Trois Rencontres (Hetzel, 1862)/2

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Trois Rencontres
Traduction par Louis Viardot.
Dimitri RoudineHetzel (p. 329-341).


II


Trois années s’étaient écoulées. J’avais passé une grande partie de ce temps soit à Pétersbourg, soit en France, et, si j’étais allé chez moi à la campagne, je n’avais pas été une seule fois ni à Glinnoë ni à Michaïlovskoë. Je n’avais vu nulle part ni mon inconnue ni son cavalier. Il m’arriva, à la fin de la troisième année, de rencontrer dans une soirée, à Moscou, Mme Chlikof et sa sœur, Pélagie Badaef, cette même Pélagie que, dans mon absurdité, je m’étais toujours figuré n’être qu’une personne imaginaire. Ces deux dames n’étaient plus de la première jeunesse ; elles possédaient néanmoins ce qu’on nomme un extérieur agréable ; leur conversation était spirituelle et gaie ; elles avaient beaucoup voyagé, et voyagé avec fruit ; mais il n’y avait décidément rien de commun entre elles et mon inconnue. Je leur fus présenté. Je me mis à causer avec Mme Chlikof, tandis que la sœur engageait une discussion avec un géologue étranger. Je lui appris que j’avais le plaisir d’être un de ses voisins, du district de X…

– Ah ! j’y ai un petit bien, répondit-elle, près de Glinnoë.

– Certainement, répliquai-je, je connais votre Michaïlovskoë. Y allez-vous quelquefois ?

– Rarement.

– N’y étiez-vous pas il y a trois ans ?

– Attendez ! Il me semble que j’y étais. Oui, certainement, j’y étais.

– Avec votre sœur, ou seule ? Elle me regarda.

– Avec ma sœur. Nous y avons passé une semaine. Nous y étions pour affaires. Du reste, nous n’y avons vu personne.

– Il me semble qu’il y a peu de voisins.

– Fort peu.

– Dites-moi, c’est bien chez vous qu’il y a eu un malheur dans le temps ?… Loukianitch ? Les yeux de Mme Chlikof se remplirent de larmes.

– Vous l’avez connu ? demanda-t-elle avec vivacité. Quel malheur ! C’était un si brave, un si bon vieillard… Et sans aucune raison…

– Oui, oui, répétai-je, quel malheur ! La sœur de Mme Chlikof s’approcha de nous. Il paraît que les savantes remarques du géologue sur la formation des rives du Volga étaient pour quelque chose dans ce mouvement de retraite.

– Pélagie, monsieur a connu Loukianitch.

– Vraiment ? le pauvre vieillard !

– Dans ce temps-là, je chassais souvent autour de Michaïlovskoë. Il y a trois ans, lorsque vous y étiez…

– Moi ? dit Pélagie avec quelque surprise.

– Mais oui, certainement ! répliqua vivement sa sœur. Ne te rappelles-tu pas ? Et elle lui jeta un coup d’œil rapide.

– Eh ! oui, oui…, certainement ! répondit tout à coup Pélagie.

« Eh ! eh ! pensai-je, il paraît que tu n’étais point à Michaïlovskoë, petite colombe. »

– Ne voulez-vous pas nous chanter quelque chose, Pélagie Fédorovna ? dit soudain un grand jeune homme avec un toupet blond et des yeux ternes.

– Je ne sais vraiment rien, répondit Mlle Badaef.

– Vous chantez ? m’écriai-je avidement en quittant ma place d’un air empressé. Au nom de Dieu ! ah ! au nom de Dieu ! chantez-nous quelque chose.

– Et que vous chanterai-je ?

– Ne connaissez-vous pas, dis-je, en essayant de toutes manières de prendre une contenance dégagée et indifférente, une romance italienne ?… Elle commence ainsi : Passa que’i colli.

– Je la connais, répondit tout simplement Mlle Pélagie.

Vous voulez que je vous la chante ? Volontiers. Elle s’assit au piano. Je fixai, comme Hamlet sur son beau-père, mes regards sur Chlikof. Je crus m’apercevoir qu’elle avait tressailli légèrement dès le premier son ; elle resta pourtant tranquillement assise jusqu’à la fin. Mlle Badaef ne chantait pas mal. La romance achevée, on lui demanda de chanter autre chose ; mais les deux sœurs se firent un signe d’intelligence et se retirèrent peu d’instants après. Lorsqu’elles sortirent de la chambre, j’entendis murmurer autour de moi le mot : importun !

