Thomas Hobbes (Ch. de Rémusat)

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Thomas Hobbes (Ch. de Rémusat)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 88 (p. 162-187).
THOMAS HOBBES

On a dit que tout homme naissait Aristote ou Platon, à la taille près. Il y aurait alors deux familles d’esprits qui pourraient chacune prendre un de ces deux noms ou se donner un de ces deux ancêtres. Dans le monde savant du moins, elles seraient bien reconnaissables. L’opposition vulgaire qu’on se plaît à supposer entre les faits et les idées, l’observation et la théorie, l’expérience et la spéculation, nous indique les traits distinctifs qui motiveraient cette classification des intelligences, et il n’est guère de philosophe qui ne pût être aisément rattaché à l’un des deux partis qui se disputent le domaine de la science. Il n’est pas jusqu’à des sociétés entières, jusqu’à des nations qui ne semblent avoir pris position dans un sens ou dans l’autre, et le peuple anglais, par exemple, ne peut guère passer pour s’être formé à l’école de Platon. Celui qui fut son Descartes, lord Bacon, a certainement ambitionné d’opérer une révolution dans l’art de scruter la nature plutôt que dans celui d’analyser la pensée. Il regarde comme un travail digne d’Arachné le soin minutieux de tisser fil à fil la trame de l’esprit humain, et, d’après la manière ordinaire de partager les systèmes philosophiques, il devrait être rangé du côté de cet Aristote dont il a tant médit. Peut-être, à ne voir dans Aristote qu’un observateur de la nature, oublie-t-on trop l’auteur de la métaphysique et le créateur de la logique. Bacon en l’attaquant ne se souvenait au contraire que de ces deux ouvrages, et n’en voulait qu’à celui qui avait donné au moyen âge la métaphysique pour toute science et la logique pour toute méthode ; mais ce qu’il voulait substituer à l’empire d’une scolastique épuisée, ce n’était assurément pas la dialectique platonicienne, c’était bien la philosophie de l’expérience et de l’induction. Il annonçait l’avènement des sciences physiques à la domination de l’esprit humain et, peu s’en faut, au gouvernement des sociétés. Sa grande image s’élève encore à l’entrée de la carrière où elles ont fait tant de pas depuis qu’il leur a montré la route. Il faut avouer cependant qu’à prophétiser éloquemment l’avenir des sciences, il a acquis plus de gloire que d’influence, et sa renommée dépasse son autorité. On loue son génie plus encore que l’on ne suit ses conseils ; on l’admire, on ne l’imite pas. Il est tout simple qu’il n’ait pas exercé beaucoup d’action sur la philosophie proprement dite, même lorsqu’elle s’est piquée d’être expérimentale, et l’on ne voit pas que Locke lui ait emprunté sa méthode ; mais jusque dans le champ des sciences, où l’induction triomphe, rien ne prouve qu’il ait véritablement guidé le génie des inventeurs. Newton, Harvey, Boyle même, ne paraissent pas avoir dû beaucoup à la lecture du Novum Organum. On peut, je crois, dire de Bacon que, s’il n’avait pas vécu, rien n’eût été changé dans les destinées de l’esprit humain ; on ne saurait en dire autant de Descartes. Bacon a joué, dans la voie des découvertes scientifiques, le rôle du Camoëns plutôt que celui de Vasco de Gama dans la découverte du cap de Bonne-Espérance.

Mais quoique la méthode baconienne ne soit désavouée par personne en Angleterre, et qu’elle soit bien dans le génie d’un peuple tenu pour essentiellement pratique, on peut cependant, en Angleterre comme en tout pays où l’on pense, apercevoir les marques de la division inévitable entre les esprits comme entre les sciences. Les uns se portent vers l’étude de la nature, les autres vers celle de la pensée, et parmi ceux-ci, qui attirent spécialement notre attention, un partage analogue se reproduit. Les philosophes eux-mêmes se distinguent par une de ces deux tendances : ils inclinent et quelquefois se jettent de préférence vers l’étude de celles de nos facultés qui observent les choses externes ou de celles qui nous ouvrent le monde intérieur. Par suite, ils sont dits, dans un langage absolu, des empiriques ou des spéculatifs, quoique bien des spéculatifs n’aient point repoussé l’expérience, que plus d’un empirique ne se soit pas abstenu de la spéculation, et que les deux termes extrêmes de ces deux méthodes soient rattachés par une chaîne non interrompue de termes intermédiaires donnés souvent pour de justes milieux. Cependant la première grande division subsiste, malgré des subdivisions qui souvent se rejoignent et rentrent les unes dans les autres. Ainsi par exemple celui qu’on cite comme l’apôtre du sensualisme, Locke, est un spiritualiste, surtout si on le compare avec Hobbes, et un grand promoteur de l’expérience et de l’induction, Reid, qui se proclame le disciple de Bacon, pourrait, comparé à Locke, paraître un platonicien.

L’empirisme ou le sensualisme absolu a cependant été représenté à peu près sans nuance et sans restriction par un penseur qui pourrait à divers titres être déclaré baconien. Hobbes en effet a été le secrétaire et le confident de Bacon. Très jeune, il s’est instruit à écrire sous sa dictée dans les allées de Gorhambury. Cependant il ne témoigne nulle part le moindre respect, le moindre souvenir de son maître. Il ne le cite que pour quelque douteuse découverte en physique. Il ne fait aucun cas particulier de l’induction ; dans la physique même, il n’a guère recours à l’expérience, et se borne à raisonner sur des mouvemens. Ce matérialiste se pique de savoir les mathématiques, qu’ignore Bacon, et fait cas de la logique, dont Bacon se défie. Je ne voudrais même pas dire, malgré la place que l’intérêt sordide et la basse complaisance ont tenue dans la vie de l’illustre chancelier, que ses leçons aient été pour quelque chose dans les doctrines d’égoïsme et de servilité que son secrétaire semblerait avoir rapportées de sa confidence. Bacon avait dans l’esprit et dans le langage une élévation qui protestait en quelque sorte contre les faiblesses de son âme, et tout au plus oserait-on soupçonner que l’alliance de la dignité officielle et de l’abaissement pratique de ce grand esprit a pu conduire un observateur dénué d’illusions comme de principes à concevoir de la nature et de la société humaines une opinion malveillante qui, élevant la raison d’état au rang de la raison pure, a créé la métaphysique du machiavélisme.

Initié de bonne heure aux mystères du monde politique, habitué trop tôt à considérer les choses de l’intérieur du gouvernement, épreuve dangereuse pour tout esprit démuni d’une haute et saine philosophie, Hobbes aura été surpris, déconcerté, effrayé à l’excès, lorsqu’au milieu de son âge il vit éclater ces troubles féconds et redoutables qui auraient tant étonné Bacon en démentant toutes ses prévisions. Tous les penseurs solitaires et studieux ne conservent pas dans la retraite l’intrépidité de Spinoza. Loin de contempler d’un œil tranquille les orages qui grondent au pied des temples sereins et d’observer avec un mâle plaisir les causes et les effets de ces grandes luttes où le bien triomphe si péniblement du mal, quelques-uns, à la vue des révolutions, deviennent dans le calme de l’étude craintifs, défians, sceptiques, amoureux du repos et de la sûreté, enthousiastes de la force, fanatiques de l’oppression. Ce n’est pas à nous de nous étonner de ces persuasions systématiques opérées subitement par l’intérêt ou la peur. Nous la connaissons, cette incrédulité qui favorise et amène l’absolutisme. Seulement il est rare que ces convertis de l’égoïsme soient capables de tirer de leur pusillanimité un système et de faire une théorie de la pratique de la servitude.


I

Représentons-nous donc un jeune homme né à Malmesbury d’un père ministre de l’Évangile l’année où l’invincible Armada fut dispersée par la tempête (5 avril 1588)[1], entré à quinze ans au collège de la Magdelène, condamné à l’étude de la philosophie scolastique qui régnait dans Oxford, mais soutenu par le goût des lettres antiques qui conservèrent toujours un grand charme pour lui. Il sort de l’université, habile en logique, mais fort dégoûté d’Aristote, aventure ordinaire aux intelligences supérieures de cette époque de recherches et de nouveautés. Ayant à peine vingt ans, il est chargé de l’éducation du fils de William Cavendish, plus tard comte de Devonshire, et parcourt avec lui la France et l’Italie. Là il trouve partout en discrédit la philosophie des classes, et il se rattache plus étroitement aux lettres grecques et latines. Il se confirme dans une sorte de scepticisme dédaigneux qui n’attend rien du savoir d’autrui. Cependant, à son retour en Angleterre, sa bonne fortune le conduit auprès de Bacon ; il jouit de son entretien, il lui sert de secrétaire. Il s’entend répéter à toute heure que l’aristotélisme est une spéculation vaine et stérile, et qu’il n’y a de science réelle que celle qui se fonde sur l’observation des faits. En même temps il voit de près les affaires publiques ; il apprend que le gouvernement est une chose si utile, que le pouvoir est si nécessaire à la société, que ceux qui l’exercent sont, par le service même qu’ils rendent aux hommes, au-dessus de leurs critiques comme de leurs scrupules, et d’avance absous de leur part de faiblesses et de passions. Le mal même, s’il sert à la conservation, à la paix de la société, est un bien, car tel est le sophisme qui régnait à la cour des Stuarts, comme partout où prévaut la raison d’état. La conséquence est que tout contrôle, tout obstacle, toute résistance, à plus forte raison toute agression envers le pouvoir est un mal, c’est le crime d’état véritable. Ce royalisme théorique prit tellement possession de Thomas Hobbes que, voyant peu après la mort de Bacon éclater les premiers mouvemens parlementaires qui présageaient la révolution, il imprima, l’année même de la pétition des droits, une traduction de Thucydide pour prémunir ses concitoyens contre les dangers de la démocratie (1628)[2]. Puis, ayant perdu le comte de Devonshire et son fils, il alla chercher quelque distraction à Paris, dont il aimait le séjour, et fut bientôt rappelé en Angleterre pour ramener sur le continent un autre jeune noble du nom de Clifton. Dans ce voyage, il étudia plus qu’il ne l’avait fait encore les Elémens d’Euclide, et s’éprit d’un goût malheureux pour la géométrie, moins touché des vérités qu’elle démontre que des exemples qu’elle donne d’un emploi correct de la logique.

