Thomas Carlyle, sa vie et ses écrits

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THOMAS CARLYLE


SA VIE ET SES ÉCRITS.




Depuis que le nom de Thomas Carlyle a été prononcé en France pour la première fois, depuis que la valeur littéraire de ses écrits a trouvé ici même un brillant appréciateur[1], d’étranges événemens sont venus confirmer les théories de l’humoriste anglais et donner gain de cause à ses pensées. La plupart des choses qu’il a prédites sont arrivées, et son explication de la révolution française est la seule que nous puissions adopter maintenant, car c’est la seule que les événemens survenus depuis un an aient justifiée. Pas un de ces événemens n’a démenti ses horoscopes. Puisque nous avons tant de prophètes socialistes et d’astrologues prédisant des choses qui toujours reculent et ne se réalisent jamais, nous devons nous estimer heureux d’avoir pour ainsi dire un astronome qui a su préciser le jour et l’heure des éclipses, des tremblemens de terre et des orages. Si les écrits de Carlyle étaient traduits, ils pourraient avoir, en dehors de leur valeur intrinsèque et réelle, une valeur superficielle et toute d’actualité.

Thomas Carlyle est un des hommes les plus remarquables de notre temps, un des esprits les plus fortement trempés de l’Europe. Depuis que la philosophie allemande, vieillissante avec Schelling, est tombée entre les mains de ces grands docteurs de l’athéisme qui dirigent au-delà du Rhin les clubs de Francfort, de Vienne et de Berlin, depuis que l’école doctrinaire en France est allée se dissolvant dans la politique et les bruits du jour, il n’a point paru un homme qui lui soit supérieur. Je préfère son Histoire de la Révolution française à toutes celles que nous avons faites nous-mêmes : je la trouve aussi dramatique et j’oserai dire plus profonde. Je préfère son petit livre intitulé Chartisme à toutes les descriptions de maladies sociales et à toutes les statistiques dont on nous a dotés dans ces derniers temps. Le Sartor resartus me paraît être l’aperçu le plus profond et le plus brillant à la fois qui ait été jeté sur notre siècle, sur ses tendances et sur ses désirs. En Angleterre, il a mis fin à beaucoup de choses : à l’école satanique, à l’école utilitaire, au sensualisme anglais, au semi-sensualisme écossais. Carlyle a essayé de renouveler les sources de la pensée, il a cherché à ramener l’idéalisme chez un peuple essentiellement pratique ; pensant peu, calculant beaucoup, il a laissé de côté, pour mieux arriver à son but, l’abstraction, la logique, les méthodes et tous les instrumens philosophiques ; il a pour ainsi dire rendu l’idéal pratique, afin de le faire voir et toucher plus aisément à ses concitoyens. Son mysticisme n’a jamais perdu terre, il a consenti à marcher alors qu’il aurait pu planer.

Je viens de prononcer le mot de mysticisme ; effectivement, M. Carlyle est un mystique. Nous craignons fort que ce ne soit là un défaut aux yeux de beaucoup de nos compatriotes. Il règne en France, au sujet du mysticisme, des idées si bien passées à l’état de règles critiques et de lois pénales, des erreurs si singulières, qu’il importe de les combattre, si l’on veut assurer aux écrits de Carlyle l’attention qui leur est due. Si nous parvenons à dissiper quelques-unes de ces accusations banales, à montrer le fonds de vérité que ce mysticisme cache sous son costume bizarre, à montrer surtout sa fécondité, nous n’aurons pas parlé en vain. Nous sommes prêt à reconnaître d’ailleurs qu’il y a chez les mystiques beaucoup d’éblouissemens ; mais qui dit mysticisme dit aussi croyance, amour, enthousiasme, et il peut être utile de rétablir cette signification dans un temps de scepticisme et de ruines, dans un temps où les doctrines du XVIIIe siècle livrent leur dernier combat, et où l’on a pu voir monter à la tribune le spectre de Thomas Paine dans la personne de M. Proudhon.

Pendant que Coleridge voyageait en Italie, il vit, un jour qu’il considérait le Moïse de Michel-Ange, deux officiers français s’approcher de la statue. « Je parie, dit-il à un Allemand qui se trouvait avec lui, que leurs premiers mots seront des railleries sur la barbe et les deux rayons de lumière (je paraphrase, le texte porte goat and cuckold). » Les plaisanteries ne se firent pas attendre, et Coleridge s’écria : « C’est singulier que le Français soit le seul être à forme humaine qui n’ait jamais rien pu comprendre à l’art et à la religion ! » Cette parole injurieuse de l’éloquent métaphysicien, fausse si elle est appliquée d’une manière absolue au pays de Calvin, de Pascal et de Bossuet, est vraie si l’on envisage la masse de la nation. Le même esprit qui dictait aux deux officiers français leurs misérables railleries sur le Moïse de Michel-Ange nous fait rejeter avec dédain toutes les pensées et tous les livres qui sont réputés mystiques. Puisse la France, qui repousse avec tant d’énergie les doctrines subversives, repousser enfin les vieux débris usés de ces doctrines négatives qui l’ont si long-temps infectée, et comprendre que les unes enfantent les autres, et que la négation, lorsqu’elle se réalise et sort des demeures de l’esprit, s’appelle destruction ! Puisse-t-elle se tourner vers des sources plus fraîches et ne plus condamner sans examen les doctrines qui tendent à remplacer la négation par l’affirmation, la destruction par la croyance, et la sécheresse par la vie !

Il est probable que long-temps encore nous entendrons parler d’abîmes du mysticisme, de folies du mysticisme ; mais certainement, s’il y a un mysticisme qui est absurde, il y en a un autre qui ne l’est pas. Oui, le mysticisme est une folie lorsqu’il ne porte pas le cachet de la réalité, de la vie humaine, et qu’il erre dans le monde décousu des songes, au milieu des chimériques apparences. Oui, le mysticisme est un abîme lorsqu’il cherche dans un monde fantastique ce qui est tout près de nous et dans notre univers. Seulement, ceci, il faut le dire, n’est plus du mysticisme, c’est simplement de l’hallucination. Toutefois, s’il se rencontre un philosophe qui, transfigurant les choses de ce monde, nous les montre brillantes d’une clarté divine ; si, dans les choses politiques, sociales, religieuses, il ne se contente pas de vivre au jour le jour et de se laisser emporter, habile nageur, au courant des événemens, au flux et au reflux des opinions ; s’il a placé son idéal au-delà du temps qui passe ; si, dans l’art, il sait s’élever jusqu’à la contemplation du beau, et si, dans l’attitude et dans le rayon, au lieu d’admirer la grace de la pose et le jeu de la lumière, il sait retrouver la lumière infinie, le moule universel ; si, dans ses écrits et dans ses livres, voyant autre chose que le succès, il se condamne à paraître étrange ; si l’originalité de son esprit sait découvrir des routes nouvelles et faire jaillir des sources inconnues et cachées ; si son être est plein d’élans ; si, en un mot, il aime et admire les choses naturelles, parce qu’il les considère comme un reflet des choses supérieures et mystérieuses, ce philosophe peut s’appeler mystique, et n’est point fou ni absurde, mais profond et sage au contraire. C’est là le véritable mysticisme, et, quelle que soit l’étrangeté de ce qu’il raconte et de ce qu’il affirme, il a droit à la sympathie, à l’admiration et à la reconnaissance des hommes.

Mysticisme, pour la plupart, signifie hallucination, extase, vision, état hors nature. Le mysticisme est au contraire une chose très naturelle. Il conviendrait d’abord de séparer le mysticisme religieux du mysticisme philosophique. Le mysticisme religieux procède entièrement par l’élan, par la prière ; le mysticisme philosophique procède entièrement par intuition et par affirmation. S’il nous fallait donner une définition du mysticisme, nous dirions : Peut être qualifiée de mystique toute doctrine qui s’appuie sur l’invisible, sur le mystère, et affirme que le mystère est la seule chose vraiment vivante, la réalité la plus forte de toutes. Peut encore être appelée mystique toute doctrine qui ne part ni d’un fait extérieur ni d’un point donné, mais qui, sans méthode et sans parcourir la longue chaîne des déductions et des raisonnemens, va droit à son but par la seule impulsion de l’élan intérieur et va saisir immédiatement la vérité. Deux choses constituent donc le mysticisme la foi dans les choses invisibles comme principe et source des choses visibles, et l’absence de méthode et de déduction, l’intuition directe. D’où il suit que le mysticisme est simplement le spiritualisme retourné, mais ennobli ; car, au lieu de remonter de l’effet à la cause par de longs labeurs qui peuvent finir par le scepticisme, si le penseur s’arrête à un certain anneau de la chaîne des déductions, ou par la négation absolue, s’il ne peut arriver à une conclusion, le mysticisme va droit saisir la cause et de là suit ses conséquences, ses rayonnemens, ses reflets dans les choses visibles.

Ce sont les violens qui enlèvent le royaume des cieux. On pourrait en dire autant des mystiques. Ils montent vers la vérité, comme avec des ailes de feu, et poussés par un irrésistible élan. Le mysticisme a cela de particulier et de propre à nous faire réfléchir, qu’il n’est pas le produit de la méditation et de l’étude. On ne naît jamais avec un système inné : on devient stoïcien, déiste, sceptique ; mais, à coup sûr, on naît mystique. Ceux qui voudront railler auront beau jeu, et pourront dire que cette doctrine est une affaire de tempérament ; car on peut affirmer que le mysticisme réside dans l’ame et se répand dans l’organisme de certains philosophes. Pour se déclarer, cette doctrine n’attend qu’une occasion, absolument comme l’aptitude poétique. C’est une chose à faire réfléchir, qu’il y ait des hommes naissant avec une ame entièrement tournée vers l’idéal, et qui sur toutes les affaires de ce monde répandent un sentiment religieux.

Deux choses composent un mystique : l’instinct et la faculté d’observation. Presque tous les mystiques sont instinctifs et s’élancent d’un bond vers ces choses qui s’appellent idéal et vérité ; mais l’instinct, chose irréfléchie et jaillissante, sort, se répand comme une lave ardente ou comme une source souterraine. C’est un feu concentré qui doit faire explosion, une eau qui, long-temps accrue, doit sortir et inonder ; c’est véritablement comme une révolte intérieure : l’instinct est donc entièrement aveugle, capable de se tromper, de prendre l’absurde pour la vérité, et ce qui est occulte pour ce qui est évident et certain. Heureusement, chez presque tous les philosophes dignes du nom de mystiques, la faculté de l’observation vient au secours de l’instinct. Presque tous sont de très grands observateurs, pleins de perspicacité et de finesse. Il n’y a pas de moralistes, de psychologues, de romanciers qui sachent débrouiller les passions humaines mieux que les mystiques, alors même qu’ils ont eu peu de rapports avec les hommes ; il n’y en a pas qui sachent mieux montrer la signification réelle des choses de ce monde. Comment cette faculté analytique de l’observation peut-elle s’allier à cette puissance spontanée de l’instinct ? C’est une bizarrerie qui s’explique difficilement ; mais la nature évite de créer des monstres, et, en donnant une faculté très développée, elle nous donne la faculté opposée, afin que les deux forces se neutralisent et maintiennent l’équilibre de la pensée et de la vie. L’instinct et la faculté d’observation doivent donc se rencontrer chez le même individu, sinon sa nature serait anormale et mauvaise, comme celle d’un homme fort sans être doux, ou d’une grande volonté qui ne serait pas unie à la patience. Prenez un homme qui n’ait que des instincts, et il sera alternativement dans le vrai et dans le faux ; prenez un homme qui n’ait pas d’autre faculté que la faculté d’observation, et il ne sortira pas des choses de ce monde, il ne s’élèvera jamais vers des sphères supérieures, tout occupé qu’il sera d’analyser, de séparer, de distinguer les nuances. Mais si ces deux facultés constituent le mystique, pourquoi donc ce mot serait-il synonyme d’étrange et de fou ?

Le mysticisme de Thomas Carlyle est entièrement fondé sur les réalités premières : la conscience, la vie, la force. Nous n’essaierons pas de l’analyser et de le disséquer. Comment analyser, par exemple, le profond sentiment de la vie que révèlent ses écrits ? Il vaut mieux en ressentir les salutaires influences et en respirer la saine atmosphère. Ne pourrait-on pas d’ailleurs en dire autant de tout livre mystique ? Or, dans les choses purement idéales, Thomas Carlyle raconte, voit, décrit, mais n’explique et ne définit pas exactement. Son esprit est une sorte de lumière boréale ou de météore rapide et éclatant, illuminant subitement les objets et les replaçant aussitôt dans les ténèbres, ou bien les éclairant tranquillement et obscurément comme dans un lumineux crépuscule. On peut appeler Carlyle mystique, puritain, supernaturaliste, peu importe, car tous ces noms désigneront également les tendances de son esprit. Aussi n’est-ce pas sur la tournure mystique de son intelligence et sur la nuance particulière de ce mysticisme que nous nous arrêterons. Nous pouvons donner en deux mots notre méthode philosophique, celle que nous voudrions employer avec Carlyle. Nous ne nous attachons jamais à combattre un livre philosophique, mais à le comprendre. L’auteur peut être à son aise mystique, sceptique, rationaliste, panthéiste, peu nous importe. Ce ne sont là que les mots, les titres, les étiquettes, ce ne sont pas les choses. Ce sont les termes généraux et qui trompent, car le scepticisme de Montaigne n’est pas celui de Voltaire, qui n’est pas celui de Hume. Il est très commode de diviser tous les écrits philosophiques en quatre ou cinq classes, de les ranger sous quatre ou cinq chefs principaux (l’idéalisme, le scepticisme, ou le mysticisme), et puis de se demander à quelle école appartient tel ou tel homme, à quel système se rattache tel ou tel livre. Cette histoire naturelle ou cette arithmétique de la pensée, comme on voudra l’appeler, nous a toujours beaucoup répugné. La pensée est une chose morale qui ne peut s’enfermer dans une formule générale ; elle est toujours jeune et originale, alors même qu’elle se présente revêtue d’une vieille forme. S’il ne s’agissait que de trouver et d’établir la ressemblance et la différence qui existe entre les diverses philosophies, inutile serait l’étude de l’histoire. Or, nous croyons, au contraire, que la critique a une tâche historique à remplir aussi bien qu’une tâche scientifique. Il y a chez un écrivain, chez un penseur, non-seulement la doctrine, mais l’homme à faire connaître. Nous appliquerons cette double méthode à Thomas Carlyle ; nous l’examinerons d’abord au point de vue historique, puis dans sa doctrine particulière. Quel est son esprit en dehors des idées particulières qu’il peut avoir ? sous quelle forme a-t-il vu notre temps ? quel rôle y joue-t-il et quelle place occupe-t-il parmi les penseurs de son siècle ? Voici la première question et la plus importante. Quelles idées philosophiques a-t-il exprimées ? Ce n’est que la seconde.


