Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 17/Chapitre 09

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Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 4p. 304-314).
Livre XVII

CHAPITRE IX.



CE QUI ARRIVE À JONES DANS SA PRISON.

Jones, hors le peu d’instants où il fut distrait de ses chagrins par la compagnie de Partridge, passa dans une triste solitude les vingt-quatre heures qui s’écoulèrent avant le retour de M. Nightingale : ce n’est pas que ce digne jeune homme eût oublié ou abandonné son ami ; il avoit au contraire employé à le servir presque tout le temps de son absence.

Ayant appris qu’il n’y avoit eu d’autres témoins de la malheureuse rencontre de Jones et de Fitz-Patrick, que des matelots d’un vaisseau de guerre mouillé à Deptford, il s’y rendit sur-le-champ. On lui dit que les gens qu’il cherchoit étoient tous à terre. Impatient de les joindre, il les suivit à la piste de place en place, et fut enfin assez heureux pour en trouver deux qui buvoient ensemble avec un tiers, dans un méchant cabaret près d’Aldersgate.

Nightingale ayant témoigné le désir de parler à Jones en particulier, Partridge qui étoit avec son maître se retira. Dès qu’il fut sorti, Nightingale prit Jones par la main : « Allons, mon brave ami, s’écria-t-il, ne vous laissez pas trop abattre par ce que je vais vous dire. Il m’est pénible d’avoir de mauvaises nouvelles à vous donner ; mais je crois de mon devoir de ne point vous les taire.

— Ah ! je vous devine déjà ! le pauvre gentilhomme est mort.

— J’espère que non ; il vivoit encore ce matin. Je ne veux pourtant point vous flatter. Les informations que j’ai prises me font appréhender que sa blessure ne soit mortelle. Au reste, si l’affaire est véritablement telle que vous me l’avez contée, quoi qu’il arrive, vous n’avez à craindre que vos remords. Mais, mon cher Tom, je vous conjure de confier à vos amis ce qu’il y a de moins favorable pour vous dans votre aventure. Ce seroit être ennemi de vous-même, que de leur rien déguiser.

— Mon cher Jacques, vous ai-je jamais donné sujet de me blesser par un si cruel soupçon ?

— Écoutez-moi, je vais vous parler franchement. Après d’actives recherches, j’ai découvert deux témoins du funeste accident, et je suis fâché de le dire, leur récit ne s’accorde pas avec le vôtre.

— Que disent-ils donc ?

— Ce que je répète à regret, parce que j’en redoute pour vous les conséquences. Ils disent qu’ils étoient trop loin pour entendre les propos qui ont occasionné la querelle ; mais tous deux affirment que vous avez porté le premier coup.

— Eh bien ! sur le salut de mon ame, ils me calomnient. C’est Fitz-Patrick qui m’a frappé le premier ; et il m’a frappé sans la moindre provocation de ma part. Qui peut engager ces misérables à m’accuser faussement ?

— Je l’ignore, et si vous-même et moi, votre sincère ami, nous ne pouvons concevoir le motif qui les porte à vous accuser, quelles raisons un tribunal impartial aura-t-il de ne pas les croire ? Je leur ai adressé plus d’une fois la même question ; elle leur a été répétée par leur compagnon que je suppose un marin, et qui sembloit prendre à votre sort un vif intérêt. Il les a priés de considérer qu’il s’agissoit de la vie d’un homme, et leur a demandé à plusieurs reprises, s’ils étoient sûrs du fait qu’ils avançoient. Tous deux ont répondu qu’ils étoient prêts à l’attester par serment. Pour l’amour de Dieu, mon cher ami, pensez-y bien. Si leur témoignage se trouvoit conforme à la vérité, il seroit temps de songer à vous procurer des protecteurs. Je ne veux pas vous effrayer ; mais vous savez sans doute avec quelle sévérité la loi punit l’agresseur, quelque violentes qu’aient été les provocations verbales.

— Hélas ! mon, ami, est-il des protecteurs pour un malheureux tel que moi ? Pensez-vous d’ailleurs que je voulusse vivre avec la réputation d’un meurtrier ? Eussé-je des amis (hélas ! je n’en ai point), aurois-je le front de solliciter leur crédit en faveur d’un homme condamné pour le plus noir des crimes ? Croyez-moi, je ne conserve aucun espoir. Toute ma confiance est dans un tribunal bien supérieur à celui qui me jugera, et dont j’obtiendrai sûrement la protection que je mérite. »

Il jura encore de la manière la plus énergique qu’il n’avoit altéré en rien la vérité dans son récit.

