Théorie de la grande guerre/Livre VIII/Chapitre 6 B

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Tome troisièmep. 163-173).

CHAPITRE VI. B

la guerre est un instrument de la politique.


Jusqu’ici, pour n’en négliger aucun, nous avons dû rechercher séparément chacun des intérêts sociaux qui, bien que de nature essentiellement contraire à la guerre, entrent néanmoins en contact avec elle dans son application par l’homme. Nous allons maintenant rechercher comment ces éléments contradictoires, après s’être en partie neutralisés les uns par les autres, se joignent, s’amalgament et forment enfin une unité dans la vie pratique. Cette unité prend son principe dans l’idée que, dans son application par l’homme, la guerre n’est qu’une partie du commerce politique et n’est par conséquent pas une grandeur indépendante.

Tout le monde sait que la guerre est l’une des conséquences des relations politiques entre les gouvernements et les peuples, mais généralement on s’imagine que ces relations cessent par le fait même de la guerre et qu’il s’établit aussitôt un état de choses spécial régi par des lois particulières.

Nous affirmons, au contraire, que la guerre n’est que la continuation du commerce politique avec immixtion d’autres moyens. Avec immixtion d’autres moyens, disons-nous, afin d’indiquer par là que, loin de cesser ou de se modifier par la guerre, le commerce politique, quels que soient d’ailleurs les moyens employés, persiste dans son essence même et détermine, d’un bout à l’autre des opérations, les lignes générales suivant lesquelles les événements de la guerre se poursuivent et auxquelles ils se rattachent. Il ne saurait en être autrement, et jamais la cessation des notes diplomatiques n’a entraîné l’interruption des rapports politiques entre les gouvernements et les peuples. La guerre n’a jamais été qu’un moyen plus énergique d’exprimer la pensée politique dans un langage qui, s’il n’a pas sa logique propre, a du moins sa grammaire à lui.

On voit par là que la guerre ne doit jamais être séparée du commerce politique, et que, lorsque le fait vient à se produire, il entraîne en quelque sorte la rupture de tous les rapports, ce qui conduit à un état de choses irrationnel et sans but.

C’est de cette manière qu’il faudrait même se représenter la guerre si, manifestation de la haine la plus sauvage entre deux peuples, elle pouvait jamais en arriver à l’extrême absolu de son concept. En effet, la puissance des États opposés, leurs alliances, le caractère des deux gouvernements, celui des deux peuples et tous les éléments qui entrent dans le calcul d’une guerre et en déterminent les lignes principales se tiennent en relations si intimes avec le commerce politique que, dans ces conditions même, il serait impossible de les en séparer. Dans la réalité, cependant, cette manière de se représenter la guerre est encore plus logique, car, restant toujours de bien loin en deçà de son concept absolu, elle ne constitue dès lors qu’une action incomplète et contradictoire en soi, et, comme telle, reste soumise à la politique dont elle ne peut être que l’instrument.

Mais en l’utilisant, la politique rejette toutes les conséquences qui naissent de la nature de la guerre, elle s’inquiète peu des fins éloignées auxquelles elle peut conduire et s’en tient aux éventualités prochaines. Cette manière de procéder apporte beaucoup d’incertitude dans le calcul, et la guerre devient ainsi une sorte de jeu dans lequel, d’habitude, chacun des cabinets adverses se flatte de dépasser l’autre en perspicacité et en adresse.

C’est ainsi que, dans les mains de la politique, le farouche élément de la guerre devient un instrument docile, et que le glaive pesant des batailles, qu’on ne devrait lever qu’avec effort et des deux mains pour n’en frapper qu’un coup formidable unique, se transforme en une arme d’escrime légère et maniable, aussi propre à l’attaque qu’à la riposte et à la feinte.

Telle est l’explication, si toutefois il est possible d’en donner une, des contradictions que l’homme, en raison de sa nature indécise et timide, a introduites dans l’action de la guerre.

Ainsi soumise à la politique, la guerre en prend nécessairement le caractère. Plus la première est forte et puissante et plus la seconde devient énergique. Il n’y a pas de limite à ce propos, et la guerre peut en arriver ainsi à sa forme absolue.

Dans cette façon de la concevoir, non seulement on ne doit donc plus perdre de vue la forme absolue de la guerre, mais il faut même sans cesse se tenir prêt à la voir se réaliser dans cette forme.

En procédant ainsi on rend à la guerre son unité, toutes les guerres deviennent des objets de même nature, et l’on se place au seul point de vue rationnel pour former et apprécier les grands projets.

