Des couples/4

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(Redirigé depuis Un Amour (Leblanc))
Des couplesErnest Kolb, éditeur (p. 209-259).

UN AMOUR



M. Terrisse entra, son pardessus sur le bras, le chapeau à la main, le cigare à la bouche.

— Bonsoir, Marthe, dit-il, je vais au cercle.

Il embrassa sa femme et sortit.

Restée seule, Mme Terrisse défit sa robe, mit un peignoir, et se retira dans une pièce située entre sa chambre et son salon, une petite pièce étroite, sombre, sans fenêtre, qu’éclairait tout le long du jour une mignonne lanterne de forme vieillotte, et qu’un canapé, une bergère, une chaise basse et une console servant de table, suffisaient à meubler.

Elle alluma la lampe et prit son ouvrage. C’était de grandes fleurs brodées de soie rose, des palmes d’argent qu’elle découpait dans une chasuble du siècle dernier et qu’elle appliquait sur du satin vert. Elle avait ainsi habillé tout son boudoir de brocarts anciens, de damas rares, d’étoffes précieuses, dont elle aimait, parmi les peluches modernes, les tons passés et les couleurs éteintes.

Une paix infinie régnait en ce recoin d’hôtel, que le manque d’ouverture préservait du bourdonnement de la rue, et où les bruits intérieurs venaient expirer contre les lourdes tentures et les draperies des portes. Par suite, le silence s’imprégnait d’une sorte de mystère. Jamais violé, il s’entassait là, s’y accumulait, s’y multipliait, devenait l’hôte tout-puissant de ce sanctuaire de femme. Il émanait aussi peut-être de ces choses mortes, de ces chapes usées, de ces bois piqués, de toute cette défroque d’autrefois, qui dormait au fond de quelque grenier ou dans la poussière d’une sacristie.

Marthe ne le troublait guère. Elle agissait par gestes lents, mesurés, pondérés, en harmonie avec ce milieu recueilli. Un calme profond se dégageait de toute sa personne, une certaine nonchalance, comme une courbature des membres, si grande que parfois son ouvrage tombait sur ses genoux et qu’elle demeurait immobile des minutes entières.

D’une beauté réelle, malgré ses traits plutôt irréguliers, elle avait des joues et un menton un peu gras, troués de fossettes rieuses, un bas de figure très gai, puis des yeux tristes, un regard Sans chaleur, sans éclat. Ce contraste laissait un doute sur son véritable caractère. Ses sourcils noirs qui se rejoignaient, et sa mâchoire inférieure qui avançait imperceptiblement, indiquaient une volonté ferme. Les épaules étaient larges, la poitrine bien faite.

Ses distractions cependant se renouvelant trop fréquemment, elle haussa les épaules, incapable de lutter. À quoi bon d’ailleurs ? Pouvait-elle se soustraire à l’obsession du souvenir ? Tout, autour d’elle, dans ce cadre où elle s’obstinait à rester, ne ravivait-il pas le mal dont elle souffrait ? Elle se prit la tête entre les mains et murmura : « Non, non, je ne veux pas. » Mais elle n’avait plus de force et des lambeaux de son passé défilèrent devant elle, pêle-mêle, comme des chapitres d’un même livre parcourus au hasard, en dépit de l’ordre.

Tout d’abord se présenta — car de là provenait sa douleur — sa rupture avec Jacques Civialle. Une rupture, non, Jacques était parti, la quittant en plein bonheur, sous un prétexte quelconque, alors qu’elle se livrait, elle, sans souci du lendemain, l’âme et la chair conquises pour la vie. Cela durait depuis quinze mois ; quinze mois seulement, en si peu de temps s’était dissipé son amour, à lui !

Soudain l’indélicatesse que M. Terrisse avait commise en entrant dans sa chambre, le cigare à la bouche, lui traversa l’esprit et la reporta aux premières années de son mariage. Elle se remémora des grossièretés semblables, des manques de tact inconscients chez cet homme de race moins fine qu’elle, des froissements auxquels elle attribuait le refroidissement progressif de leurs rapports. Une fois de plus, elle s’énuméra tous ses griefs contre lui, autant d’excuses que, par moments, elle croyait devoir à sa faute.

Et sa pensée, inévitablement, revint à Jacques. Un jour, son mari le lui amenait du cercle, et de suite, elle aimait le jeune homme, dont elle devinait la nature inquiète et malheureuse.

Et des choses très douces la hantèrent. Elle se donna l’âcre jouissance de reprendre les débuts de cette liaison, elle évoqua Jacques, pendant les soirées d’hiver, assis sur la chaise basse, à ses pieds presque ; des mots tendres bourdonnèrent en elle, des mots qu’il avait dits autrefois et qui chantaient à son oreille avec leur intonation particulière. Elle sentit sur son poignet, à cette place exacte, la brûlure de son premier baiser ; puis elle eut partout, sur la peau, l’impression d’autres caresses, sur ses lèvres l’odeur de ses moustaches, autour de sa taille la sensation de ses deux bras.

Mon Dieu, comme il l’adorait, comme il était bien à elle, elle en avait la certitude absolue, même aujourd’hui, trois mois après la rupture. Alors cette fuite, pourquoi ? Elle étudia toutes les causes qui pouvaient l’expliquer, elle tenta de ressusciter les heures déjà sonnées pour noter chez Jacques un symptôme de détachement. Mais comme tous ceux qui examinent leur existence écoulée, Marthe ne se rendait pas compte de la marche insensible du temps et des idées, du peu à peu de la vie. Sa mémoire s’accrochait çà et là à quelques souvenirs qui lui faisaient perdre le fil ininterrompu des jours, dont chacun avait apporté à Jacques sa petite part d’écœurement et de désillusion.

C’est ainsi que ses rêveries douloureuses aboutissaient fatalement à deux ou trois incidents sans importance, qui résumaient pour elle le travail incessant de la lassitude, ce lent désagrégeaient de l’amour, que son esprit ne distinguait pas.

… Jadis, dans le rez-de-chaussée que Civialle avait loué, Marthe faisait à son amant la surprise de nouveaux dessous. C’était sa joie, quand il la dévêtait, d’apercevoir quelque forme de chemise ou de jupon, imaginée par elle et pour lui, un embellissement, un raffinement de cette élégance intime qui le séduisait et le flattait. Or, un matin, elle arriva tout heureuse, se débarrassa de son manteau de fourrure, d’une robe flottante qu’elle mettait souvent à ses rendez-vous, et apparut en une longue chemise empire, en soie bleu-ciel, ouverte sur le devant et attachée entre les seins par l’agrafe d’un galon d’argent, qui descendait en suivant le contour inférieur de la poitrine et remontait en pointe au milieu du dos. Ses bras étaient nus et de larges échancrures découvraient les aisselles. Il ne remarqua rien, l’embrassa et lui parla, l’air préoccupé. Ce fut une déception immense, et bien qu’elle en rît ensuite et se moquât d’elle-même, elle garda de cette indifférence une blessure cuisante.

