Un artiste chez les Peaux-Rouges

La bibliothèque libre.
UN ARTISTE
CHEZ
LES PEAUX-ROUGES

Wanderings of an artist among the Indians of North America, by Paul Kane ; London 1859, Longman and C°.



Il faut se hâter de visiter les peaux-rouges. Ces tribus, naguère encore maîtresses de tout un monde, disparaissent rapidement refoulées et anéanties par l’invasion de la race blanche. Leurs destins sont marqués. Avant un siècle peut-être, le dernier Indien de l’Amérique du Nord aura regagné le séjour du Grand-Esprit : race malheureuse qui, après avoir vécu en se multipliant dans la barbarie, s’éteint frappée de mort au contact de la civilisation ! Dans les États-Unis, les territoires assignés aux Indiens se dépeuplent dans des proportions effrayantes ; il en est de même dans l’Amérique anglaise. Ce n’est point que la race blanche veuille à tout prix dominer et exister seule sur ces immenses régions, qui pourraient aisément nourrir les anciens et les nouveaux maîtres du continent américain. Dans l’origine, aux premières ardeurs de la conquête, lorsque les pionniers européens se sont précipités sur le sol, il y eut sans doute de nombreux actes de violence ; mais aujourd’hui, sous l’inspiration d’idées plus humaines, l’administration des États-Unis et le gouvernement britannique tentent de louables efforts pour conserver les peaux-rouges, pour les civiliser par la religion et par le travail. L’honneur et l’intérêt leur commandent de protéger ces tribus, qui ont été successivement expropriées des vastes espaces demeurés stériles entre leurs mains. Malheureusement il y a des lois fatales. Les Indiens sont condamnés ; ils auront le destin de tant de races primitives aujourd’hui disparues. Laissons aux ethnographes et aux philosophes le soin de disserter savamment sur ces grandes révolutions humaines et de prononcer l’oraison funèbre des peuples qui s’en vont. Il s’agit simplement ici de décrire d’après nature, quand il en est temps encore, quelques traits de la vie et du caractère des peaux-rouges, de faire une courte excursion au milieu des tribus qui habitent, sous la domination anglaise, les territoires compris entre le Canada et l’Océan-Pacifique.


I

Ce n’est pas un voyage de touriste : là point de chemins de fer ni de bateaux à vapeur ; à chaque pas, des difficultés, des fatigues et des périls. A. l’exception des missionnaires, qui vont partout, et des employés de la compagnie de la baie d’Hudson, qui prennent du service dans ces ingrates régions, les Européens ne sont guère tentés de s’y aventurer. Les missionnaires, on le sait, ne perdent pas au récit de leurs impressions de voyage le temps qu’ils doivent consacrer tout entier à leur apostolat, et les employés de la compagnie d’Hudson, salariés pour s’occuper de l’achat des fourrures, sont généralement plus habiles à tenir leurs comptes qu’à écrire des relations. De là l’extrême rareté des renseignemens qui nous parviennent sur les peaux-rouges. De loin en loin seulement, quelque gentleman se met en tête de visiter ces tribus : c’est un aventurier, blasé de la vie d’Europe et curieux d’essayer de la vie sauvage ; c’est un chasseur qu’entraîne dans ces giboyeux parages la passion de saint Hubert, ou bien encore c’est un artiste à la recherche de types nouveaux et de paysages inconnus. M. Paul Kane, dont nous allons suivre les pérégrinations, appartient à la famille des artistes ; il a traversé l’Amérique du Nord pour recueillir des portraits de peaux-rouges et se composer un album de dessins. Par surcroît, et en guise de texte, il a écrit un journal de voyage, sans prétention littéraire ni scientifique. Ce journal est sobre de détails et même de descriptions pittoresques, l’artiste qui sait manier le crayon et le pinceau n’ayant que faire de la plume ; le récit est très court et juste ce qu’il faut pour expliquer la planche coloriée qui lui sert de motif : tel qu’il est cependant, il suffit pour nous donner une idée assez exacte des peaux-rouges, de leur caractère, de leurs mœurs, de leurs rapports avec les Européens et de la destinée qui les attend.

