fraude. Aussi les promoteurs du système, à défaut de l’utilité fiscale, invoquent-ils les bonnes mœurs. Eh bien, puisque le sujet nous y porte, parlons morale. Je continue ma citation :

« On dit, et c’est un lieu commun rebattu par les Sénèques de tous les siècles, que le luxe corrompt les mœurs. Cela signifie que l’un des stimulants les plus énergiques de la civilisation est l’idéal, dont la réalisation est précisément ce qu’on appelle vulgairement, et misanthropiquement, luxe. Les Grâces, les Muses, Vénus, étaient représentées nues, selon les anciens : où a-t-on vu qu’elles fussent indigentes ? C’est le goût de l’art et du luxe, deux choses, je le répète, qu’il est à peu près impossible aujourd’hui de ne pas confondre, qui dans tous les cas ne vont guère l’une sans l’autre, c’est cette recherche du luxe qui entretient le mouvement social et révèle aux classes inférieures leur dignité. Le luxe, en effet, est déjà plus qu’un droit dans notre société ; c’est un besoin, et celui-là seul est vraiment misérable qui ne se donne jamais un peu de luxe. Et c’est quand l’effort universel tend à populariser de plus en plus les choses de luxe que vous voulez restreindre la jouissance du peuple aux objets qu’il vous plaît de qualifier objets de nécessité ! C’est lorsque, par la communauté du luxe, les rangs se rapprochent et se confondent, que vous creusez plus profondément la ligne de démarcation et que vous rehaussez vos gradins ! L’ouvrier sue, et se pressure, pour acheter une parure à sa fiancée, un collier à sa petite fille, une montre à son fils ; et vous lui interdisez ce bonheur, à moins toutefois qu’il ne consente à payer votre impôt, c’est-à-dire votre amende.

« Mais avez-vous réfléchi que taxer les objets de luxe, c’est interdire les arts de luxe ? Trouvez-vous que les ouvriers en soie, dont le salaire en moyenne n’atteint pas 2 fr., les modistes, dont la journée est de 50 centimes, les bijoutiers, orfèvres, horlogers, avec leurs interminables chômages, trouvez-vous qu’ils gagnent trop ? Êtes-vous sûr que l’impôt de luxe ne retombera pas sur l’ouvrier de luxe, comme l’impôt des boissons, après avoir découragé le consommateur de boissons, rejaillit sur le producteur ? Soyez donc d’accord avec vous-mêmes et logiques jusqu’au bout : au lieu de ces expositions de l’industrie et des arts, supprimez la peinture, la gravure, la statuaire, la musique, la céramique, les manufactures de pianos et d’instruments ; car tout cela est du luxe au plus haut degré… Que savez-vous même si, en faisant la cherté sur les objets de luxe, en ramenant le peuple au dénûment de l’esclave, vous ne le dégoûterez pas du travail, et, par une conséquence évidente, si vous ne produirez pas indirectement la hausse sur les objets nécessaires ? La belle spéculation en vérité ! On restituera au travailleur trois francs d’impôt sur sa subsistance et on lui en prendra trente sur ses plaisirs !… Il gagnera 75 centimes sur le cuir de ses bottes, et pour mener sa famille quatre fois par an à la campagne, il payera dix francs de plus pour les voitures ! Un petit bourgeois dépense 1,000 fr. par an pour la femme de ménage, la ravaudeuse, la lingère, la blanchisseuse, les commissionnaires ; et si, par une économie mieux entendue et qui accommode toutes parties, il prend une domestique, le fisc, dans l’intérêt des mœurs, flétrira cette pensée d’épargne !… » (Système des contradictions économiques.)

En résumé, l’impôt somptuaire, insignifiant comme ressource fiscale, ne peut se légitimer que comme mesure de police : l’impôt des chiens, aisé à motiver par des considérations de décence et d’hygiène, vaut à peine comme rendement ses frais de perception. L’impôt somptuaire est anti-esthétique ; il proscrirait l’art au profit de l’imagerie, les chefs-d’œuvre des maîtres pour les cantiques de mission et les Noëls de La Monnoye. L’impôt sur le luxe, enfin, renouvelé des anciennes lois somptuaires, lois essentiellement aristocratiques, qui assignaient à chaque classe de la société son costume et ses étoffes, révolte notre sentiment démocratique et égalitaire : ce serait la consécration officielle de l’inégalité des conditions et des fortunes. La république de 1848 en a fait un malheureux essai, quand elle a augmenté de dix francs le prix des ports d’armes, et taxé les huîtres à l’octroi de Paris. Quelques milliers de riches n’en ont perdu ni une bouchée ni une partie de chasse ; le peuple s’abstient de gibier et de marée, il sait à présent qu’il est certaines choses qui ne sont pas pour lui.


Critique de l’impôt des portes et fenêtres.


Quel rapport peut-il exister entre le revenu du citoyen et le nombre des ouvertures de son habitation ? Aucun, sans contredit. Mais là est le moindre inconvénient de cette taxe homicide.

« En 1835, » dit M. Blanqui dans son Mémoire sur la situation des populations rurales de la France, « 346,401 maisons dans les campagnes n’avaient qu’une seule ouverture ; 1,817,328 en avaient deux. Trois millions de logements dans les villages, où ne saurait manquer l’espace forcément restreint dans les villes, sont privés d’air et de lumière pour échapper à la taxe des portes et fenêtres. C’est là pourtant que vivent, d’une vie trop souvent commune avec les bestiaux qui les nourrissent, plusieurs millions d’hommes, ceux-là dont les modestes cotes foncières composent la plus sûre partie du revenu national. »

Il n’est pas une province de l’ancienne France où l’on ne vous fasse ce conte : Certain seigneur s’était fait construire un château si magnifique que l’on y comptait 999 fenêtres. — Pourquoi pas mille ? demandez-vous surpris. — Parce que si le château avait eu une fenêtre de plus, il en aurait eu autant que le château du roi, qui alors s’en serait emparé.

Voilà l’esprit féodal, ne se bornant pas à taxer le sujet, mais lui mesurant l’air et le soleil. Le serf habitera une chaumière, dans laquelle il n’y aura de jour que par la porte ; l’affranchi corvéable aura le droit d’avoir une fenêtre ; le non corvéable en aura deux ; le chapelain en aura quatre ; le comte en prendra ce qu’il voudra, mais il ne passera pas 999, sinon son château appartiendra au roi. Aujourd’hui tout citoyen est seigneur, en ce sens qu’il peut pratiquer dans son habitation autant d’ouvertures que bon lui semble, mille même, et plus, si cela lui plaît, pourvu qu’il paye. Sur les fenêtres, comme sur tout le reste, les distinctions honorifiques ont été remplacées par des taxes. Je ne ferai pas d’autre commentaire.


Critique de l’impôt des patentes.


Encore un impôt d’origine féodale.

Les maîtrises et jurandes, organisées en monopoles et corporations, étaient soumises à des taxes, 1° parce que, selon l’ancienne constitution, le droit de travailler était un droit régalien ; 2° parce que toute jouissance d’un privilége implique comme compensation une indemnité envers la communauté. On comprendrait l’application de la patente aux professions qu’à tort ou à raison certains gouvernements ont cru devoir restreindre, telles que les imprimeries et les offices ministériels, en France. Mais, avec la liberté du travail, la patente est une contribution anomale, préventive, anti-économique, frappant l’exercice du métier, non le capital engagé ou le produit, contraire à la raison de l’impôt et incapable de se plier à-la loi de proportionnalité.

En vain a-t-on essayé de ramener au droit proportionnel cette espèce de contribution. On a classé d’abord, d’une façon fort arbitraire, les métiers d’après la quantité apparente des capitaux qu’ils emploient et les revenus probables qu’ils peuvent donner ; puis on a établi une échelle mobile d’après la population des localités où s’exercent les industries ; enfin on a fait entrer comme troisième élément de taxation la valeur locative.

Ces divers degrés d’appréciation prouvent la bonne foi du législateur et son désir de se rapprocher autant que possible du principe de proportionnalité. Mais entre l’industriel qui fait ses affaires et celui qui marche à la faillite, le fisc ne fait et ne peut faire aucune distinction. L’impôt des patentes retombe ainsi dans le système de la capitation, réprouvé par l’économie et par la justice (O).


Critique de l’impôt sur les donations et successions.


Le peuple en général, — je parle du peuple pauvre, bien entendu, — est favorable à cette sorte de contribution. Il accepterait volontiers que l’État s’emparât de toute succession devant aller à des collatéraux ; beaucoup même s’arrangeraient de la suppression complète de toute espèce de succession, directe et collatérale. C’est là une attaque formelle à la famille, à l’organisation intime de la société. Presque partout le fisc, toujours avide, s’est rendu complice de cette tendance mauvaise en frappant au passage les transmissions de propriété ; il a fait ici comme pour l’impôt somptuaire, donnant, au profit de sa caisse, une chimère de consolation aux déshérités, et reprenant aux héritiers une part des biens qui leur sont dévolus par la loi, et dont la mission de l’État est de leur assurer la possession.

Les impôts que nous venons de passer en revue, personnel, mobilier, foncier, des portes et fenêtres, des patentes, l’impôt sur les articles de luxe, les prestations en nature, tout cela, malgré les énormes écarts qu’il est facile d’y relever, pouvait être considéré comme une hypothèse de solution plus ou moins rationnelle, et, dans tous les cas, inoffensive au point de vue social. Que l’État se montrât plus ou moins judicieux dans la répartition, les inégalités de l’impôt ne faisaient de mal qu’à la bourse des particuliers. En multipliant l’erreur par la variété des contributions on pouvait même espérer que les inégalités se compenseraient.

