Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 3 B

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 125-142).

CHAPITRE III. B.

de la grandeur du but et des efforts.


La contrainte qu’il nous faut imposer à l’adversaire dépend à la fois de nos prétentions politiques et des siennes. Quand ces prétentions sont connues de part et d’autre, des deux côtés la somme des efforts à produire est égale. Mais il n’en est pas toujours ainsi et cela peut être la première cause de la différence des moyens auxquels les deux adversaires ont recours.

La seconde cause peut provenir de l’inégalité de la situation et des rapports des États opposés, et la troisième de ce que les gouvernements n’ont pas le même caractère, les mêmes aptitudes et la même force de volonté.

Ces considérations apportent de l’incertitude dans le calcul de la résistance que l’on rencontrera et, par suite, dans la détermination des moyens à employer et du but à poursuivre.

Cependant, comme à la guerre les efforts insuffisants ne conduisent pas seulement à des résultats négatifs mais bien aussi à des dommages positifs, les adversaires sont portés à se surpasser l’un l’autre, ce qui les pourrait mener à la limite extrême des efforts si les exigences de la politique ne faisaient ici contre-poids et ne les contraignaient à restreindre la dépense de leurs moyens à ce qui est précisément nécessaire à l’obtention du but cherché.

Celui qui entreprend une guerre se trouve ainsi ramené et maintenu dans une voie moyenne où, n’agissant en quelque sorte que d’après le principe direct c’est-à-dire en raison des besoins immédiats, il renonce à la nécessité du résultat absolu pour ne viser que le but correspondant aux fins politiques et n’y consacrer que les forces suffisantes.

Dans ces conditions l’activité de l’esprit abandonne le domaine de la science rigoureuse, de la logique et du calcul et, dans toute la vérité de l’expression, devient l’art de distinguer, par la finesse de l’instinct et le tact du jugement, quels sont, dans l’énorme quantité des objets et des rapports en présence, ceux en raison desquels il faut directement agir parce qu’ils ont une signification immédiate et une valeur décisive et ceux que l’on peut négliger comme plus éloignés et de moindre importance.

C’est ainsi que, pour déterminer la mesure des moyens à employer dans une guerre, il faut se rendre compte des vues politiques, de la situation, des rapports, du caractère national et des aptitudes du gouvernement de chacun des États opposés et comparer toutes ces grandeurs ensemble sans omettre de laisser dans le calcul la place nécessaire aux modifications que les alliances politiques et les événements y pourront introduire au courant de la guerre. Or, pour mener à bonne fin une comparaison dont les termes sont si divers et s’entrecroisent de tant de façons différentes, le raisonnement et la logique ne sauraient suffire et le coup d’œil du génie peut seul permettre à l’esprit d’en dégager la vérité. L’empereur Napoléon avait coutume de dire qu’un Newton hésiterait devant un problème algébrique aussi compliqué.

Mais si les complications et la crainte de la responsabilité paralysent la liberté et l’activité de l’esprit dans les natures ordinaires, elles stimulent le génie et lui donnent des ailes dans les natures supérieures, de sorte que, dans l’importante question que nous traitons ici, c’est précisément la multiplicité et l’étendue des rapports qui la compliquent qui, pour ces dernières, en rehaussent la valeur et les sollicitent à la résoudre.

Il nous faut donc tout d’abord reconnaître que le jugement à porter sur une guerre prochaine, sur le but à y poursuivre et sur les moyens à y mettre en œuvre ne peut résulter que de l’étude des traits les plus caractéristiques du moment et de l’ensemble des rapports existants ; que ce jugement, comme toutes les appréciations à porter à la guerre, ne peut jamais être absolu et qu’il y faut tenir compte des qualités particulières des princes, des hommes d’État et des généraux, soit que ces personnages forment des individualités diverses, soit qu’ils se trouvent réunis en un seul et même individu.

Le sujet devient général et plus susceptible d’analyse lorsque l’on considère les rapports généraux des États tels que le temps et les circonstances les ont établis. Nous allons donc, à ce propos, jeter un coup d’œil rapide sur l’histoire.

Les Tartares à demi civilisés, les républiques de l’ancien monde, les seigneurs féodaux, les villes de commerce du moyen âge, les rois du XVIIIe siècle et les princes et les peuples du XIXe, tous font la guerre à leur manière et, par des moyens divers, y poursuivent des buts différents.

