Traité de pédagogie (trad. Barni)/Préface/III

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Traduction par Jules Barni.
Texte établi par Raymond ThaminFélix Alcan (p. 20-23).


III.


L’ÉDUCATION DE L’INTELLIGENCE.


Cette éducation intermédiaire est encore physique, avons-nous dit avec Kant, en ce sens que ce sont des facultés naturelles qu’elle développe. La nature ne finit pas là où la liberté commence. Ce sont deux « règnes », sans qu’il soit vrai de dire deux règnes ennemis. L’intelligence est du règne de la nature. Mais la nature n’est pas toute matière, et la nature de l’intelligence est justement d’être indépendante de la nature matérielle qu’elle perçoit. Non qu’elle existe à vide, et qu’elle puisse en se développant faire sortir de son sein tout ce qu’elle doit savoir. li lui faut autre chose qu’elle-même pour qu’elle se révèle à elle-même, et c’est dans l’expérience qu’elle découvre ses propres formes qu’elle y a mises. Logiquement antérieure aux faits, elle est leur contemporaine dans la conscience ; l’a priori et l’a posteriori sont donnés ensemble dans la connaissance. — Cela est de la philosophie, et de la philosophie transcendentale. Mais voici comment la pédagogie traduit cette thèse en lois particulières et pratiques. Ne comptez pas que l’abstrait dans l’esprit se dégage peu à peu, et par une sorte de sélection, des sensations concrètes que vous y aurez entassées. L’abstrait est dans le concret, sans quoi il n’en jaillirait jamais, et jamais le multiple n’engendrerait l’unité. Les principes ne se font pas. Ils préexistent. Que votre enseignement n’aille donc pas lentement et timidement du particulier au général, mais qu’il imite mieux la nature. Si vous enseignez une langue, par exemple, n’attendez pas que les règles ressortent de l’usage. Elles ne ressortiraient pas du tout ; et vous n’auriez introduit dans l’esprit que multiplicité et confusion. D’autre part, les règles seules ne vous donneraient qu’un squelette sans consistance et sans vie. Faites donc marcher ensemble l’abstrait et le concret, « faites marcher ensemble les règles et l’usage ». Sur quelques points seulement la grammaire doit prendre les devants, pour que le désordre des mots ne soit pas un instant abandonné à lui-même. Et accoutumez l’esprit à aller des règles aux exemples et des exemples aux règles. Car la forme n’est rien sans la matière, ni la matière sans la forme. Accoutumez-le à ne jamais apprendre sans comprendre. Toute matière brute ne sert qu’à l’emplir sans le nourrir. Cultivez la mémoire, mais pour que les facultés supérieures tirent profit d’elle et de ses richesses. Enseignez l’histoire, mais « pour exercer l’entendement à bien juger ». — Cependant à l’histoire Kant semble préférer la géographie, et celle préférence date de longtemps 1[1]. C’est qu’il y a une géographie pour tous les âges. Les cartes, les récits de voyage servent à l’éducation des enfants, en attendant qu’une géographie plus scientifique soit à la portée de leur intelligence plus mûre. Avec celle-ci, les mathématiques prendront place dans l’éducation. Elles donneront à i’esprit le sens de la vérité et de la science, le rendant plus exigeant et plus sérieux.

Le sérieux est le caractère de ce programme à peine esquissé. Kant, un maître en l’art de la parole, demande qu’on apprenne aux élèves à bien dire. Mais c’est la seule des qualités dites brillantes qui trouve grâce auprès de lui. Point de contes sous prétexte de développer l’imagination. C’est là une qualité qu’on possède toujours assez. Point de romans qui n’encombrent la mémoire que pour fausser la vie. Point de ces récitations ou déclamations qui font naître une hardiesse précoce et sollicitent l’enfant à prendre des airs d’homme. En général éviter tout gaspillage dans l’éducation, et n’apprendre que ce qu’on est intéressé à retenir, non quelque temps, mais toujours. Savoir faire attention, fuir la distraction comme l’ennemie même de l’éducation, être à ce qu’on fait, et ne rien faire que ce qui mérité d’être fait, être sérieux en un mot, tel est le secret du progrès intellectuel, et en même temps du progrès moral.

