Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 16

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 155-169).

CHAPITRE XVI.

défense des montagnes (suite).


Voyons maintenant quel emploi stratégique il convient de faire des résultats tactiques que nous avons développés dans le chapitre précèdent. Nous adopterons ici la progression suivante :

1o  Étude d’un terrain montagneux comme champ de bataille.

2o  Recherche de l’influence qu’un terrain montagneux exerce sur les contrées voisines.

3o  Étude de l’action d’un terrain montagneux comme barrière stratégique.

4o  Recherche des circonstances dans lesquelles la difficulté des transports sur un terrain montagneux devient un appui pour la défense.


1o  Étude d’un terrain montagneux comme champ de bataille.


Cette question est la plus importante et doit être traitée à deux points de vue, selon qu’il s’agit d’une bataille générale ou de combats secondaires. Nous croyons avoir suffisamment exposé, dans le chapitre précédent, comment, dans une bataille générale, un terrain montagneux favorise l’attaque et contrarie la défense. L’opinion générale est en opposition formelle avec nous à ce propos ; mais avec quelle facilité ne confond-elle pas les choses les plus opposées, pour peu qu’elles aient un semblant de rapport entre elles ! De la résistance extraordinaire que de petits postes isolés sont en état d’opposer dans les montagnes, elle a conclu à la puissance absolue de la défense dans les terrains montagneux, et ne peut revenir de son étonnement lorsque quelqu’un, acceptant cette conclusion quand il ne s’agit que de combats partiels, la repousse dès qu’il est question d’une bataille générale ou, en d’autres termes, de l’acte capital, de l’action absolue de la résistance. Là ne s’arrête pas, d’ailleurs, l’erreur de l’opinion générale, car, pour justifier sa manière de voir, elle est toujours prête, à chaque nouvelle bataille défensive perdue dans les montagnes, à attribuer les causes de cette défaite au système de cordons, sans se rendre compte que l’application du système est la conséquence inévitable de la nature même du sujet. Nous ne nous faisons donc aucun scrupule de nous montrer en contradiction avec elle ; mais nous sommes heureux de pouvoir, du moins, citer un livre dont, à tous points de vue, nous estimons très fort l’auteur, et qui appuie notre manière de voir. Nous voulons parler de la relation que l’archiduc Charles a publiée des campagnes de 1796 et 1797. Or l’Archiduc est à la fois un grand général, un grand critique et un grand historien.

Un général en chef, chargé de la défense d’une nation relativement faible vis-à-vis d’une attaque imminente, a rassemblé ses forces au prix des plus grands efforts et des plus grandes peines ; dans son amour de la patrie, dans son enthousiasme, dans son ardeur, il espère écraser l’envahisseur. Le pays entier, plein d’angoisses, a les yeux fixés sur lui ; nous ne pouvons donc nous empêcher de le plaindre lorsque, dans ces conjonctures, il se place avec toutes ses forces au milieu des montagnes, sur un terrain à moitié obscurci par l’ombre des profondeurs et par celle des forêts, paralysé dans ses mouvements par la forme même du sol, et s’exposant ainsi, inévitablement, aux attaques que renouvellera sans cesse un ennemi qui lui sera supérieur en nombre. Dès qu’il entre dans cette voie, il n’a plus à choisir ; une seule direction reste ouverte à ses aptitudes militaires. Il n’a plus de ressources que dans l’emploi le plus complet de tous les obstacles du terrain, et peut ainsi facilement en arriver au système pernicieux de la guerre de cordons, de tous les systèmes celui qu’il faut éviter avec le plus de soin. Quant à nous, bien loin de voir un bon procédé défensif dans une bataille générale au milieu des montagnes, nous conseillerons toujours au défenseur de faire tout ce qui dépendra de lui pour n’y être pas contraint. Cependant, comme le fait peut se produire, disons quelques mots des modifications générales qui s’imposeront dès lors au mode habituel de résistance en pays montagneux.

Le caractère d’une bataille, en raison même de l’influence inévitable que le terrain exerce sur elle, est essentiellement différent dans les montagnes de ce qu’il est en pays plat ; le champ de l’action y est beaucoup plus vaste et généralement deux et trois fois plus étendu, la résistance plus passive, la riposte moins accentuée.