Les Tartares émigrent en masse, avec femmes et enfants, vers de nouvelles régions. Comme nombre, aucune armée ne leur est comparable. Leur but est de renverser ou de chasser l’adversaire. S’ils étaient plus civilisés rien ne résisterait aux moyens dont ils disposent.

Sauf Rome, les anciennes républiques ont peu d’étendue ; leurs armées sont restreintes car elles en excluent la grande masse, le peuple. Elles sont trop nombreuses et situées à une trop grande proximité les unes des autres pour ne pas trouver un obstacle à de grandes entreprises dans l’équilibre naturel qui ne manque jamais de s’établir entre de petits États indépendants et voisins. Aussi se bornent-elles, dans leurs guerres, à dévaster le pays plat et à assiéger quelques villes isolées dont elles cherchent à s’emparer comme appoint d’influence dans l’avenir.

Après avoir longtemps combattu comme les républiques ses voisines au moyen de faibles bandes pour l’amour du butin ou par obligations d’alliance, Rome fait seule exception à la règle et s’accroît insensiblement, moins par de véritables conquêtes qu’en s’assimilant peu à peu les populations voisines par des traités. Ayant ainsi étendu leur autorité sur toute l’Italie méridionale, les Romains apparaissent enfin comme puissance conquérante ; Carthage succombe, l’Espagne et les Gaules sont conquises, la Grèce se soumet et Rome domine en Asie et en Égypte. Ses armées sont alors énormes, mais elle ne leur demande que peu d’efforts ; ses richesses suffisent à tout. Elle ne ressemble plus aux anciennes républiques, elle ne ressemble plus à elle-même ; elle est seule de son espèce.

Les guerres d’Alexandre sont également uniques dans leur genre. À la tête d’une armée peu nombreuse mais parfaite dans tous ses éléments, il se jette comme un ouragan sur la vaste Asie qu’il traverse en en renversant les institutions vieillies et parvient jusqu’aux Indes. Pour atteindre aussi rapidement un pareil résultat, un souverain doit organiser, recruter et diriger lui-même son armée ; une république ne le pourrait faire.

Grandes ou petites, au moyen âge les monarchies faisaient la guerre au moyen d’armées féodales. Véritables confédérations, ces armées étaient formées de la réunion, en partie légale et en partie volontaire, des contingents amenés par les grands vassaux de la couronne. Dans ces conditions la durée des campagnes était naturellement très restreinte, et les opérations qu’on prévoyait ne pouvoir accomplir dans ces limites étaient considérées comme inexécutables. Basés sur la force du poignet et sur le combat individuel, l’armement et la tactique convenaient peu aux grandes masses. D’une façon générale, jamais à aucune époque le lien d’État ne fut plus relâché et le citoyen plus indépendant. Influencées et modifiées par cet état de choses, les guerres du moyen âge prirent un caractère spécial. Relativement très rapidement conduites, les temps d’arrêt y furent des plus rares et, comme on n’avait pas le temps nécessaire pour renverser l’ennemi, on se bornait à le châtier, et l’on rentrait chez soi après lui avoir pris ses troupeaux et brûlé ses châteaux forts.

Les grandes villes de commerce et les petites républiques du moyen âge eurent recours aux condottieri, force militaire coûteuse et par conséquent restreinte, et de valeur intrinsèque encore plus limitée. Quelle extrême énergie et quels grands efforts attendre de soldats de cette espèce ! Dans ces conditions, la guerre ne fut plus l’expression des sentiments de haine ou d’hostilité dont l’État était animé contre son adversaire, et, ainsi devenue une entreprise à forfait, elle perdit une grande partie de ses dangers et changea si complètement de nature qu’aucune des règles qui la régissent d’habitude ne lui fut plus applicable.

Peu à peu cependant le système féodal se transforma en domination territoriale, les liens de l’État se resserrèrent, les obligations personnelles disparurent, et on leur substitua d’abord des prestations en nature, puis, insensiblement, un impôt en argent. Les troupes soldées commencèrent alors à remplacer les contingents féodaux. Ce furent les condottieri qui opérèrent la transition, de sorte que pendant un certain temps ces troupes devinrent aussi les instruments des grandes puissances ; mais cela dura peu, et bientôt, aux mercenaires engagés pour un temps limité, succédèrent des hommes régulièrement enrôlés et soldés. Telle est l’origine des armées permanentes entretenues aux frais du Trésor.

