Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 16/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 228-236).

CHAPITRE IX.



VISITE DE JONES À MISTRESS FITZ-PATRICK.

On sera peut-être bien aise d’aller retrouver avec nous M. Jones. À l’heure dite il se rendit chez mistress Fitz-Patrick. Avant de rapporter l’entretien qu’ils eurent ensemble, il est à propos, selon notre méthode, de revenir un peu sur nos pas, et d’expliquer l’apparente inconséquence de cette dame qui, après avoir changé de logement dans l’unique dessein d’éviter Jones, avoit, comme on l’a dit, recherché adroitement une entrevue avec lui.

Le simple récit de ce qui s’étoit passé la veille suffira pour éclaircir ce mystère. Mistress Fitz-Patrick instruite par lady Bellaston que son oncle Western étoit à Londres, alla lui rendre ses devoirs dans son logement à Piccadilly. Il la reçut de la manière la plus brutale, et poussa l’indignité jusqu’à la menacer de la mettre à la porte à coups de pied. Un vieux serviteur de mistress Western, qui la connoissoit de longue main, la mena ensuite chez sa tante. Celle-ci lui fit un accueil plus poli, mais non pas plus tendre ; ou pour mieux dire la rudoya d’une autre façon. En un mot, mistress Fitz-Patrick sortit de chez l’un et l’autre, bien convaincue que son projet de réconciliation avec sa famille avoit entièrement échoué, et qu’elle devoit renoncer pour jamais à l’espoir d’atteindre le but qu’elle s’étoit proposé. Dès lors le désir de la vengeance remplit seul son cœur ; et dans cette disposition, la rencontre qu’elle fit de Jones à la comédie lui parut une excellente occasion de satisfaire son ressentiment.

On se souvient d’avoir vu dans le récit de ses aventures, que mistress Western s’étoit prise autrefois à Bath d’une belle passion pour M. Fitz-Patrick, et que le dépit d’avoir été sa dupe étoit aux yeux de mistress Fitz-Patrick la source de l’implacable haine que sa tante nourrissoit contre elle. Il lui sembla donc très-vraisemblable que la bonne dame recevroit aussi volontiers les hommages de Jones, qu’elle avoit reçu autrefois ceux de l’Irlandois. L’avantage de la figure étoit évidemment du côté de Jones ; et elle pensoit (sans qu’on puisse dire à quel point elle avoit raison) que le progrès de l’âge chez sa tante étoit moins contraire que favorable à son dessein.

Aussitôt que Jones fut arrivé chez mistress Fitz-Patrick, elle lui témoigna le désir de lui être utile, persuadée, dit-elle, que ce seroit aussi rendre service à sa cousine. Elle s’excusa ensuite de son manquement de parole, et lui apprit en quelles mains étoit Sophie, croyant qu’il l’ignoroit. Enfin, selon le plan qu’elle avoit conçu, elle lui conseilla d’offrir de feints hommages à la vieille tante, pour se procurer un accès facile auprès de la jeune nièce, et l’instruisit en même temps du succès que M. Fitz-Patrick avoit dû jadis à un pareil stratagème.

Jones la remercia de ses intentions obligeantes ; mais il ne dissimula pas son peu de confiance dans la réussite du plan qu’elle lui proposoit. « Mistress Western, dit-il, connoît ma passion pour sa nièce, et elle ignoroit celle de M. Fitz-Patrick pour vous. J’ai d’ailleurs tout lieu de penser que miss Western se refuseroit à une semblable supercherie, par une invincible horreur de toute espèce de fausseté, et par le profond respect qu’elle porte à sa tante. »

Mistress Fitz-Patrick fut un peu blessée de cette réponse. C’étoit en effet, de la part de Jones, une inadvertance, ou un manque de politesse dont il ne se seroit pas rendu coupable, si le plaisir qu’il prenoit à louer sa maîtresse ne lui avoit ôté la faculté de réfléchir ; car dans sa bouche l’éloge d’une des cousines ressembloit trop à la critique de l’autre.

