Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 15

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 139-153).

CHAPITRE XV.

défense des montagnes.


Les terrains montagneux exercent une très grande influence sur la conduite de la guerre ; c’est donc là un sujet important pour la théorie. Cette influence apportant de grands retards dans la marche des événements favorise particulièrement le mode d’action de la défense. Nous n’entendons naturellement pas traiter la question au point de vue exclusif et restreint de la défense proprement dite d’une montagne, mais bien en raison du rôle général que la défense des terrains montagneux joue dans l’ensemble même d’une guerre. En approfondissant le sujet, nous sommes maintes fois arrivé à des conclusions si différentes de celles que l’opinion générale a adoptées, que nous serons souvent forcé de développer une manière de voir qui nous est absolument personnelle. C’est encore là ce qui nous oblige, bien que nous n’ayons à traiter la question qu’au point de vue stratégique, à l’aborder tout d’abord par le côté tactique.

Les difficultés sans cesse renaissantes que présente la marche des grandes colonnes dans les pays montagneux et la force extraordinaire qu’acquièrent les petits postes, lorsqu’ils sont couverts sur leur front par un terrain escarpé et appuyés sur chacun de leurs flancs à des ravins profonds, sont certainement les deux principaux motifs qui ont fait, partout et de tout temps, attribuer une efficacité et une puissance de résistance si grandes à la défense des montagnes, qu’on y a toujours employé la masse générale des troupes dont on disposait toutes les fois que le mode d’armement et le système tactique en usage ne s’y sont pas formellement opposés.

Alors qu’une colonne suit en serpentant des ravins étroits, et se prolonge péniblement à travers une montagne, les conducteurs de l’artillerie et du train, à grand renfort de cris, de jurons et de coups de fouet, conduisent les chevaux haletants par les chemins encaissés. Les voitures et les fourgons se renversent et se brisent, et il faut les plus grands efforts pour déblayer la voie qu’ils obstruent. Pendant ce temps, la queue de la colonne arrêtée dans sa marche peste, maudit et blasphème. Chacun se rend compte que si quelques centaines de partisans apparaissaient alors, la déroute serait bientôt complète. C’est de là évidemment que les écrivains militaires ont tiré cet axiome qui leur est familier, que dans un défilé une poignée d’hommes est en mesure d’arrêter une armée. Or, pour peu qu’on ait quelque expérience de la guerre, on sait que la manière dont on procède à l’attaque des montagnes n’a absolument aucun rapport avec une marche de cette espèce. Ce serait même faire le raisonnement le plus faux que de conclure des difficultés que nous venons de signaler, que c’est en pays montagneux que l’attaque doit nécessairement rencontrer les difficultés les plus grandes.

Il est hors de doute, cependant, que jusqu’à une certaine époque l’art militaire a subi l’influence de cette erreur. Il fut un temps, en effet, où la résistance dans les montagnes ne s’étant encore qu’exceptionnellement produite, la plupart des hommes de guerre manquaient de toute expérience à ce sujet. L’histoire ne relate que de très rares circonstances dans lesquelles on ait, avant la guerre de Trente Ans, tiré un parti réel des obstacles du terrain, et effectué une véritable défense des montagnes. La chose était, dans le fait, rarement possible en raison de la profondeur de l’ordre de bataille, des effectifs disproportionnés de la cavalerie, de l’imperfection des armes à feu et de quantité d’autres particularités qui distinguaient les armées de cette époque. Ce ne fut précisément que lorsque l’ordre de bataille s’amincit et que l’infanterie, mieux armée, prit une importance plus grande, que l’on put penser à utiliser les montagnes et les vallées au profit de la défense. Cette méthode n’atteignit cependant son plus haut degré de perfection que cent ans plus tard, environ vers le milieu du xviiie siècle.

Quant au fait incontestable de l’extrême faculté de résistance qu’acquiert un petit poste lorsqu’il est placé sur une position d’un accès difficile, on peut facilement comprendre qu’il ait conduit à ce raisonnement spécieux mais absolument faux, qu’en multipliant le nombre des petits postes et en les espaçant à des distances convenables, on pouvait, dans certaines conditions, donner à un bataillon la puissance d’une armée, et tirer autant de parti d’un mamelon considéré isolément que d’une montagne entière.