Il se présenta nécessairement de nombreuses combinaisons des trois systèmes dans cette lente transformation. Sous Henri IV on rencontre à la fois des contingents féodaux, des condottieri et des troupes permanentes. Les condottieri se maintinrent jusqu’après la guerre de Trente ans et l’on en trouve même encore de faibles traces dans les guerres du XVIIIe siècle.

À ces diverses époques la situation intérieure et les rapports politiques des États de l’Europe ne présentaient pas moins de singularité que leur puissance militaire. Cette partie du monde se subdivisait alors en une quantité de petits États, — républiques turbulentes ou petites monarchies sans puissance gouvernementale étendue ni certaine, — dont chacun, manquant de véritable unité, ne constituait qu’une agglomération de forces sans cohésion et sans harmonie. Dans ces conditions on ne saurait regarder un État comme une intelligence capable de se diriger et d’agir d’après des règles simples et logiques.

C’est à ce point de vue qu’il convient de se placer pour considérer la politique et les guerres du moyen âge. Les expéditions que pendant cinq siècles les empereurs allemands ont constamment dirigées vers l’Italie, sans jamais parvenir ni chercher même à s’emparer définitivement de ce pays, offrent un sujet de méditations des plus instructifs à ce propos. On peut attribuer le phénomène à une faute sans cesse renouvelée par suite des idées fausses de l’époque ; il est cependant plus raisonnable d’en rechercher la cause dans un grand nombre de raisons puissantes que nous sommes parfaitement en état d’apprécier aujourd’hui, mais qui, à l’époque où elles se sont produites, ont dû s’imposer avec beaucoup plus d’autorité encore. Aussi longtemps que les États sortis de ce chaos ont eu à travailler à leur concentration et à parfaire leur unité, c’est à ce grand résultat qu’ils consacrèrent leurs forces et leurs principaux efforts ; il y eut donc alors peu de guerres extérieures, et ces guerres trahissent le manque de maturité de l’unité des États.

Bien que la France fût moins encore une monarchie véritable qu’une confédération composée de duchés et de comtés, et que, déjà plus unie mais troublée à l’intérieur, l’Angleterre ne comptât pareillement dans ses armées que des contingents féodaux, les guerres des Anglais contre les Français sont les premières que l’on rencontre dans l’histoire de cette époque.

Sous Louis XI la France fit le plus grand pas vers son unité ; sous Charles VIII elle apparaît comme puissance conquérante en Italie ; sous Louis XIV, enfin, son État et son armée permanente atteignent le plus haut degré de perfection.

L’unité de l’Espagne commence sous Ferdinand le Catholique ; par des alliances matrimoniales inattendues, Charles-Quint réunit tout à coup sous son sceptre l’Espagne, la Bourgogne, l’Allemagne et l’Italie. Cette énorme monarchie n’a que peu d’unité et de cohésion intrinsèque, mais elle a d’immenses richesses et son armée permanente entre d’abord en contact avec celle de la France. Après l’abdication de Charles-Quint le colosse espagnol se subdivise en deux tronçons, l’Espagne et l’Autriche, et cette dernière, agrandie de la Bohême et de la Hongrie et remorquant après elle la Confédération allemande, entre en scène comme grande puissance.

L’époque du règne de Louis XIV — la fin du XVIIe siècle — doit être considérée comme le moment où les armées permanentes ont atteint le développement qu’elles conservèrent pendant le XVIIIe siècle. Les hommes étaient enrôlés et soldés. Chaque État constituait une unité parfaite, et l’impôt en argent ayant définitivement été substitué aux obligations personnelles et aux contributions en nature, toute la puissance des États se trouva concentrée dans leurs finances. Cette puissance d’ailleurs, sous l’influence d’une administration en progrès et d’une culture générale rapidement développée, s’était partout considérablement accrue. La France disposait d’environ deux cent mille hommes de troupes de campagne, et la même proportion se rencontrait en général entre l’armée et la population des autres États de l’Europe.

Les relations extérieures entre les États s’étaient aussi considérablement modifiées. L’Europe ne comptait plus qu’une douzaine de royaumes et deux républiques, et il était à prévoir que deux de ces États pourraient désormais se mesurer ensemble sans entraîner fatalement comme jadis la plupart des autres dans le conflit.