En 1634, attaché à l’éducation de l’héritier du comte de Devonshire, il fit un quatrième voyage en France. Il avait commencé à comprendre qu’il pouvait y avoir une autre philosophie que celle des écoles. Dans l’aversion que celle-ci lui inspirait, il n’avait longtemps goûté que l’histoire et la poésie ; mais un jour que dans une société de savans il était question de la cause de la sensation, quelqu’un demanda d’un ton de mépris : « Qu’est-ce donc que le sens ? » Personne ne répondit, et Hobbes s’étonna que de si habiles gens ne sussent pas seulement ce que c’était que leur sens. En y réfléchissant, l’idée lui vint que, si toutes les parties d’un corps étaient en repos ou se mouvaient d’un mouvement uniforme, toute différence et par conséquent toute sensation disparaîtrait, que la cause de toute chose devait être cherchée dans la diversité des mouvemens. Ce principe, dont l’application lui parut universelle, s’affermit en lui par ses entretiens avec le père Mersenne, qu’il connut à Paris, et avec Galilée, qu’il vit à Pise, et qui l’initia à ses découvertes. Le premier le lia avec Gassendi, et, lui apprenant que Descartes était d’avis que tout dans la nature était régi par des lois mécaniques, lui inspira le désir de le connaître. Cette opinion, commune à Descartes et à Newton, très vraie en physique générale, à une époque du moins où l’on n’avait pas fait la distinction si usitée et si importante aujourd’hui entre le dynamisme et le mécanisme, devait plaire à ceux qui, tels que Hobbes, voulaient expliquer par le mouvement les phénomènes de l’âme. Déjà se formait dans sa tête le plan d’une philosophie où la géométrie, la mécanique et la physique s’amalgameraient avec la logique et la science de l’homme et de la société.

Mais Descartes était retiré en Hollande depuis 1629. C’était le moment solennel où il publiait les trois immortels ouvrages qui devaient changer la face de la philosophie et des mathématiques. Mersenne, voyant Hobbes si vivement intéressé par ses confidences, lui communiqua le manuscrit des Méditations en lui demandant de lui dire ses objections avec franchise. Hobbes les écrivit, Descartes les lut, et il y fit une réponse dont nous ne citerons que ces mots : « avec une aussi juste raison qu’il conclut que l’esprit est un mouvement, M. Hobbes pouvait conclure aussi que la terre est le ciel. »

Cette réponse dédaigneuse devait peu toucher un esprit qui n’était pas moins que celui de Descartes lui-même inaccessible aux idées des autres. Tout rempli des siennes, Hobbes retourna en Angleterre, où il esquissa ses premiers écrits ; mais à peine de retour il avait trouvé les Écossais en armes, les presbytériens menaçans et bientôt maîtres du parlement (1640). À ce spectacle, la peur le prit. Par crainte des révolutions, il défendit l’absolue souveraineté du roi, et par crainte de l’avoir défendue, quoiqu’il n’eût pas imprimé sa défense, il s’enfuit d’Angleterre et se réfugia dans sa chère Lutèce. Il resta, onze ans sur le continent, au grand détriment, dit-il, de sa fortune. La seconde année, il imprima, mais à un petit nombre d’exemplaires, son premier ouvrage philosophique, le De cive, qui devait former plus tard la seconde section de ses Éléments de philosophie. On y trouve à peu près toute sa doctrine morale et politique ; la haine de l’anarchie l’avait conduit à la haine de l’humanité. Ces entraînemens de l’esprit systématique ne peuvent surprendre les hommes de notre temps. A Paris, ses liaisons se resserrèrent avec Mersenne et Gassendi. Il paraît même qu’alors, il entra en commerce épistolaire avec Descartes. Cependant il ne reste point de trace de cette correspondance, qui roulait sur des questions traitées dans la Dioptrique. On sait seulement que Descartes dit de lui dans une de ses lettres : « Je le trouve plus habile en morale qu’en métaphysique et en physique, quoique je ne puisse nullement approuver ses principes ni ses maximes, qui sont très mauvaises et très dangereuses, en ce qu’il suppose tous les hommes méchans ou qu’il leur donne sujet de l’être. Tout son but est d’écrire en faveur de la monarchie, ce qu’on pourrait faire plus avantageusement qu’il n’a fait, en prenant des maximes plus vertueuses et plus solides. Il écrit aussi fort au désavantage de l’église et de la religion romaine, de sorte que, s’il n’est particulièrement appuyé de quelque faveur puissante, je ne vois pas. comment il peut exempter son livre d’être censuré. » On verra que la crainte de Descartes n’était pas sans fondement ; mais la froideur, la défiance avec laquelle il l’exprime, et qu’il retrouve toutes les fois qu’il parle des rapports possibles de la libre pensée et de l’autorité ecclésiastique, s’accordent mal, on l’avouera, avec l’opinion de ceux qui veulent faire de lui un catholique au cœur soumis et respectueux.

On a écrit aussi que Hobbes avait vu Descartes. Il faudrait que ce fût hors de France, car ce dernier n’y rentra plus ; mais Hobbes pourrait avoir accompagné en Hollande le prince de Galles. Deux ans en effet avant la mort de Charles Ier son fils, avec un cortège de royalistes fugitifs, avait cherché un asile en France (1646). Hobbes s’était rapproché de cette émigration monarchique. L’année suivante, il réimprimait à Amsterdam, avec des retouches, son De cive, dont la première édition n’avait été distribuée qu’à des amis. Deux lettres de Mersenne et de Gassendi prouvent combien ils admiraient l’ouvrage et en souhaitaient la réimpression ; elles sont adressées à Sorbière, leur ami, qui donna ses soins à cette édition, fit même exprès le voyage de Hollande, et compléta bientôt l’œuvre par une traduction française (1647 et 1649). L’ouvrage ne devait pas moins être bien accueilli dans la petite cour des Stuarts, et, s’il n’y trouva pas une faveur durable, Hobbes dut s’en prendre au secret catholicisme des princes et à quelque reste de souvenirs constitutionnels chez deux ou trois de leurs conseillers. Cependant il garda quelque temps leur bienveillance ; il vit même dans l’intimité celui qui devait être Charles II. Le duc de Buckingham a été accusé (ce nom devait être toujours funeste à cette dynastie) d’avoir corrompu l’esprit du jeune prince exilé. « Pour couronner l’œuvre, dit Burnet, il donna Hobbes à Charles sous prétexte de lui enseigner les mathématiques ; mais celui-ci lui développa en même temps ses doctrines tant sur la religion que sur la politique. Charles se pénétra si profondément des unes et des autres qu’il ne s’en débarrassa jamais depuis. C’est donc au duc de Buckingham qu’il faut attribuer les mauvais principes et les mœurs dissolues du roi. » Il y eut entre le jésuitisme et le hobbisme pour corrompre politiquement les deux derniers Stuarts un concours qui semble étrange, et qui néanmoins est parfaitement logique.

Cette philosophie de l’absolutisme fut alors affirmée et développée dans deux ouvrages, le Traité de la nature humaine (1650) et le Leviathan (1651). On sait que ce nom bizarre désigne le corps politique, corps immense et presque monstrueux, qui cependant se concentre et se personnifie dans le pouvoir, sorte de géant lui-même armé de toutes les forces de la société. Hobbes, exilé, corrigeait encore à Paris les épreuves de ce livre, qui s’imprimait en Angleterre, lorsqu’il en parla à Edouard Hyde, qui n’était pas encore lord Clarendon, et qui portait le titre de chancelier de l’échiquier, comme Charles Stuart celui de roi. Hobbes lui exposa une partie de ses idées, sachant bien, disait-il, que ce n’étaient pas les siennes. Hyde s’étonna qu’un si zélé partisan du pouvoir royal soutînt des doctrines qu’aucune monarchie régulière ne pourrait tolérer, et il lui demanda pourquoi il publiait un pareil ouvrage. Hobbes répondit d’abord par quelques plaisanteries, et finit par dire plus sérieusement : « La vérité est que j’ai envie de rentrer en Angleterre. » Hyde, quand le livre parut, trouva en effet que le résumé qui termine le Leviathan contenait, sous une forme adroite et détournée, un acte de soumission à Cromwell[3]. Il écrivit même presque aussitôt une réfutation de l’ouvrage ; mais par prudence il en ajourna la publication, car le livre avait paru en Angleterre, et l’on dit que dans la gravure du frontispice, qui contenait une image allégorique du Leviathan, la figure du pouvoir souverain portait une tête couronnée qui ressemblait à Cromwell, et qui aurait, après la restauration, ressemblé à Charles II[4].