Il va de soi que la politique n’entre pas profondément dans les détails de la guerre et qu’elle ne préside pas plus au choix de l’emplacement des petits postes qu’à la direction des patrouilles, mais elle exerce l’influence la plus décisive sur l’élaboration des plans de guerre et de campagne, et souvent même sur le dispositif des batailles. C’est là ce qui nous a permis de retarder jusqu’ici l’étude d’une question qui, indispensable maintenant que nous nous occupons du plan de guerre, n’était d’aucune utilité dans le principe et n’eût fait que détourner l’attention du lecteur des objets que nous devions lui présenter d’abord isolément.

Dans toutes les circonstances de la vie, pour ne point s’égarer et ne pas se contredire sans cesse, rien n’est en général plus nécessaire que de déterminer le point précis auquel il convient de se placer et de se maintenir pour embrasser et apprécier exactement les choses.

S’il en doit être ainsi pour l’élaboration du plan de guerre, c’est-à-dire si l’on ne doit pas s’y placer tantôt au point de vue du commandement, tantôt à celui de l’administration, tantôt à celui de la politique, etc., etc., on en arrive à se demander si c’est nécessairement à la politique qu’il faut subordonner tout le reste.

Pour étudier la question, il faut tout d’abord admettre que la politique réunit en elle et concilie tous les intérêts rationnels de l’État et des citoyens, car elle n’est, en somme, que l’administrateur de ces intérêts à l’étranger. Nous n’avons pas à considérer si, suivant une fausse direction, elle sert de préférence les ambitions, les intérêts privés et la vanité des gouvernants, car, en aucun cas, l’art militaire ne peut être appelé à lui faire la leçon et nous ne devons la regarder ici que comme le représentant des intérêts de toute la société.

Cela admis, la question se simplifie, et nous n’avons plus qu’à déterminer si, dans l’élaboration et l’exécution des plans de guerre, le point de vue politique doit primer le point de vue exclusivement militaire, ou si, devant lui céder le pas, il doit lui être subordonné ou complètement disparaître.

Pour que toute action de la politique dût absolument cesser dès le début des opérations militaires, il faudrait que les guerres fussent l’expression d’un principe d’hostilité excessif et que la lutte y devint une question de vie ou de mort. Dans la réalité cependant, et nous l’avons déjà fait voir précédemment, les guerres ne sont que des manifestations de la politique elle-même, et, par suite, ce serait faire un contre-sens que d’y subordonner le point de vue politique au point de vue militaire. Dans le fait, la politique est l’intelligence qui engendre la guerre, et celle-ci n’est qu’un instrument dans ses mains. Il ne reste donc plus qu’à subordonner le point de vue militaire au point de vue politique.


Si l’on se rappelle que nous avons reconnu, au chapitre III de ce livre, que, pour déterminer les moyens à employer et les efforts à produire dans une guerre, il fallait avant tout se rendre compte de ce qu’en seraient vraisemblablement le caractère et les contours principaux en raison des grandeurs et des rapports politiques, si l’on réfléchit, en outre, que souvent, et même la plupart du temps de nos jours, on ne peut considérer la guerre que comme un tout organique dont les divers éléments sont inséparables et où, par suite, toutes les activités doivent être dirigées par une pensée unique et tendre vers un seul but, on en arrive nécessairement à reconnaître que, la politique imposant les lignes principales de la guerre, c’est au point de vue seul de la première qu’il faut se placer pour déterminer la direction à imprimer à la seconde.

Une fois ce point de vue accepté, on saisit les leçons de l’histoire, les projets se présentent dans leur ensemble, le jugement devient plus clair et les motifs d’action plus satisfaisants. Il ne peut plus, dès lors, y avoir de conflit entre les intérêts politiques et les intérêts militaires, ou, du moins, on ne le saurait attribuer qu’au manque d’accord entre la conception du plan et son exécution, ce qui n’est pas admissible, et, comme il ne l’est pas davantage que la politique ne connaisse pas l’instrument dont elle veut faire usage, on n’a pas non plus à redouter qu’elle demande à la guerre plus que celle-ci ne peut donner. En un mot, dès qu’elle se rend exactement compte de ce qu’elle peut exiger de l’action militaire, c’est à la politique, et à la politique seule, qu’il appartient de décider de la direction que la guerre doit suivre et du but qu’elle doit atteindre.