Bien que nombreuses encore, les complications politiques ne l’étaient plus assez cependant pour qu’on ne pût les embrasser toutes du regard et, dans maintes circonstances, y pourvoir par avance selon les probabilités.

Dans leurs rapports intérieurs presque tous les États avaient adopté la forme monarchique et, les assemblées provinciales ayant peu à peu perdu leur influence et leurs droits, le cabinet était devenu une unité parfaite et représentait l’État à l’étranger. Les choses, enfin, en étaient arrivées à ce point que, pourvu qu’elle disposât d’un instrument solide, une volonté indépendante pouvait désormais imprimer à la guerre une direction en rapport avec son concept absolu.

Aussi vit-on trois nouveaux Alexandre apparaître dans l’histoire à cette époque. Souverains de petits États et disposant d’armées dont l’extrême perfection compensait la faiblesse numérique, Gustave-Adolphe, Charles XII et le grand Frédéric cherchèrent à fonder de vastes monarchies et renversèrent tout devant eux. Si, comme Alexandre, ils eussent eu à combattre des souverains asiatiques, ils eussent joué un rôle égal au sien. Au point de vue de ce que l’on peut oser à la guerre, il convient du moins de les considérer comme les précurseurs de Bonaparte.

Mais ce que la guerre gagna ainsi en direction logique et en force, elle le perdit d’un autre côté.

Les armées étaient entretenues aux frais du Trésor que le souverain considérait, sinon comme son bien propre, du moins comme celui du gouvernement. Dans les relations diplomatiques, à l’exception de quelques questions commerciales, les cabinets ne traitaient guère que de leurs intérêts politiques et financiers et négligeaient ceux des nations. Le cabinet se regardait comme le propriétaire et l’administrateur de grands biens qu’il s’efforçait sans cesse d’augmenter sans que les contribuables fussent particulièrement intéressés à ces accroissements. Bref, alors que le peuple avait tout été dans les expéditions des Tartares et que la bourgeoisie, si ce n’est le peuple lui-même, avait pris une si grande part à la direction des affaires dans les anciennes républiques et au moyen âge, au XVIIIe siècle la nation ne pouvait exercer d’influence sur la guerre que par ses qualités ou par ses défauts.

C’est ainsi que le gouvernement s’isolant de plus en plus de la nation et en arrivant à se considérer lui-même comme l’État, la guerre devint exclusivement une affaire de gouvernement. On y procédait au moyen des écus que l’on tirait des caisses publiques et des vagabonds que l’on enrôlait chez soi ou dans les pays voisins. Il en résulta que les moyens auxquels on pouvait recourir étaient assez limités, aussi bien dans leur valeur intrinsèque que comme durée, et que, de part et d’autre, il était facile de les apprécier. La guerre perdait ainsi ce qu’elle a de plus redoutable, la tendance aux efforts extrêmes et toute la série des événements imprévus que ces efforts peuvent produire.

On avait des données à peu près certaines sur le trésor, les ressources et le crédit de son adversaire ; on connaissait l’effectif de ses forces et l’on savait n’avoir à redouter aucune augmentation considérable de ses moyens pendant la guerre même. On pouvait ainsi apprécier quelle serait la limite de ses efforts, et, en comparant cette limite à celle où l’on savait pouvoir soi-même porter les siens, on en arrivait à se fixer un but moyen strictement suffisant. Se sentant dès lors à l’abri des extrêmes, on n’avait plus besoin d’y recourir pour y parer, et, par suite, l’énergie et l’ambition eussent seules été capables d’y porter si ces mobiles n’eussent trouvé des contre-poids puissants dans les relations et les intérêts politiques des différents États. Les souverains eux-mêmes ne maniaient l’instrument de guerre qu’avec circonspection. Hors de l’armée, en effet, point de salut, car il n’y avait plus rien et, une fois détruite, il n’était pas possible d’en créer une autre. Les entreprises devaient donc être menées avec une extrême prudence et tout l’art du général en chef se résumait à n’employer son armée qu’à coup sûr, c’est-à-dire à ne la porter en ligne que lorsqu’une décision avantageuse paraissait certaine. Jusque-là tout planait en quelque sorte dans le vide, les forces reposaient sous les armes et, prudente et craintive, l’agression suspendait son action.

La guerre devint ainsi un véritable jeu dans lequel le temps et le hasard mêlaient les cartes. Ce n’était là, en somme, qu’une diplomatie renforcée, une manière plus énergique de négocier où les batailles et les sièges remplaçaient les protocoles et dans laquelle le plus ambitieux se contentait d’un avantage médiocre à faire valoir lors des négociations pour la paix.