Hobbes a prétendu être revenu en Angleterre parce qu’il n’était plus en sûreté au milieu du clergé français. A-t-il parlé sérieusement ? Il était sans doute fort craintif ; mais, mieux qu’un danger imaginaire, sa situation dans l’émigration anglaise explique son départ : il était tombé en disgrâce. De son aveu, des serviteurs tenus pour éclairés et fidèles l’avaient perdu dans l’esprit du prince, qui le bannit de sa présence. Il avait également choqué d’honnêtes consciences et de puissans préjugés ; et lui-même, quoi qu’il en ait dit, la logique de ses opinions lui permettait-elle de rester le sujet d’une royauté sans pouvoir ? Une monarchie déchue, réduite pour toute force à son principe, c’est-à-dire à la prétention d’un droit, pouvait-elle conserver à ses yeux les titres d’une souveraineté dont elle n’avait plus l’effet ? De la part d’un partisan aussi déclaré du fait, le dévoûment n’eût-il pas été une inconséquence, la fidélité une apostasie ? Aussi bien une réaction en faveur de l’autorité se prononçait en Angleterre. On commençait à entrevoir que Cromwell était un maître[5]. Heureux de retrouver son pays délivré du danger d’être libre, Hobbes y put arriver à temps pour jouir du spectacle de Cromwell ordonnant au colonel Harrison d’emmener l’orateur de la chambre des communes, chassant, l’injure à la bouche, les membres du long parlement, fermant les portes de la salle de leurs délibérations et emportant la clé dans sa poche (1653).

On imagine aisément le ravissement d’un esprit infatué d’un système, lorsqu’un événement vient le justifier péremptoirement et prêter à ses idées l’autorité du fait. Quel triomphe pour la théorie de l’absolutisme qu’un coup d’état qui la réalise ! quelle joie pour la pensée d’avoir la force pour elle ! Tout le monde a vu de ces rêveurs de paradoxes prêts à baiser les pas du cheval qui va les fouler aux pieds, si le cavalier écrase avec eux leurs contradicteurs. Les adorateurs du plus fort sont plus sincères qu’on ne croit, et les serviteurs du succès sont souvent des hommes convaincus qui n’ont de pervers que l’esprit.

Hobbes ne dut pas avoir de peine à franchir les barrières, s’il en existait encore, qui le séparaient du vainqueur du parlement. Il dut trouver l’accès facile. Il commença par rentrer en grâce auprès du conseil d’état. Il s’assura de la protection de Cromwell, qu’il vit, dit-on, quelquefois et qu’il dut admirer souvent. Lié avec Harvey, qu’il perdit peu d’années après, avec Selden, avec le poète Abraham Cowley, il vécut dans une retraite studieuse, résidant souvent à Chatsworth, le beau manoir des Cavendish, ses constans protecteurs ou plutôt ses amis ; il usa largement de la liberté d’écrire qu’il trouva établie et qu’il toléra parce qu’il en profitait. Le De corpore parut en 1655 et compléta les Elémens de philosophie dont il forme la première partie. La seconde ou le De homine fut réimprimée trois ans après. Le De corpore, le De homine, le De cive contiennent, à vrai dire, toute la doctrine[6]. En même temps Hobbes se livrait à sa manie de mathématiques, s’attachant de préférence aux problèmes insolubles et multipliant des tentatives de calcul qui n’attestaient qu’une témérité paradoxale, rudement tancée par Wallis, qui ne lui passa pas une erreur. Il répondit vivement, l’accusant d’être un algébriste, car une de ses singularités était de regarder l’algèbre comme le fléau de la géométrie, et de mettre également au rang de ses ennemis les algébristes et les théologiens.

Or il redoutait tellement ses ennemis que, voyant, après la mort du protecteur, reparaître des symptômes de troubles, il s’enfuit encore une fois en France ; mais bientôt vint la restauration, et assurément elle dut satisfaire à toutes ses théories. Cromwell avait mulcté l’esprit de liberté ; la restauration l’humiliait. Charles II accueillit Hobbes avec sa banale bienveillance, mais ne fit rien pour lui. Hobbes ne fut pas en faveur. Il faut être juste, il n’avait du courtisan que les principes. Il prêchait la servitude, et ne la pratiquait pas. Les mœurs d’un philosophe solitaire et les hardiesses d’un philosophe incrédule n’étaient pas pour plaire à un prince qui soignait les anglicans, ménageait les presbytériens, chérissait les catholiques et ne goûtait que le scepticisme des courtisans épicuriens. Hobbes cependant dut avoir à la cour plus d’un admirateur. Sa manière d’écrire, claire et vive, devait aller à ces nombreux esprits qui aimaient la liberté dans les idées sans en vouloir dans les institutions ; mais l’intolérance religieuse était un des traits marquans de l’opinion dominante. Pour la sévérité morale de Clarendon, le hobbisme ne cessait pas d’être un scandale. Les parlementaires étaient en général bons protestans, et de temps à autre opposans. le Leviathan fut condamné par la chambre en 1666, et lorsqu’un bill fut proposé contre l’athéisme et la profanation, Hobbes, alarmé, crut que c’était à lui qu’on en voulait. Il était entré par son livre de la liberté, de la volonté et du hasard, en controverse avec des membres de l’épiscopat : il n’avait jamais épargné dans ses écrits les prétentions et les doctrines ecclésiastiques. Vainement racontait-il en preuve de son orthodoxie épiscopale qu’étant malade à Saint-Germain, près de Paris, il avait été visité par le père Mersenne, qui l’entretint de la puissance que possédait l’église romaine de remettre les péchés. « Mon père, lui avait-il répondu, il y a longtemps, que j’ai discuté tout cela avec moi-même, recommencer en ce moment la discussion serait fatigant ; vous avez des choses plus agréables à me dire. Quand avez-vous vu Gassendi ? » Mersenne s’en alla ; mais peu de jours après John Cosin, qui fut plus tard évêque de Durham, étant venu lui offrir de prier Dieu avec lui : « Oui, lui dit-il en le remerciant, pourvu que vous procédiez aux prières selon le rit de notre église. » Il ne put cependant se défaire de sa réputation d’esprit-fort, et le mot de hobbisme devint même synonyme d’athéisme. Il est certain que Dieu ne tient aucune place nécessaire dans ses écrits. On l’a défendu en lui attribuant la maxime que, touchant la Divinité, croire est plus respectueux que savoir ; mais il a si clairement soutenu que la soumission était due à la religion parce qu’elle était commandée par le pouvoir social, qu’il est difficile de confondre une telle obéissance avec la foi.

Sorbière, qui fit en 1663 un voyage en Angleterre, dont il a laissé une relation assez curieuse, y trouva Hobbes fidèle à toutes ses habitudes, commençant ses journées par l’exercice, les finissant par l’étude, jouant une fois par semaine à la paume jusqu’à épuisement de ses forces, et conservant à soixante-quinze ans sa vigueur, ses facultés de travail et sa gaîté. Des inimitiés diverses, l’avaient confiné dans la retraite. Wallis, après avoir mis en poudre ses prétentions mathématiques, avait comme dit Sorbière, sauté dans sa politique, et voulu le faire passer pour mauvais serviteur du roi. « Le roi, ajoute-t-il, pour le consoler, lui donna une pension de 100 jacobus. Sa majesté me montra son portrait de la main de Coper (sic) dans le cabinet de ses curiosités naturelles et mécaniques, et me demanda si je connaissais cette personne et quelle estime j’en faisais. Je lui dis ce que je devais, et l’on demeura d’accord que, s’il eût été un peu moins dogmatique, il eût été fort nécessaire à l’Académie royale (la Société royale), car il y a peu de gens qui regardent les choses de plus près et qui aient apporté une plus longue application à la physique. Il est en effet un reste de Bacon, sous lequel il a écrit dans sa jeunesse, et par tout ce que je lui en ai ouy dire et que je remarque, dans son style, je vois bien qu’il en a beaucoup retenu. Il a par étude sa manière de tourner les choses, et il donne volontiers dans l’allégorie ; mais il a naturellement beaucoup de sa belle humeur et même de sa bonne mine. Il a fait peur je ne sais comment au clergé de son pays, aux mathématiciens d’Oxford et à leurs adhérens ; c’est pourquoi sa majesté me le compara très bien à l’ours contre lequel il fait battre les dogues pour les exercer. » Il est difficile de trouver que Hobbes ait rien de la manière et du style de Bacon, auquel il n’a emprunté que le goût de l’expérience et de la physique ; mais on ne peut douter qu’il n’eût, ainsi que le lord chancelier, l’air et le langage de l’homme comme il faut, tandis que son antagoniste, le docteur Wallis, avait bien moins que lui du galant homme. « Si vous le voyiez, dit encore Sorbière, avec son bonnet plat sur la tête, comme s’il y avait mis son portefeuille après l’avoir couvert de drap noir et cousu à sa calotte, vous auriez autant envie de rire à ce plaisant spectacle que vous concevriez d’estime et d’affection pour la prestance et la civilité de mon ami. »

Le pédant professeur n’en contraignit pas moins le gentleman philosophe à plus d’un effort de polémique défensive, et même à une apologie de ses sentimens politiques et religieux (1662), et le ton de ces réponses ne fut pas toujours celui du monde élégant. Ces attaques et celles d’une partie du clergé séparèrent de la cour et de la ville un penseur plus fait pour la solitude que pour le commerce des hommes. Sans irritation contre l’injustice de son propre parti, suspect à l’église qu’il n’avait pas ménagée, négligé du gouvernement, qui le trouvait compromettant, Hobbes passa dans la retraite les longues années de sa vieillesse, et pendant les cinq dernières de sa vie il ne quitta point la campagne, probablement les demeures hospitalières des Cavendish. Il ne cessa pas d’ailleurs d’écrire et de publier. Il donna une édition de ses œuvres philosophiques, puis y ajouta divers essais littéraires, comme sa propre biographie en vers latins, et une traduction d’Homère en vers anglais.