… En le quittant elle lui donnait invariablement une lettre, une sorte de journal où elle détaillait, en ses moments de solitude, l’histoire touchante de son âme, minute par minute, pensée par pensée.

— Comme cela, disait-elle, je t’oblige à ne pas m’oublier.

Une fois elle retrouva dans la poche de Jacques sa dernière lettre non décachetée. Ah ! l’angoisse qui lui serra le cœur, les sanglots qu’elle ne put retenir, l’embarras de son amant, comme elle se rappelait tout, et avec quelle précision terrible !

Comment n’avait-elle pas compris la fatigue de Jacques, à cet instant où il ne dissimulait plus, las de mentir, incapable d’inventer une excuse.

Une autre fois… Elle secoua la tête, refusant de s’abandonner plus longtemps à cette recherche vaine. Le fait brutal, indiscutable, c’est qu’il ne l’aimait plus. Qu’importait la cause ? Et elle se répétait intérieurement : « Il ne peut plus m’aimer, je ne le reverrai pas. » Elle n’eut aucune révolte. Un désespoir morne la pénétrait. Elle constata quelle souffrait davantage et que le temps ne soulageait pas sa peine. Puis elle ne pensa pas. Des idées vagues l’effleurèrent sans plus troubler le sommeil de son cerveau que des ailes d’hirondelle ne remuent les profondeurs endormies de quelque eau stagnante.

Surtout elle sentait son isolement, un isolement définitif. Elle s’était affranchie des liens qui nous séparent de nos semblables ; elle avait connu l’ivresse des bouches qui s’unissent, des âmes qui s’entremêlent, des vies qui se confondent ; elle avait rêvé l’éternité de ce bonheur et de cette communion. Et puis, c’était fini, irrémédiablement.

Une sorte d’hallucination lui montra distinctement une forme humaine accroupie dans un coin, exposée au froid, couverte de haillons, une pauvresse dont les passants se détournaient et qui n’osait pas tendre la main. Et cette femme releva la tête, et Marthe s’aperçut que la mendiante avait ses traits à elle.

Ses yeux se mouillèrent, elle s’éveilla de sa torpeur, et elle pleura, doucement, des larmes lentes qui s’entre-croisaient sur ses joues et qui imprégnaient ses lèvres de leur amertume.

Ainsi tous les soirs se terminaient en pleurs, et tous les soirs et toutes les nuits, elle pleurerait de même, plus tristement encore, car son mal de chaque jour s’ajoutait au mal de la veille.

À la porte quelqu’un frappa :

D’une voix distraite, elle dit : « Entrez. » Un domestique annonça :

M. Civialle demande si madame peut le recevoir.

Elle se dressa, subitement affolée, perdant le grand calme de ses gestes, et le nom de son amant lui échappa :

— Jacques, Jacques, criait-elle de tout son être, comme pour l’appeler, comme si elle eût craint qu’il ne s’éloignât d’elle encore.

Elle se contint et répondit :

— Faites entrer M. Civialle.

Le domestique s’en alla ; alors elle s’assit, essuya ses yeux rougis et, dans le silence, elle entendait son cœur qui battait à coups démesurés.

II


Ils se taisaient, gênés tous deux. Lui, l’observait. Il la trouva plus pâle, plus belle. Une émotion désagréable l’assaillit, ce dépit que l’on éprouve à constater la beauté d’une femme qui n’est plus à vous. Elle, la froideur de cette entrevue la stupéfiait, dans ce boudoir où jadis ils s’étreignaient de suite, la porte à peine refermée. Elle le regarda bien en face, il détourna la tête et bêtement articula :

— Vous allez bien depuis ?…

Elle l’interrompît, déjà maîtresse d’elle, et lui dit comme à un étranger :

— Pardon, monsieur, d’où me vient l’honneur ?…

Cette question acheva de le décontenancer ; il n’osait parler, ayant obéi malgré lui à un motif impérieux et inavouable. Il balbutia :

— Vous m’excuserez de me présenter si tard… Au cercle, j’ai vu M. Terrisse… il m’a conseillé d’aller vous tenir compagnie… et je suis venu…

Elle s’inclina en guise de remerciement. Ils s’entretinrent de choses indifférentes, auxquelles ils semblaient prendre un grand intérêt. Il raconta ses voyages, elle causa théâtre et bal, exagérant à dessein le nombre de ses distractions. À la fin, Jacques se jugea ridicule. Somme toute, cette femme lui avait appartenu. À son tour il se souvint des caresses échangées en cet endroit même où ils se contemplaient comme deux ennemis. Cette idée le ramena à l’objet de sa visite, et il débuta doucereusement, avec un sourire forcé :

— Je vois en effet que vous vous êtes amusée cet hiver, vous ne pouvez croire combien cela me ravit. Je savais du reste par des lettres d’amis qu’on vous rencontrait un peu partout, à l’Opéra, aux Français, accompagnée de votre mari, n’est-ce pas, et souvent de…

Il affecta d’hésiter pour mieux marquer son intention, et acheva :

— …de M. Beaugrand, votre cousin, si je ne me trompe.

Elle répondit :

— C’est vrai, Lucien m’a montré beaucoup de dévouement.

Il lança très vite :

— Alors vous confessez ?…

— Quoi ? fit-elle, étonnée.

Sans répondre à cette question, il poursuivit en ricanant :

— Il n’est pas mal, ce Beaugrand, c’est un beau cavalier, un peu lourd, un peu campagnard, mais enfin on n’a pas qui l’on veut, et quand un monsieur se présente, empressé, galant, il n’y a pas de raison pour refuser ses hommages… car, bien entendu, il vous fait la cour…

— Nullement, dit-elle, c’est un camarade d’enfance pour lequel j’ai la plus vive affection, et qui, je crois, me la rend.

Il reprit, d’une voix crispée :

— Inutile de vous défendre, ma supposition est toute naturelle, et vous êtes assez jolie pour éveiller plus que de l’affection chez ceux qui vous approchent.

Elle l’interrogea avec douceur, devinant en lui un chagrin réel.

— Voyons, dites-moi franchement où vous voulez en venir au lieu de louvoyer ainsi.

Cette tranquillité l’outrepassa, et il s’expliqua brutalement :

— La vérité ? La voilà. Tout l’hiver, m’a-t-on dit, vous vous êtes affichée avec ce Lucien. Jusqu’ici, rien de mal, vous êtes libre de vous compromettre. Mais, tout à l’heure, au cercle, quand M. Terrisse est entré, j’étais dans un groupe ainsi que votre cousin. On a chuchoté, et l’un de ces messieurs a fait une plaisanterie déplacée sur l’amitié vraiment aveugle que certains maris ont pour les cousins de leurs femmes. Là-dessus, Beaugrand répartit, d’un air fat : « Que voulez-vous, le métier de cousin comporte des charges auxquelles on ne doit pas faillir. » Avant de châtier ce misérable, j’ai tenu à vous demander si rien… dans vos façons… n’autorisait…

Il continua longtemps, hachant ses phrases, l’air honteux de sa grossièreté. Certes il ne soupçonnait pas Mme Terrisse, mais la suffisance de cet homme méritait une punition.