Contrairement à ce qu’elle doit habituellement produire en terrain montagneux, à savoir : une résistance en quelque sorte individuelle sur chaque obstacle considéré isolément, l’action de la défense, dès que, sans changer de milieu, il s’agit d’une bataille, doit se modifier et devenir générale. Il lui faut offrir un combat unique ; tout doit se passer avec ensemble et sous la direction, sous les yeux même du général en chef. La défense doit, en un mot, placer tout d’abord une quantité suffisante de ses troupes en réserve, et se donner ainsi quelque liberté d’action et de manœuvre, puis concentrer ses masses sur une position très forte choisie dans la montagne même, de façon à pouvoir tirer de la décision favorable de la bataille quelque avantage de plus que le résultat négatif de l’attaque, quand celle-ci sera venue échouer contre elle comme arrêtée par un obstacle matériel insurmontable. Cette condition est indispensable, mais elle est difficile à remplir, et l’on est naturellement si enclin à se laisser aller à la défense locale obstacle par obstacle, qu’il ne faut vraiment pas s’étonner qu’on en commette si souvent la faute. En somme, cela constitue un procédé si dangereux, que la théorie ne saurait trop sévèrement en condamner l’emploi.

Quant aux combats de signification et d’importance secondaires, les montagnes les favorisent particulièrement, en ce sens que le terrain n’y permet qu’une résistance relative, et que, heureuse ou non, cette résistance ne saurait jamais avoir de conséquences décisives. Nous nous ferons mieux comprendre en énumérant ici les résultats que ce genre de combats peut amener :

a) Ils font gagner du temps. C’est un besoin qui se fait fréquemment sentir, principalement quand on ne prend position que pour faciliter aux reconnaissances les moyens de se procurer des nouvelles de l’ennemi, ou lorsqu’on attend l’arrivée de secours sans lesquels on n’oserait entamer une action importante.

b) On y a également recours pour repousser une démonstration ou pour déjouer une opération secondaire de l’ennemi. Lorsqu’une province est protégée par une chaîne de montagnes, quelque faibles que soient les troupes que la défense y place, celles-ci suffisent toujours pour affranchir le territoire des exactions, du pillage et des petites entreprises des corps de partisans. Pour arriver au même résultat en pays de plaine, il faudrait y consacrer des forces beaucoup plus considérables.

c) On peut employer ce mode d’action pour faire soi-même des démonstrations. Il se passera encore bien du temps, en effet, avant que l’opinion générale en arrive à la claire appréciation de la manière dont les terrains montagneux concourent à la défense d’un pays. Jusque-là, craintive et paralysée, l’attaque s’arrêtera fréquemment aux pieds des montagnes qu’elle saura occupées par le défenseur, et rien ne s’opposera, en pareille occurrence, à ce que celui-ci, pour augmenter encore cet effet moral, ne réunisse le gros de ses forces devant un adversaire déjà si hésitant. Contre un ennemi peu énergique et peu mobile, on pourra souvent agir ainsi, tout en ayant grand soin de ne jamais se laisser entraîner à la bataille générale à laquelle on paraîtra cependant convier l’attaque.

d) En général, un terrain montagneux se prête particulièrement à la prise de toutes les positions dans lesquelles on ne veut pas accepter de grands combats, car, nous l’avons déjà démontré, en semblable terrain, chaque partie isolée est extrêmement forte par elle-même, tandis que, au contraire, l’ensemble général des positions est relativement beaucoup plus faible. On est d’ailleurs très peu exposé à être surpris sur des positions montagneuses, ce qui éloigne encore l’éventualité de s’y voir contraint à une action générale.

e) Enfin, les montagnes constituent par excellence le terrain où se peut produire l’action d’une population soulevée contre l’envahisseur. Si le cas se présente, la défense doit soutenir les milices nationales et les habitants en leur adjoignant quelques subdivisions de l’armée ; mais elle doit, par contre, éviter de laisser le gros même de ses forces dans leur voisinage, car il paraît certain que cela paralyse l’action populaire qui s’en repose, alors, sur les troupes régulières, et devient moins ardente et moins audacieuse.

