Trois Contes (Flaubert)/Trois Contes et les auteurs contemporains

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TROIS CONTES
et
LES AUTEURS CONTEMPORAINS.



Mercredi, 2 mai 1877.

______Cher Maître,

J’étais seul, et triste, dans ma chambre de malade ; essoufflé. Puis, votre beau livre est venu me visiter. Et, aussitôt, j’ai complètement oublié ma guenille, je n’ai plus vécu que de la vie navrante de Félicité, puis je me suis oublié avec délices au milieu des couleurs adorablement naïves du vieux vitrail de Saint Julien, — enfin, du haut de Machaerous, me prenant pour le Tétrarque lui-même, j’ai saigné de ses soucis rendus par vous lancinants à travers la poussière de vingt siècles, et, dégoûté d’Hérodias, lâche devant Vitellius, Salomé me portant à la peau, j’ai laissé décapiter Iaokanann dans l’espoir d’avoir dans mon lit les cuisses « en caleçons noirs semés de mandragores » de la jeune danseuse… Et, quand j’ai eu tout fini, je me suis mis à vous relire. Maintenant il me reste encore la joie de vous écrire, — et celle de me souvenir.

Merci donc, cher maître d’avoir pensé à moi. Le pleurétique en a déjà moins d’eau dans sa plèvre droite. Et il ira vous voir dimanche si le temps le permet. Et il vous serre affectueusement la main, avec l’émotion douce de la reconnaissance.

Paul Alexis______




____Mon cher Ami,

Je n’ai jamais rien lu de plus complètement beau que vos Trois Contes. C’est la force du génie, et je ne veux gâter par aucun mot la sincérité de mon admiration. La semaine prochaine, je parlerai de ce merveilleux livre dans mon Feuilleton[1] ; je ne le fais pas cette fois, parce qu’il y a des opérettes ! Mais, mon cher ami, quel régal pour un poète. Pas un mot qui ne soit une grâce et une joie ! C’est de toute mon âme et aussi de tout mon esprit que je suis votre mille fois reconnaissant

Théodore de Banville______
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Bellevue, ce 12 mai.

____Mon cher Ami,

Je vous ai hier remercié du livre ; il m’importe aujourd’hui d’en faire autant pour l’énorme plaisir que m’a procuré l’absorption d’iceluy. Au milieu des ruades des ânes, je me réjouis d’apercevoir enfin la grille du lion. Le livre est tout à fait bien ! un instrument à trois cordes également superbes et sonores.

Tout à vous.

Charles Edmond.______




Sèvres, 29 avril 77.

____Cher Maître,

Je viens de dévorer vos Trois Contes. Dire lequel je préfère m’est impossible. Je les aime également tous les trois. Vous divulguez la vie moderne et vous reconstituez celle qui fut. Telle est votre magie que, grâce à vous, je connais Hérodias et Julien aussi bien que Félicité. Vous êtes un évocateur et un voyant, de plus vous avez ce qui manque à la plupart de vos cadets : une érudition sans bornes. Il est très facile de faire fi de cette revêche, mais l’acquérir, bernique ! Ce serait trop dur et trop aride pour nos cerveaux amoureux de tout ce clinquant qu’on attrape à la volée. Allons, demain, quand Hugo nous aura quittés et que vous vous reposerez, ce sera bien fini, nous aurons encore des photographes et des enlumineurs, mais plus de peintres, et par peintres j’entends non pas les barbouilleurs qui s’intitulent ainsi, mais ceux possèdent la couleur et l’appliquent à bon escient. Eh ! certes, le rouge, l’écarlate, voire le bleu plaisent à tout le monde, mais faut-il n’en pas mettre partout et les distribuer congrûment. Tonnerre de Dieu ! comme dit notre excellent ami Zola, la littérature n’est point chose aisée. Ou commence-t-elle ? ou finit-elle ? Comment la régler ? En l’an 1900 personne ne le dira. Le tempérament aura tué la science, et sans la science qui n’ânonnera point un brin ? Plus je vais, moi, qui, d’après vous, suis le bon Cladel, et plus je me figure que pour un livre, ce qui s’appelle un livre ! vingt ans de travail suffisent à peine. Il est vrai que j’appartiens à ce clan des trébucheurs qui ne savent à quel mot s’accrocher pour ne point choir ; or, voilà par exemple ! une maladie peu contagieuse et que n’attraperont pas ceux qui n’en ont pas le germe en naissant. Ah ! troubleur que vous êtes ! où diable avez-vous pris ce rutilant pinceau dont vous brossez vos toiles, les petites comme les grandes, et cette sobriété que certains latins vous envieraient ? Être à la fois Chateaubriand et Stendhal, et de plus Flaubert, voilà qui roule et vous nous roulez. Merci !