Singulières disparates des gens d’esprit ! l’absolu logicien épris jusqu’à l’infatuation de l’abstraction géométrique, celui qui n’a écrit que pour décourager l’imagination et décrier l’idéal ne trouve rien de plus à son gré, pour employer ses quatre-vingts ans, que de se rajeunir aux sources vives de l’Iliade et de l’Odyssée. La plus riche imagination de poète qui fut jamais devient le modèle inaccessible dont par un travail obstiné le plus aride des analystes cherche à dérober les traits et les couleurs. Avec quel succès ? on le prévoit bien. Une versification sèche et précise, sans facilité, sans harmonie, qui ressemble à la poésie comme le dessin linéaire à la peinture, peut bien prouver un écrivain maître de sa langue ; mais. celui qui n’avait pas su être le disciple de Platon ne pouvait pas devenir le confident d’Homère. On doit cependant savoir gré à Hobbes île cette fidélité savante aux lettres antiques, qui le fit commencer par le premier des historiens de la Grèce et finir cinquante ans après par le premier de ses poètes. Il avait aussi composé un dialogue sur la révolution d’Angleterre, qui fut sa dernière publication, quoiqu’il l’ait désavouée, n’ayant pas obtenu la permission de l’imprimer « de sa majesté, qui, écrit-il à son libraire, est le premier juge des livres qui doivent paraître, et qui bien mieux que lui sait ce qu’il est à propos de faire. »

Peu après, dans l’automne de 1679, ayant suivi le comte de Devonshire à Hardwick, il fut frappé de paralysie, perdit la parole sans perdre l’intelligence, et s’éteignit le 4 décembre.


II

On aurait déjà une juste idée de la doctrine de Hobbes à la seule lecture de la dédicace de ses Élémens de philosophie au comte de Devonshire. « Cette partie de la philosophie, qui considère les nombres et les lignes (les mathématiques), nous a, dit-il, été transmise par les anciens dans un état assez avancé pour qu’elle soit un modèle de logique. Celle qui traite de la terre et du ciel ne date guère que de Copernic, et la science du mouvement des travaux de Galilée. Celle du corps humain doit le jour au docteur Harvey, le seul homme, à ma connaissance, qui ait, vainqueur de l’envie, établi de son vivant une doctrine nouvelle. Avant lui, il n’y avait rien de certain dans cette partie de la philosophie naturelle, et celle-ci, malgré les progrès qu’elle doit à Kepler, à Gassendi, à Mersenne, est une science bien jeune ; plus jeune encore est la philosophie civile. Ce que les Grecs appelaient philosophie n’était qu’un fantôme trompeur, science pernicieuse dont saint Paul voulait préserver la théologie. Elle ne l’a que trop altérée, en effaçant la distinction qui dort subsister entre les règles de la religion et celles de la philosophie. Les unes sont les prescriptions d’une loi, les autres ne sont que des opinions privées. L’autorité de l’Écriture doit rester séparée de celle de la raison naturelle. » Hobbes s’assure d’avoir, dans son premier ouvrage, ramené le pouvoir ecclésiastique et civil à une seule et même souveraineté. Il lui reste, en jetant une vive et mortelle lumière sur la métaphysique, à poser les vrais fondemens de la philosophie naturelle.

Dans cette manière de concevoir la philosophie se montre tout entier l’élève de Bacon, l’élève ingrat qui oublie son maître. Comme lui, quelques pages plus loin, il voit dans le savoir une puissance ; mais plus hardi ou plus conséquent, surtout moins large et moins élevé, son esprit va se porter à des extrémités que le génie de Bacon aurait repoussées avec dédain, peut-être avec effroi. Deux siècles et demi avant nous, Hobbes a découvert toute la philosophie du positivisme. Une analyse complète et précise de la doctrine de Hobbes serait intéressante ; mais elle devrait suivre dans ses détails toute la subtilité de sa déduction, car là éclate l’ingénieuse fécondité d’un esprit inépuisable en hypothèses et en argumens. Peut-être, pour le connaître, suffirait-il d’un extrait fidèle de son court Traité de la nature humaine ou Elémens fondamentaux de la politique. Ce titre caractérise déjà une philosophie où la psychologie même n’a que la politique pour but. L’ouvrage est un chef-d’œuvre d’exposition méthodique, de raisonnement spécieux et de cette sophistique lumineuse qui enveloppe l’erreur d’un faux éclat de vérité ; mais, je le répète, il faudrait une analyse minutieusement exacte pour rendre une pleine justice à l’esprit de Hobbes, et sa doctrine ne la mérite pas. Reposons-nous du soin de la discuter sur Buhle, sur Hallam, sur Damiron ; bornons-nous à en indiquer les traits généraux, et saluons d’abord en lui le plus décidé et le plus conséquent partisan de ta doctrine qui dérive toute connaissance de la sensation. Tout repose, à ses yeux, sur ce mouvement qui reproduit en nous les qualités des corps : non que la sensation constitue toute la connaissance, car elle constituerait alors toute la philosophie ; la sensation, dit-il, nous est commune avec les animaux ; l’homme y ajoute le raisonnement, ratiocinatio. La sensation nous présente un objet, c’est-à-dire un corps, il n’y a pas d’autres objets. La substance incorporelle est une expression contradictoire. « Rien, dit Tertullien, n’est incorporel que ce qui n’est pas » » Un esprit n’est qu’un corps naturel assez subtil pour échapper à nos sens ; mais le corps sensible produit en nous avec une sensation une conception, ou plutôt ce sont deux noms d’une seule et même chose. La mémoire rappelle la sensation, l’imagination la représente par une image. L’expérience est la mémoire de plusieurs choses ou plutôt de plusieurs sensations. Ce n’est pas encore là la science. Un corps est vu ; voilà une première sensation et puis une première image. Ce corps se meut, il est animé, il parle, il est raisonnable. C’est par l’addition de toutes ces connaissances que le raisonnement nous donne l’idée d’homme, comme le raisonnement, par un procédé inverse, nous ferait redescendre de l’homme au simple corps visible, qui en se dérobant à la vue viendrait à rien. Tout raisonnement est donc addition ou soustraction, et la logique est un calcul, computatio ; cette idée, qui dans ce qu’elle a de vrai est de peu de valeur, et qui n’est importante que parce qu’elle autorise Hobbes à porter en toutes choses la méthode des mathématiques, ne l’empêche pas de comprendre et d’accepter le syllogisme. Et en effet le syllogisme n’a rien de contraire aux mathématiques. Hobbes est donc moins hostile que Bacon à la logique d’Aristote, quoiqu’il le soit beaucoup à sa métaphysique et même à sa politique.

Les notions qui sont l’œuvre d’un raisonnement et que le calcul logique ajoute ou retranche sont liées en fait par la sensation, la mémoire et l’imagination, et le phénomène de l’association des idées a été expliqué par Hobbes avec une netteté et une finesse sans exemple avant lui. Pourtant il faut des chiffres ou tout au moins des signes pour calculer. Les animaux ne comptent pas, parce qu’ils ne peuvent nommer les nombres. C’est pourquoi des mots sont nécessaires au raisonnement, et les sensations ne deviennent des idées qu’autant qu’elles sont nommées ; entendez par sensations les corps et leurs qualités ou accidens. Les vues de Hobbes sur l’importance des signes et du langage pour la pensée et la science ont beaucoup d’analogie avec celles de Condillac. Il fait dépendre la science d’une rigoureuse analyse du sens que l’on attache aux mots. La définition est donc le procédé fondamental, et la science n’est que la déduction appliquée à la définition : c’est encore là un procédé géométrique. Le sujet de la philosophie est le corps, tout corps naturel ou artificiel (entendez individuel ou collectif). Il n’y a point de définition intelligible qui ne puisse être ramenée à une connaissance sensible. Ainsi la substance inétendue, l’esprit pur, l’infini, Dieu, doivent être exclus de la philosophie. Ce sont des idées proscrites[7].