I. – ESPRIT DE THOMAS CARLYLE.

Quiconque veut bien connaître Thomas Carlyle doit étudier avec soin son livre intitulé Sartor resartus. Ce livre, à coup sûr, n’est pas son chef-d’œuvre (le chef-d’œuvre de Carlyle est l’Histoire de la Révolution française) ; ce n’est pas non plus le livre où il a répandu le plus d’éloquence véritable et de talent de style : certains de ses essais et le petit livre intitulé Chartisme sont bien supérieurs comme style et pensée nettement exprimée ; mais ce livre du Sartor resartus contient en germe tout ce que Carlyle a écrit depuis. Tout le talent dramatique qu’il montrera plus tard dans l’Histoire de la Révolution française se trouve là par fragmens, toutes les idées qu’il développera dans le Culte des héros, le Chartisme, le Passé et le Présent, sont ici exposées dogmatiquement, d’une façon plus abstraite et plus obscure. C’est le véritable point de départ de sa pensée : là il hasarde, il risque ses idées ; on sent qu’il ne leur a pas encore donné une forme complète ; tout s’y heurte et s’y mêle. De longues phrases colorées s’étendent, comme de vertes idylles, au-dessus des sables de l’abstraction ; çà et là des mirages et des perspectives ouvrent leurs espaces lointains et déroulent leurs splendeurs. Les épisodes de la vie du professeur Teufelsdröck, entremêlés aux idées philosophiques et historiques, illustrent le livre et se dessinent de loin en loin comme de petites oasis. De singulières figures, le docteur Teufetsdröck, le bon ami Hofrath Henschrecke, la vieille servante Leischen, Blumine, la première maîtresse du professeur, se promènent à travers le livre. C’est le monde de Jean-Paul en miniature, mais un peu maladroitement imité. Ces oasis et ces idylles sont là placées assez artificiellement, comme un rocher ou une source au milieu d’un jardin anglais ; mais ce ne sont pas, à proprement parler, l’artiste et l’écrivain qui nous préoccupent ici : le livre est précieux pour nous en ce qu’il est une autobiographie de M. Carlyle ; non-seulement nous pouvons y surprendre la source de ses idées, mais encore le nom de Thomas Carlyle est caché sous le nom allemand de Teufelsdröck. Les épisodes de la vie du professeur Teufelsdröck sont des épisodes de la vie de Carlyle. Nous pourrons donc surprendre ses premières pensées, voir comment et par quels incidens ses idées se sont formées peu à peu.

Un doute funeste s’empare aujourd’hui de tout homme qui ouvre un livre nouveau. On se demande machinalement, et comme sous la pression d’une longue habitude : Est-il socialiste, celui-là encore ? Non, M. Carlyle n’a aucun rapport avec ces bizarres philosophes, il a même été, en plus d’une occasion, leur adversaire décidé. Il est né sur les frontières de l’Écosse, de braves fermiers fort honorés dans leur pays. L’exemple du travail lui a été donné de bonne heure. Il a pu réfléchir, dès ses premières années, à ce que contient de saint et d’utile l’universelle obligation du travail. Il a vu de près les efforts pratiques de la vie, et, de bonne heure, il a pu se mettre en garde contre les théories du travail attrayant et les rêves de bonheur. La vie lui est apparue d’abord sous son aspect austère et moral. « Dans tous les jeux de l’enfant, dit-il, vous distinguez un instinct créateur ; l’enfant sent qu’il est né homme et que sa vocation est de travailler. » — « Une importance infinie, écrit-il ailleurs, se cache dans le travail. Les broussailles sont éclaircies par lui, et à leur place se découvrent les riches campagnes et s’élèvent les belles cités, et intérieurement l’ame de l’homme qui travaille cesse aussi d’être un désert malsain couvert de broussailles. Voyez comme l’ame de cet homme se fond en une sorte d’harmonie réelle aussitôt qu’il se met à l’ouvrage ! Le doute, le désir, le chagrin, le remords, l’indignation, le désespoir, tous les chiens de l’enfer rugissent dans l’ame du pauvre travailleur comme dans celle de bout homme ; mais, lorsqu’il se met à sa tâche avec un libre courage, tous à l’instant se taisent et rentrent murmurans dans leurs cavernes. L’homme alors est véritablement un homme. » Carlyle sait les durs travaux auxquels il faut se livrer pour rendre « un peu plus vert quelque petit coin de cette terre ; » il sait aussi que ce dur travail nous attache à la terre où nous sommes nés et qui nous fait vivre. Très vif chez lui est le sentiment de la patrie, très profonde sa conviction de la nécessité du travail. Nous surprenons dans le Sartor resartus les premiers germes de ces idées que l’éducation a déposées chez Carlyle, que la réflexion mûrira, et qui se manifesteront jusque dans la composition de ses écrits ; car il n’aborde pas ses sujets de l’air d’un dilettante, et il ne les traite pas avec le sans-façon du littérateur. On sent en lui la conscience, le courage, la volonté, même l’effort du travail. « La littérature, dit-il quelque part, n’est pas aisée lorsqu’elle est noble, mais seulement lorsqu’elle est ignoble ; la littérature, elle aussi, est une lutte, un duel acharné avec le monde des ténèbres, qui s’étend intérieurement dans chacun de nous et au dehors de nous.

M. Carlyle croit aussi à la patrie ; il est Écossais, et il aime sa rude mère, la patrie de John Knox, de David Hume, de Robert Burns et de Walter Scott. « Nous croyons, dit-il, qu’il existe un patriotisme fondé sur quelque chose de meilleur que le préjugé ; que, sans que ce sentiment fasse injure à notre philosophie, notre contrée doit nous être chère, et que, tout en aimant et en appréciant justement toutes les autres contrées, nous devons aussi apprécier justement et aimer avant toutes les autres notre rude mère et le vénérable édifice de la vie sociale et morale qu’à travers de longs siècles l’esprit a construit pour nous. Il y a dans le patriotisme, je l’assure, aliment pour la meilleure partie du cœur de l’homme, et assurément les racines qu’il a implantées dans l’être du citoyen peuvent, étant arrosées, produire dans le champ de la vie, non des fleurs sauvages, mais des roses. » Dans son Histoire de la Révolution française, parlant de Paul Jones, dont l’assemblée constituante décréta les funérailles, il s’écrie : « Ah ! pauvre Paul Jones ! à quoi bon tout cela ? Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu pour tes funérailles la cloche de la petite église presbytérienne (kirk) et six pieds de terre écossaise parmi la cendre de ceux que tu aimais ? » J’ai cité tout cela pour montrer que, bien que mystique, Thomas Carlyle n’est certes pas fou, ou, s’il l’est, ce l’est à coup sûr beaucoup moins que certains de nos théoriciens qui ne sont pas mystiques du tout, et font profession de ne pas croire aux choses qu’il respecte.

Ainsi donc, c’est au milieu d’une éducation toute rustique que Carlyle a grandi. Dans une telle éducation, les observations sont rares et les impressions lentes ; mais elles sont justes et fortes, car elles suivent le progrès de la nature. Voyez, par exemple, comment le premier sentiment de la vie se découvre en lui : ce sentiment de la vie et de ses différentes modifications est très vif chez Thomas Carlyle et joue un grand rôle dans sa philosophie. Laissons-le exprimer ses premières réflexions sur le mystère de l’existence ; c’est le professeur Teufelsdröck qui parle et raconte les événemens de son enfance :

« Alors je commençais à découvrir avec étonnement qu’Entepfuhl[2] était placé au milieu d’une contrée, d’un monde ; qu’il y avait telles choses qui se nommaient histoire, biographie, auxquelles je pourrais contribuer un jour par la main et par la parole.

« La diligence qui, roulant lentement sous la masse des voyageurs et des bagages, traversait notre village, apparaissant vers le nord au point du jour, vers le sud à la tombée de la nuit, me fit faire des réflexions analogues. Jusqu’à ma huitième année, j’avais toujours pensé que cette diligence était quelque lune terrestre dont le lever et le coucher étaient, ainsi que ceux de la lune céleste, réglés par une loi de la nature ; que, venue de cités lointaines, elle se dirigeait à travers les grands chemins vers des cités lointaines, les réunissant et, comme une grande navette, les resserrant entre elles. Alors je fis cette réflexion (si, vraie aussi dans les choses spirituelles) : « Quelque route que tu « prennes, fût-ce cette simple route d’Entepfuhl, elle te conduira jusqu’à l’extrémité du monde. »……

« C’était surtout à la foire aux bestiaux d’Entepfuhl qu’amenés par tous les vents et venus de toutes les directions, se rassemblaient les élémens d’un incroyable tohu-bohu. Là, hommes et femmes au teint bruni, tous bien lavés, bien attifés, enrubannés, au rire bruyant, se rassemblaient pour danser, traiter leurs affaires, et, s’il était possible, pour trouver le bonheur. Les éleveurs à bottes à revers venus du nord, les brocanteurs suisses, les Italiens conducteurs de bestiaux, venus du sud, accompagnés de leurs subalternes en jaquettes de cuir, en casquettes de cuir, leur aiguillon à la main, parlaient et criaient dans un langage à demi articulé parmi les aboiemens et les tintemens inarticulés. À part se tenaient les potiers venus de Saxe avec leur faïence rangée en belles lignes, les colporteurs de Nuremberg assis dans des baraques qui me semblaient plus riches que les bazars d’Ormuz, etc., etc. »

Voilà les premières communications avec la nature, les premières impressions de la vie, la première application des puissances actives de l’ame. Tout cela est à remarquer. Telle idée qui s’empare de nous à un âge avancé est due à une circonstance oubliée de notre éducation, à tel côté des choses humaines que nous avons eu occasion de voir mieux, qu’un autre. Voilà ce qui constitue notre originalité. Un vif sentiment de la vie et de ses différentes manifestations, les modifications que l’esprit, reçoit de l’éducation, le petit coin de cet univers que chacun de nous peut observer, qu’aucun autre n’observera et qui suffit pour nous amener jusqu’à l’infini, la sympathie qu’inspirent les visages humains, l’observation qui distingue les traits particuliers, ce qui constitue l’être véritable de chaque chose, – ce sont là quelques-uns des caractères de l’originalité de Thomas Carlyle dans la critique, dans la biographie, dans l’histoire.

Quant à son éducation de collége, M. Carlyle semble avoir eu de bonne heure l’horreur de la science toute faite, de l’éducation scholastique, de cette instruction mécanique qui se compose de lettres mortes : il a eu tout au contraire l’amour de ce qui s’appelle pensée, originalité, science véritable. Carlyle ne croit guère qu’à l’inspiration, à la pensée spontanée. Ici nous pouvons encore surprendre les germes de ce qu’il appelle la science dynamique par opposition à la science mécanique. Il existe, en effet, une chose qui s’appelle originalité, en vertu de laquelle le plus humble d’entre nous possède une faculté spéciale, une force particulière qui est toujours active, bien que nous l’ignorions souvent, une force seule régulatrice de nos pensées, seule promotrice qui puisse les répandre. Cette force réside au fond même de notre nature, et tôt ou tard fera explosion. Elle se trahit chez l’enfant avec vivacité et naïveté. La plupart de nos systèmes d’éducation sont admirablement propres à développer l’intelligence ou, pour me servir d’un mot plus expressif, l’entendement (understanding), c’est-à-dire une faculté passive, capable de recevoir beaucoup de choses, d’en comprendre beaucoup, d’en retenir et d’en utiliser encore davantage par de simples moyens mécaniques, incapable de créer et d’inventer ; mais la force active qui réside dans le fond intime de notre être, cette force qui constitue l’individualité, une pareille éducation ne peut la développer. Voulez-vous savoir ce que pense à ce sujet Thomas Carlyle ?

« J’apprenais, dit-il, ce que les autres apprenaient ; je le logeais dans un coin de ma tête, ne voyant pas de quelle façon je pourrais m’en servir ; en attendant, quelque chose imprimée qui me tombât sous la main, je la lisais. Par ce moyen, ma tête fut remplie d’un considérable mélange de choses et d’ombres de choses ; l’histoire avec ses fragmens authentiques s’y trouvait à côté des chimères fabuleuses, où la réalité était aussi cachée, et le tout était en moi non comme une chose morte, mais comme une nourriture vivante, suffisamment fortifiante pour un esprit à digestion facile… Nos précepteurs étaient d’insupportables pédans sans aucune connaissance de la nature de l’homme ou de celle de l’enfant, sans connaissance d’aucune chose en un mot, excepté de celles de leurs lexiques et de leurs livres de comptes trimestriels. Ils nous accablaient sous le poids d’innombrables paroles mortes, et ils appelaient cela développer l’esprit de la jeunesse. Comment un moulin à gérondifs, inanimé, mécanique, dont le pareil pourra, dans le siècle prochain, être fabriqué à Nuremberg avec du bois et du cuir, pourrait-il aider au développement de quelque chose, encore moins de l’esprit, qui ne croit pas comme un végétal, mais qui croit par le mystérieux contact de l’esprit ? Comment donnera-t-il la lumière et la flamme, celui-là dont l’ame est un foyer éteint rempli de cendres froides ? Les professeurs d’Hinterschlag connaissaient assez bien leur syntaxe, et, quant à l’ame humaine, ils savaient une seule chose, c’est qu’en elle était une faculté nommée mémoire, que l’on pouvait développer en fustigeant de verges les tissus musculaires et l’épiderme. »

Nous passerons par-dessus les premières années de sa jeunesse, son premier amour, raconté d’une manière charmante, la mort de son père, qui lui montra pour la première fois, dit-il, la terrible signification de ce mot jamais plus, never, son premier séjour à Londres, où il vécut seul, dans le silence de ses pensées. Un des momens les plus graves de la vie de Carlyle est celui où il rompt avec le scepticisme de son temps, avec l’école satanique, avec les lamentations werthériennes de notre époque, le moment enfin où il se sent homme, où il comprend qu’il a en lui une force particulière et que c’est sur cette force que désormais il doit appuyer sa vie.