La première excursion date de 1845 ; elle ne dura pas plus de six mois, de juin à novembre ; c’était comme un essai pour le grand voyage que M. Kane se proposait d’entreprendre. Parti de Toronto, sa ville natale, qu’il avait vue, dans son enfance, simple bourgade peuplée seulement de quelques familles blanches sur les confins des peaux-rouges, et qui en peu d’années était devenue l’une des cités du Canada, il traversa les lacs Ontario, Érié, Huron, Michigan, et s’arrêta au Saut Sainte-Marie. Les tribus établies sur les bords des lacs ou dans les nombreuses îles qui couvrent ces petites mers intérieures ont conservé leur caractère primitif, à peine altéré par le voisinage des Européens et par les prédications des missionnaires. En lisant les descriptions de M. Kane, on se rappelle les tableaux poétiques que Chateaubriand a consacrés aux Natchez et les romans de Cooper. Les Anglais et les Américains se sont bien gardés de toucher à l’organisation de la tribu ; ils n’ont cherché qu’à s’assurer par des présens, et au besoin même par un salaire, le dévouement et l’obéissance des principaux chefs. Chaque année, à une époque fixe, on envoie dans les plus puissantes tribus des approvisionnemens d’armes, de tissus, d’outils, de tout ce qui peut être utile aux Indiens : une partie, selon d’anciennes conventions, est distribuée entre les familles par les soins des chefs ; le reste est mis en vente. Les colporteurs se donnent rendez-vous à ce marché annuel, qui est en même temps une occasion de fêtes et de réjouissances. Ordinairement les chefs de tribus y tiennent le grand conseil.

M. Kane assista à l’une de ces réunions politiques sur la rive méridionale du grand lac Michigan, qui dépend du territoire des États-Unis. Trois mille Indiens environ étaient rassemblés sur ce point. Dès l’arrivée de l’agent américain chargé de remettre les présens annuels, le conseil, composé de trente membres, fut convoqué par son président, Ocosch, le brave des braves, ainsi nommé à cause de ses exploits à la guerre et à la chasse. Lors de l’élection du chef de la tribu, Ocosch, menacé par un compétiteur qui lui disputait les voix du conseil, avait proposé de vider le litige à coups de couteau en combat singulier, et son adversaire l’avait laissé maître de la place. Le président Ocosch ouvrit donc la séance en allumant une pipe qui passa à la ronde, chacun des membres aspirant une ou deux bouffées : le nuage de fumée s’élevant vers le Grand-Esprit est considéré comme l’emblème de l’harmonie qui doit régner dans le conseil. Quand cette cérémonie préliminaire fut accomplie, la délibération commença ; elle roula principalement sur les doléances que les tribus avaient à adresser au président des États-Unis par l’intermédiaire de l’agent américain. Plusieurs orateurs prirent successivement la parole. On réclama surtout contre l’exiguïté du territoire laissé aux Indiens : l’espace ne leur suffisait plus pour la chasse, qui est à peu près leur seul moyen d’existence. « Bientôt, s’écria Ocosch, nous nous verrons acculés à la rive, et, semblables au daim poursuivi par la meute, nous serons rejetés dans les eaux du lac. » Tel est en effet le perpétuel sujet de plainte de la part des tribus qui demeurent encore sur le territoire des États-Unis. Les pionniers américains, médiocrement scrupuleux en matière de droit, repoussent sans cesse l’Indien par-delà les sillons de leurs charrues. Le gouvernement intervient, et, dans son équité, il accorde à la tribu dépossédée soit une indemnité pécuniaire, soit des redevances payables en approvisionnemens et en instrumens de travail ; mais ce n’est là qu’une compensation insuffisante pour des peuplades qui vivent de chasse et qui ont été habituées à poursuivre le gibier sur de vastes étendues de terre.

Il est impossible de mettre d’accord les deux intérêts. Vainement a-t-on essayé de répandre parmi les tribus les notions de l’agriculture et de changer leurs habitudes nomades. On a échoué, car la chasse est pour les peaux-rouges plus qu’un besoin, c’est une passion. Quand le gibier n’est pas abondant, c’est la pêche qui les nourrit ; les lacs et les rivières leur offrent à cet égard de précieuses ressources. En un mot, leurs goûts ainsi que leurs traditions les éloignent de toute occupation régulière et fixe. Il leur faut l’indépendance à travers la plaine inculte ou au fond des forêts. Le fusil et l’arc ont à leurs yeux bien plus d’attrait que la charrue, et ils demeureraient insensibles à l’aspect d’une belle récolte. La civilisation telle que nous la comprenons, le bien-être acheté par le travail, leur est absolument antipathique, même dans les régions rapprochées du Canada. De l’Europe ils n’ont pris jusqu’ici que les vices. Malgré les lois qui prohibent sévèrement la vente des spiritueux aux Indiens, l’eau-de-vie pénètre dans les tribus avec les marchandises apportées à ces foires annuelles que nous décrit M. Kane. Les chefs eux-mêmes, au sortir du grand conseil, où, d’après le témoignage du voyageur anglais, ils ont le maintien si digne et la parole si éloquente, se mêlent aux orgies populaires, qui trop souvent tournent au tragique. L’eau-de-vie abrutit et décime les peaux-rouges ; c’est le poison inoculé à la race indienne, poison mortel qui hâte la disparition déjà si rapide des tribus.