– Je l’ai mérité ! pensai-je. Je ne les revis plus. Une autre année se passa. Je m’étais établi à Pétersbourg.

L’hiver arriva ; les bals masqués commencèrent. Un soir, je sortais vers onze heures de la maison d’un de mes amis ; je me trouvais dans une si ténébreuse disposition d’esprit, que je résolus d’aller au bal masqué de l’assemblée de la noblesse. J’errai longtemps devant les colonnes et les glaces avec une expression modestement fataliste, – expression que, selon moi, on remarque en de pareilles occasions sur le visage des plus honnêtes gens : Dieu seul sait pourquoi. – J’errai longtemps ainsi, tâchant de me débarrasser par des plaisanteries des dominos glapissants à dentelles suspectes et à gants fanés. J’abandonnai longtemps mes oreilles aux mugissements des trompettes et aux grincements des violons. M’étant enfin suffisamment ennuyé, et ayant gagné un grand mal de tête, j’étais sur le point de me retirer ; mais je restai… Je venais de voir une femme en domino noir appuyée contre une colonne… Je la vis, je m’arrêtai, puis m’approchai… C’était elle ! Comment l’avais-je reconnue ? Au regard distrait qu’elle me jeta à travers les ouvertures allongées du masque, à la forme merveilleuse de ses épaules et de ses mains, à la majesté féminine de tout son être ; ou bien était-ce encore une voix mystérieuse qui se fit subitement entendre en moi ? Je ne puis le dire, mais enfin je la reconnus. Je passai et repassai plusieurs fois devant elle, le cœur tout frémissant. Elle restait immobile ; il y avait dans sa pose une tristesse si ineffable, qu’en la regardant je me rappelai involontairement ces deux vers d’une romance espagnole :

Je suis un tableau de sujet triste

Appuyé contre le mur.[1]

Je m’approchai de la colonne contre laquelle elle s’appuyait, et je murmurai tout bas à son oreille : – Passa que’i colli… – Elle frissonna de la tête aux pieds et se retourna rapidement vers moi. Mes regards rencontrèrent de si près ses yeux, que je pus observer que la frayeur en dilatait les pupilles. Elle me regarda avec hésitation et me tendit faiblement la main.

– Le 5 mai 184., à Sorrente, dix heures du soir, dans la rue della Croce, lui dis-je à voix lente sans la quitter des yeux ; puis en Russie dans le gouvernement de ***, village de Michaïlovskoë, le 22 juillet 184.

J’avais dit tout cela en français. Elle recula de quelques pas, me toisa de la tête aux pieds et murmura :

– Venez !

Elle sortit aussitôt de la salle. Je la suivis. Nous avancions en silence. Je n’ai pas la force d’exprimer ce que je ressentis en marchant à ses côtés. Magnifique vision qui était devenue tout à coup une réalité ! Statue de Galatée transformée en femme vivante et descendant de son piédestal aux yeux de Pygmalion stupéfait !… Je pouvais à peine respirer.

Elle s’arrêta enfin dans un salon écarté, et s’assit sur un petit divan à côté de la fenêtre. Je me plaçai à côté d’elle. Elle tourna lentement la tête et me regarda d’un air soupçonneux.

– Venez-vous de sa part ? demanda-t-elle.

Sa voix était faible et incertaine. Sa question me troubla quelque peu.

– Non…, pas de sa part, répondis-je avec hésitation.

– Vous le connaissez ?

– Je le connais, repris-je.

Elle me regarda avec incrédulité, voulut dire quelque chose et baissa les yeux.

– Vous l’attendiez à Sorrente, continuai-je, vous l’avez vu à Michaïlovskoë, vous vous êtes promenée à cheval avec lui… Vous voyez que je sais…, que je sais tout.

– Il me semble que je connais votre figure, dit-elle.

– Non, vous ne m’avez jamais vu.

– Alors que me voulez-vous ?