« Plein de cette triste humeur, et peut-être l’homme le plus misérable qui fît dans la capitale française et dans ses faubourgs, un jour, après de longues promenades, je passais dans la petite et sale rue de Saint-Thomas-d’Enfer, parmi les ordures entassées sous une chaude atmosphère et sur des pavés brûlans comme la fournaise de Nabuchodonosor. Dans tout cela, il n’y avait rien qui pût égayer et réveiller mes esprits, lorsque tout à coup s’éleva en moi une pensée, et je me demandai : Que crains-tu ? Pourquoi, comme un lâche, vas-tu toujours pleurnichant, gémissant, tremblant et t’affaissant toujours davantage ? Méprisable animal ! quelle est la somme totale des pires maux qui t’attendent ? La mort ? Eh bien ! la mort et aussi les souffrances de l’abîme, et tout ce que le diable et l’homme ont pu, peuvent et pourront faire contre toi, que sont-ils ? N’as-tu pas un cœur, ne peux-tu donc pas souffrir les maux qui t’assaillent, et, quoique enfant proscrit, n’as-tu pas ta liberté et ne peux-tu pas fouler sous ton pied l’enfer lui-même pendant qu’il cherche à te dévorer ? Eh bien ! qu’il vienne, j’irai à sa rencontre et je le défierai. Et comme je pensais ainsi, un torrent de feu courut dans mon ame ; je chassai la crainte de moi et pour toujours. Je me sentais fort, fort d’une force inconnue ; j’étais un esprit, presque un dieu. Depuis cette époque, le caractère de mes misères changea ; ce ne fut plus la crainte, ce ne fut plus le chagrin gémissant, mais ce furent l’indignation et la défiance aux yeux enflammés qui s’emparèrent de moi.

« Et ainsi ce scepticisme, ce non infini qui m’avait si long-temps courbé sous son joug, fut chassé des retraites de mon être, de mon moi, et alors ce moi se tint debout dans sa majesté native et divine, et avec enthousiasme conserva le souvenir de sa protestation. L’indignation et la défiance, prises à un point de vue psychologique, peuvent être appelées à juste titre protestation, et former ainsi le passage, l’incident, l’événement le plus important de la vie. Le non infini avait dit : « Regarde, tu es proscrit, sans parens, et l’univers est à toi. » Mon moi, au contraire, se redressa et répondit : « Je ne t’appartiens pas, je suis libre, et pour toujours je te déteste. »

« C’est de cette heure que date ma nouvelle naissance, ma naissance spirituelle, mon baptême de feu ; c’est à partir de cette heure que je commençai à être un homme. »

Voilà donc l’homme, avec ses douleurs et ses joies, son éducation rustique, ses doutes, ses tortures morales, ses protestations. Carlyle a reçu maintenant son second baptême, son baptême de feu, le baptême de la souffrance et de la douleur. Laissons-le donc, purifié désormais de scepticisme, de lâchetés morales, de velléités de désespoir et de pastiches de l’école satanique : c’est le penseur qu’il faut aborder maintenant.

L’esprit le plus clairvoyant de notre temps est peut-être Thomas Carlyle. C’est une chose assez étrange à dire, car, au premier abord, il apparaît plutôt comme un esprit imaginatif. Oui, Carlyle, le néo-puritain, le moderne adorateur de héros, l’historien de la révolution française, l’homme qui a élevé l’art du tailleur à la hauteur d’une philosophie, cet homme plein d’excentricités, d’étrangetés, de bizarrerie, de confusions, est un des hommes qui ont le mieux vu notre époque, ses misères et les seules routes par lesquelles elle peut en sortir. Dans la politique, la littérature, la science, la religion, il a émis, hasardé des idées et des solutions singulières et profondes. Il a vu et jugé son temps, non avec son intelligence, sa finesse, mais au moyen d’une force qui lui était particulière. Il n’a jamais pesé le pour et le contre, dit le mérite de ceci ou le mérite de cela ; mais il a donné ses avertissemens avec franchise et non pas avec cette prétendue modération qui n’est qu’une feinte, et ce système de circonstances atténuantes qui ne sont que des demi-mensonges et n’ont même pas le mérite d’être des mensonges tout-à-fait. Il a noté tous les caractères des maux qui nous rongent ; il les a nommés science des apparences, mécanique, formules, absence de réalité, d’organisme et de foi. Sa voix, depuis quinze ans, n’a cessé de se faire entendre pour dénoncer les vices fondamentaux de notre époque. C’est, dis-je, un homme clairvoyant, les yeux bien ouverts, plein de vigilance, qui sait ce qui manque à notre temps et qui l’a dit, non dans des volumes de statistique, mais dans des écrits où la réalité a laissé son empreinte. Seulement, si l’homme clairvoyant doit prévoir, disons tout de suite que Carlyle ne prévoit pas du tout ; il pressent. Bien des idées, bien des réponses aux questions qui nous tourmentent sont là indiquées, jetées vaguement. Mystère de la vie plus profondément expliqué, idéal réalisé de nouveau, religion revenant enchaîner le monde naturel au monde surnaturel, Carlyle pressent tout cela. En somme, c’est un esprit qui observe les directions du vent ; c’est un astronome politique, philosophique ; c’est un demi-prophète.

Peu d’hommes ont la pensée plus claire et l’expression plus embarrassée. Chez lui, la pensée est très forte et l’exécution pèche. Ce n’est pas que son style soit sans originalité, il est au contraire d’une singulière nouveauté, il a surtout ce que les artistes appellent le rendu ; il abonde aussi en expressions trouvées, mais ses écrits manquent de composition et d’ensemble. Tous ses tableaux, toutes ses pensées, tous ses récits manquent d’enchaînement, les faits et les idées manquent de génération, non de succession. Il a des instincts d’artiste, il n’a pas d’art ; toutes ses pensées sortent de son esprit comme lancées par un feu intérieur. Il résulte de cette éruption toute sorte d’admirables métaux en fusion, mais qui ne formeront pas une œuvre d’art, toute sorte d’éclats et de fragmens très solides, pleins de beauté, rien de complet. On se figure volontiers l’esprit de Thomas Carlyle toujours en ébullition, et nous oserions presque dire que le phénomène littéraire de ses œuvres répond à la substance de sa pensée, à sa nature. Ses idées sont comme autant de pressentimens, comme autant d’instincts ; la nature de Carlyle nous parait surtout une nature instinctive. Quoi de plus réel que l’instinct, quoi de plus obscur et de moins compréhensible ? Tourmenté par l’idée générale de la croyance, Carlyle lutte sans cesse pour en exprimer une ; tourmenté par l’idée de la vie, il lutte pour en expliquer le mystère, et, lorsqu’il a bien cherché, il ne trouve rien que de vagues éternités, de larges infinitudes au-dessus, au-dessous et tout alentour de lui. Chez lui, les idées se manifestent toujours sous leur type général, universel, dans leur plus grande extension, jamais dans leur compréhension. Avec lui, on est toujours dans les espèces, jamais dans les différences. Carlyle n’analyse pas, il observe le fait et le désigne du doigt. Ceci explique ce que j’entends par la forte réalité de ses idées et le vague de l’expression qui les traduit. Quoi de plus réel que l’idée générale ? est-ce qu’elle n’est pas beaucoup plus réelle que sa manifestation extérieure ? Il n’y a aucune chose à laquelle on croie aussi fortement, il n’y en a pas dont on se rende compte aussi difficilement. Et cependant j’ai dit que Carlyle avait beaucoup de clairvoyance, qu’il voyait et établissait bien clairement la nature et l’essence des maux de notre siècle et en indiquait les seuls remèdes. Oui, et cela est très conciliable avec tout ce que nous venons de dire. Habitué à voir les choses dans leur essence, il dédaigne l’apparence et va droit au fait. C’est là, à notre avis, la suprême habileté pratique. Il risque fort de se tromper, celui qui veut toujours raisonner sur l’évidence et contester ce qu’il a vu, afin d’être plus fortement et plus intimement persuadé. Ajoutez qu’il est plus facile de se tromper à force de vouloir analyser et pénétrer qu’en raisonnant d’une manière générale. L’homme qui a l’habitude de trop analyser finit par imaginer toujours quelque trappe sous ses pieds ; l’hésitation et l’incertitude finissent par devenir l’état de son esprit.

Cette habitude de voir les choses dans leur généralité et de les prendre dans leur essence, sans analyser, sans discuter, communique à la pensée de Thomas Carlyle un caractère très spontané, mais qui a quelque chose de fatal. C’est cette spontanéité fatale qui fait le fonds de l’originalité de Carlyle. On dirait qu’une idée s’abat sur lui et le tient enlacé, qu’il lutte pour s’en débarrasser et ne peut. Ses idées le saisissent, c’est le seul mot qui puisse rendre notre impression. On éprouve aussi je ne sais quelle émotion pénible à cette lecture. On assiste aux efforts d’un vigoureux esprit assailli par les pensées les plus accablantes et les plus terribles. Le mystère infini de l’univers, pour nous servir de ses propres expressions, pèse sur son cœur et en comprime les élans. Son intelligence est un véritable sphinx, elle ne parle que par figures et par symboles. Les pensées flottent dans son esprit comme dans un chaos ; elles sont comme les élémens primordiaux, comme les rudimens d’un système qui cherchent à s’assembler, à s’harmoniser, mais qui n’y peuvent parvenir, et qui, par leur union déréglée, forment les plus étranges contrastes. Le doux Emerson, comme un Orphée plus musical, comme un Apollon plus serein et plus calme, a environné de lumière et de couleurs, de reflets et d’ombres, ces pensées disjointes. Il a répandu sur elles l’harmonie, il les a taillées et ciselées, et par là il les a souvent amoindries, mais il n’est pas parvenu à les unir ; il n’a pas cherché à les rapprocher autrement qu’en comblant par des arcs-en-ciel, des mirages et des nuages, les espaces qui les séparent les unes des autres. Carlyle, beaucoup trop imité déjà en Angleterre, attend encore un disciple qui, des matériaux, des élémens, des fragmens jetés par lui, fasse sortir un système complet, coordonné, et qui renouvelle ses tendances en les dégageant de tout ce qui les gêne et les obstrue.

Le style répond à la pensée ; tel penseur, tel écrivain. Thomas Carlyle est un humoriste. Il a été beaucoup parlé du caractère fantasque et capricieux de ses écrits ; il faut s’entendre là-dessus. Il est plus étrange que capricieux, et plus irrégulier que fantasque. Ne cherchez pas chez lui les bois d’Emerson, ces bois remplis de soleil et murmurans du bruit des insectes, n’y cherchez pas non plus la lumière changeante et les crépuscules embaumés d’Henri Heine. Nous citons Henri Heine simplement à cause des qualités de son style et du caractère fantasque de ses œuvres, et non pour autre chose, car il va sans dire que Carlyle répudierait toute comparaison qui tendrait à établir une analogie quelconque entre sa pensée et celle de ce Voltaire au clair de lune. Deux hommes ont évidemment influé sur lui, Goethe et Jean-Paul ; mais Goethe a plus influé sur son esprit que sur son style, et Carlyle n’a pas, comme Jean-Paul, l’art de grimper de planète en planète, et cette merveilleuse imagination qui, sans secousses et pourtant sans aucunes transitions, vous transporte de ce monde sublunaire dans le monde idéal. Malgré toutes les influences germaniques que son esprit a subies, il est très Anglais de style. Cela est rude, vigoureux, plein de solidité, de consistance et de concentration. L’influence de son pays et de la nature qu’il a eue sous les yeux se révèle chez lui en dépit des pérégrinations intellectuelles de son esprit et des influences étrangères qu’il a reçues. Disciple de la philosophie transcendantale allemande, aussitôt qu’il vient à exprimer ses doctrines, il devient presbytérien, protestant. Ses images sont hébraïques, ses couleurs sombres, sa lumière presque éteinte. C’est, comme nous l’avons déjà dit, une sorte de lumineux crépuscule éclairant obscurément les objets, ou une espèce d’aurore boréale. Aucun tintement de cloches catholiques, aucunes douces paroles évangéliques ne se font entendre dans ses écrits ; mais on y surprend les échos de la terrible, religion puritaine, et le seul bruit que l’on perçoive distinctement, c’est le bruit des flots du temps venant battre lourdement les rivages de « la petite île de l’existence, » le bruit des cataractes de l’éternité et des cercueils qui se referment successivement sur les générations. Lorsque Carlyle ne raconte pas, lorsqu’il parle en son nom, lorsqu’il exprime ses pensées particulières et ses idées philosophiques, alors son style prend l’aspect austère que nous venons de décrire ; mais, aussitôt que sa plume brillante s’emploie à raconter les vicissitudes et les variétés de l’existence humaine et jette la lumière sur les passions des hommes, en un mot lorsqu’elle écrit l’histoire, alors les tons les plus divers, les couleurs les plus différentes et les accens les plus contrastés éclatent et se déroulent. Rien, par exemple, n’est plus étrange que la révolution française racontée par Thomas Carlyle. L’une après l’autre se déroulent ces scènes dignes des dieux ou dignes des démons, tantôt dans une lumière rosée, tantôt dans des ténèbres sulfureuses, dans un Tartare et dans un Élysée. Par momens, on descend les cercles de Dante ; par momens, on se promène dans les rues et les allées de la Jérusalem céleste de Swedenborg. Le fond est noir, ténébreux comme un horizon qui porte les orages ; il laisse percer des éclairs et des jets de flamme, et aussi, mais vaguement et à de lointaines distances, d’idéales étoiles et la lumière bienfaisante qui viendra luire un jour sur les générations qui auront oublié les souffrances de leurs pères. Tous les personnages passent rapidement chacun avec son tic, sa grimace caractéristique ; tous les événemens se succèdent, chacun avec son trait principal, comme des personnages et des scènes peints sur un fond d’éternité ; et, de fait, quand on enlève dans Carlyle les couleurs, les paysages, les attitudes grotesques et singulières des personnages, les caprices de lumière, on remarque que cette idée de l’infini du temps, que l’éternité, en un mot, est le fond sur lequel sont peints le pays dans lequel se passent et se meuvent les scènes de la vie humaine et les acteurs de cette tragi-comédie. Faut-il s’étonner alors de cette indifférence profonde avec laquelle Carlyle raconte les scènes de la révolution, que ce soient fêtes, meurtres, combats ou supplices ? Qu’est-ce que la révolution française après tout ? Un point du temps, un nuage noir qui passe sur l’éternité, un phénomène ; ce phénomène passera, le nuage se dissoudra, et l’infinie lumière, cachée pour un moment, brillera comme auparavant. La belle et étrange pièce de Victor Hugo, la Pente de la rêverie, pourrait servir de préface à tous les livres de Carlyle, et surtout à la Révolution française, et plus d’une fois pendant cette lecture nous nous sommes rappelé les vers du poète dont l’esprit, plongeant sous la double mer du temps et de l’espace,