Avec l’impôt sur les successions l’État sort de ses attributions fiscales ; il se fait réformateur des mœurs, ce qui est bien autrement grave que de s’immiscer dans l’industrie ; il s’introduit dans la famille ; dans une certaine mesure il la nie. Il défait ce qui est au-dessus de lui, antérieur à lui, ce sans quoi il n’existerait pas, et qu’il est tenu de protéger par-dessus toute chose. Il pose un principe, enfin, qu’il a suffi aux novateurs les moins intelligents de l’époque de saisir, pour pousser, en trois pas, la société au bord de l’abîme.

Celui qui écrit ces lignes appartient lui-même à la classe de ceux qu’il appelait tout à l’heure les déshérités. Depuis plus de vingt ans, par pitié, par sympathie, par intérêt personnel, si l’on veut, mais surtout, osons le dire, par esprit de justice, il n’a cessé de défendre leur cause, et de dénoncer avec la plus âpre véhémence les iniquités sociales. Autant que d’autres il a réfléchi et sur la propriété, et sur la famille, et sur les successions ; aussi bien que les autres il en a reconnu, dans l’état actuel des choses, les anomalies et les abus. Eh bien, plus il a apporté d’attention à cette étude, plus il est resté convaincu que le principe de transmission héréditaire, donné d’abord par la nature ou l’instinct paternel, est en même temps une des meilleures lois de l’économie, de l’administration et de la police des sociétés ; que ce n’est pas de ce côté que nous autres gens de labeur, qui vivons au jour la journée et n’avons pas d’héritage à recueillir ou à laisser, devons chercher des réformes ; qu’il nous importe à tous, au contraire, aux exhérédés comme aux possessionnés de la civilisation, de rendre de plus en plus inviolable le principe familial et héréditaire. C’est cette conviction que, sans sortir du sujet qui nous occupe, il voudrait faire partager à ses lecteurs. Certes, il s’en faut que l’auteur de ce mémoire partage l’opinion des satisfaits, qui s’imaginent que tout est au mieux dans ce meilleur des mondes ; il pense au contraire que si, depuis son origine, l’humanité a fait d’heureux progrès, il lui en reste de bien plus grands encore à accomplir ; à plus d’un titre, il a mérité d’être classé au premier rang de l’armée révolutionnaire. Mais, plus il s’est prononcé dans le sens du mouvement, plus il attache d’importance à en maintenir la vraie direction. Une sagesse supérieure a posé le rail sur lequel roule le genre humain ; ce rail, nous le briserions si nous portions atteinte à la loi de transmission patrimoniale.

La destinée de l’humanité, tout le monde nous paraît d’accord aujourd’hui sur ce point, est de réaliser progressivement dans la famille, dans la cité et dans l’individu la liberté, le savoir, la justice, de faire régner, dans chacun des groupes dont se compose la nation, et d’assurer à chaque personne la richesse, l’ordre et la paix.

La liberté, le savoir, le droit, la philosophie, le bien-être, ont pour corollaire l’égalité. Oui, et il faut le proclamer bien haut à cette heure de doute et d’aberration ; oui, dis-je, en dépit des apparences contraires, la société marche, par le droit, par la science, par la production, à l’égalité des conditions et des fortunes.

Or, il y a pour les conditions humaines deux manières d’opérer leur nivellement. La première et la plus anciennement essayée, celle à laquelle le découragement des révolutions a ramené de temps à autre les célébrités de l’utopie, est la communauté. Ce système est condamné par la nature, qui, en nous donnant l’amour, le mariage, la paternité, en fondant la famille sur les sentiments les plus élevés et en même temps les plus délicats du cœur humain, nous a rendus réfractaires à la vie commune. Il est condamné par la liberté qui exige pour chacun de nous, comme condition de dignité et de félicité, la plus grande indépendance et la plus complète initiative ; condamné par la raison qui, en cherchant hypothétiquement la loi d’un régime communiste, ne peut pas s’empêcher de poser sans cesse l’individu en face du groupe, de la même manière que nous posons la liberté en face de l’État ; d’accorder des droits à cet individu, et en conséquence de lui prescrire des obligations, de le rendre responsable, de lui ouvrir un compte, ce qui est le déclarer indépendant et introduire dans la communauté un principe qui tôt ou tard doit la dissoudre. La communauté enfin est condamnée par l’économie politique et par l’histoire : par la première, qui nous montre le travail et le génie au plus haut degré d’intensité chez les individus libres, au plus bas chez les esclaves, les serfs, les cénobites, les salariés, les communiers, en un mot chez tous ceux qui relèvent d’une autorité ou qui vivent dans l’indivision ; — par la seconde, qui nous fait voir de la façon la plus éclatante que les nations les plus puissantes, celles qui ont laissé la plus profonde empreinte dans la civilisation, sont celles où la liberté individuelle a été la plus énergique, la propriété et la famille constituées avec le plus de force.

L’autre principe d’égalisation, — il n’y en a pas un troisième, — est la justice. C’est ce principe que la Révolution française a proclamé contradictoirement au droit féodal, quand elle a dit que tous les citoyens étaient égaux devant la loi.

De l’égalité devant la loi à l’égalité des conditions et des fortunes, il n’y a que la distance du principe à l’universalité de son application. Or, parmi les moyens d’application, nous devons compter la péréquation de l’impôt.

Jetons les yeux sur le chemin que nous avons parcouru.

Sous le régime du droit divin, il n’y a pas plus de 72 ans de cela, le peuple jouissait, si nous pouvons ainsi parler, du privilége de payer l’impôt. Le noble et le prêtre en étaient exempts. La Révolution a établi en principe que tout le monde, le roi comme les autres, l’Église elle-même, Dieu en la personne de ses vicaires, seraient soumis à l’impôt. Sans doute l’application laisse à désirer : du moins le protocole, comme disent les diplomates, est ouvert, et chacun peut proposer son amendement. Le concours ouvert par le conseil d’État du canton de Vaud en est la preuve. Et tel a été l’effet de la déclaration de 89, que personne parmi les privilégiés ne songe plus à protester contre l’obligation de l’impôt. Jadis l’impôt était une extorsion commise sur le malheureux, au bénéfice et par le bon plaisir du seigneur, roi, noble ou prêtre ; le serf s’y dérobait de son mieux et il avait raison. Maintenant l’impôt est l’expression d’un échange, le prix du service de l’État, service qu’il ne s’agit pour personne de supprimer, mais seulement de déterminer et de payer son juste prix. Régler la dépense de l’État, égaliser l’impôt qui doit la couvrir, tel est aujourd’hui notre idéal. J’ai fait voir, il est vrai, et cela avec une franchise qui, je l’espère, ne me sera pas reprochée, combien peu on avait réussi dans cette égalisation. Ni la capitation, ni les prestations, ni l’impôt foncier, ni l’impôt mobilier, ni celui des portes et fenêtres, ni les patentes, aucun de ces impôts, soit seul, soit combiné avec les autres, ne satisfait au principe voulu de l’égalité. On a proposé l’impôt de luxe, et nous l’avons trouvé pire que les autres, rétrograde. Serons-nous plus heureux avec l’impôt sur les successions ?

Remarquons d’abord une chose : l’impôt sur les successions a pour but avoué non-seulement de procurer au fisc, par un procédé renouvelé de la mainmorte, une partie de cet argent dont il a tant besoin et dont le prélèvement est toujours pénible au peuple, mais encore de pousser au nivellement des fortunes, en taxant, à la mort de chaque propriétaire, d’une quotité plus ou moins forte les héritiers. L’impôt serait ici à deux fins : ce serait un moyen tout à la fois d’acquitter les charges de l’État et d’égaliser les propriétés.

Examinons-le sous l’un et l’autre aspect.

Considéré comme élément fiscal, l’impôt sur les successions est d’une souveraine injustice ; il viole ouvertement le principe d’égalité ou de proportionnalité que nous avons reconnu comme la loi moderne de l’impôt. Qu’est-ce qu’une succession, au point de vue de l’État ? Un fait tout personnel, le remplacement d’un exploitant par un autre, rien de plus, rien de moins. Pas un centime n’est ajouté au capital social par la mort du défunt et l’avénement du successeur ; pas un grain de blé, pas une goutte de vin, d’huile ou de lait, pas un atome de viande ne sera ajouté à la production. Au contraire, il se pourrait, si le défunt n’était pas un invalide ou un parasite, que la production fût diminuée. Or, avons-nous dit, l’impôt doit se payer tout à la fois en raison de la personne et en raison des facultés. Eh bien, tout ce que nous avons à faire, c’est de taxer l’héritier au lieu et place du défunt, à dater du jour du décès, et de manière qu’il n’y ait pas de double emploi. L’impôt sur les successions n’est en effet pas autre chose qu’un double emploi constituant une extorsion du fisc, un vrai larcin. Sous les Césars, le citoyen romain qui désirait laisser sa fortune à son fils ne manquait jamais, afin de rendre à ce cher héritier l’empereur favorable, d’inscrire celui-ci, pour une portion, dans son testament. Cela pouvait s’appeler le rachat de l’héritage. Une tyrannie hideuse, sacrilége, telle est l’origine de l’impôt sur les successions.

Comment ! voilà une famille de paysans de condition moyenne, — quand on parle de l’impôt, c’est sur les moyennes que l’on doit raisonner, — famille composée du père, de la mère et de quatre enfants âgés de douze à dix-huit ans. Le père meurt : qu’est-ce que gagne à cela la famille ? En récoltera-t-elle un épi de plus ? Sans doute vous comptez que la consommation de la famille étant allégée de l’entretien et de la nourriture d’un homme, les survivants profitent de la différence. Mais le travail de cet homme, qui le remplacera ? Et si ce travail n’est pas remplacé, n’est-il pas à craindre que l’exploitation n’en souffre, et par conséquent que la famille, et la société tout entière, au lieu de gagner au décès d’un de ses membres, ne s’en trouve plus pauvre ? Que de fois le fisc, si le fisc pouvait être juste, au lieu d’exiger un centième denier, devrait le payer ! C’est pourtant au milieu de cette désolation, dans cette détresse bien souvent, que le fisc se présente et somme les héritiers de payer leur bienvenue. Vous voilà propriétaires, dit-il, vous me devez tant !

