Trois contes (Moréas)/Le Faucon

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Trois contesFrançois Bernouard (p. 5-19).


LE FAUCON


Un jeune et bien appris gentilhomme de Florence du nom de Frédéric Alberighi aima furieusement Monna Jeanne, une des plus belles et des plus gracieuses dames de la ville.

Frédéric se mit à dépenser son bien sans compter ; et c’étaient, chaque jour, de grands festins pleins de pompe, délicats et friands. Puis il se montrait magnifique en fêtes, en joutes et en tournois.

Moins aveuglé par sa passion, l’amoureux Frédéric eût facilement démêlé l’inutilité de sa conduite. Car, en vérité, Monna Jeanne ne se souciait point de lui, et elle avait trop de vertu pour songer aux présents et aux libéralités.

Mais il gaspillait toujours, sans rien acquérir, et il fut réduit bientôt à l’extrême pauvreté. Il ne lui restait de toute sa fortune qu’une chétive métairie.

Frédéric n’avait point cessé d’aimer sa dame, et il désespérait de l’adoucir. Il s’en alla donc aux champs, où était sa maison, et il vécut triste et solitaire, n’ayant pour toute compagnie qu’un faucon, lequel en vérité était alerte, courageux et beau.

Il arriva qu’un jour le mari de Monna Jeanne tomba malade et trépassa.

Il laissait de grandes richesses à son fils, déjà grandelet : et il ajoutait dans son testament que son épouse chérie en deviendrait l’héritière si l’enfant venait à mourir.

La belle Monna Jeanne passa le premier été de son veuvage à la campagne, dans une propriété voisine de la métairie de son ancien soupirant. Et d’aventure, le fils de la dame vint à rencontrer Frédéric, se lia avec lui et admira tant son faucon, qu’il n’avait plus que le désir de ce bel oiseau. Mais il n’osait le demander, présumant de l’affection que son maître lui portait.

Sur ces entrefaites, le jeune garçon devint malade. Il empirait, et sa mère qui le chérissait et qui n’avait que lui, allait s’asseoir près de son lit, cherchant à le réconforter et lui demandant sans cesse s’il désirait quelque chose.

— Mon enfant, soupirait-elle, parle-moi, et je ferai tout au monde pour te contenter.

— Eh ! bien, ma mère, dit soudain le malade, je désire avoir le faucon de Frédéric.

Ces paroles gênèrent fort Monna Jeanne, et elle se prit à penser :

— Frédéric m’aime depuis longtemps, et il n’a jamais eu seulement un regard de moi. Comment lui demander ce faucon, qui est un oiseau de prix ? Il faut avoir perdu le sens pour entreprendre de priver ce gentilhomme de ce qui fait toute sa consolation…

Allait-elle risquer l’entreprise ? Certes, elle était certaine du succès. Cependant, elle hésitait toujours, et sans répondre à son fils, elle demeurait pensive.

À la fin, l’amour maternel eut le dessus.

Monna Jeanne décide de contenter son fils. Elle fera taire les scrupules qui l’agitent : elle ira trouver Frédéric, elle obtiendra de lui l’oiseau précieux et l’apportera au malade.

— Mon fils, fait-elle, sois tranquille et pense seulement à te guérir. Écoute-moi, sans douter un instant de ce que je vais te dire : la première chose que je ferai demain matin, ce sera d’aller chercher le faucon et de te l’apporter.

Le petit garçon eut grande joie de cette promesse, et sa santé devint subitement meilleure.

Le lendemain, Monna Jeanne, accompagnée d’une dame, son amie, arrive, comme par hasard, à la métairie de Frédéric. Celui-ci travaillait dans son jardin. On l’appelle, il accourt et se montre plein d’étonnement. Mais tout de suite, il salue les dames en s’inclinant, et Monna Jeanne s’approche de bonne grâce et lui dit :

— Dieu vous garde, seigneur Frédéric, il faut que je vous récompense de votre longue amitié pour moi, et de toute votre peine. En effet, nous venons dîner avec vous privément.

— Madame, répondit Frédéric, il ne me souvient pas d’avoir eu le moindre déplaisir à cause de vous. Bien au contraire, si j’ai jamais valu quelque chose, je vous le dois, ainsi qu’à l’amitié que je vous ai portée.

Après ces mots, il mena humblement les dames dans sa petite maison, puis dans son jardin.

— Madame, dit Frédéric, je n’ai ici pour vous tenir compagnie aucune personne digne de vous. Ainsi excusez-moi de vous laisser avec cette femme de jardinier : c’est une simple et bonne créature. Quant à moi, je vais faire mettre la nappe.

Frédéric avait enduré patiemment les coups du sort et la perte de sa fortune. Mais à cette heure il regrettait et maudissait âprement l’imprévoyance et la folie de son passé.

Le voilà pauvre et dénué, sans rien qui puisse faire honneur à la gentille dame !

La tristesse et la rage lui serraient le cœur.

Il courait dans sa maison, la tête perdue, et il ne trouvait ni argent ni quelque objet pour mettre en gage.

Et l’heure avançait.

Tout-à-coup, Frédéric aperçoit son fidèle faucon, perché sur sa barre.

Il a le courage de le saisir et de le soupeser.

Il le trouve gras, et le juge un digne mets pour une telle dame.

Sans différer, Frédéric tord le cou à son faucon, le fait plumer par la servante, puis mettre à la broche promptement et rôtir.

La table était dressée, et il y avait des nappes fort blanches, car il en restait encore quelques-unes à Frédéric.

Il court au jardin trouver les dames, et il leur dit, assez allègrement, que le dîner était prêt.