… Soudain s’en revint avec un cri terrible,
Ébloui, haletant, stupide, épouvanté,
Car il avait au fond trouvé l’éternité.

Un effet analogue, mais plus doux, et où l’éternité n’apparaît plus comme une borne fatale, mais comme un lit de repos, se reproduit dans les admirables biographies que Carlyle a écrites. La vie du personnage qu’il raconte sort mystérieusement de l’oubli et du néant comme une rivière dont la source est inconnue, puis s’accroît et s’étend en nappe limpide au cours tranquille, réfléchit sur ses bords d’étranges scènes, des animaux et des êtres bizarres, des paysages tantôt sombres, tantôt gracieux, et enfin s’en va sans bruit tomber dans l’éternité et mêler ses petites et faibles eaux à cet océan.

M. Carlyle est, en matière religieuse, ce qu’on pourrait appeler un teacher, instructeur religieux. Le mot teacher a une signification protestante très marquée ; le teacher est le prophète véritable du protestantisme. Ce n’est pas l’homme inspiré, c’est l’homme pénétré de religion ; ce n’est pas l’homme enthousiasmé par la religion, mais celui qui en connaît et peut en détailler l’excellence, la nécessité et les salutaires effets. C’est celui que l’on peut appeler le sage entre les hommes religieux ; il est à la fois religieux et humain. Il n’a pas besoin, comme le prêtre, d’être toujours dans l’atmosphère du temple, mais il peut se mêler à la vie sociale et à tous les détails de la vie domestique ; il peut prêcher, ou enseigner, ou écrire des livres, ou exercer une profession quelconque. Il peut causer avec toute espèce d’hommes ; il peut même plaisanter et rire avec vous.

M. Chasles, parlant de Carlyle dans cette Revue même, a cité une phrase d’un journal anglais qui lui demandait, à propos du livre intitulé Passé et Présent, s’il était un puritain pour traiter son époque avec tant d’amertume. Il l’est, en effet, mais il est ce qu’on pourrait appeler un néo-puritain ; il l’est, je crois, beaucoup par colère et par système. L’aspect général de notre temps, les dégoûts que ce spectacle excite en lui, le culte exclusif des intérêts matériels, l’absence totale de foi religieuse, font de lui un non conformiste dans notre XIXe siècle. C’est ce spectacle et l’indignation qu’il lui a causée qui explique les singuliers et fulminans commentaires dont il a entremêlé les lettres de Cromwell, lesquelles lettres, entremêlées de ces commentaires, font un peu l’effet de l’histoire du chat Murr entremêlée de la biographie de Jean Kreisler. Ce livre, qu’on lui a reproché et en termes très amers, est le produit de cette indignation causée par ce qu’il appelle l’athéisme de ce siècle. « Que savez-vous faire aujourd’hui ? dit-il amèrement à l’Angleterre ; vous avez oublié vos pères, votre foi religieuse, votre Olivier Cromwell et le cri de ralliement avec lequel s’accomplit cette révolution que vous appelez encore glorieuse révolution. Vos voies et moyens de gouvernement sont empreints d’athéisme. Dans cette terre du puritanisme, aucun reflet de la foi religieuse de vos ancêtres ne se répand maintenant sur les affaires humaines. Et aussi voyez, que se passe-t-il ? Si vous aviez la moindre foi religieuse, le drapeau du chartisme avec ses cinq points absurdes ne se promènerait pas à travers les rues de Londres ; vous n’auriez point les associations secrètes de l’Irlande et le tribunal populaire de Glascow, rendant mystérieusement ses arrêts, ni les insurrections de Manchester, ni le cri du rappel, ni les piques d’O’Brien prêtes à défendre la politique de la force physique. Que savez-vous faire ? Filer du coton et construire des railroads. Mais ce chaos vivant de l’ignorance et de la faim qui est là roulant sous vos pieds, vous inquiétez-vous de le rendre un peu moins confus, un peu plus humain ? Pendant qu’il hurle, grogne, prépare ses torches et ses piques, que faites-vous ? Des maiden speeches ; et puis encore ? Vous conservez vos droits de chasse. » Tout cela est vrai, trop vrai, et le discours qu’il tient à l’Angleterre, il pourrait le tenir tout aussi bien à l’Europe entière. Pourtant, lorsqu’on lui demande à son tour ce qu’il y a à faire et qu’il répond, comme dans ses commentaires des lettres de Cromwell : revenir au puritanisme, nous ne pouvons voir dans cette recommandation que le caprice d’un esprit éminent qui s’est enthousiasmé pour les dernières études qu’il a faites. Il y a plus d’un esprit distingué de notre temps, d’ailleurs, qui suit, a suivi ou suivra la même méthode et prêchera aujourd’hui pour le moyen-âge et demain pour la révolution. Nous aimons mieux Carlyle, lorsqu’il reste dans la croyance à l’idée religieuse pure et simple que lorsqu’il se lance dans l’esprit d’une secte. Je l’aime mieux, parce qu’alors il est plus de son temps, hélas ! en n’ayant aucune doctrine déterminée, mais simplement un profond sentiment religieux et une grande sympathie.

Carlyle a beaucoup étudié la métaphysique allemande, mais d’une façon originale et non comme un vulgaire faiseur d’analyses. Il se l’est appropriée, il l’a faite sienne ; il n’est ni le disciple, à proprement parler, ni le plagiaire des Allemands. Le premier, il me semble avoir bien vu ce que signifiaient les doctrines allemandes, lorsqu’il a dit : « Ces doctrines ne sont pas les meilleures choses, mais le commencement de meilleures choses. » Il ne regarde pas cela comme définitif ; il ne se prosterne pas devant ces doctrines, il n’a pas pour elles un enthousiasme imbécile ; mais il a su en comprendre, dis-je, la signification. Ne lui demandez pas s’il est rationaliste, ou supernaturaliste, ou panthéiste, il vous rirait au nez ; car il a, comme il le dit lui-même, l’horreur la plus profonde de tous ces ismes qui riment si richement avec sophisme il n’est ni kantiste, ni fichtéen, ni hégélien, mais il embrasse toutes les écoles d’un point de vue supérieur. Il a laissé de côté l’enveloppe, le système ; les idées elle-mêmes, il les a jetées dans un immense alambic et en a tiré l’essence primitive, c’est-à-dire qu’il en a pris l’esprit, rien de plus. Si vous lui demandez ce que signifient les doctrines allemandes, voici ce qu’il vous répondra : « Nous sommes très heureux (ceci était écrit à peu près en 1831 ; depuis, tout cela a bien changé pour l’Allemagne), puisqu’au milieu de ce tocsin et de ce tumulte d’émancipation catholique, de bourgs-pourris, de révoltes de Paris qui fatiguent les oreilles françaises et anglaises, l’Allemand peut se tenir debout, paisible, au haut de sa tour d’observation scientifique et annoncer, par intervalles, à l’univers, qui si souvent oublie le fait, quelle heure il est réellement. » Ces lignes nous frappèrent comme une révélation subite, la première fois que nous les lûmes, et les doctrines allemandes nous apparurent ce qu’elles sont véritablement, une observation scientifique de notre temps.

Les philosophes allemands ne sont pas, à proprement parler, des métaphysiciens. Que sont-ils donc ? Notre siècle a trouvé leur nom : ils sont des penseurs. Ce mot est le seul qui leur convienne comme à tous les philosophes de notre temps ; aussi le mot est-il contemporain et tout nouveau ; je n’en trouve pas trace dans les siècles précédens. Et ici, admirez comme chaque siècle, sans qu’il en ait conscience, rencontre admirablement le mot qui convient à ceux qui sont ses guides, ainsi que dirait Carlyle. Le mot penseur est le seul qui convienne aux écrivains de ce temps-ci, comme le mot philosophe aux écrivains du XVIIIe siècle, comme le mot protestant aux réformateurs du XVIe siècle. Cherchez bien, il n’y en a pas d’autres. Que signifie le mot philosophe au XVIIIe siècle ? Homme qui s’appuie sur la sagesse humaine purement et simplement, par conséquent adversaire direct et déclaré de la foi. Et le mot protestantisme ?! lieux que le mot de réforme ou tout autre, il exprime l’esprit du XVIe siècle, époque où la volonté humaine fit sa première protestation générale contre les doctrines dans le sein desquelles le moyen-âge avait vécu. Or, le mot de penseur exprime aussi admirablement l’esprit de notre siècle : nous pensons, nous rêvons, nous hasardons des doctrines, nous ne faisons et nous ne pouvons faire que cela. Avons-nous foi en une doctrine quelconque ? Non. Expliquons-nous les doctrines sur lesquelles repose la société ? Cela nous serait difficile par le temps qui court, attendu que la société ne repose à peu près sur rien. À proprement parler, nous ne pouvons avoir ni théologiens, ni métaphysiciens, ni docteurs, mais simplement des penseurs, et puis quelques prophètes sous un étrange habit. Nous n’avons ni foi solide, ni doctrines établies, mais seulement des vues, des pensées, des pressentimens. Or, tout cela est séparé par un abîme de ce qui s’appelle métaphysique. Métaphysique, pour la plupart, signifie dissertation sur les choses spirituelles. C’est là la plus profonde erreur dans laquelle on puisse tomber. La métaphysique repose sur l’immuable, sur l’éternel, sur l’essentiel ; elle ne cherche pas, à proprement parler, les lois du monde, elle les explique ; elle ne cherche pas l’unité, elle la maintient. Et maintenant, les doctrines allemandes, que sont-elles ? Nullement de la métaphysique, mais bien des pronostics et des horoscopes. Les doctrines allemandes sont une recherche des lois éternelles que le monde a maintenant oubliées, nullement une explication. Elles vont à la découverte de la future unité du monde ; elles ne savent nullement quelle est cette unité. Elles ont cherché à orienter notre siècle, — aussi les questions de méthodes sont-elles prédominantes chez Kant par exemple ; — elles indiquent les différentes routes, elles ne précisent pas la vraie. Ce sont, dis-je, des horoscopes, des pronostics, des signes. Ce qu’il faut considérer en elles, c’est leur esprit. Ce sont des philosophies de transition, pas davantage, mais c’est tout ce que notre temps peut avoir. Beaucoup de gens rejettent avec dédain les doctrines allemandes, parce qu’ils n’y ont trouvé qu’un échafaudage d’abstractions et une suite de formules ne reposant sur aucune donnée scientifique et réelle ; ils ont lu ces doctrines, mais ils n’ont pas su en évoquer l’esprit. Le moi égale moi de Fichte, la loi des antinomies de Kant, la méthode d’association des contraires de Hegel, ne sont en effet que des abstractions et des formules, ne reposant pas sur des données réelles, évidentes, scientifiques, comme les formules de Descartes et de Leibnitz, et elles ne peuvent pas reposer sur de telles données. Ces formules ne sont que des abstractions sans réalité, mais inventées pour appeler les réalités et les faire descendre parmi nous. Voilà ce que ne comprennent pas les contempteurs des doctrines allemandes, qui ne sont que des instrumens pour ainsi dire inventés pour ressaisir la vérité perdue. Ces doctrines ne portent pas leur fin en elles-mêmes, mais elles sont des moyens pour une fin plus excellente qu’elles.