Toute succession se liquide par un déficit, provenant à la fois et de la disparition du chef, lorsque le travail de ce chef est indispensable à la gestion de la propriété, et de la prélibation fiscale, comme si, par le fait de la transmission, il y avait service rendu par l’État ou création de richesse.

Dans nos pays de droit moderne, où règne le principe de l’égalité des partages, où par conséquent la propriété tend incessamment à se diviser, le cas que je viens de décrire est le plus fréquent. Pour atteindre quelques richards, des héritiers déjà nantis, dont le nouvel appoint, en présence de tant de misères, semble une insulte du sort, on jugule la moitié des populations.

Passons à l’autre face de la question. — Le principe héréditaire, nous dit-on, est une loi purement conventionnelle, émanée de l’omnipotence de l’État, que l’État par conséquent a le droit de changer, s’il lui plaît. La taxe qu’il impose aux héritiers n’est qu’une indemnité de ce droit, indemnité d’autant plus légitime qu’elle est conforme au principe d’égalité, dont vous reconnaissez vous-même la justice.

La nature théocratique de l’impôt sur les successions se révèle ici dans tout son jour. Sous le régime de la féodalité et du droit divin, le véritable héritier n’est pas le fils ou le plus proche parent du mort, c’est le suzerain, ou, comme nous disons aujourd’hui, l’État. Puissance des mots ! Contre le rétablissement de la mainmorte au profit de l’Église ou d’un chapelain la démocratie se soulèverait en masse ; l’État héritier n’a rien qui l’effraye.

Mais qu’est-ce que l’État ? L’État est la puissance de collectivité des citoyens représentée par des fonctionnaires élus et jouissant de certains droits et attributions parmi lesquels figure en première ligne la production de certaines utilités générales, et conséquemment le droit de s’en couvrir au moyen de l’impôt.

L’État, au point de vue des services qu’il rend et des impôts qu’il perçoit, est pour le citoyen un échangiste : ce n’est pas un suzerain. La constitution de la famille ne relève pas de lui ; elle lui est antérieure et supérieure. La propriété n’en relève pas davantage : elle a son principe dans l’individualité de notre moi, sa condition dans le travail, sa garantie dans la propriété équivalente du prochain. L’hérédité n’est point une loi de l’État, une institution de législateur : comme la famille et la propriété, elle a sa source dans les profondeurs de notre nature. Enfin, ce qui achève la démonstration et ruine de fond en comble l’hypothèse de l’intervention de l’État, c’est que l’État est inhabile à posséder, dans le sens du moins que nous l’entendons de l’individu ; inhabile à faire valoir, inhabile par conséquent à hériter. L’État n’est ni agriculteur, ni éleveur, ni vigneron, ni maraîcher, ni industriel, ni armateur, ni commerçant : il n’exerce aucune des fonctions que nous avons reconnues comme étant l’apanage propre des citoyens. L’État a ses fonctions de police, d’administration générale, de juridiction, qui lui interdisent toute immixtion dans les fonctions, professions et propriétés dévolues aux particuliers. Là surtout est le caractère du droit moderne, en vertu duquel a surgi, en face de l’antique État absolutiste, une puissance nouvelle, la Liberté.

Supposons pour un moment que l’État devenant héritier, comme on prétend lui en réserver au moins en principe la prérogative, entre en possession : comme ses attributions lui défendent de se livrer à aucune entreprise industrielle ou commerciale, il ne recevra l’héritage que pour le remettre à un nouvel exploitant, à un homme de son choix, à qui il donnera l’investiture et imposera des conditions. Quel sera cet élu ? Quelles seront les conditions du nouveau bail ?… Il suffit de poser ces questions pour réfuter la doctrine de ceux qui, brisant le lien de famille à chaque décès, transportent l’héritage du défunt, des enfants à l’État.

Or, telle n’est point la constitution donnée par la nature à l’humanité. Les générations ne sont pas isolées les unes des autres comme les arbres d’une promenade ; elles sont enchaînées par un lien animique, qui rend leurs membres solidaires et pour ainsi dire les identifie. L’œuvre sociale, toujours en chantier, jamais achevée, ne souffre ni lacune, ni temps d’arrêt. La succession, comme la génération, s’opère en un clin d’œil : on voit naître l’enfant, on reconnaît l’héritier ; au fond, génération et succession sont un mystère. Le mort saisit le vif, dit la raison des siècles : cette formule succincte renferme une loi morale qu’aucune fonction du contrat social, pas plus que du droit divin, ne saurait détruire. L’individu meurt, l’ouvrier est éternel : Uno avulso, non deficit alter.

Dans l’ordre économique de même que dans l’ordre politique et moral, nous tenons notre institution de nos pères ; nous ne naissons pas, comme Adam, sur un sol vierge, inexploré. Nous avons un passé, un capital de travaux et d’idées, matière première de notre existence et de notre perfectionnement, que notre devoir est d’augmenter, d’améliorer et d’étendre, que nous ne pourrions renier sous peine de sacrilége et d’impuissance.

Cette loi de succession ou pour mieux dire de continuité, qu’il est impossible de méconnaître dans la nation, dans la tribu, dans l’État, a son principe dans la famille. Le fils succède au père, non-seulement dans son avoir, mais dans ses fonctions, dans sa tâche, par conséquent dans son droit : c’est ce qu’exprimait la loi égyptienne, obligeant les enfants à exercer la même profession que leurs pères. Il ne peut plus être question aujourd’hui de ressusciter ce régime de castes ; mais nous avons là une image naïve de cette loi, véritablement de nature, que nous appelons hérédité. Longtemps avant que les chefs de famille eussent, par un pacte volontaire, fondé l’État, l’ordre de succession était établi sur la génération elle-même. La suppression de l’héritage au profit de l’État, ce serait le communisme gouvernemental, la pire des tyrannies, une sorte de panthéisme où les individus seraient régentés, nourris, entretenus, exploités par une volonté impersonnelle, pour la gloire d’une idée abstraite, mais où il n’y aurait pas plus de société que de familles, pas plus de familles que de personnes.

— Mais, nous dit-on, c’est moins à l’héritage qu’on en veut qu’à l’inégalité. Vous avouez vous-même que l’égalité, l’équivalence ou l’équilibre des conditions et des fortunes est une des lois de l’humanité ; qu’elle est la conséquence, le corollaire de l’égalité devant la loi, proclamée par la révolution ; qu’il y a tendance de l’économie sociale au nivellement. Pourquoi donc l’État ne favoriserait-il pas, par tous les moyens en son pouvoir, cette tendance ; conséquemment, pourquoi n’userait-il pas de l’impôt ?

À cette instance, nous avons à répondre deux choses :

D’abord, que l’impôt sur les successions ne remplit aucunement son objet, puisque, s’il ne s’agissait que de nivellement, il faudrait commencer par exempter de l’impôt toutes les fortunes moyennes, à plus forte raison toutes celles au-dessous de la moyenne, ce qui comprend l’immense majorité des successions. Il faudrait ensuite établir une taxe progressive sur les successions dont l’importance dépasse la moyenne, de manière à les ramener en peu d’années au niveau ; puis, au lieu de verser le produit de cette taxe, qui ne serait autre chose qu’une fraction de la propriété ou une hypothèque prise sur cette propriété, il faudrait en doter immédiatement les citoyens sans fortune qui, par leur amour du travail, leur intelligence et leur bonne conduite, offriraient des garanties de bonne exploitation. Hors de là, l’impôt sur les successions n’est qu’une surtaxe, une iniquité, une satisfaction à l’envie, une proie nouvelle jetée au fisc, une fiche de consolation à la misère. L’État, d’après ce nouveau système, serait le redresseur des torts de la fortune ; disons mieux, il se chargerait de ramener l’équilibre entre le succès de l’un et le malheur de l’autre, entre l’intelligence et la sottise, entre le travail et la fainéantise. Il permettrait à tout citoyen, durant sa vie, d’accumuler et d’acquérir ; puis, à la mort, il saisirait la succession au passage et dirait aux enfants : Halte-là ! vous n’avez droit qu’à votre légitime ! Dans ces conditions, l’impôt sur les successions ne serait plus un impôt, puisqu’il ne serait pas général, puisqu’il n’aurait pas pour but de rembourser un service ; ce serait un mode de nivellement par l’État. Une semblable réglementation est-elle acceptable ?

Ceci nous fournit notre seconde réponse. Qui ne voit que l’inégalité des fortunes a sa cause, non dans l’hérédité, qui ne fait que transmettre la fortune, telle quelle, du père aux enfants ; mais dans le jeu des forces économiques, dans l’initiative du propriétaire, dans l’activité et l’intelligence des uns, dans la maladresse ou l’inconduite des autres, enfin, dans une multitude d’influences, sur lesquelles l’État, par lui-même, à plus forte raison le fisc, n’ont pas de prise, et dont on ne saurait rendre ni la famille, ni l’hérédité, ni la propriété elle-même responsables.

Or, c’est à ces influences diverses, c’est à ces forces mal équilibrées, qu’il faut nous adresser pour ramener l’harmonie et l’égalité. À cette grande œuvre, la puissance publique peut et doit concourir sans doute, mais sous l’initiative des citoyens, par l’action des mœurs, non par celle du fisc, dont le ministère devient ici illogique et immoral.


Critique de l’impôt sur les mutations à titre onéreux et du timbre.


Toute transmission d’immeuble, à titre gratuit ou onéreux, est soumise à un droit de mutation au profit du fisc ; l’administration de l’enregistrement est chargée de la perception de cette espèce de taxe.

On peut dire de l’impôt sur les ventes d’immeubles la même chose que de l’impôt foncier : c’est un droit connu, supputé d’avance, et dont l’acheteur tient compte dans le prix qu’il veut offrir de la propriété. La quotité de la contribution, ajoutée au prix de vente, se déduit de la valeur intrinsèque de l’immeuble, qui se trouve ainsi déprécié d’autant.