Ce serment ébranla de nouveau Nightingale, et commençoit à le faire pencher pour son ami, quand mistress Miller entra et rendit compte du mauvais succès de sa démarche. « À présent, mon cher Nightingale, dit Jones avec un calme héroïque, j’envisage d’un œil d’indifférence le sort qui m’attend, quel qu’il soit. S’il plaît au ciel que j’expie par ma mort le sang que j’ai versé, j’espère qu’un jour la bonté divine daignera manifester mon innocence, et que les paroles d’un mourant inspireront assez de confiance pour mettre ma mémoire à l’abri de la calomnie. »

À ce discours succéda une scène fort triste entre le prisonnier et ses amis. Peu de lecteurs auroient souhaité d’en être témoins, et très-peu aussi désireroient sans doute d’en entendre les détails : nous passerons donc au récit d’un autre incident. Le geôlier vint annoncer à Jones qu’une dame étrangère demandoit à lui parler, lorsqu’il auroit le loisir de la recevoir.

Jones s’étonna de cette visite. Il ne connaissoit point, dit-il, de femme au monde dont il pût en attendre une dans le lieu qu’il habitoit. Cependant, comme il n’avoit pas de motif plausible de refuser de voir personne, il invita mistress Miller et M. Nightingale à se retirer, et donna ordre de faire entrer la dame.

Si Jones s’étoit étonné qu’on lui annonçât la visite d’une femme, quelle fut sa surprise de reconnoître dans cette femme mistress Waters ? Celle du lecteur ne doit pas être moindre que la sienne, et nous engage à expliquer le mystère d’une apparition aussi imprévue.

Le lecteur sait très-bien qui étoit mistress Waters. Ce qu’il ignore et ce qu’il faut lui apprendre, c’est ce qu’elle étoit devenue. Nous le prierons donc de se rappeler que mistress Waters partit d’Upton dans la même voiture que M. Fitz-Patrick et un autre gentilhomme irlandois, et se rendit à Bath avec eux.

Or il y avoit en ce temps-là une certaine place vacante dans la maison et à la disposition de M. Fitz-Patrick. C’étoit une place de femme. La dame qui l’occupoit s’en étoit démise depuis peu, ou du moins en avoit abandonné les fonctions. Pendant le voyage, M. Fitz-Patrick examina avec beaucoup d’attention mistress Waters, et la jugea très-propre à remplir cet emploi. En arrivant à Bath, il le lui conféra sur-le-champ, et elle l’accepta sans le plus léger scrupule. Tout le temps qu’ils passèrent à Bath, ils vécurent comme mari et femme, et comme mari et femme ils arrivèrent ensemble à Londres.

Soit que M. Fitz-Patrick eût trop de sens pour se dessaisir d’un bien précieux, avant de s’en être assuré un autre dont il n’avoit plus qu’un foible espoir de recouvrer la possession ; soit que mistress Waters se fût si bien acquittée de son emploi, qu’il voulût lui conserver dans sa maison le premier rang, et ne laisser, comme on le voit souvent, que le second à sa femme légitime, il est certain qu’il ne lui dit pas un mot de sa fugitive moitié, ni de son dessein de la reprendre. Il se garda soigneusement aussi de lui communiquer la lettre remise entre ses mains par mistress Western, et bien davantage de prononcer devant elle le nom de Jones. Malgré sa résolution de se battre avec notre héros partout où il le rencontreroit, il n’imita pas ces hommes prudents qui regardent en pareille circonstance une femme, une mère, une sœur, et quelquefois toute une famille comme leur meilleur rempart. La première confidence qu’il fit à mistress Waters ne lui échappa qu’après qu’on l’eut transporté chez lui, de l’auberge où sa blessure avoit été pansée.

M. Fitz-Patrick n’avoit jamais su raconter clairement une histoire. Peut-être s’embrouilla-t-il ce jour-là un peu plus que de coutume. En effet, mistress Waters fut quelque temps avant de comprendre que l’auteur de sa blessure étoit ce même jeune homme qui lui en avoit fait une dans le cœur, sinon mortelle, du moins assez profonde pour qu’elle en conservât encore la cicatrice. Elle n’eut pas plus tôt appris que M. Jones étoit détenu comme assassin à Gate-House, que laissant M. Fitz-Patrick aux soins de sa garde, elle courut rendre visite au prisonnier.

Elle entra dans sa chambre avec un air de gaîté que dissipa subitement la sombre tristesse empreinte sur la physionomie de Jones. Il tressaillit à sa vue.