Si nous insistons sur ce caractère particulier des doctrines allemandes, c’est que les théories de Carlyle ont la même signification. Sa philosophie est aussi une philosophie faite pour notre temps. Carlyle a essayé de faire comprendre à ses contemporains ce que signifient ces convulsions et ces révolutions qui font de notre siècle une énigme indéchiffrable. Pourquoi l’Europe a-t-elle brisé son vieux moule ? Par quelles phases les sociétés passeront-elles avant d’en avoir formé un nouveau ? Combien de temps les débris et les ruines joncheront-ils le sol et meurtriront-ils les pieds des nouvelles générations ? Jusqu’à quel temps les hommes seront-ils privés de foi religieuse et vivront-ils au jour le jour ? Toutes ces questions, il les a agitées, résolues d’une manière sinon toujours satisfaisante, au moins par des raisons élevées et dans des aperçus pénétrans, singuliers, émouvans. J’appellerais volontiers Thomas Carlyle le véritable penseur du XIXe siècle ; il ne s’inquiète que de notre temps, il ne remonte pas avant 89 dans les recherches historiques, et son point de départ philosophique est Kant. Aristote et Platon sont pour lui des noms vénérés, mais qui ne contiennent pas la pensée qu’il cherche ; la révolution française est pour lui le fait principal, le seul fait qui doive occuper aujourd’hui une tête pensante. La seule différence qu’il y ait entre lui et les Allemands, c’est qu’il a conscience de ce qu’il fait ; il sait qu’il écrit seulement pour son temps, tandis que les Allemands, cherchant à se mettre en rapport direct de filiation avec Platon, Spinoza ou Leibnitz, ne s’apercevaient pas qu’ils étaient loin de la tradition philosophique, brisée, elle aussi, comme toutes les autres traditions, et qu’ils écrivaient à leur insu pour dénoncer les tendances de leur temps. Il s’est donné la mission de dénoncer chaque fait qui passe, d’interroger chaque singularité qui se produit. Avec lui, rien de ce qui compose l’existence des hommes d’aujourd’hui ne reste inaperçu. Tous ces phénomènes qui passent, il les arrête, les interroge en souriant, mais toujours avec une sympathie profonde ; c’est un homme qui s’est demandé ce qu’il y a à faire dans notre siècle, et qui ne s’est pas inquiété de créer un système. Qu’y a-t-il à faire ? Ramener le sentiment religieux, prêcher le respect de ce qui est meilleur que nous, rappeler aux hommes qu’il y a un idéal, et les faire souvenir, dans un temps où l’on parle tant des droits de l’homme, qu’il existe une doctrine du devoir ; leur montrer la religion qui s’est appelée le culte de la douleur dans un temps où ils proclament qu’ils doivent être heureux ; leur faire sentir la nécessité et l’obligation du travail, puisque tous cherchent le moyen de s’en affranchir et d’esquiver le fardeau commun ; détruire ce qui est mauvais, les restes de cette école satanique dans laquelle chaque adepte ne trouve aucun meilleur moyen d’employer son temps que de dénoncer à l’univers ses misères et ses vices, les restes de ce scepticisme qui de ce monde fait un monde de fantômes et de masques « chuchotant à l’oreille les uns des autres ; » rappeler aux hommes de son temps que partout et toujours l’homme est toujours l’homme, jamais une bête ou un dieu ; les ramener à la fois à l’idéal qu’ils ont oublié et à la réalité qu’ils méconnaissent, et, par-dessus tout, leur apprendre qu’ils sont à une époque de transition et leur recommander de ne pas s’endormir sur l’oreiller de la confiance : voilà ce qu’il y a à faire et ce qu’a fait Carlyle.

Carlyle n’a pas de système ; ce n’est pas un homme d’arrangement et de méthode : il a la plus profonde horreur de la science toute faite, de la logique et des formules. Ces toiles d’araignée intellectuelles qui se nomment formules, qui enchevêtrent la pensée, la saisissent au passage et l’empêchent de voir plus loin que cette toile elle-même, ces toiles d’araignée, si abondantes dans notre temps, qui encombrent les plafonds des académies et des assemblées, ces lunettes de la logique au moyen desquelles on voit toujours ou trop loin ou trop près, ne sont nullement de son goût. Il n’aime pas à creuser les sillons infertiles de l’abstraction, il n’adore pas non plus beaucoup les dogmatiques, les esprits qui se posent en divinités incarnées, et vont prêchant partout qu’ils ne sont pas compris, que leur royaume n’est pas de ce monde. Je le crois bien ! leur répond à tous M. Carlyle, car votre royaume n’est d’aucun monde, et votre système pourrait bien se prêcher parmi non entités, jamais parmi les réalités. Il n’aime pas les esprits systématiques, ceux qui ont toujours dans leur poche une philosophie préparée d’avance, qu’ils allongent ou raccourcissent selon les circonstances, ceux qui craignent de toujours trop dire ou de ne pas dire assez, qui mesurent la pensée avec compas, comptent les battemens de leur cœur comme un chirurgien qui sonde une poitrine affectée, et pèsent leurs inspirations comme avec des balances ; ces gens-là lui font l’effet d’ingénieurs des mines intellectuels. Il déteste tous ceux qui, à l’exemple de Bentham, font de l’ame un casier à catégories d’utilité, mesurent l’homme, le divisent, en prennent un fragment et disent : Le reste n’est pas d’ici-bas, et par conséquent d’aucune valeur pour nous. Pour lui, les faiseurs de systèmes sont des pharisiens, les utilitaires des publicains, les constructeurs de formules des moulins à vent qui tournent dans le vide. Ce que j’aime, dit-il aux utilitaires, c’est l’idéal ; ce que j’aime, dit-il aux systématiques, c’est la réalité, c’est la vérité. La vérité est dans ces deux choses, idéal et réalité, elle n’est pas ailleurs. Aussi il y a une réflexion qui revient souvent quand on lit les écrits de Carlyle, c’est qu’en réalité il n’y a de bon et de vrai que ce qui est inspiré ; car cela est à la fois idéal et réel. Ce n’est pas le principe ni l’idée froidement exprimés qui le touchent, c’est la parole inspirée, c’est l’expression véridique (utterance) sortie vivante du cœur de l’homme, et qui va, par cela même, atteindre ses dernières profondeurs, car elle parle clairement à son esprit et va saisir directement l’ame de son ame.

Thomas Carlyle n’appartient à aucun parti. Plus d’un radical pourra se demander avec un sourire dédaigneux, après avoir lu Carlyle : « Eh quoi ! cet homme n’est-il pas un aristocrate ? Sa doctrine ne pourrait-elle pas être appelée système du torysine transcendantal ? Quoi ! est-ce un homme avancé, celui qui traite les chartistes de blockheads (étourneaux, je traduis poliment), le chartisme de folie, les repeaters d’insensés, les socialistes de sacs à vents (windy men). — Mes amis les radicaux, répondra Thomas Carlyle, je ne suis pas un sans-culotte de l’école de Jean-Jacques, je ne suis pas de l’école adamitique en matière de gouvernement. Que des hommes se promènent dans les rues de Londres portant le drapeau du chartisme et demandant la charte en cinq points, croyant par là se délivrer de tous leurs maux, c’est un triste spectacle. Quant à vous, messieurs les socialistes, je vous préviens simplement que vous n’avez pas d’ame. » Le même homme, il est vrai, qui traite ainsi les socialistes et les radicaux, ne ménage point les classes industrielles. « Vous n’avez pas d’autre évangile que l’évangile de Mammon, leur dit-il. Je vous estime cependant, car au moins vous travaillez, tandis que les autres classes gouvernantes se croisent les bras ; mais votre travail est celui du boucanier, pas encore celui du chevalier. » Quant à l’aristocratie, au dire de Carlyle, elle n’a d’autre évangile que l’évangile du dilettantisme. Sa seule occupation est de tuer les perdrix de l’Angleterre et de se présenter avec ou sans grace sur les sport turfs. Je ne sais en vérité à quel part l’auteur du Sartor resartus na pas déclaré la guerre. Chartisme, puseyisme, socialisme, aristocratie, utilitairisme, industrialisme, statistique, tout cela a été par lui bafoué, raillé, persiflé. « Taisez-vous tous, fous que vous êtes, s’écrie-t-il, taisez-vous, novateurs insensés. Si, malgré toutes ses misères, j’aime ma patrie, c’est que mon cher John Bull est né conservateur, lent à croire aux nouveautés ; je l’estime, à cause de cela… Grand est le mérite de l’homme qui dans des jours de changement marche sagement, honnêtement. J’écris pour des hommes, je n’écris pas pour des adorateurs d’idoles, pour des hommes diminués d’autant de leur valeur individuelle qu’ils en sacrifient à un parti. Je m’inquiète peu de ce que pensent de mes écrits les tories, les whigs, les prêtres ou les philosophes. » Et ainsi cet homme passe au milieu des partis sans se faire l’adepte, le disciple, l’écrivain et l’orateur d’aucun d’eux ; sûr de trouver son public à la fois chez les chartistes et les utilitaires, chez les radicaux et les tories.


II. – IDÉES DE THOMAS CARLYLE.

Thomas Carlyle croit à la puissance des symboles. Toutes les choses de ce monde, les institutions, les lois, le culte, le gouvernement, sont des symboles. Toutes ces choses, selon lui, ne sont pas des réalités ; elles en sont l’enveloppe, l’habit. Toutes les idées, toutes les affections du cœur de l’homme ont besoin d’être réalisées, de devenir visibles. Heureux, selon lui, les peuples qui ont des, symboles de tout ce qui intéresse l’homme, de tout ce qui touche à l’homme ! Ces peuples ont un habit pour se vêtir, une maison pour s’abriter ; car, à proprement parler, les lois, les gouvernemens et les institutions ne sont pas notre vie, dit-il, mais seulement la maison que se construit le principe de vie qui est en nous. Jamais ce symbole n’est fort ; jamais notre vie n’est à couvert tant que la vie et le symbole qu’elle s’est créé ne sont pas confondus ensemble, unis comme l’ame et le corps, mêlés si indissolublement que l’on ne puisse distinguer où commence l’un et où finit autre. Lorsque ce mélange s’est opéré, la vie d’un peuple a pris véritablement forme ; la vie idéale s’est réalisée, et le symbole qui la représente s’est imprégné de sa substance. La réalité et l’idéal sont unis, et c’est cette alliance, et celle-là seule (entendez-vous, faiseurs de constitutions !), qui constitue la vie des peuples. Tant que l’idée n’est pas revêtue, n’a pas un habit, elle n’est qu’une abstraction sans corps, une chose incapable d’action. Tant que les sociétés vivent au sein d’une grossière réalité, d’une enveloppe sans vie intérieure, elles sont sans ame et sans mouvement. Retenez bien cela, ô vous, utopistes et sacs à vent !

Cette croyance aux symboles, aux formes extérieures, pourra surprendre plus d’un esprit de notre temps. Bien que notre époque regorge de philosophies symboliques, de drames allégoriques et de poésies philosophiques, nous n’avons plus l’amour et le respect des symboles, ou, pour mieux dire, nous n’en comprenons plus le sens. On peut véritablement bien introduire le papier-monnaie ou telle autre invention semblable, ce ne serait certes pas plus singulier que telle ou telle autre chose que nous avons vue s’introniser, se discuter et se voter sous nos yeux. Dans un temps où tout est abstrait, pourquoi la valeur ne serait-elle pas abstraite, et, comme le veut M. Proudhon, pourquoi ne serait-elle pas métaphysique ? Pourquoi aurions-nous un signe représentatif, un symbole de la valeur, puisque nous n’avons plus aucun symbole d’aucune espèce, si ce n’est pourtant cette monnaie d’or et d’argent ? Ce dernier symbole subsiste encore, tandis que les institutions, royauté, clergé, aristocratie, sont dispersées par les quatre vents dans les régions du passé : il a ses raisons pour cela ; mais pourquoi le papier-monnaie ne circulerait-il pas ? Parce qu’il ne serait qu’un morceau de papier ? Mais est-ce que dans notre temps tout n’est pas papier ? La loi et la justice ne sont-elles pas sur le papier et non ailleurs ? Est-ce que, du haut de la tribune nationale, nous n’avons pas traité de hochets les symboles, quels qu’ils soient ? Notre temps a certainement la plus étrange croyance qu’il soit possible d’avoir, la croyance à l’idée abstraite en dehors de toutes les formes extérieures. Nos représentans, nos gouvernans, nos journalistes vont plus loin que Jean-Jacques, mais sont plus conséquens que lui. Ils ont pris du Contrat social tout ce qu’il est véritablement possible de prendre : le principe de l’élection, l’Être suprême, la croyance à un pacte social, à un contrat comme base du gouvernement et de la société. Seulement, par la plus étrange des inconséquences, Jean-Jacques, qui donnait le modèle de la société la plus abstraite qu’il soit possible de former, reconnaît dans l’Émile la puissance et la force des signes. Nous sommes allés plus loin que lui, comme il arrive toujours aux imitateurs. Le droit abstrait, la loi abstraite, la liberté abstraite, la constitution abstraite, la religion abstraite, gouvernent et règnent parmi nous, à la fois visibles et invisibles, visibles comme un spectre, invisibles comme une abstraction. Et ce qui est plus étrange encore, c’est que nous avons une société abstraite et une souveraineté abstraite ; nous avons une société fondée sur des chiffres, c’est-à-dire sur l’abstraction des abstractions. C’est ce qui explique pourquoi, parmi nos plus célèbres radicaux, nous comptons tant de mathématiciens et de savans. En vérité, si, comme le prétend Charles Lamb, le plus grand supplice qu’on puisse imaginer, c’est d’être poursuivi par un esprit sans corps, nous sommes fort à plaindre, car ce supplice, nous l’éprouvons, il est de tous les instans. Lorsque Moïse dictait ses lois et recommandait ses pratiques aux Hébreux, il leur répétait sans cesse : Que ceci soit comme un signe dans votre main et comme un monument devant vos yeux, c’est-à-dire comme une chose réelle, concrète, perpétuellement visible. C’est une sage parole que, comme tant d’autres, nous avons oubliée. Si donc le reflet de cette parole est visible dans les idées de Carlyle, si ses écrits nous rappellent à cette réalité oubliée et nous débarrassent pour quelques instans de ce fardeau fatal de l’abstraction, ne lui devons-nous pas de la reconnaissance, et ne devons-nous pas souhaiter avec lui que les réalités arrivent vite pour nous en débarrasser tout-à-fait ? Pour notre part, nous souhaitons à ces idées santé, prospérité et bonne chance dans le monde philosophique, et nous désirons ardemment qu’elles y fassent leur chemin.