Le droit d’enregistrement sur les emprunts hypothécaires et les baux a le grave inconvénient d’obérer l’emprunteur et le locataire, et d’ajouter aux embarras d’une position déjà fort gênée.

Quant à l’enregistrement des valeurs mobilières, il ne peut être obligatoire que dans le texte de la loi : il est toujours facile aux contractants de s’y soustraire. Or, tout impôt qui dépend du bon plaisir du contribuable est immoral : c’est une prime offerte à la rouerie, à la mauvaise foi, une inégalité de charges entre les citoyens, une taxe sur l’homme consciencieux, une immunité au fripon.

En dehors du côté fiscal l’enregistrement a son importance comme service public : c’est un instrument de statistique destiné à fournir sur le mouvement des capitaux et des propriétés des renseignements indispensables à toute société policée. Aux particuliers, à la justice, il offre l’avantage de donner date certaine aux contrats et actes sous seing privé.

Quant au timbre, ce n’est qu’un embargo sur les transactions ou sur la publicité, un impôt répressif, dont la quotité en argent est le moindre inconvénient.


Critique de l’impôt de consommation. — Octroi, douane.


Les hommes d’État ne connaissent qu’un avantage à cette espèce de contribution : c’est que la perception en est facile. Pour tout le reste, ils l’abandonnent. Les économistes ont donc beau jeu ; aussi sont-ils unanimes dans leurs malédictions.

« Plus les produits dont l’impôt accroît le prix sont indispensables à la satisfaction des besoins de l’homme, dit M. Passy, et moins l’impôt qui les frappe se proportionne aux facultés de ceux qui le payent, plus il prend aux familles pauvres des faibles revenus dont elles jouissent… Prenons, par exemple, l’impôt du sel ; c’est une capitation, ou pis qu’une capitation. Rien de plus simple à démontrer. Le sel est une de ces choses dont personne ne peut se passer, et dont chacun use en quantité pareille. Qu’en résulte-t-il ? C’est que chacun paye la même somme à l’État à l’occasion du sel dont il a besoin… Il y a plus ; partout ce sont les pauvres que la nature même de leur alimentation force à acheter le plus de sel ; et parmi les pauvres ce sont les nécessiteux, ceux qui ont à leur charge le plus grand nombre d’enfants, qui en consomment davantage. Ainsi l’impôt, de classe à classe, et dans chaque classe de personne à personne, pèse en raison inverse des facultés ou des revenus. Une taxe personnelle, qui rapporterait autant à l’État, nuirait moins aux intérêts des masses et serait moins contraire aux règles de la justice et de la proportionnalité.

« Parmi les impôts qualifiés d’indirects, les seuls qui puissent rapporter amplement sont ceux qui s’adressent aux produits de première et universelle nécessité ; et voilà pourquoi les substances alimentaires ont été taxées avec une aussi regrettable préférence. Ainsi a été rendue plus chère la vie des classes ouvrières, et sur elle est retombé le principal poids du fardeau. »

Les taxes de consommation poussent aux sophistications.

« Autrefois, » dit M. Gannal, « les arts et l’industrie consommaient annuellement plus de la moitié de la récolte des vins ; la confection du vinaigre, de l’acide acétique, des carbonates et acétates de plomb et de cuivre, celle des alcools destinés aux arts, étaient les principales sources de cette consommation. Aujourd’hui cette voie d’écoulement a totalement disparu. Grâce aux progrès de la chimie, avec de l’alcool de fécule on fait le vinaigre ; avec le vinaigre de bois (acide pyro-acétique) on fait tous les acétates, et cela donne sur ces produits une diminution de plus de 70 p. 100. Le vinaigre de table lui-même ne se fabrique plus avec le vin. Je connais à Paris une fabrique qui fait en fraude, à 10 centimes le litre, plus de la moitié du vinaigre qui s’y consomme. Aussi tous les établissements qui, à Orléans, à Blois, s’occupaient de ce genre de produit, sont-ils fermés depuis plusieurs années. »

Les taxes de consommation arrêtent la production et restreignent le marché.

« Presque partout, » dit J.-B. Say, « le bas peuple est obligé de se passer d’une foule de produits qui conviennent à une nation civilisée, par la nécessité où il est de se procurer d’autres produits plus utiles à son existence. En pareil cas, non-seulement le nombre des consommateurs diminue, mais chaque consommateur réduit sa consommation. Si la marchandise ne renchérit pas, l’impôt est payé par les producteurs ; si, sans que la marchandise hausse, la qualité en est altérée, l’impôt en est supporté, du moins en partie, par le consommateur : car une qualité inférieure qui se vend aussi cher équivaut à une qualité égale qui se vend plus cher. Tout renchérissement d’un produit diminue nécessairement le nombre de ceux qui sont portés à se le procurer, ou du moins la consommation qu’ils en font. »

Ici l’on ne saurait s’empêcher de faire une réflexion.

Parmi les expédients gouvernementaux, il n’en est pas peut-être de plus absurde que celui qui, obérant les nationaux de contributions sur les denrées, s’en va chercher, dans des traités de commerce et des réductions de tarifs douaniers, quoi ? un allégement au paupérisme ? Non, pas même un allégement au paupérisme, mais un débouché aux produits du pays. Ainsi, tandis que le gouvernement français maintient à l’intérieur les seize impôts sur le vin, que les octrois aggravent encore la consommation des boissons de 10 à 30 centimes le litre, il sollicite de l’Angleterre une réduction de taxe à l’importation, et les producteurs vinicoles, peu soucieux de savoir qui boira leur liquide, de crier hosanna au traité de commerce. — Mais le même gouvernement impérial a dû, par compensation, réduire ses tarifs sur les marchandises du Royaume-Uni ; de là un déficit pour le budget : comment combler ce déficit ? En élevant de 25 fr. par hectolitre les contributions sur les alcools destinés à la consommation intérieure. En sorte que les Français, partisans ou non du libre échange, seront bientôt obligés, s’ils veulent boire à des prix modérés leurs vins et leurs eaux-de-vie, d’aller à l’étranger !

La douane, dans l’état actuel des sociétés, est une institution à double fin : comme machine fiscale, elle rentre dans la catégorie des contributions indirectes ; comme protection du travail national, c’est une balance de compensation.

Dans le premier cas, la douane fonctionne à la frontière, tout comme l’octroi à la porte des villes ; l’institution est la même. L’octroi est un diminutif de la douane, la douane est un augmentatif de l’octroi, ad libitum. C’est un impôt sur la consommation, qui frappe également les produits de la métropole, ceux des colonies et de l’étranger. Tels sont les impôts sur les sucres, les cafés, les cotons, les bestiaux, etc.

Dans le second cas, par exemple, s’il s’agit de cotons ouvrés, de fers, houilles et autres produits du dehors ayant leurs similaires à l’intérieur, les droits ont un autre caractère : c’est une compensation ayant pour but d’équilibrer, entre pays inégalement favorisés, les moyens de la production et les conditions de la concurrence. À ce point de vue, la douane fait l’objet d’une discussion incessante parmi les économistes : nous n’avons point ici à nous en occuper.

Comme machine à impôt, on peut dire de la douane et de l’octroi la même chose que des autres contributions indirectes : c’est un système où le fisc, dont les besoins croissent sans cesse, renonce sans honte ni vergogne au principe de proportionnalité, et met à rançon l’estomac et la santé du contribuable. Devant la justice, l’économie politique et l’hygiène, on pourrait dire que c’est une question vidée, si, en fait d’iniquités fiscales, d’atteintes à la justice et de contradictions dans les principes, les questions se vidaient jamais.

Les taxes de consommation, enfin, démoralisent le peuple en l’excitant à la fraude et le mettant en hostilité avec le gouvernement.

« Sous Louis XIV, la contrebande du sel produisait à elle seule, chaque année, 3,700 saisies domiciliaires, 2,000 arrestations d’hommes, 1,800 de femmes, 6,600 d’enfants, 1,100 chevaux saisis, 50 voitures confisquées, 300 condamnations aux galères. Et ce n’était là, » observe l’historien, « que le produit d’un impôt unique, de l’impôt du sel. Quel était donc le nombre total des malheureux emprisonnés, torturés, expropriés, pour l’impôt ?… »

De nos jours le fisc, ou les tribunaux correctionnels et de police qui le représentent, sont beaucoup plus doux à l’égard des contrebandiers et des fraudeurs : l’humanité a gagné, la moralité a perdu. Le régime des transactions amiables entre la régie et le fraudeur surpris n’est-il pas l’aveu formel, de la part du fisc, que l’impôt exigé, perçu par lui, est inique dans sa répartition, inique dans sa quotité, et que sa seule excuse est la nécessité du budget, la raison d’État ?

Avant tout, dit le gouvernement, il faut que je vive. Pour vivre, il me faut de l’argent, beaucoup d’argent. Cet argent, je le prends où je le trouve, je me le procure comme je puis : tant pis pour celui qui tombe sous ma coupe ! J’ai fait ce que j’ai pu pour rendre l’impôt juste, égal, proportionnel ; j’ai usé de tous les moyens, j’ai appliqué toutes les combinaisons, j’ai fait appel à tous les systèmes. L’argent m’a toujours manqué. Je plains sincèrement le pauvre paysan, le manœuvre, le salarié ; mon cœur saigne à la vue des misères du peuple ; mes entrailles sont émues de compassion, si je suis dans la nécessité de sévir. Les conditions de mon existence me plongent dans le désespoir : il vaudrait mieux pour l’humanité n’être pas née que d’être organisée et gouvernée comme elle l’est. Mais puisque ainsi sont les choses, que vous n’êtes pas décidés à mourir, chers contribuables, et que vous ne savez vous passer de gouvernement, résignez-vous : il faut que je vive !