Il est certain qu’un petit poste placé en pays montagneux sur une position judicieusement choisie acquiert par cela même une puissance de résistance extraordinaire. Un détachement qui en plaine serait dispersé par quelques escadrons, et devrait alors s’estimer heureux d’échapper par une prompte retraite à la captivité et à la déroute, est parfois en situation, dans les montagnes, d’agir avec une audace tactique si grande, qu’il peut y tenir ouvertement tête à une armée entière, et exiger d’elle toutes les manœuvres de démonstration et d’enveloppement qui caractérisent une attaque en règle. C’est à la tactique qu’il appartient de faire connaître de quelle façon, pour arriver à ce résultat, un détachement aussi faible doit tirer parti de tous les points d’appui et de tous les obstacles que lui offre le terrain, ainsi que de la série des positions sur lesquelles il devra se former pour interrompre et retarder son mouvement de retraite. Ce sont là des résultats que l’expérience affirme, et que nous pouvons regarder comme acquis au point de vue stratégique.

On a été porté à croire qu’en donnant une force individuelle plus grande à des postes de cette espèce et en en établissant une suffisante quantité les uns à côté des autres, on devait former un front très fort, en quelque sorte inattaquable, et qu’il ne s’agissait plus, dès lors, que de se prémunir contre un mouvement tournant en s’étendant de la même façon vers la droite et vers la gauche, jusqu’à ce qu’on trouvât sur chaque aile un point d’appui réellement suffisant, ou que l’on pût se fier à l’étendue même de la ligne et la tenir pour intournable. Un terrain montagneux incite particulièrement à cette manière de procéder ; on y rencontre position sur position, et chacune de ces positions paraissant invariablement plus belle que la précédente, par ce fait seul on ne sait plus où s’arrêter. On en arriva ainsi, de proche en proche, à occuper par de petits détachements tous les points de passage de la ligne montagneuse que l’on projetait de défendre, et l’on crut, ayant ainsi réparti douze ou quinze petits postes sur une étendue d’environ 10 milles (74 kilomètres) ou même davantage, s’être parfaitement mis à l’abri de toute surprise. Partant alors de ce fait que les troupes en colonne ne sont pas en état de se mouvoir en dehors des chemins tracés, on regarda ces postes isolés comme parfaitement reliés les uns aux autres, et on s’imagina avoir ainsi opposé à l’ennemi une sorte de muraille d’airain. Ce ne fut donc plus que par excès de prudence que l’on conserva encore quelques bataillons, quelques batteries à cheval et une douzaine d’escadrons en réserve, pour le cas où l’ennemi parviendrait, par une sorte de miracle, à rompre la ligne sur l’un de ses points.

Tout cela est parfaitement historique, on ne peut le nier, et même on ne saurait affirmer qu’aujourd’hui on ait absolument renoncé à cette fausse interprétation du sujet.

La marche qu’a suivie le perfectionnement de la tactique, par suite de l’accroissement constant de l’effectif des armées depuis le moyen âge, a contribué aussi à affermir l’action militaire dans cette manière de procéder.

Le principal caractère de la résistance dans les montagnes est la passivité absolue. La tendance de la défense à s’y placer était donc assez naturelle lors que les armées n’avaient pas la mobilité qu’elles ont acquise dans les dernières guerres. Les effectifs étaient devenus progressivement considérables, et, en raison de l’efficacité sans cesse croissante du tir des armes à feu, on avait dû de plus en plus étendre l’ordre de bataille en lignes si longues et si tenues, qu’il était fort difficile et souvent même impossible de faire manœuvrer les troupes dans cet ordre, et que la science la plus éprouvée et la plus entendue avait déjà fort à faire de les maintenir en cohésion suffisante. La mise en position d’une machine si compliquée exigeait souvent une demi-journée, et la plus grande partie de ce qui constitue aujourd’hui le plan général de l’action n’avait trait qu’à cette difficile opération dans laquelle se résumait la moitié de la bataille. Les dispositions de la défense une fois prises, il était désormais à peu près impossible d’y apporter les changements que les circonstances nouvelles pouvaient exiger. L’attaque, au contraire, toujours maîtresse du moment où elle se voulait produire, prenait sa ligne de bataille en toute connaissance de cause et en raison des dispositions mêmes de la défense.