Votre

L.-A. Cladel______


14 mai 1877.


Oui, mon cher ami, j’ai, il y a près de quinze jours, reçu tes Trois Contes et les ai dévorés ; depuis il ne m’a pas été possible de les relire, mais je me propose de me donner ce plaisir à bref délai et de les déguster le plus longuement possible, car ils m’ont fort séduit, et je ne crois pas que tu aies jamais rien écrit de mieux, et je sais que tu écris d’habitude assez proprement. Voilà tout ce que je puis te dire aujourd’hui ; je te remercie tout uniment de ton envoi ; je t’exprime tout le plaisir qu’il m’a fait et me propose de me le donner encore. Bonne santé et tout à toi.

Dr  Achille Flaubert.______




Paris, rue de Vaugirard, 50
13 mai 1877.

______Cher Monsieur,

Je suis véritablement honteux de ne vous avoir pas envoyé plus tôt les remerciements que je vous dois pour votre aimable envoi. Je sors à peine des ennuis d’un déménagement, c’est tout dire.

Je n’ai pas besoin de vous dire avec quel plaisir j’ai relu Hérodias : et lu les deux autres contes qui l’accompagnent. Cela fait une admirable et exquise trilogie où le savant trouve son compte tout autant que le poète. Ces trois êtres si divers qui se tiennent par la main font la chaîne du passé au présent ; toute l’histoire humaine est là, et vos trois illuminés m’ont tout l’air de s’éclairer au même rayon, à travers les siècles. Vous avez prouvé une fois de plus que vous êtes passé maître dans la biologie des choses mortes et l’exégèse des choses vivantes. Tout à vous bien cordialement.

Ph. Clermont-Ganneau.______


Il est trop tard pour vous souhaiter le succès — c’est fait — il ne reste plus qu’à vous en féliciter.




30 avril.

______Cher Vieux,

Va pour vendredi !

Je n’ai encore lu que le Cœur simple, mais je le trouve, selon l’expression du maître, tout à fait, tout à fait chef-d’œuvreux. Tout au pur, au vertueux, à l’honnête auteur des Trois Contes.

Edmond de Goncourt.______


Si vous aviez le déshonneur d’être couronné de force par l’Académie !!!!!!




Paris, 10 mai 1877
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______Mon Cher Ami,

J’ai enfin ton adresse, après l’avoir inutilement cherchée pendant huit jours. J’ai lu deux fois ton livre avec la sérieuse attention que je mets à lire tout ce que tu écris. Ton premier conte, Un Cœur simple, est une merveille de netteté, d’observation infaillible et de certitude d’expression. La Légende de Saint Julien et Hérodias n’ont pu être signés que par l’auteur de Salammbô et de la Tentation. Tu as un grand et puissant talent, et nul n’en est plus convaincu et plus heureux que ton vieil ami.

Leconte de Lisle______




Étretat, le 2 mai 1877.

Tes Trois Contes, mon cher Gustave, me plaisent infiniment ; je les ai lus tout d’une haleine, et maintenant je vais les relire. Mais auparavant, je tiens à te remercier de tout le plaisir que tu m’as fait, et à te dire que ton souvenir ne pouvait arriver ici plus à propos. J’étais souffrante samedi matin, je me sentais un peu triste, la solitude m’accablait ; ton livre est venu à moi comme un ami, et la seule vue de sa couverture jaune m’a tout de suite réchauffé le cœur. J’ai commencé incontinent, par le premier conte. J’ai suivi pas à pas l’humble servante Félicité dans sa vie de travail et d’abnégation, je suis entrée dans cette maison de petite ville où les jours succèdent aux jours avec une si désespérante monotonie ; puis j’ai aimé le pauvre Loulou, le perroquet vert, qui s’envole si bien au pays du rêve en dépit de son aile cassée, de son œil de verre et de son ventre bourré d’étoupe.

Cette étude est exquise, dans ses demi-teintes si fondues et si fines.

La Légende de Saint Julien offre des beautés d’un autre genre, et je ne me souviens pas d’avoir éprouvé jamais un plus complet éblouissement. La goutte de sang de la petite souris blanche m’a donné le même frisson que le meurtre des deux vieillards ; la venue de la princesse aux doux yeux m’a charmée comme la céleste vision de la fin. Tout cela est rapide, dramatique, entraînant, et pourtant parfait dans les détails, ciselé à la manière des maîtres joailliers d’autrefois. On peut bien dire que c’est là une vraie merveille, un rare chef-d’œuvre !