La conséquence naturelle de ces théories, comme de tout nominalisme absolu, est, on ne l’ignore pas, de réduire beaucoup d’idées ou plutôt beaucoup de choses à n’être que des mots ou des conceptions qui n’existent qu’à titre d’abstractions de notre esprit, ou comme ce que Kant nommerait des illusions subjectives. Hobbes n’a garde de ne pas traiter ainsi le temps, l’espace, la substance, etc., et sa physique est une phénoménologie qui ne garantit pas même l’existence des corps qu’elle affirme.

Les conséquences sont connues, et l’athéisme en est une. On le croit du moins, et Hobbes en a été souvent soupçonné. Il est vrai que sa philosophie est athée, si athée veut dire sans Dieu. Il bannit lui-même de la philosophie toute science de la nature et des attributs de Dieu, toute science des choses qui ne sont réputées ni des corps ni des affections des corps[8], et tout ce qu’il y a d’essentiel dans sa doctrine subsisterait, quand Dieu n’existerait pas, quand la religion serait tout entière d’institution humaine. En un mot, le divin est absent de toute sa philosophie ; mais, soyons juste, le nom de Dieu n’en est pas proscrit. Il n’accorde aucun sens au mot d’infini. Il ne paraît pas fort curieux des preuves de la Divinité, mais il l’accepte ; il reconnaît même que la lumière naturelle nous porte à l’honorer. Il admet enfin un royaume naturel de Dieu dont les lois nous sont révélées par la raison, comme un royaume de Dieu chrétien dont les lois sont l’objet d’une révélation prophétique. Il est vrai que ces commandemens mêmes paraissent avoir grand besoin, dans son système, de la sanction du souverain, et la religion naturelle ou chrétienne n’y semble qu’une lettre morte tant qu’elle n’est pas sociale et civile. Or une fois sur ce terrain, il ne donne plus à la religion en général qu’une origine profane. Il la dérive de certaines dispositions naturelles de l’homme qui n’ont rien de sacré. Il semble se complaire à signaler toutes les erreurs, toutes les absurdités auxquelles l’idée d’une religion aurait de tout temps conduit les hommes, tout en leur enjoignant d’obéir à celle qui est politiquement constituée. Du christianisme lui-même il admet l’autorité plutôt que la vérité. En cela comme en toutes choses, il ne voit que le fait et néglige le droit.

Philosophiquement, il se peut que Hobbes ne méditât aucune impiété, et que, sans éprouver pour toute foi naturelle ou surnaturelle un autre sentiment que l’indifférence, il se rapprochât plus qu’on ne croit de l’opinion de Hamilton, et voulût comme lui que l’on crût en Dieu, mais que l’on se gardât d’y penser. « Dieu est incompréhensible ; nous ne pouvons rien concevoir de lui sinon qu’il existe. » Que ces paroles soient sincères ou seulement prudentes, la philosophie de Hobbes n’admet logiquement rien de plus, et c’est une inconséquence s’il a paru quelquefois concéder davantage.

Le résumé le plus exact de la philosophie de Hobbes serait dans ces paroles qu’il adresse à Descartes : « que dirions-nous si peut-être le raisonnement n’est rien autre chose qu’un assemblage et un enchaînement de mots par ce mot est ? D’où il s’ensuit que par la raison nous ne concluons rien du tout touchant la nature des choses, mais seulement touchant leurs appellations, c’est-à-dire que par elle nous voyons simplement si nous assemblons bien ou mal les noms des choses, selon les conventions que nous avons faites à nos fantaisies touchant leurs significations. Si cela est ainsi, comme il peut être, le raisonnement dépendra des noms, les noms de l’imagination, et l’imagination peut-être (et ceci selon mon sentiment) du mouvement des organes corporels, et ainsi l’esprit ne sera rien autre chose qu’un mouvement en certaines parties du corps organique. »

Tout ce qui vient d’être dit se rapporte à la philosophie naturelle en tant que distincte de la philosophie civile. Celle-là est proprement pour Hobbes la philosophie première ; elle contient tout ce qu’il sait, tout ce qu’il admet de métaphysique. Celle-ci traite de l’homme et de ce corps artificiel qu’on nomme la société.

Les facultés de l’homme ne sont pas seulement des principes de conception, elles sont aussi des principes d’affection. Sous ces deux rapports, elles ont pour origine ce mouvement qui produit la sensation, l’impression ou l’action sur les organes. — Ce mouvement passe des organes au cerveau et réagit du cerveau sur les organes. Tant que toutes ces opérations se rapportent au dehors, elles sont du ressort de la conception, et dès que ce mouvement cesse d’être présent, elles passent dans l’imagination, qui les représente ; mais la réaction peut se faire du cerveau sur le cœur : alors les facultés affectives entrent en jeu, et une certaine impulsion est imprimée au corps en raison du plaisir ou de la douleur qu’il a ressentie. Là est l’origine de tous les sentimens moraux. L’agréable et le désagréable, voilà le bien et le mal, car tout homme appelle bien ce qui lui plaît, mauvais ce qui lui déplaît. Malgré la gravité d’une telle assertion, Hobbes ne pouvait s’en dispenser. Elle découle nécessairement de sa philosophie générale, pour laquelle tout est relatif. « Tous les accidens, toutes les qualités, dit-il dans son Traité de la nature humaine, que nos sens nous font croire existant dans le monde, n’y sont point réellement, mais ne doivent être regardés que comme des semblans et des apparences. Les choses qui existent réellement dans le monde hors de nous sont les mouvemens par lesquels ces apparences sont produites. »

La morale que Hobbes établit sur ces bases ne laisse aucune place en fait à la liberté et à la volonté, en droit à la vérité absolue d’une règle obligatoire. La liberté n’est que la délibération entre l’appétit et son contraire ; elle est la même dans l’homme et dans la brute, si on la conçoit comme la faculté de vouloir et de faire ce qu’on veut ; mais, si on entend la soustraire à la nécessité, elle ne se rencontre pas plus dans l’homme que dans la brute. L’homme ainsi fait n’est pas naturellement sociable. Aristote a eu tort de l’appeler un animal politique, la société n’existe que par convention. Dans la nature, l’homme ne songe qu’à lui-même, c’est-à-dire à son bien, c’est-à-dire à son plaisir, et pour conserver le premier des biens, la vie, pour acquérir ceux qu’il désire, rien ne lui est interdit ; tous les hommes ayant la même nature et les mêmes droits, chacun d’eux peut faire tout ce qu’il veut. L’état de nature est un état de guerre. L’homme est l’ennemi de l’homme. Il ne connaît d’autre droit que la liberté physique d’employer ses facultés comme il l’entend ; mais l’obstacle que rencontre cette liberté dans celle des autres, les dangers de la guerre lui font sentir le besoin de la paix, et dans l’intérêt de la paix il comprend la nécessité de renoncer à son droit à toutes choses, à sa liberté illimitée. De là la convention originelle de laquelle résulte la société et avec elle le gouvernement, car l’institution de la société a pour raison la nécessité d’une force, d’un pouvoir qui établisse et maintienne la paix. Ce pouvoir est souverain, puisque c’est à l’abandon de tous les droits, de toutes les libertés qu’il emprunte son titre. De lui procèdent le droit et le devoir, le juste et l’injuste, le tien et le mien. Il doit être toujours obéi, quoi qu’il commande. Tout ce qui est obligation sociale, soit le devoir de l’homme envers autrui ou la justice, soit le devoir envers Dieu ou la religion, dépend du pouvoir. Quant à celui-ci, il peut être soumis à une loi divine, mais non à aucune autre, la loi n’étant que ce qu’il a voulu ; personne n’a de droit contre lui, car il n’a traité avec personne ; le sujet ne peut donc jamais se dire lésé par le souverain, qui ne s’est obligé à rien. Le souverain doit être inviolable, irrésistible, dans toutes les formes de gouvernement, mais dans aucune plus que dans la forme monarchique, parce que d’une part le monarque n’a et ne peut avoir d’autre intérêt que la société, et de l’autre son pouvoir, n’étant pas divisé contre lui-même comme l’est le pouvoir des assemblées, ne saurait jamais être dominé par l’intérêt ou la passion des particuliers ou d’une minorité. — On voit sans développement comment cette philosophie civile se réduit à une pure théorie de l’absolutisme.

Je n’outre rien, les termes sont précis : « Cette guerre de tout homme contre tout homme a pour conséquence que rien ne puisse être injuste. Les notions de droit et de tort, de justice et d’injustice n’ont là aucune place. Où il n’y a pas de pouvoir commun, il n’y a point de loi ; où il n’y a point de loi, pas d’injustice. La force et la fraude sont à la guerre les deux vertus cardinales. La justice et l’injustice ne sont des facultés ni du corps ni de l’âme[9]. »

On conçoit qu’un raisonneur ingénieux et subtil tel que Hobbes ne manque pas de preuves de détail, de fines considérations, d’argumens spécieux, pour développer et couvrir une doctrine très grossière quand on la résume. Cependant les paradoxes les plus rebutans ne coûtent pas à celui qui a dit : « Le souverain doit être absolu. Son pouvoir doit être aussi grand qu’on peut l’imaginer. Il n’y a point de contrat (covenant) qui l’oblige envers les sujets. La liberté de disputer contre l’absolu pouvoir est un ver qui ronge le corps social. La tyrannie n’est qu’un nom que les mécontens d’une monarchie lui donnent. Rien de ce qu’un souverain peut faire à un sujet ne saurait être sous aucun prétexte appelé injustice, car tout sujet est l’auteur de tout acte du souverain, puisque celui-ci le représente. Tolérer qu’on professe la haine de la tyrannie, c’est tolérer la haine de la chose publique. »

Hobbes, on le voit, est parti de l’égalité naturelle entre tous les hommes et d’un contrat primitif pour expliquer l’origine des sociétés et des gouvernemens, et dans ces principes il a découvert les titres du despotisme illimité, car la liberté originelle des individus était elle-même sans limites, puisque le juste et l’injuste n’existaient pas, et ils l’ont abdiquée tout entière dans les mains du pouvoir social.