Marthe écoutait, interdite, frémissant sous l’affront que lui infligeait Civialle. Il l’injuriait presque maintenant, avec des mots méchants et le ton d’un maître qui peut parler ainsi. Puis elle se calma, eut un sourire étrange et entendit sans protester les plus cruelles insultes. Elle comprenait.

Elle démêlait, au milieu de cette colère, une immense jalousie, la jalousie basse qui survit à l’amour et dont l’homme souffre, comme si la femme qu’il a délaissée était sa chose encore, sa propriété. Elle refoula son mépris et savoura délicieusement, si outrageant qu’il fût, ce reste de passion qui le ramenait auprès d’elle.

Et soudain une idée la frappa, dont elle, vit, en un instant, toutes les conséquences bonnes et mauvaises. Pendant quatre ou cinq minutes, elle parvint à cette profondeur de pensée que l’on atteint si rarement. Elle vivait l’un de ces moments solennels où l’on se connaît, où l’on se juge, où l’on découvre tout ce qui se passe en soi, tout ce qu’on regrette, tout ce qu’on désire, où l’on prend une décision irrévocable d’après les réflexions de quelques secondes. Elle s’examinait avec cette lucidité, qui parfois jette dans le cerveau une clarté vive et met en pleine lumière les sentiments que nous nous cachons habituellement, dont nous n’avons même pas conscience.

Et aussi elle savait ce qui s’agitait en Jacques. Tout ce petit monde de sensations et d’instincts, de déboires et de mesquineries, elle le voyait grouiller sous la fixité de son attention, elle l’observait comme avec une loupe, et tout cela se formait, se développait, grandissait, devenait un ensemble de motifs qui expliquaient à Marthe la conduite de son amant.

Le passé, le présent, se formulèrent en elle d’une manière très nette. Elle avait trop aimé Jacques, lui, s’était lassé d’une liaison trop calme, et il revenait aujourd’hui, piqué par une jalousie d’autant plus aiguë qu’il n’avait plus aucun droit sur la maîtresse dédaignée.

De tout cela elle conclut qu’un lien indissoluble l’attachait à cet homme, qu’il n’y avait pour elle de bonheur que par lui, et qu’il était là, à sa portée, facile à reprendre.

Donc elle devait tenter l’épreuve et, par quelque artifice que ce fût, s’emparer de lui et le garder, cette fois, pour toujours.

Impatienté de ce silence obstiné, il marchait de long en large, avec des gestes violents. À la fin il se planta devant elle, et s’écria :

— Eh bien, quoi ! vous ne vous révoltez pas ; je vous accuse et vous vous taisez ?

Elle lui saisit les mains et, les yeux dans les yeux, sincèrement, tranquillement, elle murmura :

— À quoi bon me défendre ! Lucien a raison, je suis sa maîtresse.

— Sa maîtresse, toi !

Il leva le poing, puis tomba assis, écrasé.

Elle le contempla tristement et poursuivit :

— Eh bien oui, sa maîtresse, De quoi vous plaignez-vous ? J’ai été la vôtre, vous m’avez quittée sans raison, sans même me faire l’aumône d’un adieu. Vous saviez pourtant combien je vous adorais, vous saviez le chagrin que j’éprouverais ; rien ne vous a retenu. Pourquoi me serais-je gênée ? J’ai rencontré un être qui m’aimait comme je vous aimais, j’ai cherché l’oubli près de lui et je l’ai trouvé.

Il releva la tête et la supplia :

— Non, non, ne dites pas cela, cela ne peut pas être, vous si honnête !

Elle éclata de rire nerveusement :

— Si honnête ! Ah ça, mais, c’était donc mon devoir de succomber avec vous et je n’ai cessé d’être vertueuse que le jour où j’ai été à un autre !

Après une pause, elle reprit :

— Voyez-vous, mon pauvre ami, je ris et au fond cela me fait mal. Il y a en nous, quand nous nous donnons, des choses que vous ignorez toujours et que nous vous cachons pour ne pas troubler votre joie. Est-ce des remords ? Non, pas pour moi du moins, mais le regret de ne plus être, de ne plus pouvoir être ce que nous étions, des femmes honnêtes. Quand nous ne subissons pas l’ivresse de vos baisers, nous pensons à tout ce que nous avons trahi, et cela nous enchaîne d’autant plus à vous, qui remplacez tout. Voilà ce que j’ai ressenti, Jacques. Vous étiez ma vie, et j’avais mis en vous, que j’avais choisi, toute mon espérance. Vous comprenez maintenant le vide que m’a causé votre départ et vous comprenez que j’aie voulu combler ce vide, oublier, oublier à tout prix, même en m’abaissant encore.

Il bégaya :

— Non, non, ce n’est pas vrai.

— Si, c’est vrai, entièrement vrai, affirma-t-elle d’une voix plus forte, agacée par son entêtement à douter. Vous vous imaginiez peut-être que je vous pleurerais, que je porterais votre deuil éternellement. C’est bien ça votre vanité, vous croyez être nos maîtres, toujours, même après l’abandon ; si nous usons de notre liberté, vous nous accusez de trahison. Avant telle époque nous ne devons pas nous consoler ; jusque-là, pas de rire, pas de gaîté, pas d’amour surtout. Vous avez besoin de vous dire, dans l’orgueil qui vous gonfle : « Comme elle m’aime ! en voilà une dont je pourrais faire encore ce que je veux ! »

Elle finissait par déclamer, en comédienne qui débite un rôle. Civialle l’arrêta :

— Marthe, Marthe, tu me tortures.

— Oui, répliqua-t-elle, je crois que vous souffrez, mais ce qui vous fait souffrir, ce n’est pas le désespoir de me voir porter à un autre ce que je vous avais donné ; non, c’est l’idée que je ne tenais guère à vous. J’aurais dû vivre des restes de votre passion.

Il la contemplait, émerveillé ; l’indignation, la révolte qu’il lisait en Marthe, faisaient d’elle une créature nouvelle, plus vivante, et plus humaine qu’auparavant. C’était l’autre sans doute qui avait ainsi transformé la femme un peu froide d’autrefois. Une jalousie horrible lui tordit le cœur. Il se leva, s’agenouilla près d’elle, les mains jointes sur le bras du fauteuil, et il lui dit :

— Marthe, je me suis trompé, il me semblait que je ne vous aimais plus assez, et puis, loin de vous, j’ai vu ma folie, j’ai erré partout comme un vagabond, traînant ma douleur d’hôtel en hôtel, n’osant pas revenir et implorer mon pardon. Mais maintenant je ne peux plus, je sais bien qu’entre nous c’est irréparable ; vous ne voulez plus de moi, du moins, ne soyez à personne.

Il croyait à la sincérité de ses paroles. Tout son amour renaissait, grandi par cette rivalité inattendue. Il entrevit une lutte difficile, et la nécessité d’une conquête à recommencer, d’un long siège à entamer, fortifia sa résolution.

