Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 18

La bibliothèque libre.
Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 399-404).
◄  Du terrain
Les forces armées

CHAPITRE XVIII.

du commandement du terrain.


Dans les questions d’art militaire, le mot dominer exerce une sorte de fascination à laquelle il convient certainement d’attribuer la majeure partie de l’influence que le relief du terrain a sur l’emploi des forces armées. C’est là qu’il faut aussi chercher l’origine d’une foule d’expressions telles que celles de : positions dominantes, clefs de pays, manœuvres stratégiques, etc…, que la scolastique militaire a consacrées et qu’elle conserve religieusement. Sans nous laisser entraîner ici dans une longue dissertation, nous allons examiner la question sous ses différents aspects, et chercher à nous rendre compte de ce qu’elle conserve de vrai et de pratique quand on la débarrasse de toutes ces exagérations.

C’est quand elles doivent se produire de bas en haut que les manifestations de la force physique, — et le combat en est une, — rencontrent le plus de difficultés.

Cette loi générale s’explique, pour le combat, par les trois causes suivantes :

1o  La surélévation du terrain augmente la difficulté des abords ; 2o  elle grandit le champ de la vue et facilite par conséquent le service des observations ; 3o  elle donne au tir sinon plus de portée, du moins plus de précision.

Nous n’avons pas à étudier ici comment ces trois causes se combinent dans le combat ; mais comme on ne marche et n’observe pas moins dans la stratégie que dans la tactique, il est clair que la première de ces deux formes de la science militaire est en situation de tirer les mêmes avantages que la seconde de la difficulté que le commandement du terrain impose aux abords, ainsi que de la supériorité qu’il donne à la vue.

Ce sont bien là, en effet, les éléments qui constituent la force des positions surélevées et qui inspirent le sentiment instinctif de supériorité et d’assurance qui anime celui qui, placé sur la crête des montagnes, voit son adversaire à ses pieds, et le sentiment de faiblesse et d’inquiétude qu’éprouve celui qui se trouve dans la situation inverse.

Des deux côtés cette impression morale est vraisemblablement plus forte qu’elle ne devrait être, par la raison que les avantages qu’offre une position dominante frappent plus intuitivement l’esprit que ne le font les circonstances qui modifient ces avantages ; mais le commandement du terrain trouve précisément un nouvel élément de force dans cet effet de l’imagination.

La facilité des mouvements est loin d’être absolue, cependant, pour celui qui occupe une hauteur, parfois même elle n’est pas de son côté, et il n’en jouit complètement que lorsque l’ennemi marche dans sa direction. Elle disparaît lorsqu’une grande vallée sépare les deux adversaires ; et lorsqu’ils en viennent aux mains dans la plaine, elle n’existe que pour celui qui occupe les parties inférieures du terrain (bataille de Hohenfriedberg).

Le service d’observations que permet habituellement l’occupation d’une hauteur rencontre aussi de fréquents empêchements.

Une contrée boisée et parfois la masse même des montagnes sur lesquelles on se trouve dérobent de vastes espaces à la vue. Les cas sont infinis où l’on chercherait vainement, sur le terrain, les avantages d’une position dominante choisie tout d’abord sur la carte, et une fois arrivé sur cette position on serait souvent tenté de croire que l’on s’est précisément placé dans tous les désavantages contraires. Ces modifications et ces conditions défavorables ne font néanmoins pas disparaître la supériorité incontestable qu’une position dominante procure à celui qui l’occupe aussi bien dans l’offensive que sur la défensive.

Quelques mots suffiront pour nous faire comprendre à ce sujet.

Les trois avantages que présente l’élévation du terrain sont, nous l’avons déjà dit, les suivants : 1o  une plus grande force tactique ; 2o  une plus grande facilité de la défense des abords ; 3o  des vues plus étendues.

Il va de soi que l’on ne peut jouir des deux premiers de ces avantages qu’à la condition de rester sur la position même pour la défendre de pied ferme ; ils ne favorisent donc que la défense et sont contraires à l’attaque. Quant au troisième, les deux formes de la guerre peuvent en tirer un égal parti.

Ces considérations font ressortir tout d’abord les grands avantages qui résultent du commandement du terrain pour la défensive. Or comme le commandement n’acquiert toute sa valeur que sur des positions prises en pays montagneux, il paraîtrait devoir s’en suivre une grande préférence de la part de la défensive pour ce genre de terrain. Nous dirons, dans le chapitre qui traitera de la défense des montagnes, comment il se fait que, en raison d’autres considérations, il en soit cependant autrement.