Une autre croyance de notre temps, une croyance corrélative de celle-là, c’est que non-seulement l’idée n’a pas besoin d’être réalisée, grace à des symboles, à des signes qui la fassent aisément reconnaître, mais encore qu’elle n’a pas besoin d’être représentée, que l’idée est indépendante de l’homme, et, pour parler comme les journaux, que le principe est tout et l’homme rien. Nous appelons cette conviction spiritualisme, appelons-la plutôt, avec Carlyle, un grossier athéisme. D’autres, parlant beaucoup du rôle moderne des masses, de leur prépondérance actuelle et de leur avenir, appellent cela sentiment démocratique. Quant à nous, nous l’appellerons sentiment ochlocratique ; haine des supériorités naturelles et des dons divins. Nous soutiendrons, au risque de passer pour matérialiste aux yeux des uns, pour aristocrate aux yeux des autres, que tant vaut l’homme tant vaut l’idée, tant vaut l’homme tant valent les circonstances ; et, pour tout dire, dans cette parole du vieux sophiste Protagoras : l’homme est mesure de toute chose, nous trouvons quelque lueur de vérité. Quoi ! de la vérité dans cette maxime réduite en poussière par Socrate et Platon ? Quoi ! l’homme est la mesure de la vérité, de la justice, de la beauté et du bien ? Non, sans doute ; mais nous pouvons affirmer, aveu quelque apparence de raison, qu’une idée, quelque belle qu’elle soit, mise entre les mains d’un homme médiocre, produira des résultats encore plus médiocres. Nous ne croyons ni à la puissance absolue des masses, ni aux idées abstraites, ni à la puissance des circonstances seules ; nous conservons notre admiration pour les choses qui portent la marque incontestable de la supériorité ; nous n’avons foi qu’en ce qui est meilleur que nous. Nous adhérons donc complètement à cette doctrine qui veut que l’idée soit non-seulement réalisée, mais représentée. De cette haine de l’abstraction naissent, dans Carlyle, les deux idées fondamentales de sa doctrine : l’idéal réalisé et le culte des héros.

Notre société abstraite, qui n’a ni symboles ni héros, Carlyle l’appelle société mécanique ; la société qui possède l’une et l’autre chose, il l’appelle société dynamique. La société où règnent la logique, les abstractions, les formules, n’exerce que les puissances négatives, mécaniques de l’ame ; celle où règnent la religion, la justice, la sainteté, l’héroïsme, exerce les puissances dynamiques. La première ne plut être régie que par des esprits sceptiques et athées et fonder des institutions sans ame ; la seconde, lentement et à travers les siècles, fait de la société un organisme vivant. Maintenant, dans laquelle de ces deux sociétés vivons-nous ? Dans une société mécanique. Quand cessera son règne ? Quand de nouveaux symboles se seront formés, quand le temps et les longues générations d’hommes auront tissé pour elle un nouveau vêtement. La société, dit humoristiquement Carlyle, est fondée sur la notion du vêtement. Lorsqu’une société n’a plus de vêtement (c’est-à-dire, de symboles, d’institutions), elle est juste aussi avancée que les sauvages et qu’Adam dans le paradis terrestre, plus la chute de l’homme : sans cette chute, cette nudité serait pleine d’innocence ; mais enfin, puisqu’elle a eu lieu, il n’en est plus de même, et les sociétés se voient alors avec terreur dans un état sans-culottique. Alors les hommes, avec de grands cris et de terribles trépignemens, demandent des vêtemens afin de cacher leur nudité. De là le socialisme, le chartisme, la révolution française. Pour nous couvrir, en effet, qu’avons-nous depuis cinquante ans ? Des vêtemens de gaze très légère, nommés abstractions dans la langue philosophique, qui se déchirent facilement et ont besoin d’être fréquemment rapiécés. Nous en savons quelque chose.

Ces vêtemens, ces symboles prennent, dans Carlyle, le nom d’idéal réalisé. Écoutons-le lui-même expliquer ce qu’il entend par là : « C’est par les symboles, dit-il, que l’imagination et sa mystique région des merveilles passent dans le petit et prosaïque domaine des sens, s’y enféodent, s’y incorporent. Dans ce que nous appelons symbole, il y a toujours plus ou moins, distinctement et directement, quelque réalisation, quelque révélation de l’infini. L’infini s’unit au fini, devient visible et peut, pour ainsi dire, être atteint. L’homme est guidé et gouverné par des symboles ; ce sont ces symboles qui le rendent heureux ou malheureux. Qu’il les reconnaisse ou non, il les rencontre partout sur sa route, ils sont partout autour de lui. L’univers et l’homme lui-même ne sont que les symboles de Dieu. Tout ce que fait l’homme est symbolique, tous ses actes sont une révélation sensible de la force mystique qui est en lui… Est-ce que la nation hongroise ne se souleva pas comme un tumultueux océan, lorsque l’empereur Joseph mit dans sa poche sa couronne de fer, un objet qui, ainsi qu’on l’a remarqué avec sagacité, différait peu, par sa grandeur et sa valeur commerciale, d’un fer à cheval ? Qu’il le sache, c’est dans un élément symbolique que l’homme vit, travaille et existe. Et c’est pourquoi les siècles qui reconnaissent la valeur des symboles et les estiment les choses les plus hautes de toutes sont regardés comme les plus nobles. »

Mais, diront les politiques et les hommes pratiques, comment former les symboles, comment réaliser cet idéal ? C’est un grand malheur, répond Carlyle, que de vivre dans un temps où cet idéal n’est pas réalisé, car il n’existe pas de méthode pour le réaliser, il n’y a pas d’habiletés et de ruses qui puissent remplir cette tâche, il n’y a pas de révolutions qui puissent hâter cette réalisation. Il n’y a que le temps et le silence. Cet idéal existe au fond de L’ame de tous les hommes ; il est une portion de leur ame elle-même ; ils le portent dans leurs consciences, et, par momens, dans leurs muettes actions le laissent apercevoir. Celui qui, dans un moment d’adoration, tomba à genoux, avait-il inventé la prière ? Non ; mais subitement il trouva la forme extérieure, le symbole qui convenait à la prière. Des hommes armés élèvent leur capitaine sur un bouclier, et là, au milieu des acclamations, ils lui disent : « Tu es notre meilleur, va et commande-nous. » Ont-ils inventé la royauté ? Non ; mais cet acte indique que l’idéal du roi, du plus capable (king, can-ing), est en eux. Voilà la première semence jetée, le temps la fera mûrir. Ils ont proclamé bruyamment leur chef et ses compagnons d’armes ; mais silencieusement et lentement la royauté et l’aristocratie prendront forme. Combien de temps s’écoulera depuis cette élévation sur le pavois jusqu’à la royauté de saint Louis ? combien depuis ce choix des meilleurs jusqu’à la complète organisation de la hiérarchie féodale, jusqu’à la chevalerie ? combien de temps depuis le jour où l’évêque de Rome fut proclamé successeur de saint Pierre et représentant de Dieu sur la terre jusqu’à la papauté de Grégoire VII et d’Innocent III ? Cet idéal est jeté dans le champ du temps ; il croît dans le silence, étend toujours plus profondément ses racines, sort lentement, grandit sans bruit, et apparaît un beau jour orné des plus belles fleurs et du plus vert feuillage. Le mystérieux principe de vie qui est en lui se développe mystérieusement et croît toujours. Toutes les institutions ne sont ainsi que la forme extérieure qui répond à l’idéal que chacun porte en soi ; mais, lorsque l’ame de ces institutions s’est évanouie, lorsqu’il n’en reste plus que l’enveloppe, celle-ci se putréfie comme le cadavre humain. Quand l’ame est séparée du corps, lorsque, au lieu d’une royauté de saint Louis ou même de Louis XIV, il n’existe plus qu’une royauté de Louis XV ; lorsque, au lieu du clergé de saint Bernard et d’Anselme de Cantorbéry, il n’existe plus qu’un clergé d’abbés Dubois et de cardinaux de Rohan ; lorsque, au lieu d’une aristocratie des croisades, il n’existe plus qu’une aristocratie de ruelles et de petites-maisons, qu’arrive-t-il ? Que les hommes, ne trouvant plus dans les formes extérieures l’expression de leur idéal, brisent violemment les enveloppes qui les emprisonnent. Lorsqu’un peuple en est là, il est dans la plus triste condition du monde, dit Carlyle, car il n’existe pas. Il a à recommencer son existence, à prendre une forme nouvelle, et « comme le phénix » à se brûler sur le bûcher de ses institutions et de son passé. Sous quelle forme ? Il est impossible de le savoir ; les générations travaillent de longs siècles à cette œuvre sans pressentir le dernier résultat de leurs efforts.

On a pu reconnaître dans cette doctrine bien des idées et des théories fondues ensemble : la théorie du corso et du ricorso de Vico, la théorie du devenir de Hegel, celle des cercles telle qu’on la trouve çà et là répandue dans Goethe ; les idées palingénésiques, desquelles elle se rapproche beaucoup. Nous n’avons qu’une seule chose à reprocher à la théorie de Carlyle, c’est le fatalisme. M. Philarète Chasles a déjà très bien dit quelque part que la morale fataliste de Carlyle n’avait rien pu satisfaire pleinement. Carlyle effectivement croit à la fatalité, à la prédestination. « Toutes les choses, dit-il souvent, arrivent juste en leur temps (in their due time). » Volontiers il dirait comme les musulmans « Cela est écrit. » Un homme illustre a prononcé un jour à la tribune française ces paroles : « Une doctrine en faveur dans notre temps, c’est que les institutions se forment et croissent comme les plantes, comme les pierres, et par les mêmes lois. Non, c’est une erreur ; il faut, pour les former, l’adhésion des esprits, la libre disposition des cœurs. » Je ne sais, en vérité, à quelle école s’adressaient ces paroles. Ce n’était pas à l’école constitutionnelle, dont l’orateur faisait partie. Peut-être était-ce à l’école radicale, qui sait parfaitement se passer d’adhésions. Quoi qu’il en soit, elles s’appliquent merveilleusement à la doctrine de Carlyle. La liberté humaine est par trop étouffée dans cette théorie ; elle ne se montre que lorsqu’elle se lève pour briser et démolir ; elle ne se manifeste pas dans l’œuvre de réédification ; tout y est laissé au cours fatal des choses et à certains pouvoirs mystérieux mal définis.

Si cette doctrine devait être prêchée et répandue en France, elle aurait à prendre une autre forme, et l’idée même de la fatalité, dégagée de certaines exagérations, se prêterait à plus d’une application féconde. Oui, dans un temps où l’on parle si lestement de révolutions et si hautement des droits de l’homme, il faut que l’homme sache que sur chacun de ses actes pèse une responsabilité fatale ; que, lorsqu’en courant, et comme au hasard, il agit, parle et écrit, rien de tout cela ne se perdra ; que tel choix fait au hasard produira des résultats infaillibles ; que le caprice d’une minute, sous une forme ou sous une autre, durera autant que le temps lui-même ; qu’il ne tenait qu’à lui de ne pas faire ce choix, de ne pas satisfaire cette ambition, de penser autrement, d’agir autrement, et en un mot que, si son être est libre, les effets de cette liberté ne le sont pas ; qu’une fois existant, ils échappent à sa puissance et appartiennent à la fatalité ; qu’il doit se répéter souvent ces deux vers de Goethe : « Choisis bien ; ton choix est bref et pourtant éternel. » Il faut qu’il sache que cette révolution française, par exemple, dont nous ne pouvons pas nous débarrasser, qui, après cinquante ans, est encore là comme une énigme qui dévore les générations les unes après les autres, a son origine dans les temps les plus éloignés, qu’elle date du jour où « un homme du temps de Charlemagne, et même avant lui, se mit à mentir et à faire mentir les institutions qu’il était chargé de conserver fidèlement, » que ce mensonge est allé s’accroissant, germant, portant des fruits empoisonnés, produisant d’autres semences de mensonge jusqu’à ce que, « le champ de la vie en étant couvert, » il ait été nécessaire de le retourner ; qu’il sache aussi qu’en revanche le bien suit la même méthode, croît et s’étend de la même manière, et que, s’il est sage, l’homme doit faire de sa vie l’application de cette maxime : « Combien mon héritage est large et beau ! Je suis l’héritier du temps. » Ainsi cette doctrine, vraie en elle-même comme doctrine métaphysique malgré son exagération, vraie comme doctrine historique, vraie aussi au point de vue moral, peut servir comme remède hygiénique à plus d’une erreur contemporaine, à plus d’une théorie justifiant les moyens par la fin et où le bien et le mal sont représentés comme deux fleurs nées sur la même tige et du même bouton.