— Ne me repousse pas, murmura-t-il, je serai ton ami, je resterai, comme dans les premiers temps, à te regarder, à t’aimer des yeux, tremblant et faible devant ta beauté. Je me ferai du bonheur avec le bonheur que j’ai goûté ici, à tes pieds, dans tes bras mêmes. Ne me repousse pas.

Elle surmonta la langueur dont l’emplissaient la tendresse des mots et le charme des souvenirs, et répondit :

— Non, Jacques, c’est impossible, il y a des obstacles que nous ne pouvons détruire.

— Aucun ! s’écria-t-il.

— Si, affirma-t-elle, Lucien d’abord, et puis, qui vous dit que je ne l’aime pas ?

Il prononça gravement :

— Écoute, Marthe, tu ne peux pas l’aimer ; c’est un coup de tête, du dépit, mais tu ne l’aimes pas, cela, j’en suis sûr. Et tu seras à moi, et nous reprendrons l’existence au point où nous l’avons laissée, car tu ne m’as pas oubliée, et moi, je t’aime comme un fou !

Il l’attira contre lui et la baisa au front, malgré elle.

— Au revoir, Marthe, à tous les jours.

Il sortit. Alors elle éteignit la lampe, gagna sa chambre, et se coucha, l’âme à la fois infiniment joyeuse et infiniment triste.

III


Le lendemain, au cercle, Jacques aperçut Lucien Beaugrand. Il eut une minute de vertige et le provoqua, sous un prétexte futile, avec un acharnement qui parut étrange aux assistants. Ils se battirent. Civialle reçut une blessure légère qui détermina un accès de fièvre. Il garda le lit. Marthe vint le soigner assidûment ; mais, dans son délire, il ne la reconnut pas.

Trois semaines après, il se rendit chez elle. Elle eut assez de courage pour le tenir à distance. Quoique très affectueuse, très expansive, elle établit de suite entre eux une réserve habile qu’il dut respecter.

Elle le gronda gentiment au sujet de son duel, mais n’insista pas. Elle rit beaucoup, montra de l’esprit, l’éblouit par son entrain et sa verve. Du passé il n’en fut pas question. Elle traita Jacques comme un ami de vieille date, et rien dans leur conversation ni dans leurs regards n’indiquait qu’ils eussent été jamais plus que des camarades loyaux et dévoués. Quand il la quitta, il n’avait même pas osé baiser sa main.

Il ne manquait pas à sa promesse, et quotidiennement il arrivait vers quatre heures. Souvent M. Terrisse le trouvait encore là et l’invitait à dîner, s’étant toujours amusé de ce caractère ondoyant, qui contrastait avec sa propre nature, posée et travailleuse. Un peu dérouté par la disparition subite du jeune homme, il avait applaudi à son retour. Cela lui permettait de s’échapper à la fin du repas, sans s’inquiéter de sa femme.

Durant ces longues entrevues, la souffrance de Jacques devenait intolérable. Il ne pouvait s’habituer à l’affabilité banale de Marthe.

— Je vous en prie, disait-il, soyez méchante, acariâtre, agressive, tout plutôt que cet accueil cordial qui me glace.

Il tentait bien de soulager sa blessure en songeant que Marthe avait été sienne, mais cette évocation élargissait plutôt la plaie de son âme. Tandis qu’elle parlait, il parcourait son corps ; il en savait tous les détails exquis ; ses lèvres, ses mains, ses yeux s’étaient enivrés de la douceur de cette peau, de la perfection de ces tonnes ; il se rappelait sa façon d’embrasser, d’étreindre, de s’abandonner. Pourtant, il restait là, immobile, aussi étranger qu’un visiteur qui entre, cause un instant, et s’en va, sa tâche accomplie.

Et soudain sa jalousie l’assaillait. Peut-être, sous la robe dont il la dévêtait, des traces récentes de baisers marbraient-elles sa chair, de ses baisers, à lui, à l’autre !

Un soir, il lui exposa sa détresse, d’une voix humble :

— Je vois que toute votre conduite envers moi n’est qu’une vengeance ; vous voulez que j’expie ma lâcheté, que je pleure mon offense sans répit. Eh bien, Marthe, cette torture est au-dessus de mes forces. Vous regarder, vous frôler, respirer votre odeur, et ne pouvoir seulement nous toucher, vous que je berçais sur mes genoux, éperdue de désirs, et penser qu’un autre que moi vous a possédée, vous, vous la sainte et la fidèle amie que je vénérais, cela c’est un enfer d’où je veux m’enfuir. J’espérais d’abord, maintenant je n’espère même pas.

Une immense pitié amollissait Marthe. Elle sentait la misère de cet homme qu’elle aimait avant tout, et elle eut envie de lui ouvrir ses bras. Elle résista cependant, car il semblait la menacer d’une seconde rupture, et elle répondit un peu durement :

— Donc, vous partez ?

Il la contempla, vaincu soudain, et murmura :

— Non, je ne pourrais pas.

Alors elle lui saisit la tête, colla sa bouche à la sienne, et s’offrit à lui.

Cela dura des années, des années d’une vie paisible et compliquée. Un couple à trois se forma, et les rapports réciproques de ses trois membres fonctionnèrent régulièrement, de même que les différentes roues d’une machine s’engrènent, se commandent, aident les unes aux autres sans jamais se contrarier.

M. Terrisse, insouciant et peu soupçonneux, se plaisait, aux rares heures de liberté que lui laissaient ses affaires, à s’étaler dans le fauteuil qui lui était spécialement attribué. Puis la surveillance de domaines importants, qu’il faisait valoir, l’obligeait à de fréquents voyages en Normandie.

Civialle s’accoutumait à cette existence intime. En ménage presque, il ne recherchait aucune distraction au dehors de l’intérieur où il se confinait. Jeanne d’ailleurs employait à le retenir une adresse incomparable. Incessamment stimulée par sa première défaite, jamais elle ne s’écartait de son but. Ses moindres paroles, ses moindres actions y convergeaient. Pour éviter l’écueil où elle avait sombré, elle se livrait par moments avec un emportement qui le ravissait ; puis, pendant des semaines, elle se reprenait, et il se heurtait à des refus continus, à des malaises prétextés, à une foule d’empêchements secondaires. Ces alternatives de passion et de froideur ravivaient son amour.

Elle l’obligeait aussi à des absences prolongées, soit dans le midi, où sa santé, affirmait-elle, le forçait à hiverner, soit de côté et d’autre pour le soin de sa fortune. Il en revenait plus épris. En outre, afin de prévenir toute influence, elle l’éloigna de sa famille, de ses relations, l’accapara, le contraignit à n’avoir plus que chez elle un milieu et un refuge.

Mais la jalousie de Civialle constituait encore la garantie de fidélité la plus sérieuse. Marthe s’en servait sans scrupule. Ne parlant jamais ouvertement de Lucien, elle faisait cependant en sorte que le nom du jeune homme fût lancé par son mari, ou même qu’une allusion indirecte à quelque incident de cette époque rappelât à Jacques la souillure de sa maîtresse. Elle lui infligeait ainsi un supplice de toutes les minutes, attisant la flamme qui le brûlait, avec une cruauté de bourreau.