Monna Jeanne et l’autre dame vont se mettre à table, et elles mangent, sans le savoir, le bon faucon de Frédéric qui les servait en toute diligence.

Le dîner fini, et après avoir devisé agréablement, il sembla à la dame qu’il était temps de dire pourquoi elle était venue :

— Frédéric, commence à dire Monna Jeanne, si vous gardez encore le souvenir de votre vie passée et de mon honnêteté, — que vous nommiez peut-être dureté et cruauté, — ce que je viens faire ici aujourd’hui vous paraîtra, sans nul doute, merveilleusement présomptueux. Mais si vous aviez des enfants, ou si vous en aviez eu, vous sauriez quelle tendresse on leur porte. Alors vous pourriez, certainement, m’excuser en partie.

Frédéric, je suis mère, et les naturelles lois forcent ma volonté. Contre cette volonté, contre la convenance, je viens vous supplier de me céder une chose à laquelle vous tenez justement : puisque c’est le seul plaisir, le seul passe-temps, la seule affection, la seule consolation qui vous reste dans votre mauvaise fortune… C’est votre faucon que je viens vous demander… Mon fils, mon unique enfant est malade, et il désire votre faucon, il le désire tant, que je crains pour sa vie, si je n’obtiens pas de vous cet oiseau… Ce n’est point par l’amour que vous m’avez porté, car il ne vous oblige en rien : non, Frédéric, c’est par la noblesse de votre cœur, par la gentillesse courtoise qui toujours a été en vous plus vive que chez les autres : c’est par cette noblesse, par cette gentillesse, Frédéric, que je vous prie et vous supplie encore de m’accorder ma demande… Donnez-moi votre cher faucon, Frédéric, pour que je sauve mon fils de la mort qui le menace, et que je vous sois reconnaissante à jamais.

Frédéric écoutait parler la dame, et il savait bien qu’il ne pouvait la contenter en lui donnant le faucon, puisqu’il le lui avait servi à manger.

Il se mit donc à pleurer, sans répondre. En le voyant dans les larmes et dans le désespoir, la dame crut que Frédéric se lamentait ainsi à cause de son faucon dont il ne voulait pas se séparer, et elle fut un instant prête à dire qu’elle ne le désirait plus. Toutefois, elle attendit la réponse de Frédéric, qui, ayant séché ses larmes, parla comme il suit :

— Madame, depuis le jour que le ciel a voulu me rendre amoureux de votre beauté et de votre vertu, le destin s’est montré souvent et diversement rigoureux envers moi, et, vraiment, j’ai pu me plaindre de lui à bon droit. Hélas ! je devais connaître combien la détresse passée était légère à porter au prix du tourment que j’endure aujourd’hui. Ah ! je ne pardonnerai jamais au destin cette dernière atteinte. Quoi ! madame, vous m’avez dédaigné lorsque j’étais riche et puissant, et vous venez à présent dans ma pauvre maison me demander un petit don, et je ne puis vous l’octroyer… Vous saurez pourquoi, en peu de mots : Aussitôt que j’appris que vous vouliez me faire la grâce de dîner avec moi, je me demandai plein d’anxiété par quel moyen je pouvais, étant si misérable, vous traiter convenablement. Alors je me suis souvenu de mon faucon, et j’ai pensé que ce serait un mets digne de vous. Madame, ce matin vous avez eu mon faucon tout rôti sur votre assiette… Hélas ! je croyais l’avoir très bien employé : or, j’apprends que vous désiriez cet oiseau d’une autre façon, et je ne puis plus vous satisfaire… Madame, il me semble que je n’aurai de repos désormais.

Frédéric se tut plein de douleur : et pour témoigner de la véracité de ses paroles, il fit apporter les plumes et le bec du faucon.

Monna Jeanne blâma Frédéric d’avoir tué un si bel oiseau pour donner à manger à une femme.

Cependant, elle admirait secrètement la grandeur de ce cœur à l’épreuve de la pauvreté et du sort contraire.

Ayant remercié Frédéric de son bon vouloir et de l’honneur qu’il lui avait fait, Monna Jeanne partit et s’en retourna remplie d’inquiétude pour la santé de son fils.

Celui-ci, à cause du déplaisir de n’avoir pas eu le faucon, ou bien par la force seule de la maladie, mourut peu de jours après, laissant sa mère toute dolente.

Ses frères la laissèrent pleurer et gémir. Puis, après quelque temps, les voilà qui la pressent à se remarier, lui disant qu’elle était encore jeune, fort riche et sans enfants.

Elle refusait, mais ses frères ne la laissaient point en paix. Alors Monna Jeanne, se souvenant de l’honnête Frédéric, qui l’avait tant aimée, et qui avait tué son beau faucon pour la traiter, dit un jour à ses frères :

— Je continuerais volontiers à rester veuve : mais, si vous désirez tant que je prenne un second mari, sachez que je prendrai Frédéric Alberighi et pas un autre.

À cela ses frères répondirent en raillant :

— Sotte, qu’est-ce que tu dis ? Depuis longtemps Frédéric n’a plus ni sou ni maille.

— Je le sais bien, fit-elle, mais j’aime mieux un homme ayant besoin de richesses, que des richesses ayant besoin d’un homme.

Les frères de Monna Jeanne ne pouvaient plus douter de sa résolution. Ils savaient que Frédéric était demeuré bon gentilhomme malgré ses revers de fortune : ils permirent donc à leur sœur de se marier avec lui.

Ainsi Frédéric se vit marié avec la femme qu’il avait tant aimée, et en même temps fort riche. Il devint moins prodigue qu’auparavant, et il passa sa vie avec Monna Jeanne, heureux et joyeux.