Comme philosophe, Hobbes est assurément ce qu’on appelle dans les écoles actuelles un sensualiste. Il tombe donc à peu près sous toutes les critiques qu’on a dirigées contre le sensualisme. Il n’y a pas lieu de les répéter. Remarquons seulement, ce qui surprend toujours, qu’après avoir réduit tout être au corps et toute connaissance aux impressions du corps sur le corps, il devient immédiatement idéaliste. Les phénomènes de l’intelligence sont corporels et ne représentent que des corps ; mais ce ne sont que des apparences, et ils n’impliquent d’autre réalité qu’eux-mêmes. Cependant ils peuvent être la matière du raisonnement ; mais, comme on ne peut raisonner que sur des mots, ces corps, qui ne sont que des qualités corporelles, ces qualités qui ne sont que des phénomènes, ces phénomènes qui ne sont que des apparences, ne sont que des mots, et ces mots n’étant que les signes, les notations de nos définitions, toute science est une science d’abstractions, toute science est verbale et nominale[10].

Cependant le raisonnement est l’unique procédé, l’unique garant de la science, et la logique est, bien plus que l’expérience, l’instrument définitif de la connaissance humaine. Cette confiance dans la logique ou plutôt au fond dans la définition est une illusion mathématique qui a mené Hobbes bien loin dans l’erreur ; mais, sans insister sur les conséquences auxquelles elle l’a conduit, on pourrait lui demander quelle foi mérite le raisonnement, si la sensation qui lui sert de base n’en mérite aucune, du moins quant à la réalité de son objet. Si tout est relatif dans nos perceptions, pourquoi tout ne le serait-il pas dans nos raisonnemens ? L’objection de la subjectivité exclusive attaque à la fois toutes nos connaissances, et le sensualisme, qui semble purement empirique, est forcé de conclure au scepticisme idéaliste.

Hobbes ne voudrait être sceptique que sur les choses dont nous ne pouvons nous faire une image, Dieu par exemple. Nous n’en avons point d’idées, dit-il à Descartes. Il s’ensuivrait que l’imagination est toute la pensée. « J’entends par idée, répond Descartes, tout ce qui se pense, tout ce qui est conçu immédiatement par l’esprit. » Descartes a raison. Il n’y a nul motif pour récuser la pensée plus que l’imagination, ni pour se fier au raisonnement, quand on a douté de la sensation. Hobbes s’est jeté dans un labyrinthe, et sa logique tant vantée n’est pas le fil conducteur qui l’en pouvait faire sortir. Avec toute sa pénétration, il n’a pas vu qu’il n’a rien établi ; ou il a trop nié, ou il a trop affirmé. On peut du reste le suspecter de n’avoir construit toute sa métaphysique, toute sa philosophie première qu’en vue de sa philosophie civile. C’est là sa découverte. « Si la philosophie naturelle est jeune, dit-il, la philosophie civile l’est bien davantage, elle n’est pas plus vieille que mon livre De cive. » Soit ; mais cette philosophie a pour antécédens, pour fondemens, une logique, une physique et une métaphysique.

Or cette logique, Hobbes prétend l’avoir apprise dans les mathématiques, et son obstination à faire des découvertes dans les mathématiques n’a réussi qu’à démontrer qu’il n’y entendait rien. Wallis le lui a prouvé à plusieurs reprises[11]. Quant à sa physique, elle consiste en raisonnemens plus qu’en observations. Il ne sait ce que c’est que l’induction ; il se moque de l’expérience scientifique tant recommandée par Bacon, et n’a pas assez de sarcasmes pour la Société royale de Londres, dont il compare les travaux à ceux des bonnes femmes, des herboristes et des apothicaires. « Que tous ces virtuoses, dit-il, expérimentent tant qu’ils voudront, ils n’arriveront à rien, s’ils n’en viennent à suivre mes principes, » Nous avons vu que sa métaphysique, appuyée sur une psychologie superficielle, se résolvait en une sorte d’idéalisme matérialiste qui ne permettait d’affirmer aucune réalité. Il a donc abordé la philosophie civile, c’est-à-dire morale et politique, après s’être volontairement privé de l’appui de toute vérité absolue. Sur de pareilles bases qu’a-t-il pu édifier ? de pareils élémens qu’a-t-il pu former ? Un Léviathan en effet, un monstre imaginaire.


III

L’exemple de Hobbes le prouve après cent autres, point de philosophie, point de science, point de vérité, et conséquemment pas plus de mathématiques que de morale pour qui ne reconnaît pas l’autorité de la raison en elle-même. Hobbes dit sans hésiter à Descartes : « S’il n’y a point de triangle en aucun lieu du monde, je ne puis comprendre comment il a une nature,… car s’il arrivait par hasard que tout triangle généralement pérît, la nature du triangle cesserait aussi d’être. » Montesquieu a répondu au commencement de l’Esprit des lois : « Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce que défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux. » Ces deux manières de concevoir la géométrie suffisent pour expliquer comment la politique de Montesquieu est si différente de celle de Hobbes.

Hobbes cependant a eu des admirateurs ; il a encore un petit nombre d’adeptes. Il possédait plus d’un genre de mérite. Il pensait par lui-même, et il a passé sa vie à penser. Quoique tout ne soit pas neuf dans ses écrits, son système est original. Il ne paraît pas qu’il l’ait tiré d’aucune source étrangère ; il l’a créé par la seule force de son esprit. Il a eu deux idées justes : l’une qu’il fallait commencer la philosophie par l’étude de l’esprit humain, l’autre que la philosophie politique doit avoir pour fondement une philosophie de l’esprit humain. De ces deux idées, Descartes avait eu la première avant lui ; mais, quoique Hobbes n’en ait rien publié que cinq ans après Descartes, il ne parait pas s’être décidé par son exemple. Sa psychologie, au rebours de celle de Descartes, manque par les principes ; mais il prend sa revanche dans les détails. Sur l’association des idées, sur la marche du raisonnement, sur l’emploi des mots, sur les causes de l’erreur, Hobbes abonde en observations justes, neuves, ingénieuses ; avant Locke, nul en ce genre ne l’a égalé. On peut dire qu’il a beaucoup contribué à donner à l’association des idées le grand rôle qu’elle joue dans la psychologie anglaise. Grâce à Hartley et à ses successeurs, elle est devenue le principe le plus général des phénomènes de la raison humaine. La vérité, dans l’école de M. Stuart Mill, n’est plus que cette liaison involontaire et forcée qu’opère entre nos perceptions leur succession ou leur coïncidence.

Mais le plus grand mérite de Hobbes et la cause principale de son succès, c’est sa manière de composer et d’écrire. Il aborde directement son sujet, va au but, et n’abandonne pas une question qu’il ne croie l’avoir résolue. Excepté lorsque sa vanité s’échauffe dans la polémique, le ton de ses ouvrages est excellent. On était las de la science aux allures scolastiques ; on se lassait de l’enseignement sous forme de prédication théologique. Hobbes parle en laïque et en homme du monde. Bacon avait donné l’exemple. Hobbes assurément a moins d’imagination, moins d’éloquence, même moins d’esprit ; mais il en a encore beaucoup. Sa langue est le véritable anglais moderne. Son style est froid, clair, simple, nerveux, rarement offusqué d’expressions techniques. Il parle avec une mâle liberté. Sa manière est tranchante, mais non pédantesque ; son latin même ne l’est pas. Il n’étale point d’érudition ; il est vrai qu’il n’avait lu que des historiens et des poètes, professant pour la littérature philosophique tout le dédain qui caractérise son école. Il a beaucoup contribué à donner à la philosophie le langage de tout le monde, et par là la véritable publicité. Au moment où sa réputation s’établit, les convictions fortes, soit raisonnées, soit mystiques, s’étaient discréditées en s’exagérant. Elles avaient échoué dans leurs plus hautes aspirations. Le scepticisme, l’incrédulité, le dégoût, s’étaient emparés soit de ces courtisans du succès qui ne demandent à la vie sociale que le plaisir et la fortune, soit de ces honnêtes amis de la paix qui se défient de toute théorie et de tout enthousiasme. Hobbes rendait aux uns comme aux autres le service de prêter l’air d’évidence mathématique d’un système fort terre à terre aux vœux de leurs convoitises et de leurs préjugés, et de faire la philosophie de leur égoïsme.