Carlyle a fait une belle application de cette théorie dans son Histoire de la Révolution française. C’est une histoire fondée sur de singulières données et qui renverse toutes les idées que nous nous sommes formées de ce terrible phénomène. Maudire est facile ; Carlyle ne maudit personne ; bénir est plus facile encore, il ne bénit personne. Il regarde, observe et reste indifférent. Il se met en dehors des théories et des systèmes, des passions et des réminiscences archaïques, et se demande la signification de l’événement révolutionnaire. Il ne croit pas que la révolution française soit venue dans le monde pour continuer le christianisme, comme l’assurent MM. Buchez et Roux, il ne parle pas comme eux de verbe nouveau et d’ère du progrès ; il ne croit pas non plus, comme l’école constitutionnelle, que la révolution soit venue simplement pour réformer quelques abus et introduire la liberté dans nos institutions. Il la prend en bloc, il n’a de préférence pour aucun fait, pour aucune période ; il ne se réjouit pas au 10 août, il ne verse pas des larmes au 21 janvier, il ne chante pas la Marseillaise, il n’entame pas d’hymnes apologétiques et ne débite pas de tirades pour ou contre tel ou tel personnage ; il garde son silence, sa sûreté de coup d’œil et la fermeté de son esprit au milieu de tout ce tapage : c’est le signe d’un esprit puissant, car personne encore n’a pu contempler cette étrange scène et la décrire sans en revenir l’ame brisée ou à moitié fou ; il est impartial, indifférent, rarement enthousiaste, souvent sarcastique. Et maintenant que signifie, à ses yeux, cette révolution française ? Ô vous, radicaux, archaïques, détournez la tête ; dans cette révolution française, il n’y a ni Christ, ni Verbe, ni progrès ; la révolution française, c’est l’anarchie, et le fait principal de cette anarchie, ce n’est pas la constitution de 91 ou de 93, ce n’est pas la république, ni le gouvernement de Robespierre, ni la terreur, ni aucune des choses que vous vantez tant. Le seul fait, la seule réalité, le phénomène important de cette anarchie, c’est… le sans-culottisme. Écoutons Carlyle lui-même :


« Quant à nous, nous répondrons que cette révolution française signifie la rébellion violente et ouverte et la victoire de l’anarchie déchaînée contre une autorité corrompue et usée. Comment l’anarchie brise sa prison, se précipite dans le gouffre infini, éclate et fait rage, enveloppe le monde de son pouvoir sans contrôle et sans mesure, et comment, phase après phase de délire, cette frénésie se consume ; comment les élémens d’ordre qu’elle contenait (car toute force contient ses élémens d’ordre) se développent et dirigent les folles forces de cette anarchie fatiguée, sinon enchaînée, vers son but véritable, comme de sages pouvoirs bien réglés : voilà ce que cette histoire nous apprendra, car, de noème que les hiérarchies, dynasties de tout genre, aristocraties, théocraties, autocraties, courtisanocraties (strumpetoeracies) ont gouverné le monde, ainsi il était marqué dans les décrets de la Providence que cette anarchie victorieuse, jacobinisme, sans-culottisme, révolution française, horreurs de la révolution française, quel que soit le nom que les hommes lui donnent, régnerait et aurait son tour. La « colère destructive » du sans-culottisme, voilà ce dont nous allons parler, n’ayant malheureusement pas de voix harmonieuse pour la chanter.

« Assurément c’est un grand phénomène, un phénomène transcendantal, dépassant toute règle et toute expérience, c’est le phénomène dominant des temps modernes ; car une fois encore, et de la manière la plus inattendue, a reparu l’antique fanatisme sous le vêtement le plus nouveau, miraculeux comme l’est tout fanatisme. Appelons-le fanatisme destiné à humer les formules[3]. Le monde des formules, le monde formé et réglé, comme l’est tout monde habitable, doit nécessairement haïr comme la mort un tel fanatisme et entrer en guerre mortelle avec lui. Le monde des formules doit le vaincre ou sinon mourir en le maudissant, en l’anathématisant. Il ne peut néanmoins prévenir sa naissance et empêcher son existence. Nous allons voir venir les anathèmes et aussi le miraculeux événement ; ils sont là.

« D’où vient cet événement ? où va-t-il ? Voilà les questions ! Lorsque l’âge des miracles était effacé dans la distance et n’était plus qu’une incroyable tradition ; lorsque l’âge des conventions lui-même était devenu vieux, et que l’existence de l’homme, pendant de longues générations, n’avait eu d’autre base que de creuses formules que le temps avait minées ; lorsqu’il semblait qu’aucune réalité n’existât, mais seulement des ombres et des fantômes de réalité ; dans ce siècle où l’univers n’était plus considéré que comme l’œuvre d’un tailleur et d’un tapissier, et où les hommes n’étaient plus que des masques grimaçant et se faisant des signes les uns aux autres, — soudain voilà que la terre s’entr’ouvre, et qu’au milieu de l’éclat d’une lueur terrible et des fumées du Tartare, le sans-culottisme aux têtes multiples, respirant le feu, sort et demande : « Que pensez-vous de moi ? » Alors les masques peuvent bien tressaillir et s’assembler, frappés de terreur, et se concerter et se former en groupes. Amis, c’est là, en vérité, une chose fatale et singulière. Que celui qui n’est qu’un fantôme regarde ce fait ; mal lui en adviendra ; ici-bas il ne pourra rester davantage, il nous semble. Malheur aussi à celui qui n’est pas entièrement un fantôme, mais qui est en partie un homme et une réalité ! L’âge des miracles est revenu, contemplez ! Un monde pareil au phénix, qui meurt pour renaître, qui meurt dans une mort de flammes, qui renaîtra dans une naissance de flammes ! Ses ailes qui battent aux souffrances de l’agonie s’étendent dans toute leur largeur ; son chant de mort, c’est le bruit des villes qui croulent et des canons des champs de bataille ; la flamme du bûcher funèbre s’élève jusqu’au ciel, enveloppant toutes choses : cette révolution française, c’est le berceau et la tombe d’un monde. »


Ainsi donc la révolution française, c’est l’anarchie, et rien de plus. Écoutez encore ces quelques lignes qui ouvrent le récit des orages de la convention : « Les vieux ornemens et les vieux vêtemens sociaux, devenus presque des haillons, sont maintenant dépouillés et sont foulés sous les pieds de la danse nationale. Et maintenant où sont les nouveaux habits, les nouvelles mœurs et les nouvelles règles ? Liberté, égalité, fraternité, ce ne sont pis des vêtemens, mais le souhait qui les appelle. Pour parler par figures, la nation est maintenant toute nue ; c’est une sans-culottique nation, elle n’a ni habit, ni règle. » Ne criez pas, ne souriez pas, et si par hasard vous ouvrez ce livre remarquable, n’y cherchez pas seulement un plaisir littéraire, et ne le posez pas en disant : Oui, c’est un livre original. Il y a autre chose en question que l’originalité de l’écrivain. Pour nous, nous affirmons que ce livre contient la seule explication véritable de la révolution française que nous ayons encore rencontrée ; cette explication est la plus générale et la plus impartiale ; elle est la seule qui renferme ces six terribles années qui s’étendent du 4 mai 89 au 13 vendémiaire, la seule qui ne s’arrête pas à telle ou telle période, à telle ou telle figure historique. Est-ce que vous n’êtes pas fatigués, comme nous, des théories sur la révolution française ? Est-ce que vous ne distinguez pas maintenant que c’est un phénomène transcendantal, comme dit Carlyle, dépassant toute règle et toute expérience ? Vous qui, dans votre conviction, fermiez notre histoire révolutionnaire à la constitution de 91, et acceptiez tout le reste simplement comme une fatalité, que reste-t-il aujourd’hui de votre croyance ? Et vous qui alliez plus loin, et qui la fermiez au 10 août, les événemens que nous avons eus depuis un an sous les yeux vous ont peut-être guéris ? Cela est, hélas ! l’histoire de tous les partis, qui scindent tous l’explication de la révolution française, et qui, une fois au pouvoir, répètent tous qu’après eux il n’y a rien. Les événemens se chargent de les démentir, et l’histoire de la révolution française reste là comme une énigme que chacun explique à sa guise, et dont personne ne peut avoir le dernier mot. Eh bien ! acceptons l’explication de Carlyle, disons avec lui que ce fait, c’est l’anarchie, c’est le sans-culottisme ; que le résultat n’est pas le gouvernement constitutionnel, le triomphe du radicalisme, l’avènement des classes moyennes, ou l’émancipation des classes populaires, mais qu’il est plus que tout cela ; que ce résultat nous est entièrement inconnu, et se fera attendre long-temps encore ; qu’en voyant la crise terrible dans laquelle l’Europe est entrée, nous pouvons appeler ce fait, avec Carlyle, une crise dans l’humanité, une destruction et une renaissance, « un tombeau qui est en même temps un berceau ; » que le monde tout entier depuis quelque cinquante ans se consume pour renaître de ses cendres, comme le phénix ; seulement sous quelle forme et avec quel plumage ? cela est inconnu. La France et l’Europe ne sont-elles pas, comme le dit Carlyle dans son étrange langage, des pays sans-culottiques ? Quels vêtemens ont-elles aujourd’hui ? quelles mœurs établies dans lesquelles elles soient enveloppées ? quel gouvernement et quelle foi ? Aucune foi, mais des souhaits ; aucun vêtement original, mais des habits d’emprunt qu’il nous faut rendre à certaines échéances et qui nous sont arrachés d’une manière assez brutale. Nous en avons emprunté à l’Angleterre, ils nous ont été arrachés ; nous en empruntons à l’Amérique, serons-nous plus heureux ? Il faut en désespérer, car nous avons encore tout prêt un parti qui propose d’en emprunter au vice-roi d’Égypte. Prenons donc la révolution française comme une destruction, la démocratie « comme la triste et inévitable fin de beaucoup de choses, comme le commencement de beaucoup d’autres, » notre siècle comme un temps de transition ; mais ne pensons pas follement que toutes ces choses soient définitives. Oui, comme Carlyle le laisse penser, un nouvel organisme sortira un jour de toute cette poussière et de tout ce détritus ; mais quel sera-t-il ? Carlyle ne le dit pas, et a raison de ne pas prophétiser. D’après les inductions qu’on peut tiret des faits, cet organisme sera-t-il une nouvelle édition de l’ancienne société féodale ? Non. Sera-ce la démocratie ? Non. Carlyle la prend, nous l’avons déjà dit, pour la triste et inévitable fin de beaucoup de choses, pour le commencement de beaucoup d’autres. « La démocratie, dit-il dans son livre intitulé Chartisme, excepté les pays où, comme les États-Unis, le pouvoir de la commune est suffisant, arrive à un résultat net comme zéro. » Quant à son côté moral, philosophique, il dit assez brusquement : « La démocratie signifie l’absence de héros pour nous conduire. » Les gouvernemens constitutionnels, il les appelle gouvernemens de transition, et, quant à leur valeur métaphysique, il les appelle cobwebs, toiles d’araignée. En résumé, il croit à un monde nouveau, où l’individu redeviendra puissant ; où, sous l’antique forme du héros, la force morale gouvernera de nouveau le monde ; où l’admiration et l’enthousiasme lui conquerront les populations ; où la chaîne servile de l’esclave féodal sera remplacée par une chaîne plus morale ; où, comme le dit Fichte, celui qui porte sur son visage le signe de l’intelligence, quelque grossièrement qu’il y soit gravé, sera entraîné dans la sphère d’action des mieux doués et des plus puissans, et enchaîné à eux par des liens sympathiques ; où la foi religieuse reparaîtra ; où la vie humaine redeviendra fixe et stable, « comme une île bien ferme au milieu du vague univers sans rivages, » grace à la croyance.

Mais, direz-vous, et nos droits de l’homme, nos droits naturels, imprescriptibles ? Malheureusement Carlyle n’ycroit pas ; pour lui, il n’y a que deux choses : d’abord le devoir et son importance infinie, et puis à la place de droits les pouvoirs de l’homme. Ici se présente une théorie fort obscure, et qui malheureusement est indiquée plutôt qu’expliquée. Carlyle, s’emparant de l’ancienne distinction philosophique entre la puissance et l’acte, entre la puissance virtuelle et la puissance effective, qui, à proprement parler, constitue le droit, a fait passer cette distinction à travers la métaphysique allemande, et en a fait sortir cette idée : Il n’y a pas, à proprement parler, de droits innés ; il y a des puissances innées (mights) qui se découvrent peu à peu et se révèlent à l’homme à travers le temps. Ces pouvoirs deviennent des droits lorsqu’ils ont pris forme. « Les droits, dit-il, je me permettrai de les appeler des pouvoirs correctement articulés. C’est une terrible affaire que de les exprimer correctement. Cependant ils doivent l’être ; le temps vient pour eux, la nécessité presse, et, avec d’énormes difficultés et nombre d’expériences, ils doivent enfin s’établir… Le pouvoir et le droit diffèrent terriblement d’heure en heure ; seulement donnez-leur le temps, et vous trouverez qu’ils sont identiques. » Ainsi donc, avec lui, nous n’avons pas de droit imprescriptible, mais des pouvoirs innés ; le passage de ce pouvoir latent et virtuel au pouvoir actif, au droit en un mot, c’est le temps. Cette théorie très remarquable est malheureusement jetée en courant, sans développemens. Si elle était expliquée, développée, il y aurait de quoi battre en brèche bien des systèmes.