C’est encore là, à notre avis, un motif de plus de ne pas placer l’armée entière dans les montagnes.


2o  Influence d’un terrain montagneux sur les contrées voisines.


Nous avons dit qu’il est facile, en terrain montagneux, de s’assurer la possession d’une importante étendue de territoire, dès qu’on peut y placer une série de petits postes qui, sur un terrain accessible, seraient exposés à des dangers constants et hors d’état de tenir. Il en résulte que l’attaquant, lorsque des troupes de la défense occupent déjà une montagne, ne peut avancer que bien plus lentement que dans la plaine. On conçoit donc qu’ici la priorité de possession ait une très grande importance. En rase campagne le terrain peut chaque jour changer de maître, et il suffit, généralement, de faire avancer quelques forts détachements pour contraindre l’ennemi à abandonner l’espace dont on a besoin. Il n’en est pas ainsi dans les montagnes où des forces bien moindres peuvent opposer une résistance extraordinaire. Si donc l’attaquant doit s’emparer d’une portion de territoire située sur un terrain montagneux, cette conquête seule exigera de lui une série d’opérations spéciales qui nécessiteront souvent un grand déploiement de forces et causeront une perte de temps considérable. En plaine, la réussite de chaque opération nouvelle assure généralement la possession de tout le pays situé en arrière du terrain où cette opération s’est accomplie. La possession est donc, en plaine, la conséquence immédiate de la marche en avant. Dans les montagnes au contraire, alors même qu’elles ne sont le théâtre que d’opérations secondaires, la réussite de ces opérations n’assure nullement la possession du terrain parcouru, et cette possession reste absolument indépendante de la marche en avant.

Un terrain montagneux assure donc une bien plus grande indépendance, une action beaucoup plus décisive, une possession bien moins aléatoire. Si l’on ajoute à ces avantages du fait même de l’occupation, que, des hauteurs d’une position prise en semblable terrain, la vue s’étend librement sur toute la contrée environnante, tandis que la position elle-même reste sans cesse comme entourée d’obscurité pour tout observateur placé à l’extérieur, on admettra que celui qui, sans être maître de la montagne, est obligé de se mettre en contact avec elle, est en droit de la considérer tout à la fois comme un foyer d’éléments hostiles et comme une source intarissable d’influences défavorables. Tous ces inconvénients grandissent encore lorsque la montagne fait partie du territoire du belligérant qui l’occupe. Le défenseur peut dès lors, en effet, y réunir et y faire marcher ses colonnes dans le plus profond secret ; les bandes de ses partisans, dont l’audace croît en conséquence, n’ont, dès qu’elles sont inquiétées ou poursuivies, qu’à se retirer dans la montagne pour être bientôt en mesure d’apparaître sur d’autres points. En pareille occurrence, les troupes de l’attaque, pour ne pas rester sous cette influence écrasante et ne pas être engagées dans une lutte inégale de surprises et d’échecs qu’elles seraient absolument hors d’état d’éviter, doivent de toute nécessité être maintenues à une distance considérable de la montagne.

Telle est l’influence régulière qu’une contrée montagneuse exerce jusqu’à une certaine distance sur les basses campagnes environnantes. Les lignes de communications de l’attaque sont plus ou moins directement soumises à cette influence selon que l’action se produit à une plus ou moins grande proximité des montagnes occupées par la défense (bataille de Maltsch sur le Rhin en 1796). Elles n’y sont exposées qu’après un laps de temps plus ou moins long selon que les opérations ont lieu dans des parties plus ou moins excentriques de cette zone d’influence. Enfin cette influence concourt dans une plus ou moins grande mesure, et se prolonge plus ou moins longtemps, en raison même des rapports de forces qui existent entre les deux adversaires dans les opérations qui se produisent dans la plaine en s’éloignant davantage des dernières ramifications montagneuses.