– Vous voyez que je sais…, répétai-je. Je comprenais bien qu’il fallait profiter de cet excellent début, et, bien que ma phrase : « Je sais tout, vous voyez que je sais… » devînt ridicule, mon agitation était si grande, cette rencontre inattendue me troublait à tel point, j’étais si éperdu, que décidément je ne trouvais rien à dire de mieux, d’autant plus que je n’en savais pas davantage. Je sentais que je devenais stupide, et que si j’avais dû lui paraître d’abord une créature mystérieuse et instruite de tout, je me transformais rapidement en une espèce de fat imbécile… Mais qu’y faire ?

– Oui, je sais tout, répétai-je encore une fois.

Elle me regarda, se leva subitement, et voulut s’éloigner ; mais c’eût été par trop cruel. Je lui saisis la main.

– Pour l’amour de Dieu, lui dis-je, asseyez-vous, écoutez-moi. Elle réfléchit et s’assit.

– Je vous disais tout à l’heure, continuai-je avec chaleur, que je savais tout : cela n’est pas vrai. Je ne sais rien, absolument rien ; je ne sais ni qui vous êtes, ni qui il est, et si j’ai pu vous surprendre par ce que je vous ai dit, il y a un instant, auprès de la colonne, ne l’attribuez qu’au seul hasard, à un hasard étrange, inexplicable, qui, pareil à une manie, me poussa deux fois, et presque de la même façon, vers vous, me fit le spectateur involontaire de ce que vous auriez voulu peut-être garder secret.

Alors je lui racontai tout, sans détours et sans lui cacher la moindre chose : mes rencontres avec elle à Sorrente, puis en Russie, mes questions inutiles à Michaïlovskoë, et même ma conversation à Moscou avec Mme Chlikof et sa sœur.

– Maintenant vous savez tout, ajoutai-je en terminant mon récit. Je ne veux pas vous dire quelle profonde et quelle puissante impression vous avez produite sur moi. Vous voir et ne pas être ensorcelé par vous est impossible. D’un autre côté, je n’ai pas besoin de vous décrire quelle était cette impression. Rappelez-vous dans quelle situation je vous ai vue deux fois… Croyez-le, je ne suis pas homme à m’abandonner à de vaines espérances ; mais songez à l’agitation inexprimable qui s’est emparée de moi aujourd’hui, et pardonnez-moi, pardonnez la ruse maladroite à laquelle j’ai eu recours pour attirer votre attention, ne fût-ce que pour un moment.


Elle écouta cette explication confuse, sans lever la tête.

– Que voulez-vous donc de moi ? dit-elle enfin.

– Moi ?… je ne veux rien. Je suis assez heureux déjà… Je respecte trop les secrets d’autrui…

– Pourtant, il semblerait… Du reste, continua-t-elle, je ne veux pas vous faire de reproches. Tout autre à votre place aurait agi de même. Et d’ailleurs le hasard nous a réellement rapprochés avec tant de persévérance, que cela vous donne quelques droits à ma franchise. Écoutez : je ne suis pas du nombre de ces femmes incomprises et malheureuses qui vont au bal masqué pour faire part de leurs souffrances au premier venu, et qui sont à la recherche d’un cœur sympathique. Je n’ai pas besoin de sympathie ; mon propre cœur est mort, et je ne suis venue ici que pour l’enterrer définitivement.

Elle porta son mouchoir à ses lèvres.

– J’espère, ajouta-t-elle avec quelque effort, que vous ne prendrez pas mes paroles pour quelque vulgaire épanchement de bal masqué. Vous devez comprendre que je n’ai pas la tête à cela.

Il y avait en effet quelque chose de terrible dans sa voix malgré la douceur insinuante du timbre.

– Je suis Russe, dit-elle dans sa langue (elle s’était jusque là exprimée en français), quoique j’aie peu vécu en Russie… Il est inutile que vous sachiez mon nom. Anna-Fédorovna est une de mes anciennes amies ; je suis réellement allée à Michaïlovskoë sous le nom de sa sœur… Alors je ne pouvais le voir ouvertement… Des bruits commençaient à se répandre… Il existait encore des obstacles, il n’était pas libre.

Ces obstacles ont disparu ; mais celui dont le nom devait être le mien, celui avec lequel vous m’avez vue m’a repoussée. Elle fit un mouvement de la main et se tut.

– Réellement, ne le connaissez-vous pas ? reprit-elle ; ne l’avez-vous jamais rencontré ?

– Jamais.