Nous avons déjà reconnu que c’était en raison des principes étroits sur lesquels l’art militaire reposait alors que la guerre avait revêtu cette forme réduite. Cependant si, dans ces conditions mêmes mais avec des armées aussi parfaites que celles dont ils disposaient, des rois guerriers tels que Gustave-Adolphe, Charles XII et Frédéric le Grand ne sont pas parvenus à des succès plus extraordinaires encore que ceux qui les ont déjà si fort élevés au-dessus du niveau moyen de l’époque, il en faut rechercher la cause dans la force de l’équilibre politique qui s’était déjà établi entre les puissances de l’Europe. Ce que les intérêts immédiats, le voisinage, le contact, les alliances de famille et les rapports personnels avaient fait autrefois quand l’Europe se subdivisait en un grand nombre de petits États pour empêcher l’un d’entre eux de s’accroître tout à coup aux dépens des autres, le développement et l’importance des relations internationales le faisaient maintenant que, moins nombreux et plus grands, les États avaient leurs centres plus éloignés les uns des autres. Les intérêts politiques et les sentiments de sympathie et d’aversion s’entrecroisaient de telle sorte qu’un coup de canon ne pouvait plus se tirer en Europe sans que la totalité des Cabinets n’y prissent part.

Un nouvel Alexandre ne devait donc pas moins savoir manier la plume que l’épée, et encore lui était-il rarement possible de pousser un peu loin ses conquêtes.

Louis XIV dut lui-même se soumettre à cette manière de faire la guerre, bien qu’il projetât de renverser l’équilibre existant et qu’il fût déjà assez fort, à la fin du XVIIe siècle, pour s’inquiéter médiocrement de l’hostilité générale. Sa puissance militaire était bien, en effet et sans conteste, la première de l’époque ; mais, par sa constitution, elle ne différait en rien de celle des autres États de l’Europe.

Le pillage et la dévastation du territoire de l’ennemi, qui avaient joué un si grand rôle dans les guerres des Tartares, des anciens peuples et même dans celles du moyen âge, n’étaient plus dans l’esprit de l’époque. On disait avec raison que ce procédé, inutile puisqu’il atteignait moins l’État ennemi lui-même que ses populations, ne pouvait amener que des représailles et retarder indéfiniment les progrès de la civilisation. On en arriva ainsi de plus en plus à considérer l’armée non seulement comme l’instrument unique mais comme l’objet même de la guerre. Avec ses places fortes et quelques positions préparées d’avance, l’armée constituait dans l’État un État à part, à l’intérieur duquel se consumait lentement l’élément de la guerre. Toute l’Europe se réjouit de cette tendance et la considéra comme le résultat du progrès des esprits. Ce fut là une erreur, car le progrès ne peut pas produire d’effets contradictoires et ne fera jamais que , mais cette erreur fut du moins toute à l’avantage des populations. On ne saurait méconnaître cependant que cette modification contribua beaucoup à faire de la guerre une affaire exclusive du gouvernement et à en désintéresser davantage encore la nation. À cette époque le plan de guerre consistait la plupart du temps pour l’attaquant à s’emparer d’une province, et pour le défenseur à s’y opposer ; le plan de chaque campagne se réduisait d’un côté à la prise et de l’autre à la défense d’une ou de plusieurs places fortes. On ne recherchait et ne livrait une bataille que lorsqu’elle était indispensable à ces différents propos, et le général qui s’y laissait entraîner par le seul désir de vaincre passait, par cela seul, pour imprudent et téméraire. On consacrait d’habitude toute une campagne aux travaux d’un siège, et très rarement on en entreprenait un second. On prenait enfin les quartiers d’hiver qui étaient considérés comme indispensables et, d’un accord tacite, formaient des entr’actes d’une neutralité si absolue que toute l’activité de la campagne s’arrêtait de part et d’autre et que, des deux adversaires, aucun ne songeait désormais à tirer profit de la mauvaise situation de l’autre.

Lorsque les forces étaient trop en équilibre ou que l’envahisseur était décidément plus faible que l’envahi, les choses n’en arrivaient même ni au siège ni à la bataille, et dès lors, pendant toute la campagne, les efforts tendaient à la conservation de quelques magasins, au maintien de certaines positions et à l’épuisement régulier de certaines provinces.

