Tristan (Thomas) - Bédier, 1902/Avant-propos

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Texte établi par Joseph BédierLibrairie de Firmin Didot et Cie (p. i-ix).


AVANT-PROPOS


Thomas n’est pas le premier en date des poètes qui ont conté de Tristan, mais il est le premier dont l’œuvre n’ait pas péri tout entière. Nous en avons conservé huit fragments, seuls restes de cinq copies de son poème. Ces fragments, dont plusieurs font double emploi, et qui tous se réfèrent aux dernières aventures et à la mort de Tristan, forment un total de 3 144 vers, qui représentent environ le sixième de tout l’ouvrage.

Heureusement nous possédons, de ce roman mutilé, jusqu’à cinq dérivés. En voici l’énumération :

1o  La Saga. C’est une imitation directe, en prose norroise, du Tristan de Thomas. Elle a été composée en l’an 1226, sur l’ordre du roi de Danemark Haakon V (1217-1263). Le remanieur est ce même frère Robert qui traduisit aussi, pour ce roi grand amateur de romans français, la chanson d’Élie de Saint-Gilles. La destinée singulière qui a mutilé comme l’original ses principaux dérivés, a respecté celui-ci : la saga nous est parvenue complète[1], et elle est à tous égards le représentant le plus fidèle que nous ayons du roman de Thomas. Deux éditions en ont été publiées presque simultanément, en 1878 : celle de Brynjulfsson[2] et celle de E. Kölbing[3] ; nous nous sommes servi seulement de l’édition Kölbing.

2o  Tristan und Isolde, poème de Gottfried de Strasbourg. Ce roman a été composé (on n’en sait pas mieux préciser la date) dans les vingt premières années du xiiie siècle. Il est resté inachevé, et s’interrompt au vers 19552, à la scène où Tristan délibère s’il épousera Isolt aux Blanches Mains : c’est précisément à cette scène (un fragment de cinquante-deux vers mis à part) que commencent les fragments conservés du poème de Thomas, en sorte que la comparaison directe de Gottfried et de son modèle ne peut porter que sur une centaine de vers. Le poème de Gottfried de Strasbourg a été publié jusqu’à six fois : par C.-H. Müller (1782), par von Groote (1821), par von der Hagen (1823), par Massmann (1843), par Bechstein (3e  édition, 1890), par Golther (1889). Il a été traduit trois fois en vers allemands modernes, par Hermann Kurz (3e  édition, 1877), par Karl Simrock (1875), par Wilhelm Hertz (3e  édition, 1901). Nous avons consulté à l’occasion ces diverses éditions et ces diverses traductions ; mais nous nous sommes servi continûment des éditions de Bechstein et de Golther, et du remaniement de W. Hertz, dont les notes critiques sont si précieuses.

3o  Sir Tristrem. C’est un poème, composé dans le Nord de l’Angleterre, en 1294 au plus tôt, en 1330 au plus tard, et probablement, selon son plus récent éditeur, « dans les dernières années du xiiie siècle ». Il est en strophes de onze vers rimés et souvent allitérés, et compte 3 343 vers. La dernière page de l’unique manuscrit qui nous l’a conservé a disparu, et le texte prend fin à la scène où Tristan reçoit la blessure dont il doit mourir. Les récits du poète anglais coïncident pour les vers 2586-2607 et pour les vers 2674-3343 avec les fragments conservés du roman de Thomas. On en a plusieurs éditions, dont les plus anciennes sont celles de Walter Scott (1804, 1806, etc.) ; nous n’avons utilisé que la plus récente, celle de Kölbing[4].

4o  La Folie Tristan du manuscrit Douce. Ce petit poème de 996 vers, composé en Angleterre et qui date sans doute des dernières années du xiie siècle, est contenu dans un manuscrit qui a jadis appartenu à Sir Francis Douce, et qui est aujourd’hui conservé à la Bibliothèque Bodléienne, où il porte la cote Douce d 6[5] : la Folie Tristan y fait suite au plus long fragment qui nous soit parvenu du Tristan de Thomas. Le conte de la Folie Tristan implique, comme on sait, par ses données mêmes, que le héros, travesti en fou, évoquera les souvenirs de sa vie. Les divers conteurs qui l’ont narré ont multiplié autant qu’ils ont pu ces allusions aux jours passés : leur sujet le requérait sans doute, mais surtout ils escomptaient visiblement le plaisir que prendraient leurs auditeurs à reconnaître au passage, dans les propos du fou, le plus grand nombre possible des aventures qui les avaient charmés. Il s’ensuit que le poème du manuscrit Douce donne une revue à peu près complète des épisodes de la légende : or ces allusions se réfèrent toutes au Tristan de Thomas, et, comme il était du jeu du conteur de les faire, aussi exactes que possible, son œuvre nous est un très sûr témoin des parties perdues du poème qu’il suivait. La Folie Tristan a été publiée par Fr. Michel en 1835[6]  ; nous citerons ce texte d’après une copie que nous en avons prise à Oxford.