« Je ne crois pas, monsieur, répartit avec quelque chaleur mistress Fitz-Patrick, qu’il y ait rien de plus aisé que de tromper par des protestations d’amour une vieille femme de complexion amoureuse ; et, (j’en demande pardon à ma tante) il n’y en eut jamais une plus inflammable qu’elle. Ne pouvez-vous pas feindre que le désespoir d’obtenir la main de sa nièce, puisqu’elle est promise à Blifil, vous a fait tourner vos vues vers elle ? Quant à ma cousine Sophie, je ne saurois m’imaginer qu’elle soit assez folle pour éprouver à ce sujet le moindre scrupule, ou pour trouver mauvais qu’on punisse une de ces mégères que la loi devroit châtier des maux sans nombre qu’elles attirent sur leurs familles, par leurs passions tragi-comiques. Moi qui vous parle, je ne fus pas si timorée ; et cependant j’ose dire, sans craindre d’offenser Sophie, que sa cousine déteste autant qu’elle-même le mensonge. Pour ce qui est de ma tante, je ne pense pas lui devoir du respect, et elle n’en mérite point. Au reste, monsieur, je vous ai donné mon avis. Si vous refusez de le suivre, j’en aurai moins bonne opinion de votre jugement… Voilà tout. »

Jones s’aperçut de la faute qu’il avoit commise et tâcha de la réparer ; mais il ne fit que balbutier et se perdit dans un dédale d’absurdités et de contradictions. À dire vrai, il vaut souvent mieux se résigner à subir les conséquences d’une première bévue, que de chercher à y remédier ; car d’ordinaire plus on fait d’efforts pour se tirer du bourbier, plus on s’y enfonce ; et il se trouve peu de gens qui montrent en pareille occasion la même indulgence que mistress Fitz-Patrick. « Monsieur, dit-elle à Jones en souriant, cessez de vous excuser ; je pardonne volontiers à un amant sincère tous les torts qui naissent de sa passion pour sa maîtresse. »

Elle lui renouvela ensuite sa proposition, et n’oublia, pour la faire valoir, aucun des arguments que son imagination put lui fournir. Transportée de fureur contre sa tante, elle ne connoissoit pas de plus douce jouissance que de la couvrir de ridicule ; et en véritable femme, elle ne voyoit point d’obstacle à l’exécution de son plan favori.

Jones persista néanmoins dans le refus de tenter une entreprise dont le succès lui sembloit impossible. Il comprit aisément les motifs qui rendoient mistress Fitz-Patrick si pressante. Il lui dit qu’il ne nioit point son tendre et vif attachement pour Sophie, mais qu’il sentoit que l’inégalité de leurs positions respectives ne lui permettoit pas d’espérer qu’une personne si accomplie daignât abaisser ses regards sur un jeune homme trop peu digne d’elle. Il protesta même qu’à peine désiroit-il qu’elle eût tant de condescendance. Il finit par une profession de sentiments généreux que nous n’avons pas pour le moment le loisir d’insérer ici.

Il y a quelques jolies femmes (car nous n’osons nous exprimer d’une manière trop générale), en qui l’égoïsme domine à tel point qu’elles rapportent tout à elles-mêmes. Comme la vanité seule les anime, elles sont toujours prêtes à s’emparer des louanges qui frappent leurs oreilles et à se les approprier, quoiqu’elles n’en soient pas l’objet. Fait-on en la présence de ces dames l’éloge d’une autre femme ? elles ne manquent pas de se l’appliquer, souvent même de l’amplifier à leur profit. Si, par exemple, on vante sa beauté, son esprit, ses graces, son enjouement, combien, à leur avis, ne doit-on pas les priser davantage, elles qui possèdent ces qualités dans un degré bien supérieur !