Bonaparte a fort peu tenu compte du Tyrol en 1805 et en 1809, lorsqu’il se portait sur Vienne : Moreau, au contraire, a dû abandonner la Souabe, en 1796, parce qu’il n’était pas maître des contrées élevées, et qu’il devait consacrer une trop grande partie de ses troupes à les observer. Dans les campagnes où l’équilibre des forces s’affirme par une alternative constante de succès et de revers, il faut se garder de s’exposer au continuel désavantage de la proximité des montagnes occupées par l’ennemi. On doit donc se borner à s’emparer et à rester en possession des seules parties de ces montagnes dans le voisinage desquelles ou à travers lesquelles on ne peut éviter de passer pour suivre la direction de la ligne principale de l’attaque. En pareil cas, le terrain montagneux devient généralement le théâtre de petits combats isolés que se livrent les deux armées. Il faut bien se garder, cependant, d’attacher trop d’importance à ce sujet, et de considérer une montagne ainsi traversée par la ligne d’attaque comme la clef de toute l’opération, et sa possession comme l’objectif à atteindre. Cet objectif c’est la victoire, car une fois la victoire obtenue, il sera toujours facile de prendre les dispositions que les circonstances nouvelles réclameront.


3o  Étude de l’action d’un terrain montagneux comme barrière stratégique.


Il convient ici de distinguer deux cas dont le premier est encore celui d’une bataille générale. On doit, en effet, considérer une chaîne de montagnes, de même qu’un fleuve, comme une barrière qu’on ne peut franchir qu’en certains endroits, et qui, par cela seul qu’elle oblige les forces de l’attaque à se diviser et à n’avancer que par un nombre limité de chemins, donne à la défense l’occasion de livrer des combats heureux, en lui permettant de précipiter sur les corps isolés de son adversaire les fortes réserves qu’elle conserve à cette intention sur ses derrières. Cette façon d’agir de la défense est certainement très logique, car, sans même rechercher s’il y a d’autres raisons qui l’en pourraient empêcher, l’attaquant ne s’aventurera généralement pas à tenter le passage d’un pareil obstacle sur une seule colonne, ce qui l’exposerait au grand danger d’avoir à livrer une bataille générale en n’ayant à sa disposition qu’une seule voie de retraite en cas d’insuccès.

Cependant les montagnes sont si constamment différentes les unes des autres dans leur état constitutif, leurs débouchés dans la plaine sont tantôt si éloignés et tantôt si rapprochés que l’on ne peut s’en tenir à des règles fixes, et que, dans chaque cas particulier, c’est la configuration même du terrain à défendre qui doit inspirer les dispositions défensives. Nous ne mentionnons donc ici cette méthode que pour le cas où il serait possible de l’appliquer, tout en nous hâtant d’ajouter qu’elle présente elle-même les deux défauts suivants : 1o  que l’assaillant, lorsqu’il est violemment repoussé au moment où il tente de déboucher dans la plaine, trouve bientôt un appui dans la montagne même ; 2o  qu’il reste alors maître des parties supérieures du terrain, ce qui constitue toujours un avantage pour lui, quelque peu décisif que soit d’ailleurs cet avantage.

Nous n’avons connaissance d’aucune bataille qui ait eu lieu dans de semblables conditions, si ce n’est peut-être celle qui fut livrée contre Alvinzi en 1796. Mais ce qui prouve que le cas peut se présenter, c’est le passage des Alpes par Napoléon en 1800, quand Mélas, en concentrant toutes ses troupes, eût pu et dû écraser les Français avant que la réunion de leurs colonnes ait eu le temps de s’effectuer.

Le second cas, dans lequel une montagne peut être considérée comme une barrière stratégique, est celui où elle coupe les voies de communications de l’ennemi. Nous ne parlerons même pas ici du rôle que, dans de pareilles circonstances, jouent les populations armées et les forts situés sur les défilés pour en défendre le passage. L’état seul des chemins montagneux pendant la mauvaise saison rend les communications presque impossibles, et fait le désespoir des troupes envahissantes, qui, par cette cause seule, après s’y être épuisées en vains efforts, se voient souvent contraintes à la retraite.