Ton dernier conte, l’étude antique intitulée Hérodias, me paraît également des plus remarquables. C’est largement fait et très brillant de couleur. Les personnages sont vivants et circulent bien dans ces grandes salles où s’étale tout le luxe de l’époque romaine. Les mets étrangers fument sur les tables, les convives se gorgent de viande et de vin, et l’infâme Aulus est bien près de faire partager ses nausées au lecteur… passons vite… Voici venir la belle Salomé, avec sa danse enivrante, et la tête du pauvre saint Jean ne tient plus guère sur ses épaules…

Comme il ira tout droit au paradis, je n’ai pas besoin de m’apitoyer sur son sort, et je puis me livrer tout entière au sentiment d’admiration que m’inspirent tant de belles pages. Pourrai-je jamais, mon bon ami, te remercier assez des heures charmantes que tu m’as fait passer ?

Il me reste encore un peu de temps et un peu de place pour te parler de moi : mais je n’ai pas grand-chose à te dire qui vaille la peine d’être noté. Je n’ose guère essayer de te décrire la vie que je mène ici ; elle ressemble trop à certains tableaux si bien tracés dans Un Cœur simple…

Allons adieu, mon cher camarade, assez bavardé comme cela, je t’embrasse fort et te serre la main de tout mon cœur. Mille tendres souvenirs à ton aimable nièce, que j’aime beaucoup, et mes compliments bien empressés à Monsieur Commanville.

Ta vieille amie,

Laure de Maupassant[2]______




Merci !

Nous causerons longuement de vos contes, mon grand ami, et je vous embrasserai pour la peine. Vous avez eu des nouvelles de la conférence de Sarcey ; vous a-t-il dit qu’il vous comparait à Goya ? — Si vous n’êtes pas content de lui après ça !

L’embarras est de jeter la pomme à vos trois fantaisies, je suis perplexe.

Vous m’aiderez à me tirer de là.

Encore merci.

Georges Pouchet.______


Georges Pouchet habitait Concarneau. C’est auprès de lui que Flaubert écrivit La Légende de Saint Julien l’Hospitalier.




Paris, ce samedi matin.

______Cher grand Poète,

Je viens d’avaler vos trois nouvelles comme mon ami Carrière avale trois verres de bon vieux rhum en une heure. Vous avez été plus grand peintre ailleurs peut-être, nulle part vous n’avez été plus grand poète. Vous n’avez pas seulement vu les choses extérieures en les rendant avec le relief que l’on appelle le trompe-l’œil ; vous avez vu des âmes et les avez fait voir. Le Cœur simple m’a paru une étude psychologique magistrale. J’ai pleuré une seconde fois en lisant cette féerique Légende de Saint Julien. J’ai eu des éblouissements dans les yeux en lisant Hérodias. Me permettez-vous deux ou trois remarques de détail ?

1o  Dans cette dernière, à la page 211, vers le milieu, au paragraphe finissant par « l’impie Achab », n’y a-t-il pas quelque obscurité, quelque chose d’oublié ou tout au moins quelque vice de ponctuation ?

2o  Page 125, en haut, vous dites « extirper des trésors » ; le mot extirper, en prenant sa signification étymologique de stirps, racine, se dit très bien de tout ce qui tient à un homme comme ses sentiments, ses vertus ou ses vices, qui sont comme une végétation. Mais les trésors tiennent-ils d’assez près à la personne, même d’un empereur, pour dire « en extirper des trésors » ? N’est ce pas une faute d’impression pour « extorquer » ?

Pardon de ce pédantisme. Merci pour votre gracieux envoi et pour tout le plaisir que m’a donné cette lecture.

Bien à vous.

A. Sabatier.______




Menthon-Saint-Bernard,
4 mai.

______Mon cher Flaubert,

Je partais pour la campagne le jour où votre livre m’est arrivé. Je l’ai lu deux fois, et je vous en fais tous mes compliments, chaque conte est un tout complet, savamment pondéré ; on reconnaît le maître, l’homme sait composer, harmoniser tous ses effets, et ne lâche pas un trait, pas un mot qui ne concoure à l’impression finale. De plus votre calme, votre perpétuelle absence est toute-puissante ; comme disait Tourguéneff, cela coupe le fil ombilical qui rattache presque toujours une œuvre à son auteur.