Cela constituait, pour cette dernière, une infériorité aussi sérieuse qu’inévitable, et elle ne pouvait la balancer qu’en tirant parti de tous les obstacles naturels, et en se plaçant par conséquent de préférence en pays montagneux. On chercha donc, en quelque sorte, à combiner la force physique des hommes avec la force matérielle des obstacles et des coupures du sol, et à faire un ensemble, un tout, de ces deux éléments de nature différente. L’armée défendait le terrain qu’elle occupait, et réciproquement le terrain défendait l’armée qu’il abritait.

La défense passive atteignit ainsi dans les montagnes un très haut degré de résistance. Les armées y perdirent il est vrai le peu de mobilité qu’elles pouvaient avoir, mais cette perte était peu sensible, car jusqu’alors on n’avait guère cherché à tirer parti de la mobilité des troupes.

Lorsque deux systèmes opposés sont en présence, c’est toujours sur le côté faible de l’un que se dirigent les coups de l’autre. C’est précisément ce qui se présenta ici. Rassurée bientôt pour ses propres flancs par l’immobilité même d’un adversaire qui restait inébranlable et comme cloué au sol sur les positions très fortes qu’il avait données à ses postes, l’attaque fut forcément amenée à agir sur les côtés extérieurs de cet obstacle inabordable sur son front, et les mouvements tournants furent bientôt à l’ordre du jour. Pour s’y opposer, la défense dut successivement donner une étendue plus grande à sa ligne dont le front alla ainsi sans cesse en s’affaiblissant, jusqu’à ce que l’attaque, changeant brusquement de méthode et cessant de se porter vers les ailes, réunit toutes ses masses sur un seul point, fit un puissant effort et rompit la ligne.

C’est à peu près là qu’en était arrivée la défense des montagnes lors des dernières guerres. L’attaque, par une mobilité de plus en plus perfectionnée, avait complètement repris le dessus. De son côté, la défense ne pouvait chercher de remède que dans l’application des mêmes principes. Or la mobilité est en opposition naturelle avec un sol montagneux. Il en est résulté, pour le système défensif des montagnes, une série de défaites, dont l’histoire des guerres de la Révolution relate les nombreux exemples.

Nous ne nous en tiendrons cependant pas uniquement à cela pour passer condamnation à ce propos, et, comme nous n’entendons pas donner ici des règles que démentiraient mille fois les événements de la vie réelle, nous allons procéder à la recherche des différents modes d’action dont, selon le cas, la défense peut faire usage dans la guerre de montagne.

La question capitale qu’il nous faut tout d’abord résoudre, et qui répandra le plus de lumière sur le sujet, est la suivante : lorsque la défense veut ou doit se produire en terrain montagneux, la résistance doit-elle être absolue ou doit-elle être relative ? En d’autres termes, ne s’écartant en rien de ses procédés habituels, la défense doit-elle prendre à son tour la forme offensive dès qu’elle a repoussé victorieusement la première attaque, et, par une série de parades et de ripostes, chercher à vaincre et à rejeter définitivement l’ennemi, ou bien, adoptant ici un système tout spécial de résistance, doit-elle se borner à repousser chaque attaque partielle ?

En approfondissant la question, nous verrons qu’un terrain montagneux se prête merveilleusement au système spécial d’une résistance relative et lui apporte de grands éléments de force, tandis que, sauf dans quelques circonstances exceptionnelles, il est généralement défavorable à une résistance absolue ainsi qu’à la solution décisive que celle-ci comporte.

