Thrène de Séville/Traduction Grangeret de la Grange

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Abou’lbékâ, fils de Saleh, de la ville de Ronda
Thrène de Séville
Traduction par M. Grangeret de la Grange.
« Les Arabes en Espagne, extrait des Historiens orientaux »Série 1, tome 4 (p. 367-371).

Tout ce qui est parvenu à son plus haut période, décroît. O homme ! ne te laisse donc pas séduire par les charmes de la vie.

Les choses humaines subissent de continuelles révolutions. Si la fortune te réjouit dans un tems, elle t’affligera dans un autre.

Rien n’est stable dans cette demeure terrestre. L’homme peut-il rester toujours dans la même situation ?

La fortune, par un décret céleste, met en pièces les cuirasses contre lesquelles se sont émoussés les glaives et les lances.

Où sont les monarques puissans du Yémen ? où sont leurs couronnes et leurs diadèmes ?

Où est l’autorité que Schédâd a exercée dans Irem ? où est le pouvoir que la race de Sâsân a étendu sur la Perse ?

Que sont devenus les trésors qu’a entassés l’orgueilleux Kâroun ? que sont devenus Ad, Schédâd et Kahthân[1] ?

Un malheur qu’ils n’ont pu repousser est venu fondre sur eux ; ils ont péri, et leurs peuples ont subi le même sort.

Et il en a été des royaumes et des rois comme de ces ombres vaines que l’homme voit pendant son sommeil.

La fortune s’est tournée vers Darius, et il a été terrassé ; elle s’est dirigée vers Chosroës, et son palais lui a refusé un asile.

Est-il des obstacles que la fortune ne surmonte ? le règne de Salomon n’est-il point passé ?

Sans doute il y a des malheurs que l’on supporte, et dont on peut se consoler ; mais il n’y a pas de consolation pour le malheur qui vient de fondre sur l’Islamisme.

Un coup affreux, irrémédiable, a frappé l’Espagne ; il a retenti jusqu’en Arabie, et le mont Ohod et le mont Thalân se sont écroulés.

Demande maintenant à Valence ce qu’est devenue Murcie ? où trouver Xativa ? où trouver Jaën[2] ?

Où trouver Cordoue, le séjour des talens ? où sont tous ces savans qui ont brillé dans son sein ?

Où trouver Séville et les délices qui l’environnent ? où est son fleuve qui roule des eaux si pures, si abondantes, si délectables[3] ?

Villes superbes ! vos fondemens sont les fermes soutiens des provinces. Ah ! comment les provinces se soutiendront-elles si les fondemens sont renversés ?

L’Islamisme désolé verse des larmes amères sur nos contrées désertes et en proie aux infidèles.

Nos mosquées sont transformées en des églises, et mous n’y voyons que des cloches et des croix[4].

Nos chaires et nos sanctuaires, quoique d’un bois dur et insensible, se couvrent de larmes, et gémissent sur nos malheurs[5].

Toi qui vis dans l’insouciance, tandis que la fortune te donne des conseils, si tu es endormi, sache que la fortune est éveillée.

Tu te promènes satisfait et exempt de soucis : ta patrie t’offre encore des charmes ; mais l’homme a-t-il une patrie après la perte de Séville ?

Ce dernier malheur a fait oublier tous les autres ; et la longueur du tems ne pourra pas en effacer le souvenir.

O vous qui montez des coursiers effilés, ardens, et qui, dans les champs où l’épée exerce ses fureurs, volent comme des aigles ;

O vous dont les mains sont armées des glaives acérés de l’Inde, qui, dans de noirs tourbillons de poudre, brillent comme des feux ;

O vous qui par-delà la mer, coulez des jours tranquilles et sereins ; vous qui trouvez dans vos demeures la gloire et la puissance,

N’auriez-vous pas appris des nouvelles des habitans de l’Espagne ? et pourtant des messagers sont partis pour vous instruire de leurs souffrances.