À mon avis, le chef-d’œuvre est Hérodias. Julien. est très vrai, mais c’est le monde imaginé par le moyen âge, et non le moyen âge lui-même ; ce que vous souhaitiez, puisque vous vouliez produire l’effet d’un vitrail ; cet effet y est ; la poursuite de Julien par les bêtes, le lépreux, tout du pur idéal de l’an 1200. Mais Hérodias est la Judée 30 ans après J.-C., la Judée réelle, et bien plus difficile à rendre, parce qu’il s’agit d’une autre race, d’une autre civilisation, d’un autre climat. Vous aviez bien raison de me dire qu’à présent l’histoire et le roman ne peuvent plus se distinguer. — Oui, à condition de faire du roman comme vous. Ces 80 pages m’en apprennent plus sur les alentours, les origines et le fond du christianisme que l’ouvrage de Renan ; pourtant vous savez si j’admire les Apôtres, son Saint Paul et son Antéchrist. Mais la totalité des mœurs, des sentiments, du décor ne peut être rendue que par votre procédé et par votre lucidité. À force d’art, et par le style, vous avez esquivé les plus grandes difficultés, levées de l’horreur et de l’indécence ; on devine Asprée, on voit Vitellius et Salomé, et il n’y a pas de gros mots, ni de mots crus ; pourtant rien n’est omis, les deux attitudes essentielles de Salomé y sont et même le hurlement de Jean. (Avez-vous lu dans Leconte de Lisle un superbe morceau semblable, Élie maudissant Achab et Jésabel.)

Deux ou trois chicanes : page 170, ligne 4, pour éviter toute obscurité à la première lecture, il vaudrait peut-être mieux mettre « l’un de ses Frères Agrippa » ; 6 lignes après, on voit Agrippa et on ne l’identifie pas du premier coup. — Ibidem, ligne 7, pour plus de clarté, mettre « Hérode Antipas », ou « le Tétrarque ». — Songez que le lecteur n’est pas habitué à tous ces noms, dignités et parentés ! — l’âge 177, comment Agrippa est-il à la fois le Frère d’Hérodias et d’Hérode Antipas ? — Si cela est, il faut un mot d’explication, pour moi, j’ai oublié les généalogies. — Ibidem, page 192, il y a un peu d’incertitude à la première lecture pour le lecteur ignorant sur les Vitellius, dont l’un, le père, est Lucius Vitellius, et l’autre, le fils, Aulus Vitellius.

Magnifique le passage 203 sur les chevaux et leur écurie souterraine avec une percée de lumière. Tous les mots du festin y sont précieux, et à étudier, à savourer pour sentir ce monde que vous avez fait revivre. — C’est aussi fort, et plus allégé que Salammbô.

234. « Des mains faibles et méchantes » n’est clair qu’en réfléchissant beaucoup, et pas à tout le monde. Tout le reste superbe, et rien de profond comme l’antagonisme intime du Juif et du Latin.

238. Avant-dernier alinéa « C’était Hérodias » pas très clair non plus pour le lecteur non préparé, on ne comprend qu’après, à la page suivante.

Voilà tout, mon cher ami, je vous serre la main et vous félicite.

Pour moi je ponds douloureusement et lentement, l’œuf étant trop gros.

À vous.

H. Taine.______




Samedi, 28 avril 1877.

______Bien cher Maître,

C’est en vous serrant la main que je pourrai seulement vous remercier, comme je le désire, de l’envoi de votre nouveau livre. Cette marque d’affectueux souvenir est pour moi, croyez-le bien, des plus précieuses, car, après mon admiration pour vos œuvres, ma grande sympathie pour l’écrivain, je ne pouvais rien désirer tant que l’amitié de celui vers qui tout me poussait. J’ai voulu vous écrire avant de vous avoir entièrement lu, votre œuvre étant de celle qu’on déguste et qu’on lit amoureusement sans passer une phrase, un mot, une épithète. J’ai commencé par Hérodias, attiré par l’intérêt que vous savez. Vous complimenter serait banal ; sachez seulement que je ne puis qu’admirer et relire, avec le sentiment de petitesse et de noble jalousie qui vous écrase devant l’œuvre du maître. Vos phrases, après le charme étrange et irrésistible dont elles enveloppent le lecteur, mordent l’esprit comme l’eau-forte mord la plaque de cuivre, y gravant d’une façon indélébile les tableaux et les caractères que vous tracez si puissamment.

J’espère bien demain, après avoir également lu La Légende de Saint Julien et Un Cœur simple, pouvoir en causant avec vous, mon cher maître, vous exprimer de nouveau tout le plaisir que m’a fait votre bienveillante et aimable attention. Ce ne sera qu’une preuve de plus de l’affectueuse sympathie et du respect de votre bien dévoué et bien reconnaissant

Gustave Toudouze.______


  1. Voir cet article, p. 234.
  2. Mère de Guy de Maupassant.