Insensiblement le vide se fit autour d’eux. Marthe y contribua en s’affichant avec Civialle dont la vanité d’homme s’accommodait de cette forfanterie.

Un jour, il avait dit :

— Pourquoi nous cacher, tu as donc honte de notre liaison ?

À la suite de ce mot, elle sacrifia bravement sa réputation. Une à une, ses amies disparurent, celles-ci par pruderie, celles-là offusquées de cette constance.

Un événement se produisit, qui acheva de les isoler. Marthe mit au monde un garçon qu’ils appelèrent Georges. Le baptême eut lieu à la campagne, Jacques fut parrain ; puis, quand l’hiver arriva, ils ne retournèrent pas à Paris.

Trois nouvelles années défilèrent. Cette solitude absolue, le silence apaisant des bois et des champs, cet engourdissement de leur être loin de toute société, leur épargnèrent les aspérités des trop grandes joies et des trop grandes douleurs. Leur somme de bonheur respective s’égalisa. C’était comme un niveau que la monotonie des jours passait sur leurs facultés de jouir et de souffrir, et ils se courbaient à leur insu, sous le poids d’innombrables habitudes.

Même la jalousie de Civialle s’atténua, non qu’elle le martyrisât moins, mais l’accoutumance au mal l’empêchait de sentir l’acuité de sa blessure.

Puis son enfant le distrayait. Georges, en grandissant, lui témoignait plus d’affection qu’à M. Terrisse, et il en concevait un orgueil naïf. Un sentiment obscur, dont il niait jusqu’alors la possibilité, l’attachait à cet être né de son sang, acquérait une importance qui l’étonnait lui-même. À mesure que le petit avançait en âge, ce sentiment se précisait, et Jacques, en l’analysant, y notait la vanité du mâle qui a procréé, la satisfaction de l’homme qui n’a pas arrêté le grand courant de vie descendu de ses ancêtres en lui, l’espérance du père, qui croit à l’avenir de son fils.

Marthe aimait Georges plus simplement, de tout l’élan de sa chair et de son cœur, de toute sa reconnaissance pour le nouveau lien qu’il établissait entre elle et son amant.

Or, un jour, ouvrant inopinément la porte du salon, M. Terrisse surprit sa femme dans les bras de Jacques.

Il y eut quelques secondes d’une solennité effrayante. Marthe, épouvantée, ne bougea pas, les bras autour du cou de Civialle, comme pour le défendre. Mais le tempérament de M. Terrisse ne le poussait point à la violence. Plutôt ennuyé de cette scène, où il lui fallait prendre une décision immédiate sans avoir le loisir de l’examiner, il ne savait quelles paroles prononcer, ni quelle attitude observer. Une rupture s’imposait, il l’admettait facilement, puis les conséquences de cet acte se révélaient brusquement à lui, sa vie brisée, sa vieillesse morose, son foyer désert. Il hésitait.

Pour gagner du temps, il articula :

— Restez ici, je vous ferai transmettre ma volonté.

Les minutes s’enchaînèrent, lentes et angoissantes. Ils n’osaient parler. Des choses douces, l’haleine d’un soir d’été, un parfum d’héliotrope, des odeurs lointaines de foin coupé, la clarté blanche de la lune, leur parvenaient avec une netteté surnaturelle, et leurs idées flottantes et indécises avaient peine à percer l’amoncellement des impressions du dehors. Puis un bruit de sanglots troubla le silence. Marthe pleurait, envahie d’une peur mystérieuse, ayant l’intuition d’un danger formidable.

Au bout d’une heure, M. Terrisse la fit prier de le rejoindre. Elle obéit, et de suite, en entrant chez lui, elle comprit sa vengeance. Des malles encombraient la chambre, les tiroirs étaient vides, la bonne enveloppait de vêtements le petit Georges. Elle trembla, et, le regard anxieux, demanda :

— Vous partez ?

— Nous parlons, répondit-il, en désignant l’enfant du doigt.

Il renvoya la bonne, puis, s’apercevant que Marthe chancelait, il l’assit lui-même avec précaution, et il poursuivit, penché sur elle :

— Je ne vous en veux pas à vous, je vous méprise trop, vous et vos semblables, les autres femmes, toutes les autres ; c’est lui que je hais, lui, l’ami qui m’a volé. Alors, pour me venger, je lui prends, je lui vole son fils. Car je ne doute pas qu’il ne soit à lui, n’est-ce pas ?

Elle n’eut pas la force de mentir et baissa ta tête.

— Tant mieux, s’écria-t-il, tant mieux ; il ne le reverra jamais, je l’emporte, je le cache de telle façon qu’il ignore même où respire son fils.

Elle se dressa, terrifiée :

— Mais vous ne pouvez me le voler, il est à moi !

Il ricana :

— À vous certes, mais à moi d’abord, le soi-disant père… Cependant il y a un moyen, un seul, de ne pas quitter votre enfant. Je consens à vous pardonner, à vous traiter, vous, comme ma femme, Georges comme mon propre fils, bref à effacer de ma mémoire ce que le hasard m’a révélé. Et cela à une condition : venez avec moi et l’enfant, nous nous exilerons longtemps, des années, beaucoup d’années… jusqu’à ce que vous ayez les cheveux blancs…

Elle le supplia, entrevoyant la monstrueuse alternative à laquelle il la condamnait :

— Non, non, pas cela, ordonnez, enlevez-moi Georges ou arrachez-moi à Jacques, mais ne me dites pas de choisir, ne me dites pas de me tuer moi-même.

Elle tendait les mains vers son mari, et l’implorait de toute son attitude. Il lui semblait qu’on voulait lui couper une partie de son cœur, son pauvre cœur où se mêlaient si étroitement son amour de maîtresse et son amour de mère : « Quoi qu’il arrive, pensa-t-elle, j’en mourrai, car j’aimerai davantage celui que j’aurai sacrifié. »

Il répondit, en haussant les épaules :

— Qu’attendez-vous de moi ? Dois-je accepter la continuation de la vie actuelle ? Ou désirez-vous que je me retire simplement comme quelqu’un qui est de trop ? Non, ma résolution est immuable. Vous avez à choisir entre votre amant et votre fils, choisissez. La chose est aisée, décidez-vous en faveur de celui que vous préférez.

Elle lut sur sa figure une résolution implacable qui la découragea. Elle cessa de prier, persuadée de l’inutilité de ses efforts et tâcha d’envisager froidement sa situation. Ses réflexions furent de courte durée. Elle ne pesa pas ses deux amours, car elle les savait tous deux égaux et infinis. Une seule idée la domina : pouvait-elle abandonner Jacques ? Déjà séparé de son fils, que deviendrait-il, séparé d’elle aussi ? Et soudain son devoir se dessina, clair, lumineux, inéluctable. Elle ne le discuta pas, n’hésita pas, et prononça d’une voix ferme :

— Je reste.

— Soit, fit-il, je m’y attendais. Dites adieu à Georges.