§ 3. — INCONVÉNIENTS COMMUNS A TOUS LES IMPÔTS.
EXAMEN APPROFONDI DU PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ : COMMENT IL SE TOURNE CONTRE LE PAUVRE.


S’il suffisait de la sanction d’un long usage pour légitimer une institution, on pourrait, sans autre examen, considérer comme irréprochables les différentes espèces d’impôts que nous venons de passer en revue. En effet, comme l’observe fort bien M. Passy, il n’est pas un mode de taxation et de perception chez les nations modernes, qui n’ait eu cours dans l’antiquité. On retrouve dans les lois d’Athènes la taxe territoriale, la taxe personnelle, les licences, les patentes, les douanes, les droits sur les marchandises, les taxes de consommation, l’impôt sur le capital, l’impôt sur le revenu, l’impôt sur le luxe, l’impôt progressif. Nous parlons de la république d’Athènes seulement, la plus avancée en civilisation de toute l’antiquité : le même système de fiscalité se retrouvait partout plus ou moins développé, selon le progrès des institutions et des mœurs.

« L’impôt purement territorial en Attique, » dit M. de Parieu, « fut institué dans l’origine sur une échelle progressive ; mais, par une particularité remarquable, la graduation, loin de porter sur le taux de la contribution, fut portée sur la fixation du capital imposable ou cens (timéma),

« Les citoyens qui possédaient des terres suffisantes « pour en retirer 500 mesures de produits secs ou liquides, équivalant à 5, 000 drachmes de valeur, portaient le nom de pentacosiomédimnes ; ils étaient inscrits dans le cadastre pour toute leur propriété productive équivalente à un talent. Ceux qui recueillaient 300 mesures et qu’on nommait triacosiomédimnes ou chevaliers étaient imposés sur les 5/6 de leur fortune, évaluée à 3, 600 drachmes. Le zeugite, qui avait un attelage et récoltait 200 ou 150 mesures, suivant les calculs des divers auteurs, était taxé sur les 5/9 de son capital, évalué 1800 drachmes (dans l’hypothèse de 150 mesures de produit). Le thète, placé au-dessous de ces conditions de fortune, jouissait d’une immunité complète. (Histoire des impôts généraux sur la propriété et le revenu.) »

« Sous l’empire romain, » dit M. Passy, « pas une matière imposable n’échappa aux atteintes du fisc, et vainement, l’impôt du timbre excepté (il est, dit-on, d’origine hollandaise), on chercherait une seule taxe qui n’ait pesé sur les populations des provinces. Les sujets de Rome ne pouvaient naître, se marier et mourir, travailler ou mendier, hériter ou léguer, acquérir, vendre, transporter, posséder, sous quelque forme que ce fût, entretenir des chevaux ou des chiens, sans avoir à compter avec les agents du trésor. »

On voit par là que non-seulement le fisc a su atteindre, qu’il s’est ingénié à découvrir et à frapper toutes les valeurs ; il a fait de son mieux pour proportionner les charges, poursuivant le luxe et l’opulence, dégrevant le peuple, mais sans y parvenir jamais. Loin de là, en même temps qu’il établissait des impôts somptuaires, il taxait la mendicité !

« L’idée d’atteindre par une même taxe les revenus mobiliers et immobiliers des citoyens, » dit encore M. de Parieu, « a été très-répandue dans les sociétés européennes du moyen âge. Outre les contributions sur la propriété et le revenu qui ont été véritablement dignes de ce nom par une organisation adaptée à la fin pour laquelle elles ont été instituées, on a levé dans divers pays des impôts, assis à la vérité sur la même base de généralité, mais dont l’organisation défectueuse ne permettait d’atteindre, quant à la fortune mobilière, qu’un résultat purement fictif. On pourrait ranger dans ce dernier genre de taxe la taille personnelle, telle qu’elle était perçue dans plusieurs provinces de l’ancienne France. »

Toutes les variétés d’évaluation, selon le même auteur, se retrouvent également dans le passé. Ainsi, en France, l’impôt personnel consiste dans une capitation fixe ; dans le Hanovre et la Saxe, il est gradué suivant diverses classes ; dans la Hesse Grand-Ducale, il est en rapport avec les loyers.

Au milieu de l’anarchie des différentes espèces de contributions, on signale cependant une tendance constante vers le principe de proportionnalité, témoignage non équivoque de l’inclination de la société vers la justice, et, si j’ose ainsi dire, de l’élongation du droit divin.

« Si nous descendons le cours des temps, le système des tailles personnelle et réelle, qui devint, à dater de Charles VII, l’un des principaux fondements des finances de la monarchie, eut pour base dès son origine la plus reculée une idée de taxation de tous les revenus mobiliers et immobiliers. Les facultés des contribuables, telle est la base de l’assiette de l’impôt aux termes des ordonnances sur la matière ; et cette règle, à laquelle correspondait bien le procédé de la déclaration personnelle, conservée en cette matière jusqu’à la Révolution, paraît avoir présidé à la législation des tailles sous toutes les formes. »

Il reste bien entendu, d’ailleurs, que cette application de la justice à la répartition de l’impôt n’avait trait qu’au tiers état et ne concernait en rien les castes supérieures, noblesse et clergé, affranchis par naissance et destination de tout impôt. L’équité fiscale n’embrassait que la roture, la villainie et le servage. Du peuple à la noblesse et au clergé la justice n’avait plus lieu, pas plus qu’entre l’homme et l’animal. Tandis que l’impôt visait pour les uns à la péréquation, il conservait pour les autres son caractère féodal. Les deux principes se trouvant en présence, on pouvait prévoir que le conflit éclaterait tôt ou tard.

La grande conquête de la Révolution est donc l’universalité et la proportionnalité de l’impôt. Or, la revue que nous avons faite au précédent paragraphe nous a démontré qu’en fait, et malgré tout le soin qu’on a pu y apporter, cette proportionnalité n’existe pas ; qu’il est même impossible, au point de vue pratique, qu’elle existe. Il s’agit maintenant de nous élever plus haut et de rechercher si ce principe de proportionnalité, qui d’abord nous est apparu comme l’expression pure, idéale du droit, que la pratique nous a révélé ensuite comme à peu près irréalisable, n’est pas lui-même entaché de quelque erreur ; s’il répond véritablement à l’idée que nous nous faisons de la justice économique, de l’égalité devant l’impôt. Car s’il se trouvait, par l’effet de quelque influence dont nous n’aurions pas tenu compte, que ce principe, incontestable au premier abord, ne fût dans son application actuelle qu’un préjugé de tendance, un mensonge à la vérité et à la justice, il y aurait lieu pour nous ou d’y renoncer tout à fait, et conséquemment de changer de fond en comble le système de l’impôt, ou de faire cesser l’influence qui le fausse, c’est-à-dire de changer l’économie sociale tout entière, ce qui serait bien autrement grave que de réformer l’impôt.


Critique du principe de proportionnalité.


Le principe de proportionnalité est généralement admis comme la seule base équitable de l’impôt, et c’est pourquoi les taxes de capitation, comme celles qui pèsent sur les consommateurs, sont réprouvées à l’unanimité. Mais comment, encore une fois, établir l’impôt d’une manière rigoureusement proportionnelle ? Là est la question. Or je crois avoir l’un des premiers démontré (Système des contradictions économiques, 1845) que, dans l’état actuel de la société, eu égard à la distribution inégale des fortunes, la proportionnalité de l’impôt, en la supposant réalisée, équivaudrait à une progression de l’impôt en sens inverse des facultés du contribuable, c’est-à-dire précisément à une contradiction. Voici à peu près comment je raisonnais :

En France, comme partout, les fortunes sont inégales. Mais quelle que soit cette inégalité des fortunes particulières, elle n’empêche pas que le produit collectif de la nation ne soit d’une année à l’autre sensiblement le même, c’est-à-dire, égal à peu près aux besoins de la consommation générale qui, en somme et pour une population donnée, varie aussi peu que la quantité de chaleur et d’humidité de l’atmosphère.

Supposons donc que le produit brut de la France donne en moyenne pour chaque famille, composée de quatre personnes, une valeur de 1,000 fr. C’est un peu plus que le chiffre de M. Michel Chevalier, qui n’a trouvé que 63 cent. par jour et par tête, soit 919 fr. 80 cent. par ménage. L’impôt étant de plus d’un milliard, soit environ le 1/8 du produit total (il a été prévu pour 1862 à près de deux milliards, soit 1/4 du même produit), chaque famille obtenant sur la totalité du produit national une part de 1,000 fr., serait imposée, de par la loi de proportionnalité, de 125 fr.

Les fortunes étant inégales, les citoyens seraient donc taxés au prorata de leur revenu : un revenu de 2,000 fr. payerait 250 fr., un revenu de 3,000 fr. 375 fr., un revenu de 4,000 fr. 500 fr., etc. La proportion est irréprochable : le fisc est sûr de par l’arithmétique de ne rien perdre.

Mais, du côté des contribuables, l’affaire change totalement d’aspect. L’impôt, qui, dans la pensée du législateur, devrait se proportionner à la fortune, va se retourner contre la pauvreté, en sorte que plus le citoyen sera maltraité par la fortune, plus il devra payer au gouvernement.

D’après les données précédentes, le revenu brut moyen, par toute la France, étant, pour chaque famille de quatre personnes, de 1,000 fr., le prélèvement de l’impôt fixé à 1/8, soit 125 fr., il reste à la famille pour subsister une somme de 875 fr. La somme de 875 fr., toute défalcation faite de l’impôt, peut donc être considérée comme l’expression de la consommation moyenne et normale, soit du bien-être moyen de chaque famille. Il en résulte que toute famille qui possède un revenu brut de 1,000 fr. peut se considérer, au regard de l’impôt, vis-à-vis de la société et d’elle-même, comme étant en équilibre. Par la même raison, toute famille dont le revenu dépassera 1,000 fr. sera en bénéfice ; toute famille, au contraire, dont le revenu sera inférieur à 1, 000 fr. sera en perte. Cela posé, voici comment se liquident les profits et les pertes, dans l’hypothèse de la proportionnalité.