Eraste avait en Allemagne, un siècle auparavant, subordonné le culte même au gouvernement et fait de l’autorité religieuse une des branches du pouvoir souverain. En Angleterre, Hooker ne l’avait pas absolument contredit. Effrayé des progrès de la révolution d’Angleterre, sir Robert Filmer n’avait pas attendu la mort de Charles Ier pour dénoncer, comme une anarchie la monarchie mixte et limitée, et revendiquer bientôt pour la royauté le pouvoir absolu. C’est avec une tout autre vigueur que Hobbes vint apporter le secours d’une théorie à la pratique du despotisme, qui s’en était toujours bien passé. Les gouvernemens mixtes ne trouvent pas plus de faveur auprès de lui. Si la division du pouvoir est réelle, c’est la guerre civile organisée ; mais le plus souvent elle n’est qu’apparente, et ce prétendu mélange des diverses formes de gouvernement ne confond pas les choses, il confond les idées. Les esprits ne distinguent plus où est la souveraineté ; mais elle reste indivisible selon la loi de sa nature. C’est là ce qui valut à Hobbes, d’un de ses admirateurs, le titre d’Archimède politique. Un maître ès-arts d’Oxford, Radulphe Bathurst, le lui donne avec celui de nouveau Prométhée pour avoir accompli la première des œuvres après l’œuvre divine, car, dit-il, en vers iambiques, juste après la création de l’homme, en vient la description : « viens, lecteur, apprends enfin à te connaître. » Aubrey, de la Société royale de Londres, compose un quatrain latin pour féliciter Hobbes d’avoir rendu l’homme à lui-même, et le lyrique Cowley, raillant en strophes sonores la vanité des sciences avant rai, célèbre le grand Christophe Colomb des terres d’or des nouvelles philosophies.

Lorsque le premier de ces panégyristes le : vante d’avoir réussi dans la défense d’une philosophie, selon la liberté, philosophiœ secundum libertatem vindicias, on peut se demander de quelle liberté il prétend parler ; mais après tout ce que pouvait par ce mot entendre un doyen de l’église de Bath n’importe guère. Un plus légitime sujet, d’étonnement, c’est de voir aujourd’hui de véritables, d’éminens amis de la liberté élever avec empressement un monument à la mémoire du philosophe dont Buckingham avait fait un des maîtres de Charles II.

Nous concevons l’intelligence que peut trouver le hobbisme dans l’affaiblissement servile des esprits abattus par l’épreuve des révolutions. Cependant il heurtait à la fois trop de préjugés respectables et d’opinions généreuses pour ne pas rencontrer beaucoup d’adversaires. On a vu qu’à la première lecture du Leviathan lord Clarendon avait pris la plume. Il n’imprima rien dans le moment même, et il donne pour motif qu’on ne pouvait raisonnablement espérer qu’une réponse fût possible à l’instant de la publication ; « c’eût été disputer avec un homme qui commandait à trente légions. » On voit que le prudent chancelier regardait alors Hobbes comme un satellite de Cromwell. Et à la suite de la restauration il aurait cru peu généreux de le rechercher, pour ce qu’il pouvait avoir écrit en des temps mauvais. Ce ne fut donc qu’assez tard, lorsque, exilé lui-même par une des plus noires ingratitudes royales que signale l’histoire, il ne pouvait être soupçonné d’abuser de sa position contre le faible, que Clarendon termina à Moulins un opuscule imprimé par l’université d’Oxford en 1676. Il le dédia au roi comme un témoignage de sa fidélité dans l’exil. Il se croyait encore obligé de dénoncer des erreurs aussi dangereuses pour l’état que pour l’église. Clarendon a exprimé ailleurs beaucoup d’estime pour le caractère et les talens de Hobbes ; mais cependant il rappelle au roi qu’il avait souvent essayé d’obtenir de lui qu’il lût le Leviathan, bien assuré qu’il ne l’aurait pas plus tôt lu qu’il l’aurait détesté. La nouveauté et l’agrément des expressions, la hardiesse des pensées, le goût régnant pour le paradoxe, la réputation d’esprit de l’auteur, son assurance dans la conversation, avaient pu seuls prêter une apparente innocence à des maximes dont une lecture attentive aurait dévoilé tout le danger. Ceci montre que le roi et la cour n’avaient pas échappé à cette indulgence ou à cet engouement.

Déjà avant Clarendon l’église avait pris l’alarme. L’évêque Bramhall avait attaqué Hobbes avec succès, particulièrement sur la question du libre arbitre. Seth Ward, Robert Sharrock, Samuel Parker, le poursuivirent de leurs critiques. Wallis ne laissa ni paix ni trêve à ses prétentions mathématiques. Avant d’être archevêque de Cantorbery, Tenison lui avait demandé compte de sa foi ; mais des critiques dont le nom doit trouver place dans l’histoire de la philosophie étaient déjà à plusieurs reprises entrés en lice. L’université de Cambridge en particulier fournit à Hobbes de remarquables adversaires. « Le philosophe de Malmesbury était la terreur du dernier siècle, dit Warburton, et tout jeune clerc voulait essayer ses armes sur son casque d’acier. » Ces paroles indiquent combien dans l’église même on le trouvait redoutable. L’était-il autant en effet ? Son talent, supérieur à ses doctrines, n’a pas pu leur enlever un caractère de choquans paradoxes. On a peine à lui supposer des convictions désintéressées, et le ton sérieux et digne de l’écrivain ne semble que le masque du cynisme de la pensée. Si de telles idées présentées avec gravité, enchaînées avec art, sont faites pour s’emparer de certains esprits, de ceux par exemple qu’on appelait alors libertins, en leur offrant le secours imprévu d’une apologie décente et presque austère, le dernier tiers du XVIIe siècle n’était pas l’époque la plus propre à confirmer ce succès momentané et à donner à Hobbes définitivement gain de cause. La révolution pouvait être lasse, elle n’était point. anéantie. Elle avait produit autre chose que des découragés se donnant pour désabusés. Cromwell avait pu tant qu’il voulait recevoir Hobbes en sa grâce ; il pouvait céder au faible de tous les maîtres du monde pour les panégyristes du principe d’autorité. même sous la domination de Cromwell, on était encore dans la période révolutionnaire, et Hobbes s’éloignait tellement par ses principes et leurs conséquences, par ses croyances et leur expression, des pensées de tous les partis qui avaient fait la révolution, du langage même de mylord protecteur, qu’il ne devait séduire que des indifférens ou des royalistes esprits forts empressés de rompre toute solidarité avec l’église. Les sectes puritaines ne pouvaient seulement l’écouter. Son fatalisme différait du leur, quoique l’un comme l’autre fût fondé sur une idée exagérée de la perversité humaine. Des antinomiens extrêmes avaient osé conclure du dogme de la chute que toute morale humaine était vanité et corruption, et qu’une loi naturelle était condamnée par son nom même, puisque la nature était mauvaise. Il doit paraître singulier que de cette même idée Hobbes infère la nécessité et la légitimité du pouvoir arbitraire, tandis que les sectes puritaines arrivent à des conséquences tout opposées. Ce qu’il y a de mauvais en nous aurait donc également motivé l’extrême tyrannie et l’extrême liberté.

Le calvinisme et même le protestantisme en général peuvent être embarrassés pour accorder leur excessive préoccupation de la présence du péché en nous avec une confiante aspiration à l’indépendance des sociétés et des individus. Au premier abord, il semble que la logique soit du côté de celui qui dit : « L’homme est méchant, et il ne ferait que du mal à ses semblables et à lui-même, si quelque obstacle plus fort que sa volonté ne l’arrêtait. Les gouvernemens sont cet obstacle ; ils le contiennent par la force, les lois, les religions. La justice est ce qu’ils trouvent utile pour tenir la société en paix. » Je ne défends certes pas cette doctrine, mais j’avoue que, prise isolément et en elle-même, elle a le mérite d’une certaine logique, ce mérite tant admiré, tant prôné chez Hobbes, et elle s’appuie sur un raisonnement à la portée de tout le monde. Ce qui semblerait prouver que la considération des vices de l’humanité devrait en effet conduire à l’absolutisme, c’est qu’il ne manque pas d’écoles religieuses qui ne conçoivent guère d’autre régime pour cette collection de pécheurs qu’on nomme la société. Il y a dans Joseph de Maistre des pages où il raisonne absolument comme le philosophe de Malmesbury. Sa politique n’est qu’un hobbisme pieux. Bonald y retombe aussi sans s’en douter. On a déjà remarqué cette singularité, ce sont précisément les sectes et les docteurs les plus contraires aux exagérations du calvinisme et même du protestantisme sur le péché et le libre arbitre qui se montrent le plus enclins à la politique de l’absolutisme. Les plus éloignés du fatalisme chrétien sont les moins libéraux. L’antithèse inverse est également vraie. Les rigoristes de toute secte sont pratiquement favorables à la liberté.