Il ne s’agit point cependant d’une éducation systématique et cloîtrée. Kant conseille aux maîtres de se défier de leurs raisonnements a priori, et de les soumettre à l’épreuve de la pratique. Il en veut surtout aux gouvernements qui se mêlent de gouverner en matière d’éducation. On ne décrète pas la meilleure méthode. Il faut la demander plutôt à ces expérimentations pédagogiques dont l’Institut de Dessau a pris l’initiative. L’expérience, qui est un contrôle nécessaire pour le maître, est pour l’élève le complément de l’école, si elle n’est elle-même la meilleure école. « Le meilleur moyen de comprendre, c’est de faire. » Savoir, c’est pouvoir, sans doute. Mais à plus forte raison pouvoir, c’est savoir. Outre cette expérience qui s’ajoute à l’enseignement comme l’exemple s’ajoute à la règle, il en est une qui vient avant tout enseignement et qui est la première institutrice de l’enfant. Les partisans modernes des leçons de choses ont vraiment tort de ne pas se réclamer de Kant. Car la géographie illustrée dont nous parlions tout à l’heure est dans sa pensée un continuel spectacle pour les yeux, et un spectacle où ne figurent pas seulement les fleuves et les montagnes, mais les choses et les bêtes. Toutefois cette nature peinte ne donne encore qu’un simulacre d’expérience. C’est l’expérience en plein air qu’il faut à l’élève de Kant. Comme Émile, il sautera, courra, grimpera, exerçant du même coup ses muscles et ses sens. C’est là une culture libre, qu’il faut distinguer de la culture scolaire.

Entendons-le bien : il faut les distinguer. Ne reconnaître aucune culture en dehors de l’école serait une erreur ; mais prétendre substituer le jeu à l’école et le laisser-aller à la discipline en serait une plus grave. On a imaginé qu’on pourrait tout apprendre en se jouant. Mais c’est là confondre les genres ; et de cette combinaison de deux éléments hétérogènes, le plaisir et le travail, naîtra quelque chose qui ne sera pas le travail et qui ne sera même plus le plaisir 1[2]. Bien loin d’avoir peur du travail pour les enfants, il faut le leur enseigner comme un des privilèges de notre nature, comme une bienfaisante nécessité qui nous arrache à nous-mêmes, c’est-à-dire à l’ennui, et qui seule donne au repos quelque saveur. Puis le travail, c’est l’ordre et c’est la règle, et l’éducation ne doit pas être œuvre de hasard et de caprice. Au nom de l’ordre et de la règle encore, Kant va jusqu’à condamner cette curiosité turbulente des enfants, ces questions qui embarrassent, cette indiscrétion enfin dont se réjouissent la plupart des parents, comme de la première dent de l’esprit, et comme d’une promesse de pensée. On ne se donne pas à soi-même, on reçoit la véritable éducation. Être imposée n’est pas son moindre titre. Qu’est-ce a dire, sinon que l’éducation de la volonté pénètre l’éducation intellectuelle comme l’éducation physique ? Si elle n’est pas tout, chez Kant, elle est partout. Nous traitions d’elle, alors que nous croyions ne traiter que des autres parties de l’éducation. Mais il est temps de s’en occuper pour elle-même, dussions-nous ne pas éviter d’inévitables redites.


Notes de Kant[modifier]

  1. l. Voir le programme de Cours pour le semestre d’hiver 1765-66.
  2. 1 Cf. Rousseau, Émile, II : « Ce qu’on fait pour rendre l’éducation agréable aux enfants les empêche d’en profiter. » — Madame de Staël, De l’Allemagne, 1re partie, ch. xviii : « L’éducation faîte en s’amusant disperse la pensée ; la peine est en tous genres un des plus grands secrets de la nature ; et l’esprit de l’enfant doit s’accoutumer aux efforts de l’étude, comme notre âme à la souffrance. »


Notes du traducteur[modifier]