Il appela la bonne. Le petit dormait. Marthe l’effleura de ses lèvres, à peine, sans effusion, de crainte de défaillir. Mais ses yeux ne le quittèrent plus, s’ouvrirent sur lui démesurément, comme si elle eût voulu s’emplir, s’abreuver, se griser de cette vision dernière. Et tant que M. Terrisse continua ses préparatifs, elle regarda son fils de ce regard de folle, dont aucun battement de paupière n’interrompait la fixité.

Au moment du départ, elle refusa de l’embrasser une seconde fois ; seulement elle lui frappa le front pour l’éveiller et conserver en elle sa réelle et vivante image. Mais l’enfant eut peur de ces yeux étranges qu’il ne reconnut pas et il se mit à crier.

— Adieu, Marthe, fit M. Terrisse.

Elle se tut. Il emporta Georges et s’en alla. Elle entendit dans le parc le grincement du sable, puis la voiture qui s’ébranlait et s’éloignait.

Alors elle se leva et, droite, les membres raides, avec les gestes saccadés et la marche automatique d’une somnambule, elle se rendit auprès de son amant :

— Jacques, dit-elle, il est parti.

Il frissonna et demanda : — Qui ?

— Georges, répondit-elle.

Et elle tomba évanouie.

IV


Marthe fut malade. Même rétablie, il lui resta une anémie telle, que le médecin leur conseilla de voyager. Ils passèrent l’hiver à Biskra, puis au printemps revinrent en France. Comme la propriété de Normandie appartenait à Mme Terrisse, elle s’y installa. Jacques acheta à vingt minutes de chemin une ferme qu’il était censé habiter.

Une existence nouvelle commença, l’existence qu’ils rêvaient autrefois. Enfin ils étaient libres, enfin leur affection pouvait se manifester dans toute sa plénitude. Ils se le répétaient avec acharnement, ils avaient l’un devant l’autre des enthousiasmes pour cette indépendance qui leur permettait de s’appartenir sans danger. Ils se promenaient en se tenant par la taille, en quête de beaux paysages, de clairs de lune, de couchers de soleil, de sites poétiques et romanesques, et ils s’extasiaient, débordant d’un lyrisme contraint. S’ils dénichaient un sentier ombreux, un coin d’herbe parsemé de fleurs, ils imposaient à leur bouche un sourire ravi, à leur visage l’expression de personnes satisfaites, qui n’ont plus rien à souhaiter.

— Comme nous sommes heureux, s’exclamaient-ils d’une voix convaincue.

Mais au fond d’eux gémissait le souvenir de leur fils. Cet enfant, qui unissait leurs destinées d’une façon si indissoluble, creusait un abîme entre leurs pensées. Ils n’en parlaient jamais et cela sans motif précis, par une convention tacite qu’ils n’auraient su expliquer. Chacun d’eux craignait peut-être d’ajouter sa propre peine à la peine de l’autre ; et leur réserve les induisait même à éviter toute incursion dans les années écoulées depuis la naissance de Georges.

Ils remontaient plus loin, aux premiers temps de leur liaison, ils y glanaient ce qu’il y avait de meilleur et de plus consolant, des réminiscences de rendez-vous, de parties fines, d’équipées amusantes et dangereuses, ils s’excitaient à ressusciter un tas de petits faits enterrés auxquels ils feignaient d’accorder une importance énorme. Puis peu à peu la conversation languissait et soudain ils se taisaient, incapables d’un effort plus prolongé.

Et leur fils surgissait, s’asseyait au foyer entre le père et la mère, leur fermait la bouche, les murait l’un et l’autre dans la prison étroite de Leur désespoir, et leur causait à tous deux la même et insoutenable douleur, tout en leur défendant de l’adoucir par des confidences réciproques.

Bientôt ils ne tinrent même plus leurs rôles d’enthousiastes, jugeant vaine et ennuyeuse cette comédie qui ne les abusait pas. Le salon donnant sur le verger, ils restaient des après-midi à contempler la grande allée verte où il avait balbutié ses premiers pas, où plus tard il se roulait et cabriolait parmi les vaches et les poulains.

Certes ils eussent préféré qu’il fût mort. Et d’ailleurs ils agissaient en prévision de ce dénouement, parfois même comme si c’était chose accomplie, définitive. Ainsi gardaient-ils aussi précieusement que des reliques, dans une chambre spéciale, alignés dans des tiroirs et dans de larges vitrines, ses jouets de bébé, ses polichinelles, ses soldats de plomb, ses locomotives en fer-blanc, qu’à l’insu l’un de l’autre, ils venaient de temps en temps toucher, ranger, épousseter.

Et un surcroît de misère s’appesantit sur Marthe. Jacques se détachait d’elle. Elle distinguait les symptômes de lassitude qu’elle avait remarqués jadis sans toutefois songer à en étudier la nature. C’était les mêmes impatiences, le même empressement à se soustraire aux tête-à-tête et aux baisers. Son affection s’effritait, s’émiettait, tombait en poussière comme une maison vermoulue, et l’écroulement final se fût déjà produit, si la jalousie de Civialle n’eût étayé les ruines de cet amour.

C’est qu’elle ne le lâchait pas, son implacable ennemie. Elle avait versé en lui un poison que le temps n’évaporait point, et, si vide de passion que fût son cœur, il n’en était pas moins rempli de l’obsédante image de Marthe. La souillure (selon le mot qu’il employait) la souillure de sa maîtresse le retenait plus sûrement que toutes ces chaînes de l’habitude et de la reconnaissance qui rivent l’un à l’autre les vieux amants.

Parfois il brisait bien sa laisse et s’en allait, des deux et trois semaines, chasser de droite et de gauche, ou secouer à Paris sa torpeur. Mais il revenait tout à coup, invinciblement ramené par l’instinct soupçonneux qu’avait déposé en lui sa première déception.

Et des rages de tendresse le prenaient, suivies de mouvements de colère tellement violents qu’un jour, après l’étreinte, la voyant encore tout étourdie de volupté, les lèvres entrouvertes, les dents humides, il s’écria :

— Va-t’en, je te hais, je te méprise.

Ces crises abattaient Marthe. Elle les redoutait peut-être plus, avec leur accompagnement de caresses nerveuses et leurs démonstrations bruyantes, que l’indifférence dont elle constatait en Jacques les progrès quotidiens.

Sa santé déclina rapidement. Toute sensation un peu vive, un bruit inattendu, une clarté soudaine, un mot prononcé trop haut, retentissaient douloureusement au plus profond de son être. De même, quand un fait insignifiant lui dévoilait en partie l’état d’âme de Civialle (et en femme qui aime, elle notait le moindre de ces faits avec une subtilité rare) elle tressaillait, atteinte d’une véritable souffrance physique.

Un incident survint, dont les conséquences la réconfortèrent momentanément. En revenant d’un séjour à Rouen vers le mois de novembre, Marthe eut comme vis-à-vis dans le train un enfant, un garçon. Intéressée, elle observait ses gestes vifs, ses espiègleries, écoutait ses questions naïves, s’amusait de ses étonnements et de sa curiosité, et le petit répondait à son regard bienveillant par de jolis sourires d’enfant heureux qu’on s’occupe de lui. À la fin, elle se pencha et lui demanda :

— Quel âge avez-vous ?