« Je ne m’étonne point de votre surprise, lui dit-elle. Vous ne vous attendiez sûrement pas à me voir. On ne reçoit guère ici des visites d’une femme, à moins que ce ne soit de la sienne. Jugez, M. Jones, du pouvoir que vous avez sur moi. Quand nous nous séparâmes à Upton, j’étois loin de penser que notre première entrevue auroit lieu dans un pareil séjour.

— Je dois, madame, vous rendre grace de votre visite. Il est rare qu’on aille chercher les malheureux, surtout dans ces sombres demeures.

— En vérité, M. Jones, j’ai peine à me persuader que vous soyez le charmant jeune homme que j’ai vu à Upton. Il n’y a point de prison dont l’aspect soit aussi lugubre que votre figure. Que vous est-il donc arrivé ?

— Je pensais, madame, qu’instruite de ma captivité, vous en saviez aussi la déplorable cause.

— Je sais que vous avez blessé un homme en duel ; voilà tout. »

Jones s’indigna de ce ton de légèreté, et témoigna une extrême douleur de ce qui s’étoit passé.

« Eh bien, monsieur, répondit mistress Waters, si vous prenez la chose si fort à cœur, je puis vous tranquilliser. Votre adversaire n’est pas mort, et j’ai presque la certitude que sa vie ne court aucun risque. Le chirurgien qui l’a pansé d’abord étoit un jeune homme qui s’est plu à représenter sa blessure comme très-grave, afin que la cure lui fît plus d’honneur ; mais le chirurgien du roi l’a vu depuis, et il assure qu’à moins que la fièvre ne vienne à se déclarer, ce qui lui paroît peu probable, il ne craint point pour ses jours. »

À ce récit, un rayon de joie brilla sur le visage de Jones. Mistress Waters affirma qu’elle n’avoit dit que la vérité. Puis elle ajouta : « Par le plus singulier des hasards, je loge dans la même maison que le gentilhomme ; je l’ai vu ; je vous garantis qu’il vous rend justice ; il confesse, sans s’inquiéter des conséquences de son aveu, que c’est lui qui a été l’agresseur, et que vous n’avez pas le moindre tort. »

Jones montra la plus grande satisfaction d’une si heureuse nouvelle. Il dit ensuite à mistress Waters beaucoup de choses qu’elle savoit déjà ; comme qui étoit M. Fitz-Patrick, d’où venoit son ressentiment, etc. Il lui conta aussi plusieurs faits qu’elle ignoroit, tels que l’aventure du manchon et d’autres particularités, taisant seulement le nom de Sophie. Après quoi il déplora les fautes sans nombre dont il s’étoit rendu coupable, et qui toutes avoient eu, disoit-il, des suites si funestes qu’il seroit inexcusable de ne pas profiter de son expérience, et de persévérer dans le même désordre. Enfin il annonça la résolution d’être sage à l’avenir, dans la crainte d’essuyer encore de plus grands malheurs.

Mistress Waters se moqua de tous ces beaux discours, les attribuant au chagrin et à l’ennui de la captivité. Elle répéta de vieilles plaisanteries sur la conversion du diable quand il fut malade, et dit à Jones qu’elle se flattoit de le voir bientôt libre, aussi gai qu’auparavant, et radicalement guéri des vains scrupules qui tourmentoient sa conscience.

Mistress Waters lui tint encore bien des propos semblables que nous ne rapporterons pas. Certains lecteurs pourroient les trouver peu honorables pour elle, tandis que d’autres s’amuseroient peut-être à tourner en ridicule les réponses de Jones. Nous supprimerons donc le reste de leur conversation, nous bornant à observer que l’entrevue se termina d’une manière tout-à-fait innocente, et beaucoup plus à la satisfaction de Jones qu’à celle de mistress Waters. Si l’un étoit ravi des nouvelles qu’il venoit d’apprendre, l’autre n’étoit pas aussi charmée des dispositions repentantes d’un jeune homme dont elle avoit pris à Upton une idée très-différente de celle qu’elle en concevoit en ce moment.

La visite de mistress Waters adoucit infiniment la tristesse qu’inspiroit à Jones le rapport de Nightingale ; mais le découragement que lui avoit causé celui de mistress Miller étoit toujours le même. Son récit s’accordoit si bien avec la lettre de Sophie, qu’il ne douta pas qu’elle n’eût montré la sienne à sa tante et pris la ferme résolution de l’abandonner. Cette pensée le pénétra d’une douleur qui ne pourroit se comparer qu’à celle où le plongea le nouveau malheur que lui réservoit la fortune, et que nous ferons connoître dans le second chapitre du livre suivant.