Sans cesse ils implorent votre secours, et cependant on les massacre, on les traîne en captivité. Quoi ! pas un seul homme ne se lève pour les défendre !

Que signifie cette division parmi les Musulmans ? Eh quoi ! vous, adorateurs de Dieu, n’êtes vous pas tous frères ?

Ne s’élevera-t-il pas au milieu de vous quelques ames fières, généreuses, intrépides ? n’arrivera-t-il pas des guerriers pour secourir et venger la religion ?

Les habitans de l’Espagne sont couverts d’ignominie, eux qui naguères étaient dans un état florissant et glorieux.

Hier ils étaient rois dans leurs demeures ; aujourd'hui ils sont esclaves dans les pays de l’incrédulité.

Ah ! si tu eusses vu couler leurs larmes au moment où ils ont été vendus, ce spectacle t’aurait pénétré de douleur, et ta raison se serait égarée.

Si tu les voyais consternés, errans, sans assistance, et couverts des vêtemens qui attestent leur honteux esclavage !

O Dieu ! faut-il qu’une montagne soit posée entre la mère et ses enfans ! faut-il que les ames soient séparées des corps !

Et ces jeunes filles aussi belles que le soleil lorsqu'à son lever, il répand le corail et le rubis,

O douleur ! le barbare les entraîne, malgré elles, pour les condamner à des emplois humilians ; et leurs yeux sont baignés de pleurs, et leurs sens sont troublés.

Ah ! qu’à ce spectacle cruel nos cœurs se fondent de douleur, s’il y a encore dans nos cœurs un reste d’Islamisme et de foi !


  1. Les Musulmans disent que Kâroun ou Koré était le plus riche et le plus orgueilleux des enfans d’Israël. Il refusa de payer la dîme. En punition de son avarice, Dieu entr’ouvrit la terre sous ses pas, et il fut englouti avec tous ses trésors.—Ad et Schédâd sont d’anciens rois de l’Arabie. Kahthân est le père des Arabes purs et sans mélange.
  2. Dans ces villes et dans les campagnes environnantes, il y avait des jardins délicieux, arrosés par un grand nombre de canaux. Xativa était célèbre par ses agrémens. C'était dans cette ville que les Arabes fabriquaient leur plus beau papier.
  3. Les poètes et les historiens arabes ne parlent de Séville qu’avec enthousiasme ; ils comparent le fleuve qui l’arrose (le Guadalquibir, ou grand fleuve) au Tigre, à l’Euphrate et au Nil. Les habitans de Séville étaient renommés par leur esprit, leur politesse, leur enjouement et leur goût pour les plaisirs.
    Dans l’original, Séville est appelée Émesse. Lorsque les Arabes firent la conquête de l’Espagne, ils donnèrent à quelques-unes des villes où ils s’établirent les noms des villes d’Orient qu’ils avaient quittées.Ainsi Séville fut appelée Émesse par les Arabes venus d’Émesse ; Grenade fut appelée Damas par ceux de Damas ; Jaen fut appelé Kinesrin par ceux de Kinesrin ; Malaca fut appelée Arden par ceux qui étaient venus des bords du Jourdain, nommé Arden en arabe. Les Arabes qui étaient venus de la Palestine, appelèrent Xerès, Palestine. Ceux qui étaient venus de Misr ou vieux Kaire, donnèrent au pays de Tadmir (Murcie), le nom de Misr.
  4. Le mot que je traduis par cloches est نواقيس nawâkis, plur. de ناقوس nâkous. Le nâkous était une grosse pièce de bois que les Chrétiens frappaient avec une autre moins forte, nommée وبيل wabil, pour avertir les fidèles de l’heure de la prière.
  5. Chez tous les peuples et dans tous les âges, la poésie a été en droit de donner du sentiment aux objets les plus insensibles. Virgile a dit dans l’épisode de la mort de César :
    Et mæstum illacrymat templis ubur, æraque sudant.