Première série. — Fortune dont le revenu dépasse 1,000 fr.

Revenu par famille : 6000 5000 4000 3000 2000 1000
Impôt à payer : 750 625 500 375 250 125
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Reste à la famille :   5220   4375 3500   2625   1750   875
Consommation moyenne : 875 875 875 875 875 875
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Bénéfice sur l’impôt : 4375 3500 2625 1750 875 000

Dans cette série, la progression (arithmétique) de l’impôt correspond à la progression (également arithmétique) des facultés contributives. Le reste formant bénéfice suit encore la même loi ; arrivé au dernier degré de l’échelle, on trouve zéro.

S’il était possible que l’action de l’impôt s’arrêtât là, peut-être n’eût-on jamais songé à réclamer. Mais le fisc est impitoyable ; d’ailleurs la justice se trouve ici d’accord avec le fisc, tout le monde sans exception doit être soumis à l’impôt. Sous l’ancien droit, l’impôt était le signe de la servitude : aujourd’hui il est le signe de la liberté et de la souveraineté. La taxation ne s’arrêtant pas à la limite extrême de 1,000fr. de revenu, voici donc ce qui arrive.


Deuxième série. — Fortunes dont le revenu est au-dessous de 1,000 fr. :

Revenu par famille :   900.00 850.00 800.00   750.00
Impôt :   112.50   106.25   100.00   93.75
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Reste :   787.50   743.75   700.00   656.25
Consommation moyenne :   875.00   875.00   875.00   875.00
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Déficit :   87.50   131.25   175.00   218.75

Dans cette série, l’impôt, qui tout à l’heure frappait le superflu, frappe maintenant le nécessaire ; la proportionnalité, au lieu d’être établie sur des facultés positives, est établie sur des facultés négatives. En sorte que le citoyen qui devrait contribuer de son abondance aux charges de l’État semble ici puni, par une spoliation fiscale, de sa pauvreté.

Ce résultat, déjà si choquant, n’est cependant pas le dernier mot du système. L’impôt n’est pas seulement proportionnel à la misère, il est ce qu’on appelle progressif dans le sens de la misère. Cette vérité est la plus terrible qu’on ait soulevée contre le régime fiscal.

Si l’impôt était établi exclusivement sur la terre ou sur le capital, que chaque famille eût son héritage et en tirât directement son revenu, les choses se passeraient comme on vient de le voir. L’impôt, frappant indirectement sur tout le monde, serait proportionnel, pour les uns au bien-être, pour les autres à l’indigence.

Mais rappelons-nous que l’impôt n’est pas établi seulement sur la terre, sur les maisons et les machines ; il est établi encore sur les personnes, c’est l’impôt de capitation ; sur le mobilier, sur les consommations. La plus forte partie du revenu de l’État provient de ces différentes sources. Or, comme les impôts qui produisent le plus sont ceux établis sur les objets de première nécessité, sels, boissons, combustibles, tabacs, la conséquence est que tous ces impôts réunis forment une capitation générale, égale pour tous, sans distinction de fortune. Sur la somme de 125 fr., que nous supposions tout à l’heure former la moyenne de contribution par famille (cette moyenne dépasse aujourd’hui 200 fr.), on peut compter hardiment que les 4/5, soit 100 fr., constituent une capitation invariable. La conséquence est facile à saisir. Abstraction faite des autres natures d’impôt, dont nous avons expliqué plus haut le mécanisme, chaque famille se trouve taxée de la manière suivante :

Pour un revenu de 1,000 fr. — 100 = 1/10.
» 900 » — 100 = 1/9.
» 800 » — 100 = 1/8.
» 700 » — 100 = 1/7.

Il y a des familles dont le revenu ne dépasse pas 600 fr. ; elles payent au fisc 1/6, soit 16.25 pour 100. — D’autres familles jouissent de 25,000 francs, de 50,000 francs de rente. Elles payent, d’après cette proportion décroissante, 1/250e, 1/500e de leur revenu.

C’est l’impôt progressif, c’est-à-dire progressant en raison géométrique dans le sens de la misère.

Voici qui met le comble à la déraison fiscale. On a beau distinguer la contribution en directe et en indirecte ; taxer la terre et le capital, voire même le revenu. En dernière analyse, l’impôt est acquitté par la masse.

La contribution des patentes, dit M. Passy, n’est qu’une avance faite par l’industriel à l’État, et dont il se recouvre à la vente de ses produits. Même observation pour les taxes de consommation : le détaillant qui paye à l’octroi ou à l’administration des droits réunis une somme au moment de l’emmagasinage des marchandises fait entrer son débours dans le prix de la denrée, et se rembourse sur le consommateur à chaque vente qu’il fait. Quelquefois les choses se passent plus ouvertement encore : c’est ainsi que le gouvernement français ayant porté au double décime la taxe sur les transports à grande vitesse des chemins de fer, lors de l’expédition de Crimée, les compagnies haussèrent immédiatement d’autant leurs tarifs. Le propriétaire de maison en use de même avec ses locataires : quand le fisc augmente sa contribution d’un dixième, il augmente ses loyers d’une fraction proportionnelle.

Telle est la pratique universelle, et pour toute espèce de contribution. L’exploiteur rural fait entrer dans le prix de son blé, de son bétail, de ses fourrages, l’impôt foncier que lui demande l’État ; le fabricant, le banquier, le négociant comptent, dans la détermination de leurs prix courants et de leurs escomptes, la patente et les timbres ; le boutiquier, l’employé, l’ouvrier lui-même, supputent dans la rémunération qu’ils exigent de leurs services leur contribution locative, et ainsi des autres.

Le mouvement des valeurs, la circulation des produits mettant toutes choses de niveau, il arrive, tout le monde l’a compris plus ou moins, que l’impôt prétendu proportionnel se trouve reporté tout entier, indirectement, sur la consommation, en sorte que ceux qu’on avait voulu dégrever sont précisément les plus chargés. De toutes les espèces d’impôts que nous avons passées en revue, la taxe sur la transmission d’immeubles est la seule qui ne retombe pas sur le consommateur ; encore avons-nous fait remarquer, avec M. Passy, que dans les mutations à titre onéreux l’impôt se déduit au moment de la transaction.

L’impôt se réduisant donc en définitive à une taxe de consommation, il en résulte qu’il est payé, à peu de chose près, par tous les citoyens riches et pauvres, ex æquo. Quels sont, en effets, les gros produits, tant au point de vue de la consommation générale qu’à celui du rendement fiscal ? Ce sont les céréales, les étoffes, le linge, les habitations, la houille, les fers, les substances alimentaires, les savons, les denrées coloniales. Chacun est obligé d’en user, et n’en peut prendre, comme du sel, que dans une certaine mesure. Si bien que, malgré les efforts des théoriciens et la probité des agents du fisc, les différentes sortes d’impôts aboutissent à une capitation égalitaire, précisément l’iniquité qu’on voulait sur toute chose éviter.


Phénomène de la contradiction dans l’impôt.


Aurais-je voulu répondre par une mystification pédantesque au loyal appel des honorables conseillers d’État du canton de Vaud ? A Dieu ne plaise ! Leur généreuse initiative est chose trop rare, au milieu d’une société tout occupée d’intérêts égoïstes, pour qu’on la traite à la légère.

Ce n’est point une thèse qui me soit particulière que je viens d’exposer, c’est la force des choses qui crie sous ma plume, et depuis quinze ans, à l’impossibilité, à la contradiction.

Mais que mes juges ne s’effraient pas : cette contradiction même est un des éléments de la vérité, une des conditions de l’ordre. C’est grâce à elle que j’essayerai à mon tour d’indiquer les véritables règles de la constitution de l’impôt, chose qu’il m’était interdit d’entreprendre avant d’avoir établi, par le détail, ce qu’est l’impôt dans sa pratique actuelle, ce qu’il a été dans son origine, ce que le droit moderne veut qu’il devienne, et comment il se fait, en dépit d’une révolution immense, de l’effort des législateurs, des praticiens et des savants, qu’il se trouve précisément à rebours de ce qu’il doit être, dirigé contre le pauvre au lieu de l’être contre le riche.

Phénomène étrange, incompréhensible au premier coup d’œil, de voir en tout état les citoyens contribuer aux charges publiques en raison directe de leur pauvreté et inverse de leur fortune, tandis que le bon sens, la volonté du peuple et du prince, le vœu des agents fiscaux, le désir même, oui, le désir des propriétaires, des capitalistes, de tous les apanagés de la richesse, est que chaque citoyen paye en raison directe de sa fortune et inverse de sa pauvreté.

Ce phénomène, les premiers économistes l’avaient confusément aperçu ; mais ils ne l’avaient point décrit avec précision, bien moins encore l’avaient-ils analysé dans ses causes et dans sa portée. « L’impôt proportionnel, » dit J.-B. Say, « n’est pas équitable. »

Pourquoi ? comment ?… Voilà ce que J.-B. Say n’eût su expliquer. Adam Smith avait dit avant lui : « Il n’est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non-seulement à proportion de son revenu, mais pour quelque chose de plus. » On voit sur quelle pente sont entraînés les économistes, sollicités par le besoin de justice et par l’impuissance où ils se voient d’y satisfaire à l’aide de la proportionnalité. J.-B. Say franchit le pas ; il dit : « L’impôt ne peut jamais être levé sur le nécessaire… » Et qu’est que le nécessaire, savant homme ? En quoi le distinguez-vous du superflu ? Qu’appelez-vous luxe, et qu’appelez-vous frugalité ? Nous avons montré à propos de l’impôt somptuaire que, selon les temps, tout peut être dit nécessaire ou somptueux, à tour de rôle. Une maison de briques est un luxe dans un pays où il n’y a que des huttes de boue ; un toit en tuiles est un luxe au milieu de cinq cents toits de chaume, et restera luxe jusqu’au jour où la police, par motif de sécurité publique, proscrira le chaume et rendra la tuile obligatoire. N’est-il pas clair que l’économiste parle ici de l’abondance de sa philanthropie plutôt que de sa science ?