Il prit un air sérieux et prononça hardiment, comme s’il était fier de sa réplique :

— Cinq ans, madame.

— Cinq ans, soupira-t-elle.

Puis, se tournant vers Civialle, elle ajouta :

— C’est son âge à lui.

Il lui serra la main sans répondre, et, jusqu’au terme du parcours, elle poursuivit de ses yeux mornes l’enfant inquiet et subitement attristé.

De retour à la campagne, elle était si faible qu’on dût la coucher. Elle se remit vite, et, un matin, le docteur l’autorisant à sortir, elle se couvrit de châles et s’empara du bras de Civialle.

Ils traversèrent le verger et enfilèrent une avenue bordée de hêtres qui s’enfonçait dans les bois. Le temps était gris et sale, une mélancolie tombait des branches noires et nues, un vent d’hiver soulevait les feuilles mortes qui jonchaient les ornières. Le long des arbres courait le grincement sinistre d’un fil de fer rouillé. Pourtant une joie inexprimable les pénétrait. Ils allaient parler de leur fils. Puisque la même peine les rongeait, pourquoi ne point se la confier ?

Et en effet les aveux leur vinrent aux lèvres, ils se confessèrent toutes les larmes répandues en secret, toutes les nuits d’insomnie, toutes leurs plaies, toutes leurs meurtrissures. Et ce leur fut d’une douceur ineffable, ce rapprochement de leurs cœurs, cet échange sincère de leurs plus intimes pensées.

— Nous en causerons souvent, n’est-ce pas ? dit Marthe, nous y songerons l’un près de l’autre comme à un mort chéri qui a été tout pour nous et qui sera toujours tout.

Jacques la regardait avec une compassion immense. Il sentait confusément à la voir si amaigrie, les pommettes d’un vilain rouge, la démarche traînante, qu’il devait l’aimer beaucoup, l’entourer de soins et de dévouement, se faire pardonner ses torts, car l’heure grave approchait peut-être. Et de cette intuition naquit un remords cruel. Somme toute, il avait porté malheur à Marthe. Il se représenta ce qu’eût été sans lui la vie de sa maîtresse, et il lui fallut reconnaître les suites néfastes de sa propre influence. Il se jugea profondément coupable, presque criminel :

— Pauvre chère âme, dit-il, que de mal pour moi !…

Il la pressa contre lui et murmura :

— Pardon, Marthe, pardon…

Elle l’arrêta dès les premiers mots :

— Tais-toi, Jacques, la vraie coupable, c’est moi, si tu savais !

Elle ne put achever. Une toux sèche égratignait sa gorge. Ils rentrèrent.

Cette promenade préluda à une série de mois plus tranquilles où la santé de Mme Terrisse sembla s’améliorer. Elle reprit courage, tenta de nouveau la lutte, eut recours à la toilette, à la coquetterie, recouvra toute son adresse et toute son opiniâtreté. Profitant des puissants auxiliaires, que Jacques lui avait fournis en exprimant son désespoir de père et ses remords d’amant, elle l’entretenait de leur fils sans discontinuer, et, en outre, se disait plus malade, exagérait sa faiblesse pour l’apitoyer davantage.

Cette tactique lui réussit d’abord. Puis encore Jacques se lassa. À la longue, cela l’excédait d’ergoter sur l’enfant, sur son intelligence présumée, sur les qualités et les défauts qu’on lui attribuait et, d’autre part, voyant sa maîtresse plus solide et de mine plus colorée, il flaira sa ruse. Ce procédé le froissa. Il combattit ses remords et les refoula d’autant plus aisément que son orgueil, comprimé en un moment d’humilité ridicule selon lui, se redressait et le poussait à considérer sa liaison avec Marthe comme un bienfait pour elle. Alors il recommença ses absences.

Et Mme Terrisse n’eut même plus, comme compensation, les retours affables et repentants d’autrefois. Mécontent de lui-même, il revenait maussade, agressif. Elle regretta ses accès de passion brutale.

Deux années de cette torture, augmentée par la perte de son fils, perte qu’elle estimait maintenant irréparable, enlevèrent à Marthe ses dernières forces. Elle sortait à peine, ne franchissait jamais les limites de sa propriété et s’alitait des semaines entières. Quand arrivait Jacques cependant, elle rassemblait toute son énergie et se présentait, souriante et joyeuse. L’amour la soutenait, cet immuable amour dont elle se mourait.

Il assistait, lui, au dépérissement de son amie sans vouloir ouvrir les yeux. Pour ignorer toute la vérité que lui révélaient cette pâleur livide, ces paupières bleuies, ce cou ridé, ce souffle haletant, il se retirait chez lui et se ruait au plaisir. Sa nature fine s’alourdit au contact de ses compagnons de débauche, des hobereaux mal élevés qui buvaient ferme et culbutaient les filles de campagne.

Honteux de sa conduite, il se montait la tête avant de reparaître auprès de Marthe, et préparait un tas de méchantes excuses et d’explications niaises. Mais, de suite, s’empêtrant dans ses arguments, il s’emportait. Tout devenait matière à querelles. Il déblatéra contre le passé. La faute de sa maîtresse lui suggérait des questions outrageantes et de grossières plaisanteries. Elle, écoutait patiemment, quand même miséricordieuse pour l’aimé de toute sa vie, ces injures dont chacune lui coûtait un peu de son existence. Et, bonne, prévenante, d’humeur égale, elle obtenait quelques jours de sa présence, autant de jours de bonheur.

Une fois, un peu gris sans doute, il s’écria :

— Qu’as-tu fait de moi ? Un propre à rien, un déclassé. Je pouvais aspirer à tout. Aujourd’hui je suis perdu. Nous n’en serions pas là si tu n’avais pas eu l’habitude de te jeter dans mes bras derrière le dos de ton mari et de m’embrasser dans les coins, presque malgré moi.

Elle le regardait, épouvantée. Cela le mit hors de lui, et lâchement il la martyrisa. Il dit son ennui, ses désillusions, son écœurement, la fin de son affection. Et il insistait, d’un ton violent comme pour se convaincre :

— Car je ne t’aime plus, il n’y a pas à dire, je ne t’aime plus… Tiens, veux-tu savoir tout : eh bien, je ne suis même plus jaloux.

Puis soudain, conscient de son infamie, il s’enfuit.

Il fit un excursion en Bretagne. Quand il reparut, il reçut de Marthe un billet. Elle le priait de venir.

Il se rendit à son appel avec une sorte d’anxiété. On le fit monter chez Mme Terrisse et, dès la porte, à l’aspect de Marthe, il poussa un cri de détresse.

Elle se souleva sur sa chaise longue et lui dit, en ébauchant un sourire qui le bouleversa :

— Mon pauvre ami, je vous fais peur, n’est-ce pas ? Je suis donc bien changée ? Pourtant je vais mieux. Je vais même si bien que le docteur m’a permis d’aller à Paris.