Est-ce une inconséquence ? faut-il en soupçonner les écoles religieuses d’où sont sortis les indépendans et les congrégations les plus respectables des cantons les plus pieux de l’Amérique ? Remarquez bien le point d’où partent les sectes puritaines. Le mal qu’elles signalent dans l’espèce humaine n’est point cette méchanceté primitive, congéniale, qui serait le tempérament naturel de l’homme, qui en ferait un être malfaisant, contenu uniquement par la force, gouvernable seulement par la peur. Le juger ainsi, ce serait calomnier le Créateur ; car tout le mal, c’est lui qui l’aurait fait. Le mal dans l’homme pour le christianisme le plus rigide, c’est, indépendamment de l’imperfection naturelle à toute créature, le péché, c’est-à-dire un manquement à la volonté de Dieu, fait accidentel, œuvre de notre libre arbitre, et qui nous a laissés, plutôt coupables que méchans, dans un état d’infirmité et de corruption d’où nous ne pouvons nous retirer par nos propres forces. Les gouvernemens, les lois, forces tout humaines comme les nôtres, n’y feraient œuvre. Au contraire leur intervention risque d’entraver, d’étouffer la seule action qui puisse nous régénérer, celle de la grâce divine. Elle seule répare en nous ce qui est irréparable, expie ce qui est inexpiable, et pour que nous puissions la demander, l’obtenir, la recevoir sans obstacle, nous devons être libres de toute contrainte et soustraits à l’autorité, soit des fausses religions qui achèveraient pour ainsi dire de nous corrompre, soit des pouvoirs qui les imposent ou qui les plient aux intérêts mondains de leur orgueil et de leur ambition. Pécheurs eux-mêmes comme nous, enchaînés plus que nous encore aux intérêts de la terre, ils sont devenus par leurs habitudes et leurs traditions les ennemis du salut des hommes, et la plus grande liberté, au moins la plus grande liberté religieuse, est nécessaire au salut.

Quoi qu’on pense des raisons premières de cette doctrine, elle est loin de celle de Hobbes, qui ne voyait que le despotisme capable de transformer les hommes d’animaux sauvages en animaux domestiques, et l’on conçoit que les chrétiens les plus sévères pour l’humanité pécheresse aient pu devenir d’exigeans amis de la liberté.

Voilà ce qui doit relever la majorité des sectes puritaines des arrêts dédaigneusement sévères des philosophes du XVIIIe siècle. L’école de Hume semblait ne pas les comprendre. Lui-même, avec une subtilité bien plus ingénieuse et plus pénétrante, est près de tirer les mêmes conclusions que Hobbes de l’examen des controverses et des guerres civiles du XVIe et du XVIIe siècle. N’a-t-il pas osé penser que le gouvernement anglais irait mourir dans le sein du pouvoir absolu !

Il y a déjà quelque temps que, sous le rapport de la politique, la révolution d’Angleterre, jusque dans ses partis les plus audacieux, est réhabilitée. Les historiens modernes ne méconnaissent plus ce que la liberté britannique, disons mieux, la liberté du monde, doit aux revendications hardies de plusieurs de ces groupes de combattans qui se disputèrent, même en s’égarant, l’honneur périlleux de régénérer leur croyance et leur pays. Nous pensons même qu’ainsi que la politique, la philosophie peut avoir à recueillir plus d’une parcelle de métal pur sortie de la fournaise allumée en Angleterre par les passions de la réforme. Les sectes qui n’ont pas prévalu, comme les partis qui ont échoué, n’ont point passé inutilement sur la terre.

Tous ceux-là étaient prémunis même par leurs erreurs contre l’influence funeste du hobbisme. C’est plutôt dans les partis modérés, toujours plus près de l’indifférence, c’est surtout dans le parti de la restauration que devait s’étendre cette influence. Tout parti a sa corruption. Celle qui est particulière aux partis conservateurs, c’est en théorie la préférence donnée aux intérêts sur les idées, le dédain des nobles passions, l’attachement aveugle aux biens et aux plaisirs que la tranquillité générale promet à l’insouciance politique. Cette corruption pénètre dans le gouvernement et domine dans les cours : on le vit bien sous les deux derniers Stuarts. Peu de spectacles sont plus odieux que celui de ces deux règnes ; mais comme, grâce à Dieu, le génie national, pour être éclipsé, n’était pas éteint, on vit s’élever à la même époque, soit dans la religion, soit dans la politique, un parti honnête, intelligent, éclairé et non pas énervé par la révolution, exempt des excès de doctrine et des excès de passion, et qui devait peu à peu prévaloir soit dans l’église, soit dans le gouvernement. Il prévaut encore. Dans ce parti, les uns étaient philosophiquement chrétiens, les autres n’étaient que philosophes. Les uns comme les autres ont été les véritables adversaires et finalement les vainqueurs de l’influence et de la doctrine de Hobbes.

Il a toujours cependant gardé en dehors des partisans du pouvoir absolu quelques admirateurs, quelques sectateurs plus ou moins avoués, car tous n’osaient professer un matérialisme aussi déclaré que le sien ; mais ce matérialisme même, et surtout la liberté hautaine avec laquelle il semblait défier les préjugés, son mépris des hypothèses spéculatives, sa préférence exclusive pour l’empirisme fondé sur la sensation, lui ont gagné le cœur de plus d’un penseur indépendant a qui sa politique ne pouvait que déplaire. Ainsi seulement s’explique l’attrait rétrospectif que semble avoir pris sa philosophie pour le radicalisme de notre temps. Lorsqu’on a vu un aussi généreux ami de la liberté que sir William Molesworth dédier à l’un de ses nobles compagnons d’armes dans la vie publique, à l’historien démocrate de la Grèce, George Grote, l’édition monumentale des œuvres de Hobbes que nous devons à ses soins et à sa munificence, on se demande quel intérêt intellectuel, quelle sympathie a pu lui dicter cet indirect hommage à l’effronté défenseur de la tyrannie[12]. Il faut bien croire qu’une certaine communauté de principes généraux entre le hobbisme et le positivisme y est pour quelque chose. Grande et dangereuse illusion, ce me semble, pour des hommes qui tiennent compte de la dignité des individus et des peuples ! Que devient-elle en effet, si la force, la force dictatoriale, fait la justice et la religion ? On comprend l’aversion des sages pour les prétentions théologiques, pour les sciences chimériques du moyen âge ; on comprend qu’un appel à l’expérience pratique, à l’évidence de fait, doive prévaloir contre une tradition qui d’une époque d’ignorance descend jusqu’à nous chargée de la rouille des siècles ; mais Hobbes n’a pas le privilège de cette manière indépendante de penser, car c’est là proprement l’esprit philosophique ; c’est ce que le génie de la renaissance est venu enseigner aux temps modernes, et, pour être spiritualiste, il ne cesse pas d’être libérateur. Un certain sensualisme au contraire, surtout le pur matérialisme, même une simple récusation au nom de la raison des vérités invisibles suffit pour enlever à l’esprit le droit de réclamer les titres du genre humain. Où les retrouver en effet si ce n’est dans le monde idéal ? Etaient-ils, il y a deux cents ans, écrits quelque part sur la terre ?


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Stabat et Hispanis in partibus inclyta classis.
    Hostilis, nostro mox peritura mari,
    dit Hobbes dans son autobiographie en vers latins. Il en a écrit une autre très abrégée en prose, à laquelle H. Blackbourne a joint un supplément. Hobbes, Oper. Philos., t. Ier", v. XIII, XXII, l. XXXI. Édition donnée en 1839 par sir William Molesworth.
  2. Is democratia ostendet quam sit inepta
    Et quantum cœtu plus sapit un as homo.
    Th. Hobbes vita, p. LXXXVIII.
  3. L’auteur paraît en effet y soutenir la doctrine du gouvernement de fait. Il examine la question de savoir à quel moment, en cas de guerre civile, commence le devoir de soumission au vainqueur, et décide que c’est aussitôt que l’on consent à vivre sous son autorité. Il voit un lien nécessaire entre l’obéissance et la protection, et Cromwell a été protecteur (Leviat., conclus., Works, t. III, p. 705) ; mais pourtant Cromwell ne l’était pas encore quand le livre fut imprimé. Hobbes insiste sur cette circonstance dans une apologie personnelle, qu’il publia sous la restauration en réponse au Hobbius heautontimorumenos de Wallis (1662). Works, t. IV, p. 420.
  4. Whewell, à qui j’emprunte cette remarque, dit que la première gravure est beaucoup meilleure que la seconde. (Mor. phil., sect. II, p. 45.) Elle est reproduite dans l’édition de Molesworth, t. III. Je ne suis frappé d’aucune ressemblance bien distincte.
  5. Omnia miles erat, committier omnia et uni
    Poscebat ; tacite Cromwells unus ecat.
  6. Corpus, homo, civis continet omne genus.
  7. Sdbjectum philosophiæe… est corpus omne. Log., ch. Ier, p. 9 ; cf. Leviathan, loc. cit.
  8. Excludit a se philosophia theolagiam, doctrinam dico de natura et attributits Dei… dactrinam de rebus illis omnibus quæ nec corpora, nec corporum affectus existimantur. Logica, p. I, c I.
  9. Leviathan, par. I, ch. XIII, cf. ch. XV.
  10. Veritas in dicto non in re consistit. Logic, c. III, p. 311.
  11. Les historiens des mathématiques passent sous silence avec raison les travaux de Hobbes dans cette science. Mon savant confrère M. Bertrand, qui a bien voulu y jeter les yeux, en a porté le même jugement que Wallis. L’inaptitude de Hobbes aux mathématiques est telle, selon lui, que ses fautes frapperaient à première vue un élève qui se prépare pour l’École polytechnique.
  12. « Georgio Grote quod præcipue laudi est, pro æquali universorum civium libertatee adversus optimatium dominatum propugnatari. » Op. lat., t. Ier.