Aussi longtemps que la guerre fut partout conduite de la sorte et que les limites de son énergie furent si prochaines et si visibles, cette manière de procéder parut naturelle, personne n’y trouva à redire et la critique d’art militaire, dont les débuts datent précisément du XVIIIe siècle, ne s’attacha exclusivement qu’au détail sans s’occuper du commencement ni de la fin. On vit alors s’élever des réputations de tout ordre. C’est ainsi que, bien qu’il eût contribué plus que personne à faire échouer le plan de sa souveraine et à faire réussir celui de son adversaire, le feld-maréchal Daun lui-même fut proclamé grand général ! Çà et là, cependant, le bon sens reprit ses droits et quelques écrivains firent remarquer que, là où l’on n’obtenait pas un résultat positif quand on disposait de forces supérieures, on conduisait mal la guerre, quelque prudence et quelque art qu’on y apportât d’ailleurs.

Les choses en étaient là lorsque la Révolution française éclata. L’Autriche et la Prusse, croyant arrêter le torrent, lui opposèrent inutilement leurs procédés mi-politiques et mi-militaires, et, tandis que l’on comptait à ce propos sur les armées affaiblies de l’époque, l’année 1793 vit tout à coup surgir la puissance militaire la plus formidable qu’on pût imaginer, celle d’un peuple de 30 000 000 d’habitants dont tous les hommes se considéraient comme citoyens de l’État et prenaient part à la guerre ! Sans nous occuper ici des circonstances dans lesquelles ce prodigieux événement s’est accompli, nous allons rechercher quelles en furent les conséquences au point de vue spécial de notre étude. Tous les citoyens prenant ainsi part à la guerre, ce n’était plus comme autrefois le Cabinet avec son armée mais bien la nation elle-même qui pesait de tout son poids dans le plateau de la balance. Les moyens à mettre en œuvre et les efforts à produire n’eurent donc plus de limites déterminées et par suite, l’adversaire n’ayant pas de contre-poids à opposer à l’énergie avec laquelle la guerre pouvait être conduite, le danger devint extrême pour lui.

Si ces conséquences n’ont pas immédiatement été sensibles et ne se sont manifestées que plus tard au grand jour ; si, sous la République déjà, les généraux de la Révolution n’ont pas sans repos ni trêve poursuivi leur but et renversé toutes les monarchies de l’Europe ; si parfois, enfin, les armées allemandes ont pu résister heureusement et arrêter la violence du torrent, il n’en faut rechercher la cause que dans l’imperfection technique contre laquelle, soldats, généraux et gouvernement même sous le Directoire, les Français eurent tout d’abord à lutter.

Mais tout cela se perfectionna promptement sous l’énergique direction de Bonaparte, et, dès lors, renfermant en soi toutes les forces vives de la nation et renversant tout dans sa marche, l’armée française parcourut l’Europe avec une violence d’impulsion telle qu’aussi longtemps qu’on ne lui opposa que des armées de l’ancien système l’issue de la lutte ne put jamais être un instant douteuse. La réaction cependant se produisit encore en temps utile. En Espagne la guerre devint spontanément populaire. En 1809 l’Autriche donna l’exemple d’efforts exceptionnels en formant des réserves et des landwehrs, créations qui approchaient du but et dépassaient tout ce que cet État avait fait jusqu’alors. En 1812 la Russie imita l’Espagne et l’Autriche ; les dimensions colossales de l’empire permirent, en outre, non seulement de tirer parti de dispositions prises trop tardivement, mais encore d’en augmenter considérablement l’effet, et le succès fut éclatant. En Allemagne ce fut la Prusse qui se releva la première ; elle appela le peuple à la guerre et, avec moitié moins d’habitants, sans argent et sans crédit, elle parvint à mettre en ligne deux fois plus de monde qu’en 1806. Le reste de l’Allemagne suivit plus ou moins vite cet exemple, et l’Autriche, enfin, reparut sur la scène, bien qu’avec des forces moins considérables qu’en 1809. C’est ainsi qu’en 1813 et 1814, si l’on fait entrer dans le calcul tout ce qui d’une façon ou de l’autre prit part à ces deux campagnes, l’Allemagne et la Russie purent enfin opposer un million d’hommes environ à la France.