Il convient ici de bien distinguer tout d’abord s’il ne s’agit que du commandement d’un point isolé susceptible par exemple de se prêter à la formation d’une armée, ou du relief de toute une longue étendue de terrain. Dans le premier cas les avantages stratégiques se fondent à peu près complètement dans le seul avantage tactique d’une bataille livrée dans des conditions favorables. Dans le second au contraire, lorsqu’un espace considérable de terrain, une province par exemple, présente dans sa conformation une surface inclinée telle que l’un des versants d’une ligne de partage des eaux, surface sur laquelle on peut marcher plusieurs jours de suite sans cesser de rencontrer des positions qui commandent toute l’étendue de la province, les avantages stratégiques augmentent. On jouit en effet, alors, des avantages que présente le commandement du terrain non plus seulement pour la combinaison des forces dans un combat isolé, mais bien encore pour la combinaison de plusieurs combats entre eux.

Quant à l’attaque stratégique, elle tire du commandement du terrain à peu de chose près les mêmes avantages que la défense. En effet, loin de se produire comme l’attaque tactique par un mouvement continu semblable à celui d’un rouage, l’attaque stratégique procède par une série de marches intermittentes séparées par de plus ou moins longs temps d’arrêt. Or pendant ces temps d’arrêt l’attaquant se trouve lui-même sur la défensive.

Il est un moyen d’action que nous devons mentionner et que facilite considérablement, aussi bien dans l’offensive que dans la défensive, l’étendue de la vue et du cercle des observations que procure la possession d’un terrain dominant. Nous voulons parler ici de l’emploi de masses de troupes détachées. En effet, les avantages qu’une armée entière peut tirer du commandement d’une position n’existent pas moins pour les fractions isolées de cette armée. Un détachement, quelle qu’en soit la force, sera donc toujours moins exposé et relativement plus fort sur un point dominant, et pourra par conséquent y prendre des formations que la prudence lui interdirait en toute autre circonstance.

Si, indépendamment de la supériorité que donne le commandement du terrain, on jouit encore d’autres avantages géographiques par rapport à la position de l’ennemi, ou si, par d’autres motifs tels par exemple que la proximité d’un grand fleuve, il se trouve gêné dans ses mouvements, sa situation peut devenir si critique qu’il n’ait pas le temps de s’y soustraire.

Il n’y a pas d’armée qui soit en état de se maintenir dans la vallée d’un grand fleuve sans être maîtresse de la crête des montagnes qui forment cette vallée.

Il est donc incontestable que le commandement du terrain peut donner une puissance très effective ; mais cela n’empêche pas, néanmoins, les expressions de : contrée dominante, position couvrante, clef de pays et autres semblables de n’être la plupart du temps que des mots vides de sens, alors qu’elles ne sont motivées que par les avantages matériels que présente la surélévation du terrain.

C’est afin d’épicer la trop apparente vulgarité de leurs combinaisons guerrières, que certains docteurs ès stratégie emploient de préférence ces expressions sonores, et en font le thème de prédilection qu’ils développent devant leurs adeptes. Malgré la nullité de ces élucubrations et malgré les démentis constants que l’expérience leur inflige, bien des auteurs et bien des lecteurs s’y sont laissé prendre, sans s’apercevoir qu’ils ne puisaient là que dans le tonneau sans fond des Danaïdes.

C’est ainsi qu’on en est arrivé à tenir les conditions que le sujet doit remplir pour le sujet lui-même, et à regarder le seul fait de la prise de possession d’une position dominante comme un acte effectif de puissance militaire, ou, en d’autres termes, comme un véritable coup porté à l’ennemi. Or cette prise de possession n’est qu’un mouvement préparatoire, tel par exemple que celui de lever le bras avant de frapper, de même qu’une position ainsi prise n’est qu’un instrument inerte dans le principe, mais qui cessera de l’être au moment où devra s’effectuer le travail auquel il est destiné. Ce ne sont là, en effet, que des signes ou appelés à modifier une grandeur tout d’abord absente.

Cette grandeur c’est le combat, le combat victorieux.

C’est avec cet élément seul qu’il faut compter, car seul il a une valeur complète, une valeur décisive. C’est là ce qu’il faut sans cesse avoir présent à la pensée, qu’il s’agisse de la critique scientifique ou de l’action militaire elle-même.

Or si ce sont les combats heureux qui décident seuls par leur nombre et par leur importance, il est clair que c’est le rapport de valeur existant entre les armées ainsi qu’entre les commandants en chef opposés qui se représente sans cesse à la guerre, et que par conséquent l’influence du terrain n’y joue qu’un rôle subordonné.


fin du premier volume.