Si les attaques réitérées de la population armée et les incursions fréquentes des partisans viennent augmenter ces difficultés, l’assaillant en est bientôt réduit à couvrir ses lignes de communications par de forts détachements répartis sur de nombreux points retranchés, ce qui constitue les conditions les plus défavorables pour une guerre offensive.


4o  Recherche des circonstances dans lesquelles la difficulté des transports sur un terrain montagneux devient un appui pour la défense.


Ce sujet est des plus simples et n’a pas besoin d’être longuement développé. C’est alors que l’attaquant est contraint à se maintenir dans les montagnes ou à les conserver à proximité sur ses derrières, que le défenseur trouve les occasions les plus favorables d’agir sur les lignes de communications de l’attaque, d’anéantir ses transports ou de les retarder, et d’apporter ainsi le plus grand trouble dans le service des vivres de l’armée envahissante.

Ces considérations embrassent en principe toute la guerre de montagnes, car, bien que nous les ayons déduites de l’étude spéciale de la défense sur un terrain montagneux, elles font suffisamment ressortir le mode d’action de l’attaque elle-même sur ce terrain. Ce serait une erreur de croire que, en raison du grand nombre d’autres motifs qui s’imposent tout d’abord à la défense dans le choix du théâtre sur lequel elle doit se produire, ces considérations ne peuvent exercer que peu d’influence sur cette détermination. Il serait illogique de les tenir pour spécieuses et inapplicables, par la raison qu’il peut se présenter de grands espaces de plaines sans aucune portion montagneuse, ou, réciproquement, des régions entièrement montagneuses sans aucune surface plane. En pareil cas, ces considérations perdent naturellement leur influence ; mais cette influence reparaît dès que les rapports généraux se représentent, et elle augmente en même temps que ceux-ci grandissent. Alors par exemple que, après s’y être borné tout d’abord à une résistance relative, le défenseur jugera opportun de livrer une bataille générale en dehors de la montagne avec le gros de ses troupes, quelques journées de marche en avant ou en arrière porteront son armée dans la plaine, où il lui suffira de la concentrer résolument pour neutraliser aussitôt le terrain montagneux qu’il gardera à proximité.


Nous allons maintenant chercher à réunir en un seul foyer tout ce que nous avons pu répandre de lumière jusqu’ici sur la matière.

Nous prétendons, et nous croyons avoir prouvé que, au point de vue tactique comme au point de vue stratégique, un terrain montagneux est défavorable à une défense générale. Or nous avons démontré tout d’abord qu’il favorisait une défense relative. Nous ne parlons donc ici que de la défense absolue, de la défense décisive, dont le résultat ne peut être que la conservation ou la perte définitive du territoire. Un terrain montagneux dérobe à la défense la vue de l’ennemi, la gêne dans ses mouvements, la force à l’immobilité et, lui imposant la nécessité de boucher toutes les trouées, la contraint bientôt plus ou moins à la guerre de cordons. La défense doit donc, autant que possible, n’occuper une montagne qu’avec des détachements, et placer le gros de son armée tout à fait en dehors, soit en avant, en arrière ou sur les côtés.

Il est certain, par contre, que, lorsqu’elle n’y attachera qu’un but secondaire et n’y consacrera qu’une partie de ses forces, la défense trouvera toujours de sérieux éléments de résistance dans les montagnes. Nous croyons avoir assez développé nos idées à ce sujet pour qu’on ne puisse nous accuser de contradiction quand nous affirmons que la résistance relative sur un terrain montagneux est l’unique ressource d’une défense désormais trop faible et trop limitée dans ses moyens pour pouvoir s’exposer à l’action décisive des engagements généraux.