C’est ainsi que, considéré à son point de vue le plus élevé, l’art de la guerre se transforme en politique, mais en une politique qui, au lieu de rédiger des notes, livre des batailles.

Il est donc illogique, et même dangereux, de n’apporter que des considérations d’ordre militaire dans l’élaboration et dans l’exécution des grandes opérations de la guerre, et, par suite, c’est un contre-sens de la part des gouvernements d’appeler des militaires dans les conseils de cabinet pour leur demander exclusivement avis à ce propos. L’erreur des théoriciens est cependant plus grande encore, lorsqu’ils prétendent que le général en chef doit seul décider de l’emploi et de la direction à donner aux moyens que le gouvernement peut consacrer à la guerre. L’expérience prouve, au contraire, que, malgré la perfection et la diversité des formes de la guerre moderne, les lignes principales en sont toujours déterminées en conseil de gouvernement, c’est-à-dire par une autorité politique et non militaire.

Cela est entièrement dans l’ordre des choses, car on ne peut prendre aucune décision importante à la guerre sans tenir compte des rapports politiques, et c’est se tromper du tout au tout d’attribuer les insuccès à l’influence que la politique exerce sur la direction. Ce n’est pas cette influence qui est alors mauvaise, en effet, mais bien la politique elle-même, car tant que cette dernière reste ce qu’elle doit être, c’est-à-dire tant que ses vues sont rationnelles, elle ne peut que favorablement agir sur la manière dont la guerre est conduite.

En somme, la politique ne peut exercer d’influence nuisible que lorsqu’elle se promet, de certains moyens et de certaines dispositions militaires, des résultats qu’ils ne peuvent produire. De même qu’une personne qui ne possède pas bien une langue étrangère emploie parfois des expressions qui ne rendent pas exactement sa pensée, la politique peut aussi, dans ces conditions, ordonner des choses qui ne répondent pas à ses intentions.

C’est un cas qui s’est très fréquemment présenté et qui fait bien voir qu’une certaine entente des choses de la guerre est indispensable à la direction politique des États.

Qu’on ne croie pas cependant que nous nous contredisions ici, et que nous prétendions que, lorsque le souverain ne met pas lui-même en mouvement tous les rouages du gouvernement, il faille les qualités d’un ministre de la guerre assidu, d’un ingénieur militaire distingué ou d’un véritable général de campagne pour faire le meilleur ministre d’État, ou, en d’autres termes, que pour remplir ces hautes fonctions il faille avant tout être versé dans les sciences militaires. Nous sommes très éloigné de penser ainsi, et, pour nous, les qualités principales sont ici l’élévation de l’esprit, la profondeur des vues et la puissance du caractère ; quant aux connaissances militaires, on y pourvoie d’une manière ou de l’autre. La France n’a jamais été plus mal conseillée militairement et politiquement que sous la direction des frères de Belle-Isle et du duc de Choiseul qui, tous trois, étaient cependant de bons soldats.

Pour que la guerre réponde entièrement aux desseins de la politique, et que, réciproquement, la politique utilise toutes les ressources que la guerre met à sa disposition, lorsque l’homme d’État et le soldat ne se trouvent pas réunis dans le même individu, le seul moyen est de faire du général en chef un membre du cabinet, de façon qu’il puisse prendre part à toutes les grandes résolutions. Pour qu’il en soit ainsi cependant, il faut que le gouvernement se tienne assez à proximité du théâtre de guerre et de l’armée pour que les décisions puissent être prises sans de trop longs retards.

Telle est la méthode que suivirent avec avantage l’empereur d’Autriche en 1809 et les Souverains alliés en 1813, 1814 et 1815.

Toute influence exercée par un autre militaire que le général en chef sur les décisions du cabinet est extrêmement dangereuse, et il est rare qu’elle ne soit pas préjudiciable à la conduite de la guerre. Il faut aussi rejeter l’exemple de la France en 1793, 1794 et 1795, quand, de Paris, Carnot dirigea la marche des armées. La terreur est un moyen que les gouvernements révolutionnaires peuvent seuls employer.

Pour en finir, passons maintenant à l’exposition de quelques considérations historiques.

Lorsque, dans les dix dernières années du XVIIIe siècle, il se produisit une révolution si extraordinaire dans la conduite des guerres que les meilleures armées de l’Europe se virent en partie réduites à l’impuissance et que des événements se réalisèrent dont l’extrême grandeur frappa les imaginations de stupeur, c’est à l’art militaire que l’on crut devoir s’en prendre de la fausseté de tous les calculs. L’art militaire s’était en effet manifestement laissé surprendre par des éventualités qui, bien qu’elles ne se rattachassent pas au cercle d’idées étroites dans lequel la routine et les préjugés le retenaient lui-même, étaient cependant dans l’ordre naturel des choses et par conséquent de réalisation probable.