5o  La Tavola ritonda. Enfin, la compilation italienne en prose qui porte ce titre apparaît en l’une de ses parties comme un remaniement, non-exploité jusqu’ici par la critique, du roman de Thomas. Du chapitre LXIII au chapitre LXVII de l’édition Polidori[7], le conteur italien suit visiblement la version de Thomas, puis il l’abandonne, et nulle part ailleurs en toute son œuvre (comme s’il n’avait eu à sa disposition qu’un manuscrit fragmentaire de ce roman), il ne revient à cette source.

Ces cinq textes sont-ils liés entre eux par des rapports réciproques, et quel est leur rapport au poème de Thomas ? La critique a été lente à résoudre ces questions ; mais il est permis de passer sous silence un débat périmé, aujourd’hui qu’il est acquis que ces rapports sont des plus simples : pour négliger ici la Tavola ritonda, dont l’importance est médiocre, disons que la saga, le poème de Gottfried de Strasbourg, Sir Tristrem, la Folie Tristan, procèdent directement du roman de Thomas. Si tel de ces remanieurs, Gottfried de Strasbourg, a très accessoirement exploité en outre d’autres poètes encore, c’est un problème que nous considérerons ailleurs. Ce qui est sûr, c’est que Thomas est le modèle principal et direct de ces quatre remanieurs, et que pas un d’eux n’a connu le travail d’aucun de ses trois émules.

Dès lors, puisque ces textes, issus d’un même modèle, en sont issus indépendamment les uns des autres, il est possible de rétablir à peu près, pour le fond, s’entend, les parties perdues de ce modèle.

En outre, il se trouve que l’auteur de la saga, frère Robert, est moins un remanieur qu’un traducteur : ce qu’il conserve de l’original, il le rend souvent mot pour mot. Dès lors, prenant la saga comme base, il est légitime de donner à une reconstruction conjecturale du poème de Thomas non pas la forme d’un résumé schématique, mais celle d’une narration suivie.

Mais frère Robert est en même temps un abréviateur : il a coupé et taillé très librement. Si presque tout ce qui est dans la saga était dans le poème de Thomas, la réciproque est loin d’être vraie : la saga a rejeté plus de la moitié des vers originaux, soit — selon notre calcul — environ dix mille vers, et ces coupures ont entraîné frère Robert, plus souvent qu’on n’imaginerait, à modifier les données des épisodes par lui conservés. Le poème de Gottfried, le Sir Tristrem, à l’occasion la Folie Tristan et la Tavola ritonda, appelés à témoin, nous permettront de retrouver partiellement les passages sacrifiés, et lorsque la saga modifie les données de fait et la marche même du roman, de restaurer la leçon primitive.

Cette restitution s’opère d’elle-même et presque mécaniquement aussi souvent que deux au moins de nos cinq textes sont d’accord contre les autres, qui offrent alors des versions divergentes entre elles. Mais presque à chaque page il arrive (la Tavola ritonda et la Folie Tristan faisant le plus souvent défaut pour le contrôle), que les trois autres textes nous donnent trois versions différentes d’un même épisode. Comment choisir ? La justesse du choix dépend de la représentation plus ou moins exacte qu’on se sera faite des tendances propres à chacun des remanieurs, de ses procédés coutumiers, de sa manière. Cet examen, support de notre entreprise, des ressources que nous offrent les différents dérivés pour la reconstruction des parties perdues du poème de Thomas forme un chapitre spécial de notre Introduction. Nous ne pouvions songer à justifier ici notre tentative en ses détails : nous nous sommes borné en cet Avant-propos à en définir le principe ; il nous reste à expliquer les signes conventionnels auxquels nous avons recouru.

1. Sigles. Conservant les sigles choisis par E. Kölbing, nous appelons S la saga, G le poème de Gottfried de Strasbourg, E Sir Tristrem.

2. Emploi des astérisques et des signes . Quand un passage de notre restauration conjecturale est assuré par l’accord de deux textes au moins, nous mettons un astérisque au commencement de chaque ligne, et nous marquons par le signe le début, par le signe la fin de ce passage.