Dès lors la guerre gagna beaucoup en énergie et, bien que du côté des Alliés cette énergie n’atteignit qu’en partie celle des Français et que, çà et là, on montrât encore de l’hésitation, les nouvelles campagnes furent du moins conduites avec bien plus de vigueur que les précédentes. En huit mois le théâtre de guerre fut transporté de l’Oder à la Seine, et, pour la première fois, l’orgueilleux Paris et le formidable Bonaparte durent courber la tête et se soumettre.

C’est ainsi que depuis Bonaparte, chez les Français d’abord puis partout en Europe, la guerre devint un intérêt national et, changeant de nature ou pour mieux dire revenant à sa vraie nature, se rapprocha beaucoup de son concept absolu. Les moyens à y mettre en œuvre n’eurent plus désormais de limites déterminées et ne dépendirent plus que de l’énergie et de l’enthousiasme des gouvernements et des peuples. L’étendue des ressources, la grandeur des résultats à atteindre et l’exaltation des esprits imprimèrent une extrême vigueur à l’action. Le renversement de l’adversaire devint le but unique de la lutte et, la guerre une fois commencée, on ne s’arrêta plus pour traiter qu’après avoir réduit l’ennemi à l’impuissance.

Délivrée de toute entrave de convention par la participation du peuple à ce grand intérêt des États, la guerre revêtit enfin sa forme naturelle et se montra dans toute sa force, phénomène qu’il convient d’attribuer en partie aux changements intérieurs que la Révolution française introduisit dans les nations et en partie aux dangers dont le peuple français menaçait les autres peuples.

Quant à savoir si les guerres de l’avenir, mettant ainsi en jeu les plus grands intérêts des nations, seront toutes dorénavant conduites avec la puissance entière des États ou si peu à peu les gouvernements et les peuples ne sépareront pas de nouveau leurs intérêts, nous n’avons pas la prétention de trancher cette question ; mais on nous accordera sans doute que, maintenant qu’on les a dépassées, on ne reviendra pas facilement aux limites dans lesquelles on ne s’est si longtemps renfermé que par ignorance du moyen puissant qu’on avait à sa disposition, et que, par suite et pour le moins chaque fois qu’il s’agira d’un grand intérêt, le principe d’hostilité se manifestera de part et d’autre avec la violence qu’on lui a déjà vu prendre.

Nous terminerons ici cet aperçu historique dans lequel nous n’avons nullement cherché à indiquer les principes généraux qui ont présidé à la conduite de la guerre aux différentes époques, mais bien à montrer que, soumise à chaque époque à des conditions différentes, la guerre a pris chaque fois une forme spéciale et un caractère particulier et que, par conséquent, à chaque époque correspond une théorie de guerre spéciale, quels que soient d’ailleurs les principes philosophiques sur lesquels on ait partout, tôt ou tard, cherché à la faire reposer. On ne peut donc juger les événements militaires d’une époque et apprécier la valeur de ses généraux qu’en ayant chaque fois égard aux principaux rapports et au caractère de cette époque.

Néanmoins, de toutes les manières différentes dont il a fallu conduire la guerre en raison des rapports particuliers et des forces militaires de chaque époque, il se dégage des principes généraux dont la théorie doit spécialement tenir compte.

La guerre n’ayant atteint sa forme absolue que dans les derniers temps, ce sont nécessairement les principes généraux qui découlent des dernières guerres qui ont le plus de valeur pratique et se plient le mieux aux circonstances imprévues.

À l’avenir la guerre ne prendra sans doute pas toujours des proportions si grandioses, mais il est vraisemblable que désormais la vaste carrière qu’elle a déjà parcourue ne lui sera plus fermée. La théorie ne saurait donc, se bornant à prescrire des règles pour la guerre absolue, considérer et rejeter comme des fautes toutes les influences étrangères qui peuvent en modifier la nature ; pour être complète et reposer sur des données réelles, elle doit embrasser du regard les rapports multiples dont la guerre peut sortir, en exposer les lignes principales, et ménager partout la place nécessaire aux événements que l’époque ou le moment peuvent produire.

Nous terminerons en disant que, bien que le but que l’on se propose et les moyens que l’on met en œuvre dépendent essentiellement de la situation dans laquelle on se trouve au moment où l’on entreprend une guerre, ce but et ces moyens portent néanmoins toujours l’empreinte de l’époque et de ses caractères généraux et restent soumis aux modifications que la nature de la guerre leur impose.