Ces considérations ne détruiront que difficilement l’idée instinctive que l’on se fait d’une guerre de montagne. Profondément impressionnés par quelques cas particuliers, et ne se rendant compte que des difficultés et des empêchements qu’un terrain montagneux oppose aux mouvements de l’attaque, les gens inexpérimentés et ceux qui n’ont qu’une mauvaise expérience de la guerre auront grand’peine à ne pas accuser notre manière de voir d’être paradoxale à l’excès. Ils ne se décideront jamais à croire que l’Autriche, par exemple, ne défendra pas plus facilement ses États contre une attaque venant de l’Italie que contre une attaque venant du Rhin. Or l’étude sérieuse des guerres et de l’art militaire du dernier siècle contredit absolument cette fausse impression de l’imagination. Les Français, qui, pendant vingt ans, ont fait la guerre sous une direction énergique exempte de préjugés et ont toujours eu sous les yeux les résultats funestes de ce système, se distingueront longtemps encore, dans l’application de ce genre de guerre comme dans bien d’autres circonstances, par le tact d’un jugement exercé.

Est-ce donc à dire qu’un État soit moins protégé sur sa frontière par un terrain montagneux que par une plaine ; que par exemple l’Espagne serait plus forte sans les Pyrénées, et la Lombardie plus inabordable sans les Alpes ; ou bien encore qu’un pays plat comme l’Allemagne du Nord serait plus difficile à conquérir qu’un pays entouré de montagnes tel que la Hongrie ? Nous allons consacrer les dernières lignes de ce chapitre à la réfutation de ces déductions qu’on ne saurait certainement tirer de notre enseignement.

Nous sommes loin de prétendre que, sans les Pyrénées, l’Espagne serait plus forte contre une invasion venant de la France, mais nous affirmons que, dans cette éventualité, une armée espagnole, qui se sentirait assez solide pour risquer une bataille décisive, ferait mieux de prendre position en arrière de l’Èbre que de morceler ses forces dans les quinze passages que présente la traversée des Pyrénées. Or cela ne fait nullement disparaître l’influence que ces montagnes auraient de prime abord, et qu’elles conserveraient pendant une grande partie de la durée d’une guerre d’invasion. Nous en dirons autant d’une armée italienne par rapport aux Alpes. Si cette armée se morcelait pour défendre les points de passage de ces hautes montagnes, elle serait certainement culbutée par un adversaire entreprenant, sans alternative de victoire et de défaite, tandis que si, abandonnant cette mission à une partie subordonnée de ses troupes, elle portait et réunissait le gros de ses forces dans la plaine de Turin, elle conserverait toutes les chances que présente une formation normale. En pareil cas, l’envahisseur ne regarderait certainement pas comme une opération sans gravité, d’avoir à effectuer le passage d’une chaîne de montagnes de cette importance, pour les laisser sur ses derrières et se porter ensuite à l’attaque des positions choisies par la défense dans la plaine. En admettant même que le sort des armes lui fût favorable dans la bataille qu’il viendrait ainsi chercher, le fait qu’il aurait forcément à assurer ses lignes de communications et de retraite à travers la montagne avant de songer à se porter plus en avant, le contraindrait momentanément à prendre à son tour un rôle défensif dans lequel le terrain montagneux lui serait bien autrement défavorable qu’il ne l’aurait été, dans le principe, pour le défenseur. Si la guerre se prolongeait dans ces conditions, si des troupes alliées venaient alors augmenter les forces de la défense, si la nation enfin courait aux armes, toutes ces réactions contre l’envahisseur se trouveraient considérablement augmentées par le fait de la situation où le placerait l’occupation forcée de la chaîne montagneuse.

Il se produit ici le même phénomène que dans la dioptrique ; en portant la loupe sur un objet que l’on veut examiner, cet objet devient tout d’abord plus clair et plus distinct à mesure qu’on en éloigne le verre ; mais si, une fois parvenu au foyer même de l’instrument, on dépasse ce point mathématique, tout change tout à coup et l’objet apparaît renversé.

Enfin, s’appuyant sur ce fait démontré par nous que les montagnes sont défavorables à une défense absolue, on pourrait peut-être supposer que cela devrait précisément être pour l’attaque une raison de chercher à s’y produire. Nous répondrons que cet avantage est réel en soi, mais qu’il est plus que balancé pour l’attaque par les difficultés qu’un sol montagneux apporte au service des vivres et des transports, ainsi que par l’incertitude de savoir si le défenseur a résolu de placer toutes ses forces et de livrer une bataille générale dans la montagne même ou sur un terrain placé plus en arrière.