3. Emploi des guillemets. Quand l’accord de deux au moins de nos textes se manifeste au cours de tout un long passage, mais que tel détail n’est donné que par un seul de ces textes, nous enfermons entre guillemets les mots relatifs à ce détail, et nous les faisons suivre de la lettre qui désigne la version qui nous l’a conservé : « … G » ou « … S ».

4. Emploi du signe †. Il désigne les passages empruntés soit à G seul, soit à E seul.

5. Lignes de points ...............

Quand nous supposons qu’en tel endroit le roman original donnait un épisode ou un trait supprimé par les divers remanieurs, ou traité par l’un d’eux en telle manière que le départ des données authentiques semble impossible, nous indiquons cette lacune par une ou plusieurs lignes de points.

6. Passages entre crochets [……]. Ce sont ceux où nous empruntons à tel remanieur telle donnée du récit, mais seulement la donnée, sans oser reproduire, pour le détail de la forme, le texte de ce remanieur.

7. Passages imprimés en caractère italique. Ce sont ceux dont il est plus particulièrement douteux qu’ils aient appartenu à l’original.

8. Indications données en manchette. Nous indiquons en manchette les références aux divisions par chapitres de l’édition Kölbing pour S, à la numérotation des vers de l’édition Golther pour G, à celle de l’édition Kölbing pour E, à celle de l’édition Fr. Michel pour la Folie Tristan, aux pages de l’édition Polidori pour la Tavola ritonda.

Quand nous enfermons entre crochets [G……] telle de ces références, c’est pour indiquer que le passage auquel nous renvoyons se rapporte de loin au texte par nous adopté, qu’il en est un ressouvenir plus ou moins indéterminé plutôt qu’une imitation fidèle.

9. Nous adoptons la division en grands chapitres consacrée par les divers éditeurs du poème de Gottfried de Strasbourg.

Quant aux fragments du poème original, nous décrivons dans notre Introduction les manuscrits qui nous les ont conservés. Nous nous bornons ici à les énumérer en indiquant les sigles choisis pour les désigner.

Vers 1 à 52. Fragment de Cambridge (C). Voyez Paul Meyer, Les manuscrits français de Cambridge, dans Romania, t. XV, p. 349.

Vers 53 à 940. Premier fragment Sneyd (S1). Voyez Fr. Michel, Tristan, t. III, p. vii-viii).

Vers 941 à 1096. Première partie du fragment de Turin (T1). Voyez Fr. Novati, Studi di filologia romanza, t. II, p. 370-3.

Vers 1097 à 1264. Premier fragment de Strasbourg (Str.1). Voyez Fr. Michel, Tristan, t. III, p. xxviii-xxx).

Vers 1265 à 1518. Seconde partie du fragment de Turin (T2).

Vers 1268 à 3087. Fragment du manuscrit Douce, dont il a été parlé ci-avant (D).

Vers 1489 à 1493, vers 1615 à 1688. Second fragment de Strasbourg (Str.2).

Vers 1785 à 1864. Troisième fragment de Strasbourg (Str.3).

Vers 2319 à 3144. Deuxième fragment Sneyd (S2).

Juin 1903.

  1. Pourtant, comme la saga (outre un court fragment du xve siècle) nous est conservée par un manuscrit unique du xviie siècle, il est possible qu’une main moderne ait abrégé le texte par endroits.
  2. Brynjulfsson, Saga af Tristram ok Isönd samt Mörtuls Saga utgivne af det kongelige nordiske Oldskrift-Selskab (Copenhague, 1878).
  3. Die nordische und die englische Version der Tristan-Sage, hgg. von Eugen Kölbing. Erster Theil : Tristrams Saga ok Isondar (Heilbronn, 1878).
  4. Die nordische und die englische Version der Tristan Sage, hgg. von Eugen Kölbing, Zweiter Theil : Sir Tristrem {Heilbronn, 1883).
  5. No 21983 du Summary Catalogue de F. Madan, t. IV (Oxford, 1897).
  6. Au t. II, pp. 89-137, de sa publication intitulée Tristan, recueil de ce qui reste des poèmes relatifs à ses aventures, Londres et Paris, 1835 (t. I et t. II) et 1839 (t. III).
  7. La Tavola Ritonda o l’istoria di Tristano, testo di lingua… publicato… per cura… di Filippo-Luigi Polidori (3 vol., Bologne, 1864-5).