Dans les montagnes, en effet, le moindre mouvement se produit plus lentement et plus difficilement qu’en terrain ordinaire ; il cause tout d’abord une plus grande perte de temps, et, s’il s’effectue sous le feu de l’ennemi, entraîne une plus grande perte d’hommes. Or c’est précisément la perte de temps et d’hommes qu’elle coûte à l’attaque qui donne la mesure de la résistance opposée par la défense. Le défenseur a donc un avantage manifeste tant qu’il reste immobile devant les mouvements de l’attaquant, mais, dès que les rôles changent, cet avantage change nécessairement aussi de côté et passe du premier au second. Or il est dans l’ordre naturel des choses, il découle des conditions tactiques, que lorsqu’il vise un résultat définitif absolu, le défenseur soit tout porté à prendre l’offensive à son tour, et, par conséquent, bien moins disposé à s’en tenir uniquement à l’action passive, que lorsqu’il n’a en vue qu’un intérêt relatif momentané. Dans le dernier cas il maintiendra son action passive jusqu’à l’extrême limite, c’est-à-dire jusqu’à la fin du combat, ce à quoi, dans le premier, il ne saurait logiquement se résoudre. Ainsi la constitution même d’un sol montagneux, précisément parce qu’elle alourdit et retarde le mouvement, favorise spécialement l’action locale et passive d’une résistance strictement relative.

Nous avons déjà dit que, lorsqu’il est placé dans les montagnes, un petit poste tire de la nature même du sol une puissance de résistance exceptionnelle. Bien que cet avantage tactique n’ait besoin d’aucune démonstration nouvelle, nous devons, comme complément de la question précédente, distinguer le cas où l’épithète de petit que comporte le terme de petit poste doit être comprise dans le sens absolu de l’expression, de celui où elle le doit être dans le sens relatif. Lorsqu’un corps de troupes, quel qu’en soit d’ailleurs l’effectif, détache l’une de ses subdivisions sur un terrain isolé, il peut arriver que cette subdivision soit attaquée par le gros même de l’armée ennemie, c’est-à-dire par des forces ayant sur elle la supériorité relative du nombre. Dans ce cas, la résistance à attendre de cette subdivision ne peut être que relative et non pas absolue, et cela est d’autant plus vrai que le poste est plus petit par rapport au gros des deux armées opposées.

Mais s’il s’agit d’un petit poste, petit dans le sens absolu du mot, n’ayant devant lui qu’un ennemi à peu près d’égale force, et pouvant, par conséquent, opposer à cet ennemi une résistance absolue et le repousser vigoureusement par son action personnelle, ce petit poste trouvera, sur un sol montagneux, un terrain qui lui sera bien plus favorable qu’à une grande armée, et des avantages desquels il saura bien autrement tirer parti, comme nous nous réservons, du reste, de le démontrer plus loin.

C’est ainsi que, placé dans les montagnes, un petit poste prend une force exceptionnelle. On voit facilement quelle importance décisive cela peut avoir dans tous les cas où il s’agit d’une résistance relative. Nous allons examiner, maintenant, si ces petits postes peuvent prêter un concours aussi sérieusement utile à la résistance absolue d’une armée.

On nous demandera tout d’abord si, comme on l’a admis jusqu’à présent, un front composé d’une série de ces petits postes aura proportionnellement autant de force de résistance que chacun d’eux considéré isolément ? Non, répondrons nous assurément, car pour arriver à la conclusion contraire il faudrait commettre l’une des deux erreurs suivantes :

1o On fait souvent confusion entre un terrain difficile et un terrain inaccessible. Là où on ne peut plus marcher en colonne avec de l’artillerie et de la cavalerie, on peut encore, dans la plupart des cas, continuer à s’avancer avec de l’infanterie, à laquelle on adjoint plus ou moins de bouches à feu, car la brièveté des mouvements pendant le combat permet de consacrer à l’exécution et à la réussite de ces mouvements une somme extrême d’efforts que l’on ne saurait exiger dans des marches de longue haleine. On voit par là que les flancs de chacun des postes peuvent souvent être menacés, et que c’est se faire illusion de croire à la grande cohésion du front d’une ligne ainsi formée.