Enfin le gros mot est lâché : « J’irai plus loin, » ajoute Say, « et je ne craindrai pas de dire que l’impôt progressif est le seul équitable. » Et M. Joseph Garnier, dernier abréviateur des économistes, commente ainsi la parole du maître : « Les réformes doivent tendre à rétablir une égalité progressionnelle, si je puis ainsi dire, bien plus juste, bien plus équitable que la prétendue égalité de l’impôt, laquelle n’est qu’une monstrueuse inégalité. »

Au chapitre suivant, nous examinerons la valeur de ce fameux médicament, l’impôt progressif. Qu’il me soit permis de constater dès à présent combien messieurs les économistes de l’école officielle, qui depuis trente ans assourdissent le monde de leurs clameurs contre les socialistes, les utopistes, les réformateurs, les révolutionnaires, accusés par eux d’ignorer les éléments de la science, de vouloir mettre l’humanité sur un lit de Procuste et de faire violence à la nature : combien, dis-je, ces prétendus conservateurs de la tradition et de la vérité se gênent peu, à l’occasion, pour introduire leur arbitraire là où leur raison scientifique n’a pu pénétrer la raison des choses. On sait de quelle manière ils proposent de réagir contre l’excès de population. Les voici maintenant qui, confondus par la proportionnalité de l’impôt, déclarée d’abord une vérité, parlent d’y substituer une progression géométrique. Quand donc sera-t-il fait justice de cette secte, qui, sous prétexte de combattre le préjugé et de vulgariser les saines doctrines, agite la société et scandalise la pudeur des nations par ses absurdes et immorales théories (P) ?

Pour nous, qui dans le cours des choses devons chercher simplement à saisir la loi des choses, sans nous effrayer des oppositions qui y éclatent à chaque pas, nous dirons en nous résumant :

La pensée du législateur moderne, et la volonté du fisc qui en est l’expression, est très-positivement de répartir les charges publiques proportionnellement aux facultés des citoyens. Cette pensée est juste en elle-même, juste dans son énoncé et juste dans son objet. En principe, la proportionnalité de l’impôt est une vérité de raison, aussi bien qu’une vérité de droit. Il n’y a point à la réfuter.

Mais trois faits, étrangers au fisc, dominent dans l’application cette règle de proportionnalité, et la convertissent à l’égard des citoyens pauvres, et en raison directe de leur pauvreté, en une véritable razzia. Ces faits sont :

1o Que l’impôt, quel que soit le mode de son assiette et de sa répartition, se prélève en définitive et nécessairement sur le produit de la société, en autres termes, se réduit à une taxe de consommation ;

2o Que les fortunes sont inégales ;

3o Que dans le mouvement circulatoire tous les producteurs sans exception devant, selon les principes de la comptabilité, faire rentrer, autant qu’il est en eux, leurs cotes contributives dans leurs prix de revient, l’impôt, attribué par le fisc à chaque particulier d’après ses facultés apparentes, se trouve rejeté sur la masse.

La conséquence de ces trois faits combinés est que l’impôt, direct et indirect, proportionnel dans la forme, se résout fatalement en une capitation générale, laquelle, n’ayant ni ne pouvant avoir égard aux différences de la fortune, constitue un véritable impôt progressif dans le sens de la misère.

Quelques impôts forment exception, jusqu’à certain point, à cette règle. Ainsi l’impôt foncier reste une charge pour la propriété : seulement le propriétaire qui en tient compte dans son acquisition le défalque, une fois pour toutes, du montant de ses fermages, de sorte que ce même propriétaire, que le fisc semble taxer en raison de sa propriété, en réalité ne paye pas d’impôt. Ainsi encore les droits d’enregistrement ne rentrent pas dans la masse ; mais ici encore le même jeu se renouvelle : les droits sont déduits par l’acquéreur du prix d’achat, la propriété dépréciée de la totalité de leur montant, en sorte que, par un nouveau renversement, c’est celui qui abandonne la propriété qui paye à l’État la bienvenue de son remplaçant (Q).

Quant aux patentes, licences, contributions locatives, droits d’octroi, de régie, etc., dont tout négociant et industriel est tenu de faire l’avance à l’État, il arrive fréquemment que le titulaire, emprunteur sur hypothèque ou en compte courant, pressé par la concurrence du capitaliste qui roule sur ses propres fonds, est obligé d’y mettre du sien et de se saigner pour conserver sa clientèle. Il rentre alors dans la catégorie des consommateurs salariés sur qui l’impôt pèse de tout son poids, ce qui ne fait que confirmer la règle.

En deux mots, l’impôt, dans les conditions de la société actuelle, n’est ni ne peut être juste, pas plus que le prix des marchandises ou la répartition des services et des capitaux.

C’est ce que le réformateur fiscal, devenu par la nécessité même de sa mission réformateur social, ne devra jamais perdre de vue, à peine de produire dans l’économie de la société et dans le système de l’État d’immenses perturbations, plus redoutables que toutes les inégalités qu’il voudrait réparer.



Notes




Service militaire. — Un individu à qui sa religion défend de porter les armes peut-il jouir des droits politiques accordés aux autres citoyens, et, par exemple, devenir représentant du peuple et ministre ? En cas de guerre, ce même individu, refusant obstinément, par motif de conscience, le service militaire, condamnant ainsi la politique de son pays et désertant devant l’ennemi la cause nationale, ne devient-il pas, ipso facto, suspect ?

Remarquez ici que la suspicion ne vient pas d’intolérance religieuse ; elle ne tient point à la différence des cultes : elle résulte uniquement des exigences de la sûreté publique, incompatible avec certains dogmes, ou pour mieux dire avec la casuistique de certaines sectes. Il est bien d’admettre aux droits de cité et de nationalité, sur leur simple demande, et sans distinction de culte ni de race, tous particuliers qui ont résidé pendant un certain temps dans un pays ; je voudrais même que la nationalité pût être double et triple, que la qualité de Français, par exemple, ne fût pas exclusive de celle d’Allemand, et vice versa. Ce serait un commencement de pacification générale et de véritable fraternité, que ce droit de bourgeoisie obtenu et simultanément exercé dans divers pays par un même citoyen. Mais ce serait à la condition, bien entendu, que ledit citoyen remplirait partout ses devoirs civiques, et qu’en cas de guerre il devrait opter entre ses diverses patries. Le refus du service militaire, en pareil cas, me semble devoir être un titre de déchéance, que la qualité d’indigène ne saurait couvrir. Cette question de droit public, que je crois neuve, pourrait avoir une grande portée : je me borne à la consigner ici sous forme de note.



Contribution personnelle. — L’impôt personnel, en France, peut être cité comme un monument de l’imbécillité publique autant que de l’iniquité fiscale.

« Depuis la Révolution, dit M. de Parieu, une taxe personnelle de la valeur de trois journées de travail a été comprise dans le système de la contribution personnelle et mobilière ; après diverses transformations, elle a été maintenue par la loi du 21 avril 1832, la dernière sur la matière. La valeur de la journée de travail est déterminée par les circonstances locales, dans chaque département et pour chaque commune, par le conseil général sur la proposition du préfet. Elle ne peut être ni au-dessous de 50 cent., ni au-dessus de 1 fr. 50. »

M. de Parieu n’ajoute pas un mot de plus.

Quoi ! on a établi une taxe de trois journées de travail, ce qui signifie en économie politique et au point de vue fiscal trois journées de produit, par conséquent trois journées de revenu. C’est le législateur de 1791 qui en a posé le principe. Là-dessus s’élève un débat qui dure quarante ans ; tous les administrateurs, les économistes, les hommes d’État sont consultés ; une demi-douzaine de révolutions passent sur la loi et lui font subir toute une série de métamorphoses. Enfin, les chambres assemblées, les conseils généraux appelés, les préfets interrogés, la journée de travail est fixée entre les chiffres, minimum et maximum, de 0 fr. 50 cent, et 1 fr.50. Et M. de Parieu, ancien représentant du peuple, ex-ministre, académicien, ne trouve rien à dire ; personne ne réclame. Les maîtres de la science, de même que le gros public, acceptent, sans un froncement de sourcil, cette détermination de la journée de travail : pour les pauvres 50 cent. ; pour les riches 1 fr. 50. La France compte aujourd’hui soixante-dix ans de critique fiscale, et c’est là que nous en sommes ! Il y a plus d’un siècle que la science économique a été fondée dans l’entre-sol de Versailles par Quesnay, et voilà ce que se disent, sans rire, les savants de l’Académie !…



Patentes. — Veut-on un fait qui montre d’un coup, sans argumentation, l’irrationalité de la patente, et l’ineptie, au point de vue du droit, de toutes les conceptions fiscales ? Je citerai la Banque de France.

La patente de la Banque de France a été fixée à 10,000 fr. par la loi de 1844, puis portée au double en 1858 à la suite du doublement de son capital. C’est donc 20,000 fr. que paye aujourd’hui la compagnie. Voilà ce qui s’appelle une contribution, n’est-ce pas ? L’État sait atteindre le capital, et, quand il s’y met, il a la main lourde. Mais la Banque, en vertu du privilége que lui assure l’État fait pour des milliards d’affaires ; elle réalise de 24 à 25 millions par an de bénéfices, et distribue 127 fr. de dividende à ses actionnaires, 12 fr. 70 pour cent. En sorte que l’État, de tout temps ami des capitalistes, des financiers, des banquiers et des traitants, l’État, agissant au nom du pays, autorise la Banque de France à prélever sur le pays, qui pourrait se passer de cette entremise, un bénéfice annuel de 25 millions, à la condition de verser dans le trésor public 20,000 fr. N’est-ce pas le pendant de la journée de travail, fixée à 50 cent. pour les pauvres (on a voulu ménager les pauvres), et 1 fr. 50 pour les riches, les plus forts des contribuables parce qu’ils consomment le plus, dit M. Thiers ?