Se plaçant à un point de vue plus général, quelques observateurs attribuèrent le phénomène à la tyrannie que la politique, en détournant la guerre de ses véritables voies et en la réduisant parfois même à un simple jeu d’escrime, exerçait depuis des siècles sur l’art militaire. Le fait était exact, mais il devait fatalement se produire, et l’erreur consistait à croire qu’on eût pu l’éviter.

D’autres crurent pouvoir tout rapporter à la politique d’isolement alors suivie par l’Autriche, la Prusse, l’Angleterre et les autres puissances.

Est-il bien vrai, cependant, que la stupeur générale dont les esprits furent ainsi frappés provint directement de la manière dont la guerre fut alors conduite et non pas des agissements mêmes de la politique ? En d’autres termes, pour rester dans notre façon de parler, n’est-ce pas bien moins à l’influence de la politique sur la guerre qu’aux fautes mêmes de la politique qu’il convient d’attribuer le désastre ?

Ce n’est pas dans les idées nouvelles et dans les procédés nouveaux que les Français introduisirent à cette époque dans la direction de la guerre, qu’il faut rechercher les causes des actes prodigieux qu’ils accomplirent au dehors, mais bien dans leur caractère national, dans leur nouvel état social, dans leur gouvernement et dans leur organisation. Les cabinets étrangers, ne soupçonnant pas la gravité de la situation, crurent la pouvoir dominer par les moyens en usage et n’opposèrent que de faibles forces à des forces qui allaient être écrasantes. Ne sont-ce pas là des fautes politiques ?

En ne considérant la guerre qu’au point de vue exclusif de sa conception militaire, on en fût d’ailleurs arrivé au même résultat, car, alors même qu’il se fût rencontré un stratège aux vues philosophiques assez étendues pour prévoir quelles seraient les conséquences immédiates et les éventualités lointaines que, en raison de leur nature, les éléments opposés allaient produire en s’entre-choquant, on n’en eût pas moins manqué des moyens nécessaires pour s’y opposer.

Il eût fallu qu’elle se rendît exactement compte des forces nouvelles que la révolution avait éveillées en France et des événements qui allaient en être la conséquence dans les rapports de cet État avec les autres puissances de l’Europe, pour que la politique comprît l’influence que cela seul allait exercer sur la nature même de la guerre, et qu’elle déterminât, par suite, les nouveaux moyens à y consacrer et la nouvelle direction à y suivre.

On peut donc dire que c’est en grande partie à la politique défectueuse de leurs adversaires que les Français sont redevables des vingt années de victoire qui ont suivi la Révolution.

Sans doute c’est aux résultats défavorables de la guerre que l’on reconnut premièrement combien l’on s’était trompé, — ces résultats, en effet, contredirent absolument les attentes de la politique, — mais cela ne provint nullement de ce que la politique eût pris des dispositions contraires aux règles de l’art militaire. L’art militaire, tel qu’il était alors, la politique le connaissait bien, elle s’en était toujours servi, c’était son instrument familier, mais il était tombé dans les mêmes erreurs qu’elle et, par suite, se trouvait hors d’état de l’aider à en sortir. D’un autre côté, la guerre elle-même avait subi d’importants changements et, modifiant son essence et sa forme, s’était considérablement rapprochée de son concept absolu, non pas que le gouvernement français se fût en quelque sorte émancipé et débarrassé des lisières de la politique, mais parce que la Révolution avait changé les bases mêmes de la politique, aussi bien dans l’Europe entière qu’en France même, et avait éveillé des forces et révélé des moyens qui permettaient d’augmenter l’énergie de la guerre et de la diriger par d’autres voies.

Ainsi les changements qui se sont introduits dans l’art militaire sont la conséquence de ceux qui se sont produits dans la politique et, loin de fournir un argument contre la connexion intime dans laquelle se tiennent ces deux grands éléments de la vie des États, ne font que l’affirmer davantage.

Nous répétons donc que la guerre est un instrument de la politique, qu’elle en prend le caractère et les dimensions, que dans ses lignes principales elle n’est autre chose que la politique elle-même, et que celle-ci, tout en changeant ainsi la plume contre l’épée, obéit néanmoins encore et toujours à ses propres lois.