2o Il arrive aussi que, de ce qu’un ravin, une pente rocheuse, un fort escarpement constituent de très bons points d’appui pour un petit poste, on considère comme absolument impénétrable à l’attaque une ligne de défense composée d’une chaîne de petits postes dont chacun, déjà très fort sur son front, est ainsi appuyé sur ses flancs. Mais il convient de se rendre compte que si ces accidents de terrain forment effectivement de très bons points d’appui, ce n’est pas en ce qu’ils rendent formellement impossible l’action de tourner les petits postes, mais seulement parce qu’ils imposent à l’attaque, dans l’exécution de cette manœuvre, une perte de temps et de forces précisément proportionnée à l’action qu’ils permettent à chacun des petits postes d’exercer isolément. L’envahisseur, qui veut et doit continuer à se porter en avant bien qu’il rencontre sur sa route un petit poste dont le front est inattaquable, n’hésitera pas à passer outre malgré les difficultés du terrain ; mais il devra, du moins, y sacrifier une demi-journée, parfois peut-être même davantage, et bon nombre de ses hommes. Que l’action du petit poste se prolonge alors le temps nécessaire, qu’étant en mesure d’être secouru il donne aux renforts le temps d’arriver, ou que, enfin, il soit de taille à résister seul à l’ennemi, dans chacun de ces cas les points d’appui auront produit tout leur effet, et l’on pourra dire que le poste était fort sur son front et fort sur ses flancs. Mais il n’en est plus ainsi lorsqu’il s’agit d’une série de postes constituant une position étendue sur un terrain montagneux. Dès lors les conditions ne sont plus les mêmes, et l’attaque procède par des moyens différents. L’ennemi se porte avec le gros de ses forces sur un seul point de la ligne, les réserves dont la défense peut disposer sont naturellement de beaucoup inférieures aux troupes qui prennent part à une pareille attaque, et, pourtant, c’est une résistance absolue qu’il faudrait opposer sur un point si sérieusement menacé. Dans de telles circonstances la défense n’a rien à attendre des points d’appui des ailes des petits postes. L’attaque cherche le côté faible de la position pour porter un coup violent au défaut de l’armure ; concentrant ses forces sur un seul point de la ligne et acquérant ainsi une puissance très supérieure, elle provoque sur ce point une résistance violente, et paralyse, par là, l’action de tous les autres points de la position. Une fois cette résistance surmontée, la ligne est enfoncée et le but de l’attaque est atteint.


Il résulte de ce qui précède que c’est dans les montagnes que la résistance relative trouve son application la plus opportune, que ce sont les petits postes détachés qui, dans leur isolement, se prêtent le mieux à ce genre de résistance, et que cette aptitude ne croit pas en raison de l’augmentation des effectifs des détachements.

Mais, en somme, comme les grands combats généraux, quel que soit le terrain sur lequel on les livre, ont toujours la victoire positive pour but absolu, cette résistance relative, si favorable à la défense sur un terrain montagneux, ne peut rester son mode d’action que là seulement où le terrain constitue une partie secondaire du théâtre de guerre. Dès que cette condition change, dès que la montagne devient la véritable scène de la lutte, les procédés de la défense doivent forcement se modifier, et de relative elle devient absolue. Le défenseur appelle à lui la totalité ou, du moins, la presque totalité de ses troupes ; la résistance va prendre la forme d’une bataille défensive. Une bataille, c’est-à-dire le choc de toutes les forces de l’un des adversaires contre toutes les forces de l’autre et l’écrasement de l’un des deux, une bataille est imminente. Pour les deux champions, le fait qu’il s’agit de la défense ou de l’attaque d’une montagne disparaît momentanément ; il n’est plus question dès lors, pour chacun d’eux, que de tirer parti de tout l’appui, de tout le secours que le sol peut lui prêter dans le grand acte qui va s’accomplir. Nous allons chercher à nous rendre compte de l’influence qu’exerce un terrain montagneux en semblable occurrence.