Quant à la doctrine de Carlyle sur le devoir, elle n’est autre que la vieille et forte doctrine stoïque, retrempée par le puritanisme. C’est cette théorie, où l’homme est représenté comme un être, sinon misérable et entièrement déchu, au moins malheureux et entouré par la nécessité, contre laquelle sa libre volonté doit lutter. Là il n’y a plus nulle trace de philosophie allemande : c’est, nous le répétons, la doctrine puritaine dans toute sa rudesse. « Sache, répète-t-il souvent, qu’il y a un ciel au-dessus de toi, un enfer au-dessous de loi. Marche avec rectitude, de peur des faux pas ; car, si le ciel est haut, l’abîme est profond. La vie est une lutte, et rien de plus. L’homme, quel qu’il soit, a reçu une mission qu’il doit remplir. » Il ne pense pas que l’homme soit né pour le bonheur ; il se raille des doctrines sentimentales, des plaisirs de la vertu, de la bienveillance universelle. Toutes les sentimentalités sont pour lui hypocrisies : « La sentimentalité, dit-il, est la sueur jumelle de l’hypocrisie ; l’une et l’autre sont un mensonge distillé doublement, un mensonge élevé à sa seconde puissance. » Rien n’est doux et affectueux dans sa doctrine du devoir. Il a écrit sur le bonheur des pages amères et vigoureuses. L’école satanique est surtout l’objet de son indignation la plus vive : « Qu’un Byron merveilleusement doué, dit-il, ne trouve rien de mieux à faire que d’avertir tout l’univers qu’il ne se trouve pas heureux, c’est le plus triste spectacle que présente notre siècle ; car il est triste que les poètes n’aient pas de message plus noble et de choses plus sacrées à accomplir. » Quant aux obligations de l’homme, la plus sainte lui paraît celle du travail. Carlyle ne sort pas de la vieille doctrine de la nécessité du travail, et cette doctrine, qui a besoin d’être prêchée ; dans notre temps sous une nouvelle forme, lui inspire de très belles paroles : « Admirable, dit-il, était la devise des anciens moines : Laborare est orare ; tout travail est sacré. Dans toute œuvre véridique, dans le travail manuel même, s’il est sincère, il y a quelque chose de divin. Le travail, large comme la terre, a son sommet dans le ciel. La sueur du front et, au-dessus de celle-là, la sueur du cerveau et la sueur du cœur n’expriment-elles pas tous les calculs de Képler, toutes les méditations de Newton, toutes les sciences, toutes les épopées écrites, tous les actes héroïques, tous les martyres, jusqu’à cette agonie de sueur sanglante que les hommes ont appelée divine ? O amis, si cela n’est pas le culte, alors il faut prendre en pitié le culte, car le travail est la plus noble chose qui ait été encore découverte sous le ciel. Tu te plains de ta vie laborieuse, ne te plains pas. Regarde en haut, pauvre frère fatigué ; vois tes compagnons de travail qui survivent dans l’éternité, qui survivent seuls, bande sacrée d’immortels, céleste garde du corps du genre humain ! Même dans la faible mémoire humaine, ils survivent long-temps sous le nom de saints, de héros, de dieux ; ils survivent et peuplent seuls les solitudes infinies du temps. Pour toi, le ciel, quoique sévère, n’est pas sans tendresse ; il est tendre comme une noble mère, comme cette mère spartiate qui disait à son fils, en lui remettant son bouclier : « Reviens avec lui, mon fils, ou sur lui. » Tu reviendras avec honneur à ta dernière demeure, n’en doute pas, si, dans la bataille, tu as su garder ton bouclier. Dans l’éternité et dans ses profonds royaumes, tu n’es pas un étranger, tu es partout un citoyen. » Cette doctrine de la nécessité du travail est chrétienne, mais enveloppée dans le puritanisme. Ce n’est pas l’obligation du travail telle que la prêche le catholicisme, c’est la nécessité absolue, la fatalité inévitable du travail. « Le travail, dit-il, est la seule méthode que la nature puisse employer pour nous perfectionner ; il n’y en a pas d’autre. » C’est la seule réhabilitation de l’homme. Dans le catholicisme, l’homme peut se relever par la prière, par les œuvres ; ici, il ne peut se relever que par le travail, par une lutte de tous les instans avec la fatalité. La prédestination prend l’homme au berceau et le conduit vers des routes inconnues. Pendant tout ce voyage, sa libre volonté doit lutter contre les obstacles qui arrêtent ses pieds, et, pour ne pas s’égarer dans cette marche haletante et fatale, il lui faut deux choses : la foi qui éclaire et le travail qui sanctifie. Grace à ces deux choses, cette fatalité qui pèse sur lui ne sera plus qu’une épreuve terrible, mais en somme bienfaisante. Sans la foi, sans le travail, cette prédestination l’entraînerait dans les abîmes. Telle est pour Carlyle la loi du devoir et la règle de la vie. Cette loi est entièrement protestante, rude, austère, et sans aucune clarté miséricordieuse et adoucissante.

Il n’y a pas trace dans tout cela, on le voit, de certaines théories de perfectibilité qui aboutissent à la divinisation de l’espèce humaine. L’homme, aux yeux de Carlyle, n’est ni bon ni mauvais, ni ange ni bête, comme dit Pascal. Il est bon et mauvais tout ensemble. Il est né avec une double tendance ; il est capable du bien, il est capable du mal. « Il y a en lui des profondeurs pareilles à celles de l’enfer et des hauteurs qui atteignent le ciel. » Il a un vif appétit « pour la douce nourriture, » et une admiration sans bornes pour ce qui est héroïque et beau. C’est une nature amphibie. En voulez-vous un exemple : contemplez le mois de septembre 1792. Deux faits remarquables s’y passent à la fois. Voyez septembre à Paris ; on dirait que l’enfer s’est ouvert, l’homme est arrivé à ce moment terrible où il brise toutes les barrières et toutes les règles, et où il montre quelles profondeurs et quelles cavernes ténébreuses il y a en lui. Le meurtre, la férocité, la rage, l’entourent et l’entraînent. Voyez maintenant septembre dans l’Argonne. Une armée d’hommes à peine vêtus, sans souliers et sans pain, aux cris de vive la république ! délivrent les frontières de la France. L’homme est-il bon ou mauvais ? Il est l’un et l’autre. Qu’y a-t-il donc à faire ? Il faut développer en lui ce qui est bon, et avec cette portion de lui-même combattre l’autre moitié, le gouverner grace à cette portion de bonté, l’élever toujours plus haut dans le bien, l’empêcher de descendre trop bas dans le mal. Voilà la mission que doit se proposer sans cesse tout gouvernement et toute classe dirigeante.

Parmi les idées de Carlyle, il en est deux encore qu’il faut signaler comme spécialement tournées contre les idées de notre temps : ces idées sont le culte des héros et ce que nous appellerons la notion du silence.

D’après Carlyle, rien n’est bon que ce qui est silencieux. « L’efficacité bienfaisante de la solitude, dit-il, qui la chantera, qui même en parlera convenablement ? Des autels devraient être élevés encore aujourd’hui au silence et à la solitude, et un culte universel devrait être institué pour leur rendre hommage. Le silence est l’élément dans lequel les grandes choses se forment et s’assemblent, afin qu’ensuite elles puissent sortir pleinement formées et majestueuses et brillantes de la lumière de la vie qu’elles sont destinées à régler. Ce n’est pas seulement Guillaume-le-Taciturne, mais tous les hommes considérables que j’ai rencontrés, les moins diplomatiques, les moins rusés, qui redoutaient de parler de leurs projets et de leurs créations. Même dans tes petites perplexités, suspends ta langue pour un jour. Combien, le matin suivant, ton but et ton devoir t’apparaissent plus clairement ! Quelles misères et quelles tristesses le silence, ce muet travailleur, a chassées de ton esprit lorsque le bruit a été une fois dissipé ! L’inscription suisse dit : Le silence est d’or, la parole d’argent ; et nous, nous pouvons dire : La parole est du temps, le silence est de l’éternité. Les abeilles ne travaillent que dans les ténèbres, la pensée ne travaille que dans le silence, la vertu ne travaille que dans la solitude. Que ta main droite ne sache pas ce que fait ta main gauche ; ne bavarde pas avec ton cœur. » Cette idée du silence passe à travers tous les écrits de Carlyle, et s’étend sur ses récits comme pour amortir et éteindre le bruit des trépignemens, des cris et des chants, le tapage des batailles et des révolutions. Cette idée nous apparaît comme la satire métaphysique des révolutions. Rien n’est bon que ce qui est latent, que ce qui naît, grandit et mûrit dans le silence. Le chêne, dit-il, est planté dans le silence et dans la solitude : qui donc a remarqué sa croissance, son développement ? Personne ne l’a vu lorsqu’il a été semé, personne ne l’a vu grandir et n’est resté attentif pour observer son développement, et cependant un jour on a entendu un grand bruit dans la forêt : c’était le bûcheron qui le couchait à terre et le frappait de sa cognée. Tout ce qui interrompt le cours naturel des choses, même quand ce seraient des événemens joyeux, peut s’appeler solution de continuité. L’histoire ne garde que le récit des faits bruyans, des révolutions, des maladies et des épidémies sociales. Et cependant, laquelle de ces deux choses est préférable, de cette croissance lente, silencieuse, mais vitale et naturelle, ou de ces convulsions et de ces révolutions qui détruisent, mais ne fondent rien ? Indubitablement c’est la première. Heureux les peuples silencieux, heureuses les nations qui vivent sur le passé, sur les coutumes établies ! Lorsqu’elles sortent de cette tranquillité, qu’elles consentent à briser les institutions dans lesquelles elles avaient vécu, elles peuvent bien obéir à une nécessité impérieuse, être poussées par une fatalité terrible ; mais elles tentent une expérience qui peut leur être funeste et doivent s’attendre, pendant de longs siècles, à ne plus avoir de repos moral.

Quant au culte des héros, c’est une protestation contre le joug et le despotisme des multitudes, c’est une revendication des droits de l’individu, une approbation formelle de la force individuelle, un applaudissement et une admiration sans bornes pour elle, une sanction de la légitimité de son initiative. Le héros est le guide, le conducteur, le chef nécessaire des multitudes ; c’est dans le foyer de son ame ardente que se concentrent les rayons épars dans la foule. Un Mahomet, un Knox, un Luther, un Cromwell, un Napoléon, sont les chefs naturels, légitimes des peuples. Ceux-là sont les véritables rois, si nous consultons l’antique étymologie des mots rex, king. On peut dire d’eux, sans craindre aucunement de se tromper, qu’ils ont en eux un droit divin. Les populations doivent non-seulement respect aux héros, mais elles leur doivent une loyale obéissance. « On peut bien dire, dit-il, que le héros a un droit divin, car chacun de nous a en lui un droit divin ou diabolique[4], l’un ou l’autre des deux… Il n’y a pas d’acte plus moral parmi les hommes que celui de la règle et de l’obéissance. Malheur à celui qui réclame l’obéissance lorsqu’elle ne lui est pas due ! Malheur à celui qui refuse l’obéissance lorsqu’il la doit ! » Nous sommes loin, comme on voit, du droit sacré d’insurrection et des doctrines du XVIIIe siècle. Cette théorie est entièrement dirigée contre les théories du siècle dernier. Voltaire, et l’Encyclopédie, et tous les philosophes de cette époque regardaient le héros comme le pire de tous les hommes, comme un menteur, un charlatan, un ambitieux ou un hypocrite. Quelles railleries n’ont pas été lancées contre les fondateurs de religion, contre les prêtres, contre les rois, contre un Mahomet et même contre un Cromwell ! — Ambitieux, hypocrite, charlatan ! non, le héros n’est rien de tout cela, dit Carlyle ; le héros est sincère, toujours sincère ; il ne ment jamais ; il obéit à une mission divine. — Et alors, prenant tour à tour les fondateurs de religion, les chefs d’armée, les législateurs des sociétés, les réformateurs, Carlyle montre tour à tour le héros comme prophète, comme poète, comme écrivain, comme roi, car le penseur anglais croit à l’éternité, à la durée indéfinie de la puissance et de la force morale de l’individu ; il ne croit pas à la rénovation des sociétés par les moyens matériels, industriels, économiques, révolutionnaires. C’en est fait de l’ancienne société, dit-il ; mais il est un mot des anciennes sociétés qui ne passera pas, c’est le mot de roi ; toujours il faudra en revenir, pour nous gouverner, au plus capable, au meilleur. Si nous connaissions nos meilleurs, l’ère des révolutions serait fermée. Malheureusement il n’y a pas, pour les découvrir, de méthodes certaines.

Cette réhabilitation du héros est, de toutes les idées de Carlyle, la plus répandue aujourd’hui et celle qui a fait le plus rapidement son chemin. Aujourd’hui on la rencontre partout en Angleterre. On ne peut plus ouvrir un livre traitant de matières philosophiques, on ne peut plus lire un simple article de revue, sans la retrouver, tantôt combattue, tantôt célébrée avec enthousiasme. C’est cette idée qui fait le fonds de la philosophie d’Emerson, c’est elle qui lui a inspiré tous ses essais sur la confiance en soi et la puissance de l’individu. On la rencontre aussi çà et là dans quelques écrits de notre époque, seulement enveloppée d’intentions et flanquée de doctrines qui ne sont pas celles de Carlyle. Ainsi, on peut dire qu’il y a dans les romans de M. Benjamin d’Israëli et dans les écrits de Mme Bettina d’Arnim une assez forte dose de hero-worship. Le premier tend à glorifier par ce moyen l’aristocratie féodale, la seconde enveloppe cette idée dans un langage démocratique. Thomas Carlyle ne fait ni l’un ni l’autre. Le héros, pour lui, n’est ni le baron féodal, ni le révolutionnaire moderne. Le héros n’est, par sa nature, assujetti à aucune forme de civilisation ; son essence n’est ni aristocratique, ni démocratique ; il est au-dessus des formes de civilisation, des institutions et des gouvernemens ; sa nature n’est pas plus républicaine que féodale. Le héros, c’est l’homme véritable, l’homme au-dessus des autres hommes, né pour les commander n’importe à quelle époque, dans quel lieu.

On connaît maintenant les principales idées de Carlyle : notre conclusion sera courte. Les livres, les doctrines, les tendances de ce hardi penseur, son indifférence à l’égard des doctrines de notre temps, nous paraissent contenir une signification singulière et pour nous pleine de présages heureux. Après avoir lu Carlyle, on reste convaincu que, si nous sommes dans un temps de transition, la première période de cette longue transition peut être regardée comme accomplie. Les anciennes doctrines tombent en poussière, les vieux partis s’en vont, et des germes de nouvelles doctrines se laissent déjà apercevoir ; les élémens de nouveaux partis existent déjà. Nous accueillons ces signes avec transport, et nous espérons qu’il se trouvera enfin un esprit, une main vigoureuse, pour rassembler ces élémens, mûrir ces germes épars, et les opposer, comme la plus sûre des réfutations, aux lieux communs usés, aux facéties ennuyeuses, aux principes en haillons qui forment depuis trop long-temps déjà notre bagage politique et philosophique.



ÉMILE MONTEGUT.
  1. Voyez dans la livraison du 1er octobre 1847 l’article de M. Philarète Chasles.
  2. Entepfuhl, nom de village inventé par M. Carlyle à l’instar des principautés de Jean-Paul.
  3. Expression de Mirabeau, l’ami des hommes.
  4. La phrase anglaise est intraduisible en français. A divine right or diabolic wrong. Mot à mot : Ou un tort diabolique.