Inégalité de l’impôt. — L’insurmontable iniquité de l’impôt a été dès longtemps aperçue, cela ne paraît pas douteux. Mais, soit que le législateur ait dans tous les temps jugé à propos de s’en taire et que les publicistes n’aient fait qu’imiter sa réserve, soit que la contradiction qui éclate à chaque pas en cette matière n’ait pas été convenablement analysée et mise en lumière, toujours est-il que les ouvrages, même les plus accrédités, laissent sur cette question beaucoup de nuages. On croirait parfois, de la part des économistes, à une sorte de convention tacite de s’abstenir.

Voici ce que j’ai trouvé de plus philosophique dans la longue étude de M. de Parieu, l’un des derniers et des plus illustres qui se soient occupés de la question.

« On a souvent opposé, dans la discussion des institutions sociales, les données de la théorie et les exigences de la pratique. Ce contraste n’est le plus souvent que l’expression de la lutte du bien et du mal, de l’élément positif et de l’élément négatif dans les choses humaines. »

Ainsi, pour expliquer comment l’impôt, voulant être égal pour tous, ne peut y parvenir, M. de Parieu nous reporte au mysticisme manichéen, au dogme des deux principes, Dieu et Satan, à la lutte éternelle du bien et du mal. Et ce sont là les gens qui nous gouvernent et nous instruisent, qui réclament, de gré ou de force, notre obéissance ! Triste nation !

Notre homme continue : « La théorie arrive difficilement à calculer l’action du mal dans la vie sociale.

« Étudiez les fondements de la société politique. Si vous faites abstraction des passions qui s’y agitent, votre imagination reconstruira peut-être un édifice grand et harmonieux sur les bases de l’égalité et de la liberté sans limites. Mais à mesure que vous apprécierez ensuite l’étendue des passions diverses que manifeste le caractère national de chaque peuple, vous reconnaîtrez la nécessité d’un ensemble de mesures restrictives, répressives ou préventives, qui ôteront à l’application du principe de liberté une part correspondante à ce qui manque dans la moralité du peuple… »

Voyez-vous cela ? M. de Parieu est chrétien et catholique ; il croit de toute son âme au péché originel, à l’immoralité essentielle du genre humain. La première chose qu’il aperçoive dans la société, quand il jette les yeux sur elle, c’est la perversité de notre race, et comme naturellement c’est dans les classes inférieures que l’immoralité est la plus grande, ce sont ces classes-là qu’il s’agit surtout de contenir par les restrictions, les répressions, les préventions, par le retrait des libertés, par le travail et par l’impôt. À ce point de vue, le despotisme et l’impôt, calculés d’après l’action du mal, redeviennent justes. Combattre la tyrannie, demander l’égalité de contribution, ce serait déchaîner les passions, empêcher la refrénation et la castigation du mauvais principe, se rendre apôtre du péché et fauteur de révolte. Bien plus, dire la vérité aux masses sur tout ce qui touche leurs intérêts, les agiter au nom d’une justice impossible, c’est manquer de prudence, de religion, et même de charité. Le vrai philanthrope s’apitoie sur les misères de ses semblables ; il ne répand pas le sel et le vinaigre sur leurs plaies.

« Comme la misère et l’ignorance sont fortement enracinées dans le monde, les artifices qui dérobent à la plupart des citoyens le chiffre exact des taxes qu’ils acquittent ne cesseront pas de longtemps d’être licites et de renfermer pour ainsi dire une anesthésie bienfaisante, d’autant plus que les procédés qui cachent à certains contribuables les taxes qu’ils acquittent facilitent tout au moins à d’autres qui sont plus éclairés le payement de leur part afférente dans le même fardeau. »

M. de Parieu reculerait d’horreur si, au lieu de ce style lourd, obscur et entortillé qu’il affectionne, je lui traduisais sa pensée en un franc langage : « Il est permis de voler un homme pourvu qu’il ne s’en aperçoive pas ; permis même, à cet effet, de l’assassiner, pourvu qu’au préalable on l’ait endormi au moyen du chloroforme. Le dommage qu’aura souffert la victime sera largement compensé par la joie de l’assassin. » Voilà, et je le dis précisément afin que les ignorants le sachent, voilà ce que M. de Parieu entend par l’anesthésie en matière d’impôt.

« Sous ces divers aspects, » poursuit le grave et pieux écrivain, « les législateurs paraissent avoir recherché par deux voies diverses la facilité dans l’acquittement des taxes. L’extrême divisibilité du payement qui existe dans les taxes sur les consommations accommode l’acquittement de l’impôt aux dispositions prises par le contribuable pour ses approvisionnements. L’impôt se confond, ainsi qu’on l’a dit souvent, avec le prix des choses ; d’un autre côté, en graduant certains droits sur le caractère plus ou moins inattendu, plus ou moins gratuitement prospère de certaines acquisitions, les législateurs de divers pays ont justement apprécié les dispositions de l’âme humaine, et constaté, pour ainsi dire, une facilité psychologique de sacrifice, à côté des facilités économiques qu’ils ont recherchées sur d’autres points. »

Que dites-vous, lecteur, de cette morale ? Que pensez-vous de cette politique ? M. de Parieu est un des hommes qui ont combattu avec le plus de zèle la République de février, sortie en droite ligne de la Révolution de 89. En se vouant à cette réaction il a cru, cela est certain, servir le ciel contre l’enfer, appuyer le bien dans la lutte contre le mal. Que nous dit-il, maintenant que, sorti de ses fonctions législatives et ministérielles, il emploie les loisirs que l’empire lui a faits à l’étude des questions économiques ?

Que la Révolution, c’est l’anarchie ; que la République, c’est la société livrée aux passions inférieures ; que le progrès dans la Justice est une utopie. Donc répression, restriction, prévention ; point de libertés, pas de discussion, et s’il est possible, pas de constitution. Que le travail devienne un joug, et que la masse travailleuse n’obtienne jamais en salaire plus du quart ou du tiers de son produit. À cet effet, la société dispose d’instruments irrésistibles : elle a la rente, l’intérêt des capitaux, les prélèvements de la maîtrise, la police, l’armée et l’impôt.

En ce qui touche l’impôt, la multitude est fondamentalement ignorante : Dieu nous garde qu’elle s’éclaire ! Elle ne sait ni ce qu’elle paye ni ce qu’elle doit payer ; elle ne se doute même pas que seule elle paye : on peut donc, en conscience et sans aucun risque, la charger. On le peut d’autant mieux qu’on trouvera dans les avisés, habiles à rejeter sur la masse leur part de contribution, autant de fauteurs du système.

L’impôt sur la consommation, impôt homicide, n’est pas plus aperçu par le peuple que la mort ne se sent venir par le malade qu’on a mis dans un bain après une forte application de sangsues : donc il est permis, et c’est même une chose charitable, de saigner le peuple, si la raison d’État l’exige, jusqu’à extinction. Il n’y aura pas de plainte, et, y en eût-il, hébété d’intelligence, le peuple n’aurait pas même la dignité de sa force.

Mais, et voici qui met le sceau à la morale financière de M. de Parieu, s’il est un impôt qui doive rallier toutes les consciences, c’est celui sur les successions.

Celui qui tout à coup, par la mort d’un père, d’une mère, d’un oncle ou d’un frère, hérite d’une fortune, si petite qu’elle soit, est tout consolé. Joyeux de sa perte domestique, il payera, sans dire mot, tout ce qu’on voudra. Tel est le cœur humain, corrompu par le péché d’origine et devenu une sentine d’égoïsme. Donc imposez les successions, les donations, toute espèce de mutation à titre gratuit. Pour le fisc, pour l’héritier et le donataire, c’est pain bénit !

M. de Parieu a pu, sans commettre d’indiscrétion, dire ces choses à ses collègues de l’Académie des sciences morales et politiques : qui donc, parmi les trente-sept millions de contribuables que contient l’empire français, ira écouter aux portes de l’Académie ? Il a pu, sans danger pour le fisc, faire part de ses idées chrétiennes au Journal des Économistes : son verbe massif, indigeste, incompréhensible aux ténèbres vulgaires, ne risquait pas de soulever une émeute d’indignation.

Mais de pareilles théories doivent être traînées au grand jour et dénoncées à la conscience universelle.



Sur qui pèse l’impôt foncier. — Il n’est pas tout à fait exact de dire, comme je le fais dans le texte, que l’impôt foncier fasse exception à la loi de diffusion ou répercussion, et qu’en conséquence il ne soit pas, aussi bien que ceux de consommation, acquitté par la masse. La répercussion ne se fait pas pour lui de la même manière ; mais elle n’en est pas moins réelle. Ainsi, il est bien vrai que le propriétaire foncier, après avoir acquitté le montant de ses contributions directes, incline plutôt à les déduire du produit net ou de la rente qu’à les rejeter dans le prix de ses denrées : sous ce rapport, il n’y a pas de répercussion. Mais si l’on réfléchit que l’impôt foncier se paye, comme tout autre, sur le produit collectif ; que, par l’engrenage des industries, la solidarité des travaux, la mutualité des échanges, le produit collectif peut et doit être considéré comme un tout indivis, à chacune des parties duquel ont concouru tous les travailleurs ; si l’on considère enfin que dans cette masse de richesse, créée par le travail collectif, chaque produit spécial reçoit sa valeur de son utilité, d’abord, et en second lieu de son échangeabilité, c’est-à-dire de sa proportion dans la richesse totale, on concevra que la contribution payée par le propriétaire foncier, sous le nom d’impôt foncier, est soumise, comme toutes les autres, et supportée par la masse.