Il balbutia :

— À Paris ? Vous ne vous plaisez donc pas ici ?

Elle répondit lentement :

— Je veux revoir Georges, je veux tout tenter pour le revoir, car je sens que c’est fini. Et c’est pour cela, Jacques, que je vous ai demandé. Voulez-vous m’accompagner ?

Ils partirent. Là-bas, on leur apprit que M. Terrisse avait, depuis cinq ans, réalisé sa fortune et quitté la France pour une destination inconnue.

Civialle ramena Marthe, mourante.

V


Le prêtre s’éloigna. Marthe fit prévenir Civialle. De son lit elle l’aperçut qui errait dans le verger. Elle avait désiré que la fenêtre fût ouverte. On était en février, mais un bon soleil emplissait la chambre, et, dehors, donnait à l’herbage, aux pommiers, un air de fête, une apparence de printemps.

Un rayon qui se jouait à l’entrée du bois, au travers des branches, et mettait sur un tronc d’arbre une tache claire et tremblante, attira ses yeux. Elle se rappela qu’un jour elle avait retrouvé son fils dormant au pied du même arbre, tandis qu’on le cherchait de tous côtés. Alors, en quelques minutes, une multitude de souvenirs l’assiégèrent.

D’abord des tableaux successifs et confus montrèrent à son cerveau affaibli des scènes du passé, la naissance de l’enfant, son baptême, ses premiers pas, son sevrage, son chagrin à propos d’un changement de bonne, et elle le voyait avec la physionomie spéciale qui le caractérisait à ces différents âges. Elle distingua aussi ses traits au moment de la séparation, tous ces traits si profondément incrustés dans son esprit, et dont il lui fallait se contenter lorsqu’elle songeait à son fils actuel, si transformé qu’il fût.

Elle essaya bien de s’imaginer les changements qu’il avait pu subir, elle voulut le reconstituer tel qu’il était présentement, mais elle n’y parvint pas.

Puis elle se demanda ce qu’il faisait, dans quel pays il grandissait, quelles personnes le surveillaient, qui l’aimait, qui l’admirait, rien, rien, elle ne savait rien de lui !

Elle se mit à pleurer. Donc, il y avait, quelque part sur la terre, un être composé de son sang, de sa chair, de ses nerfs, de sa vie à elle, un être qui sans elle n’aurait pu être, et elle ne connaissait pas sa figure, ni sa marche, ni ses gestes, ni la chambre qu’il habitait, ni les choses qu’il regardait, rien enfin.

Une pensée plus atroce encore la frappa. Elle n’avait plus que quelques heures à vivre et son fils ne soupçonnait pas le malheur qui planait sur lui, aucune émotion, aucun pressentiment ne lui apprendraient la vérité. Peut-être à cet instant où elle agonisait, l’enfant jouait, courait, dansait. Peut-être, à la seconde précise ou la mère expirerait, le fils, gai, insouciant, pousserait un éclat de rire.

L’excès de sa douleur la secoua au point que ses idées s’embrouillèrent et que l’image de Georges s’effaça même en elle. Pour la reconstruire, Marthe s’aida d’un portrait qu’elle fit signe à sa garde de lui apporter. Mais sa vue s’obscurcissait. Elle y renonça.

Un instinct, plus encore que le bruit des pas, l’avertit de l’approche de Civialle. Et soudain, en une vision brève, toute sa vie lui apparut, sa pauvre vie de dévouement et d’abnégation, et elle se posa cette question suprême : avait-elle bien agi en abandonnant Georges, en privant un fils de sa mère, et surtout Jacques méritait-il ce sacrifice monstrueux. Un doute la poigna qui fut sa plus grande souffrance.

Jacques ouvrit la porte, courut vers elle, s’agenouilla et, lui prenant la tête, l’embrassa doucement et désespérément.

Elle lui dit d’un ton sourd :

— Écoute, Jacques… j’ai à te parler…

Il l’interrompit :

— Non, ne te fatigue pas…

— Si, insista-t-elle, il faut que je te parle.

Elle mit sa main dans celle de son amant et commença :

— Je n’ose pas… c’est si mal ce que j’ai fait… il faut me pardonner… mon Jacques… je t’aimais tant… je ne pouvais vivre sans toi… mais maintenant… puisque c’est fini… je ne veux plus que tu me croies coupable… je t’ai vu si malheureux… et puis, ça va te faire plaisir… beaucoup… écoute… oh !… pardon… tu sais… quand je t’ai dit… un soir… que j’étais la… maîtresse de M. Beaugrand… eh bien… eh bien… je mentais.

Civialle eut un mouvement et se leva :

— Non, ne bouge pas, poursuivit-elle, reste là… écoute… écoute bien… je vais t’expliquer… tu comprendras… autrefois… tu te rappelles… tu m’as quittée… j’ai cherché pourquoi… et j’ai deviné… tu ne m’aimais plus parce que… parce que moi… je t’aimais trop… ne dis pas non… j’en suis sûre… j’étais trop à toi… puis, un jour, tu es revenu… et je t’ai vu si jaloux… si jaloux… que j’ai voulu te reprendre… Pardonne-moi… je t’aimais tant… je t’aime tant… si je n’avais pas menti… tu t’en allais… et je serais morte… et plus tard je n’ai rien avoué… j’avais peur de te perdre.

Elle respira longuement et continua d’un ton plus bas encore, à peine perceptible :

— Mon pauvre… pauvre ami… qu’est-ce que j’ai fait de toi ?.. J’ai réfléchi à tes reproches… ils sont justes… vois-tu… je les excuse… je n’ai songé qu’à moi… j’ai été trop égoïste… Mais maintenant tu es libre… tu pourras te marier… avoir des enfants… et puis peut-être que tu ne m’en veux pas trop… Dis-moi que tu ne regrettes pas… que tu me pardonnes… que ça te fait plaisir que je ne t’aie pas trahie… tu conserveras de moi un bon souvenir… C’est ce que je voulais… je vais mourir… moins triste.

Tout à coup, elle se dressa, terrifiée, un soupçon horrible la mordait.

— Jacques, s’écria-t-elle, d’une voix forte, presque naturelle, qu’as-tu ? Tu me pardonnes, pourtant ?

Et elle articula lentement, les yeux hagards :

— Jacques, est-ce que tu me crois ?

Il essaya de l’apaiser :

— Voyons, Marthe, tais-toi, je t’en prie, puisque je t’aime toujours, pourquoi me dis-tu tout cela ? pour me consoler… mais…

— Alors tu ne me crois pas ?

— Oui, seulement…

— Réponds… je le veux… oui ou non !

Il sentit qu’il fallait la tromper, la tromper à tout prix, et, mettant sur son visage une expression de franchise, il répliqua fermement :

— Si, Marthe, je le crois, en toute sincérité je te crois.

Il n’acheva pas. Marthe griffait les draps de ses mains errantes. Un grand frisson la parcourut et elle retomba en bégayant dans un dernier souffle :

— Non… non… tu ne me crois… pas…