La passivité de la résistance sur le front et l’extrême énergie de la riposte sur les derrières constituent le caractère d’une bataille défensive. Or un terrain montagneux est loin de favoriser cette manière de procéder, et cela par deux motifs. Tout d’abord on ne dispose plus, comme en plaine, de la liberté de porter en avant et dans quelque direction que l’on veuille les troupes de la réserve gardées jusqu’alors en arrière de la ligne, et la riposte tactique, si favorable à la défense par son imprévu, se trouve ainsi extrêmement affaiblie. En second lieu, les accidents du terrain cachent à la vue les approches et les mouvements tournants de l’ennemi. Tous les avantages que le sol d’un pays montagneux accorde à la défense sur le front, il les lui refuse sur les flancs, pour les donner, par contre, aux troupes de l’attaque. La meilleure moitié de l’action du défenseur se trouve ainsi paralysée, ce à quoi contribue encore le danger très grand pour lui d’être coupé de sa ligne de retraite. Les avantages, qu’une résistance relative et par conséquent momentanée trouve dans la facilité qu’un terrain montagneux donne à la défense d’effectuer son mouvement de retraite dès que l’attaque devient trop pressante sur le front ou que l’ennemi est sur le point de tourner la position, disparaissent lorsqu’il s’agit d’une bataille générale dans laquelle la résistance absolue doit toujours être poussée à ses dernières limites. Sans doute cette résistance pourra se prolonger tant que les colonnes tournantes n’auront pas encore atteint les points qui menacent ou coupent la ligne de retraite de la défense, et ces mouvements demandent du temps, mais une fois ces points conquis le mal sera sans remède, toutes les réserves réunies ne réussiront plus à faire lâcher prise à l’ennemi, les efforts désespérés de l’armée entière seront impuissants, la retraite sera désormais compromise.

Il faudrait ne pas tenir compte de la différence des conditions dans lesquelles se trouvent désormais l’attaque et la défense vis-à-vis l’une de l’autre, pour admettre que, dans un moment si critique, les avantages qui ont tout d’abord favorisé l’action offensive de la première sur le terrain montagneux vont maintenant favoriser les efforts de la défense pour se faire jour. Les troupes de l’attaque qui viennent ainsi couper la ligne de retraite du défenseur n’ont pas à lui opposer une résistance absolue ; dans la plupart des cas elles atteindront leur but si, agissant dès lors comme de petits postes isolés, elles se bornent à résister passivement pendant un petit nombre d’heures. Les troupes de la défense, au contraire, ont déjà perdu une partie de leurs moyens de combat, l’ordre ne règne plus parmi elles, le manque de munitions commence à s’y faire sentir, etc., etc., bref, à chaque minute l’espoir de reprendre le dessus diminue pour elles. Ce danger est si grand, dans une bataille défensive sur un terrain montagneux, que la pensée d’y être exposé accable dès le début le défenseur, le poursuit sans cesse pendant la durée de l’engagement, et affaiblit ses conceptions et sa volonté. L’action offensive des flancs, si puissante d’ordinaire, devient ici nerveuse et timide, et quelques poignées d’hommes, placés par l’ennemi sur les pentes boisées qui s’étendent en arrière de la position, inspirent une telle appréhension à la défense, que, par leur présence seule, ils contribuent déjà à la victoire de l’attaque.

Des avantages et des inconvénients qu’un terrain montagneux présente pour la défense, il est certain que les premiers persisteraient tous tandis que la majeure partie des seconds disparaîtraient, s’il était possible à la défense de fortement concentrer ses troupes sur un seul grand plateau. Elle aurait alors tout à la fois un front très fort, des flancs très difficilement abordables et une grande liberté de mouvement dans l’intérieur et sur les derrières de ses lignes. Une position semblable serait certainement l’une des plus fortes que l’on pût trouver. Mais c’est là une conception presque chimérique car, bien que la plupart des montagnes soient plus accessibles vers le sommet que sur les versants, néanmoins les parties planes que les géologues désignent sous le nom de hauts plateaux présentent généralement trop peu d’étendue pour qu’il soit possible d’y établir un nombre considérable de troupes.

Il convient cependant de ne pas oublier, et nous l’avons déjà démontré, que les inconvénients des positions défensives dans les montagnes s’atténuent lorsque ces positions ne sont occupées que par de petits détachements. La raison en est qu’un petit détachement n’a besoin que de peu d’espace pour sa mise en position et de peu de routes pour sa retraite, etc., etc. Un mamelon n’est pas une montagne, aussi n’en présente-t-il pas les désavantages, et moins un corps de troupes est considérable et plus il lui est facile de limiter sa formation défensive à l’occupation de quelques crêtes ou de quelques pitons isolés, sans avoir, par conséquent, à se risquer dans une série de vallons obscurs, étroits et encombrés d’arbres. Or c’est là précisément la source de tous les inconvénients que nous venons de signaler.