Il n’est pas rare qu’un homme se recommande auprès d’elles, en louant une autre femme. Exprime-t-il l’ardeur et le dévouement que lui inspire sa maîtresse ? Ah ! disent-elles, quel amant ce seroit pour nous qu’un homme capable d’aimer avec tant de passion une personne d’un mérite inférieur au nôtre ! Quelque étranges que puissent paroître ces mouvements du cœur féminin, nous en avons vu de nombreux exemples, et mistress Fitz-Patrick nous en offre un des plus frappants. Elle commençoit, en ce moment, à éprouver pour Jones un sentiment dont elle comprit plus tôt la nature, que n’avoit fait autrefois la pauvre Sophie.

La beauté parfaite dans l’un et l’autre sexe a, sans contredit, un attrait plus irrésistible qu’on ne l’imagine communément. Bien des gens, à la vérité, se contentent d’un moindre lot ; semblables à des enfants qui répètent une leçon sans y rien comprendre, ils apprennent par routine à mépriser les agréments extérieurs, et à mettre un grand prix à des charmes plus solides. Cependant nous avons toujours observé qu’à l’approche d’une beauté accomplie, ces charmes plus solides pâlissent, comme les étoiles, au lever du soleil.

Lorsque Jones eut fini ses exclamations dont plusieurs n’auroient pas été déplacées dans la bouche du tendre et magnanime Orondate, mistress Fitz-Patrick détourna les yeux qu’elle avoit tenus quelque temps fixés sur lui, et les baissant vers la terre : « Que je vous plains, M. Jones ! s’écria-t-elle. Faut-il que vous brûliez d’une si vive flamme pour une personne qui s’y montre insensible ! Je connois ma cousine mieux que vous, M. Jones, et je dois dire qu’une femme qui ne paie d’aucun retour un tel amant et une telle passion, est indigne de l’un et de l’autre.

— Sûrement, madame, vous ne pouvez penser…

— Penser… je ne sais ce que je pense… Il y a, ce me semble, dans le véritable amour quelque chose qui tient de la magie. Peu de femmes ont le bonheur de trouver ce sentiment chez les hommes ; moins encore savent l’apprécier lorsqu’elles l’y trouvent. Je n’ai de ma vie entendu un si noble langage, et j’ignore comment il se fait qu’on est forcé de vous croire. Ah ! il faudroit être bien injuste pour dédaigner un pareil mérite ! »

Le ton et l’air dont mistress Fitz-Patrick prononça ces mots firent naître dans l’esprit de Jones un soupçon que nous ne nous soucions pas d’expliquer trop clairement. Au lieu de lui répondre, il voulut prendre congé d’elle, en disant qu’il craignoit de l’avoir fatiguée par la longueur de sa visite.

« Point du tout, monsieur, répartit mistress Fitz-Patrick ; je vous plains sincèrement, M. Jones, oui très-sincèrement. Mais puisque vous êtes si pressé de me quitter, réfléchissez au projet dont je vous ai parlé ; je suis sûre que vous l’approuverez. Revenez me voir le plus tôt que vous le pourrez, demain matin, si vous voulez, ou du moins dans l’après-midi : je serai chez moi toute la journée. »

Jones, après de nouveaux témoignages de reconnoissance, se retira respectueusement. Mistress Fitz-Patrick ne put s’empêcher de lui adresser pour adieu un regard qu’il dut comprendre, pour peu qu’il eût quelque intelligence du langage des yeux. Ce regard l’affermit dans la résolution de ne plus retourner chez elle. On ne sauroit nier que notre ami n’eût à se reprocher plus d’une foiblesse ; mais alors sa Sophie absorboit tellement toutes ses pensées, qu’aucune femme sur la terre n’auroit pu (nous le croyons du moins) le rendre un moment infidèle.

Cependant la fortune, toujours contraire à ses vœux, le voyant déterminé à ne pas lui fournir une nouvelle occasion de le tourmenter, résolut de tirer de celle-ci tout le parti possible, et suscita l’incident que nous allons raconter d’un ton convenable à la nature tragique du sujet.