Timon/Édition Garnier

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 483-484).

TIMON[1]

« Dieu merci ! j’ai brûlé tous mes livres, me dit hier Timon.

— Quoi ! tous sans exception ? passe encore pour le Journal de Trévoux, les romans du temps et les pièces nouvelles ; mais que vous ont fait Cicéron et Virgile, Racine, La Fontaine, l’Arioste, Addison et Pope ?

— J’ai tout brûlé, répliqua-t-il ; ce sont des corrupteurs du genre humain. Les maîtres de géométrie et d’arithmétique même sont des monstres. Les sciences sont le plus horrible fléau de la terre. Sans elles nous aurions toujours eu l’âge d’or. Je renonce aux gens de lettres pour jamais, à tous les pays où les arts sont connus. Il est affreux de vivre dans des villes où l’on porte la mesure du temps en or dans sa poche, où l’on a fait venir de la Chine de petites chenilles pour se couvrir de leur duvet, où l’on entend cent instruments qui s’accordent, qui enchantent les oreilles, et qui bercent l’âme dans un doux repos. Tout cela est horrible, et il est clair qu’il n’y a que les Iroquois qui soient gens de bien ; encore faut-il qu’ils soient loin de Québec, où je soupçonne que les damnables sciences de l’Europe se sont introduites. »

Quand Timon eut bien évaporé sa bile, je le priai de me dire sans humeur ce qui lui avait inspiré tant d’aversion pour les belles-lettres. Il m’avoua ingénument que son chagrin était venu originairement d’une espèce de gens qui se font valets de libraires, et qui de ce bel état où les réduit l’impuissance de prendre une profession honnête insultent tous les mois les hommes les plus estimables de l’Europe pour gagner leurs gages. « Vous avez raison, lui dis-je ; mais voudriez-vous qu’on tuât tous les chevaux d’une ville parce qu’il y a quelques rosses qui ruent et qui servent mal ? »

Je vis que cet homme avait commencé par haïr l’abus des arts, et qu’il était parvenu enfin à haïr les arts mêmes. « Vous conviendrez, me disait-il, que l’industrie donne à l’homme de nouveaux besoins. Ces besoins allument les passions, et les passions font commettre tous les crimes. L’abbé Suger gouvernait fort bien l’État dans les temps d’ignorance ; mais le cardinal de Richelieu, qui était théologien et poëte, fit couper plus de têtes qu’il ne fit de mauvaises pièces de théâtre. À peine eut-il établi l’Académie française que les Cinq-Mars, les de Thou, les Marillac, passèrent par la main du bourreau. Si Henri VIII n’avait pas étudié, il n’aurait pas envoyé deux de ses femmes sur l’échafaud, Charles IX n’ordonna les massacres de la Saint-Barthélémy que parce que son précepteur Amyot lui avait appris à faire des vers[2] ; et les catholiques ne massacrèrent en Irlande trois à quatre mille familles de protestants que parce qu’ils avaient appris à fond la Somme de saint Thomas.

— Vous pensez donc, lui dis-je, qu’Attila, Genseric, Odoacre, et leurs pareils, avaient étudié longtemps dans les universités ?

— Je n’en doute nullement, me dit-il, et je suis persuadé qu’ils ont écrit beaucoup en vers et en prose ; sans cela, auraient-ils détruit une partie du genre humain ? Ils lisaient assidûment les casuistes et la morale relâchée des jésuites, pour calmer les scrupules que la nature sauvage donne toute seule. Ce n’est qu’à force d’esprit et de culture qu’on peut devenir méchant. Vivent les sots pour être honnêtes gens ! » Il fortifia cette idée par beaucoup de raisons capables de faire remporter un prix dans une académie. Je le laissai dire. Nous partîmes pour aller souper à la campagne. Il maudissait en chemin la barbarie des arts, et je lisais Horace.

Au coin d’un bois, nous fûmes rencontrés par des voleurs, et dépouillés de tout impitoyablement. Je demandai à ces messieurs dans quelle université ils avaient étudié. Ils m’avouèrent qu’aucun d’eux n’avait jamais appris à lire.

Après avoir été ainsi volés par des ignorants, nous arrivâmes presque nus dans la maison où nous devions souper. Elle appartenait à un des plus savants hommes de l’Europe. Timon, suivant ses principes, devait s’attendre à être égorgé. Cependant il ne le fut point ; on nous habilla, on nous prêta de l’argent, on nous fit la plus grande chère ; et Timon, au sortir du repas, demanda une plume et de l’encre pour écrire contre ceux qui cultivent leur esprit.

FIN DE TIMON.
  1. Ce morceau, qui évidemment est une réponse au discours de J.-J. Rousseau, couronné le 9 juillet 1750 par l’académie de Dijon, sur cette question : Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les mœurs ? doit être du même temps. Cependant la plus ancienne impression que je connaisse est de 1756, dans le volume intitulé Mélanges de littérature, d’histoire et de philosophie. Dans toutes les éditions publiées du vivant de l’auteur, cet écrit avait pour titre : Sur le paradoxe que les sciences ont nui aux mœurs. (B.)
  2. Voyez tome XVIII, page 141.