– Il a passé presque tout ce temps-ci à l’étranger. Du reste, il est maintenant ici… Voilà toute mon histoire, continua-t-elle ; vous voyez qu’il n’y a rien de mystérieux, rien de surprenant.

– Mais… Sorrente ? lui demandai-je timidement.

– C’est à Sorrente que je l’ai connu, répondit-elle lentement ; et elle retomba dans le silence et la rêverie.

Nous nous regardions tous deux. Une étrange agitation s’emparait de tout mon être. J’étais assis à côté d’elle, à côté de cette femme dont le souvenir s’était si souvent présenté à mon imagination et m’avait si douloureusement bouleversé et irrité. J’étais assis à côté d’elle, et je me sentais le cœur oppressé et glacé. Je savais que rien ne résulterait de cette rencontre, qu’il y avait un abîme entre elle et moi, qu’une fois séparés nous ne nous retrouverions plus jamais. La tête levée, les deux mains posées sur ses genoux, elle était assise calme et indifférente. Je connais cette indifférence d’une incurable douleur, je connais ce calme d’un malheur irréparable. Les masques passaient devant nous, la musique confuse d’une valse résonnait tantôt dans l’éloignement et tantôt plus près avec des explosions soudaines. Cette joyeuse musique me remplissait de tristesse. – Est-il vraiment possible, pensai-je, que cette femme soit la même que celle qui m’est autrefois apparue à la fenêtre de cette lointaine petite maison de campagne dans tout l’éclat de sa triomphale beauté ?… Et cependant le temps ne semblait pas l’avoir effleurée de son aile. Le bas de sa figure, que la dentelle du masque ne cachait point, était d’une fraîcheur presque enfantine ; mais il émanait de toute sa personne comme le froid d’une statue… Galatée était-elle remontée sur son piédestal pour n’en plus jamais descendre ?

Tout à coup elle se redressa, regarda dans l’autre salle, et se leva.

– Donnez-moi la main, me dit-elle. Venez vite, vite !

Nous retournâmes dans la salle. Elle s’arrêta près d’une colonne.

– Attendons ici, murmura-t-elle.

– Vous cherchez quelqu’un ? allais-je lui dire… Mais elle ne faisait plus attention à moi. Son regard fixe semblait percer la foule. Ses grands yeux noirs lançaient sous son masque de velours de sombres regards de haine et de menace. Je compris tout en me retournant. Dans une galerie formée par une rangée de colonnes devant le mur, marchait l’homme que j’avais rencontré avec elle dans le bois. Je le reconnus tout de suite, il n’avait presque pas changé. Sa moustache blonde était frisée avec la même grâce ; la même joie tranquille et présomptueuse éclairait ses yeux perçants. Il s’avançait sans se hâter, et, inclinant légèrement sa taille svelte, s’entretenait avec une femme en domino qu’il avait à son bras. Parvenu sur la même ligne que nous, il leva subitement la tête, me regarda d’abord, puis jeta un coup d’œil sur ma compagne. Il la reconnut probablement à ses yeux, car il fronça faiblement le sourcil. Un sourire presque imperceptible, mais d’une ironie cruelle, courut autour de ses lèvres. Il se baissa vers la femme qui l’accompagnait, et lui glissa deux mots à l’oreille. La femme nous embrassa tous les deux dans un regard rapide ; puis, souriant légèrement, elle le menaça de son petit doigt. Il haussa légèrement les épaules ; elle se serra coquettement contre lui…

Je me tournai vers mon inconnue. Elle suivait des yeux le couple qui s’éloignait, et, s’arrachant subitement de mon bras, elle courut vers la porte. J’allais m’élancer sur ses pas, mais elle se retourna et me regarda de telle façon que je ne pus que la saluer profondément et rester à ma place. Je comprenais que la suivre eût été à la fois grossier et stupide.

– Dis-moi, je t’en prie, demandai-je un quart d’heure après à l’un de mes amis qui connaît tout Pétersbourg, dis-moi qui est ce grand bel homme à moustaches ?

– Lui ?… C’est un certain étranger, être assez énigmatique, qui apparaît rarement sur notre horizon. Et pourquoi cette question ?

– Je ne sais.

Je revins chez moi. Depuis lors je n’ai plus rencontré mon inconnue. Comme une vision elle m’était apparue, comme une vision elle passa devant moi pour disparaître à jamais.

  1. Soy un cuadro de tristeza Arrimado a la pared !