Les crayons de M. Kane ne restèrent pas inactifs en présence de ces étranges modèles. Tour à tour curieux et superstitieux comme des enfans, les Indiens posaient avec empressement devant lui, ou d’autres fois, selon leur impression du moment, ils s’éloignaient avec épouvante de cet homme blanc, de ce magicien qui venait leur enlever leur figure et leur jeter le mauvais sort. Cette réputation de magicien servit merveilleusement M. Kane dans ses différentes excursions. Les Indiens ont aussi leurs sorciers, qu’ils respectent et qu’ils craignent. Ils se laissent volontiers prédire l’avenir, et ils consultent les sorciers lorsqu’ils sont malades et même dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. La puissance magique qu’ils attribuaient à M. Kane fut pour lui un excellent passe-port, ce qui n’était pas à dédaigner au milieu de pareilles peuplades. Ce premier voyage, exécuté sans trop de périls, devait donc encourager l’artiste à pénétrer plus avant dans la région indienne et à donner suite au dessein qu’il avait conçu de traverser le continent américain. Il repartit de Toronto en mai 1846.

M. Kane navigua de nouveau sur les lacs jusqu’à Fort-William, situé à l’extrémité du Lac-Supérieur. De là il se dirigea, en remontant le cours des rivières, vers le fort Alexandre, qui s’élève presque sur les bords du lac Winnipeg. À partir de ce point, la navigation sur les rivières devient très pénible : ce ne sont que cataractes et rapides qu’aucune embarcation ne saurait franchir. Il faut donc plusieurs fois dans la même journée mettre pied à terre, tirer le canot hors de l’eau et le porter sur les épaules au-delà de l’obstacle. Aussi les canots sont-ils construits très légèrement, en écorce de bois de bouleau. Ils ont dix mètres de long sur deux de large, et ns peuvent contenir, outre un équipage de sept ou huit hommes, que vingt-cinq colis de 40 kilogrammes. Cela explique l’extrême cherté des transports. On appelle portages les endroits où l’on est obligé d’interrompre la navigation et de débarquer. Beaucoup de ces portages ont conservé des noms français : à chaque pas, et jusque dans les régions les plus reculées de l’Amérique du Nord, on rencontre les souvenirs de notre domination éphémère, les mots de notre langue, quelques débris de traditions françaises qui se sont transmises d’âge en âge parmi les tribus. Jamais peut-être essai de colonisation n’a été si étendu et si prompt que l’établissement français au Canada, et ce n’est pas sans un sentiment d’orgueil mêlé d’amers regrets que nous retrouvons dans le récit du voyageur anglais ces nombreuses réminiscences de notre conquête ! — De portage en portage, et après avoir longé plusieurs cataractes dont l’une surpasserait en beauté la fameuse chute du Niagara, M. Kane arriva, vers le milieu de juin, au fort Alexandre, où il ne fit qu’une courte halte avant de gagner, au sud du lac Winnipeg, le fort Garry et les établissemens de la Rivière-Rouge.

Ces établissemens occupent en longueur un espace de cinquante milles environ ; en largeur, les limites en sont fixées au point où, par un jour clair et en se plaçant sur les bords de la rivière, on cesse de distinguer un cheval d’un homme. Ce singulier mode de mesurage, qui donnerait un grand avantage aux vues longues, a été stipulé dans l’acte de concession passé entre les Indiens et les premiers colons. Dès 1811, on essaya sans succès d’installer dans cet emplacement un centre de population blanche. Quelques années après, l’œuvre fut reprise par la compagnie d’Hudson, qui y envoya plusieurs familles recrutées en Écosse et dans les îles Orkney. Les descendans de ces colons forment aujourd’hui une population de trois mille âmes, adonnée à l’agriculture. À côté d’eux vivent six mille métis, race intelligente et dure à la fatigue, mais plus disposée à vivre à l’indienne qu’à imiter les blancs, et sacrifiant très volontiers les travaux de l’agriculture aux périlleuses aventures de la chasse. Ces métis, suivant M. Kane, ont quelques traits du caractère français : ils parlent le patois du Bas-Canada, et ne se mêlent ni avec les Anglais, ni avec les peaux-rouges. Leur grande affaire est la chasse au buffle, qui a lieu à deux époques de l’année, en juin et en octobre, et pour laquelle toute la tribu se donne rendez-vous. On part en plusieurs détachemens pour se retrouver aux points où les troupeaux de buffles ont été signalés. Chaque détachement est suivi d’un grand nombre de chariots destinés à transporter les produits de la chasse, sous la conduite des femmes et des enfans, qui, chargés de dépecer les animaux et de couper les quartiers de viande à sécher, ont un rôle important à remplir dans l’expédition. Quand tous les préparatifs sont terminés, les métis se mettent en route et s’avancent vers l’intérieur, non sans prendre de grandes précautions aux approches du territoire occupé par la puissante tribu des Sioux. Des vedettes éclairent la marche de chaque convoi, soit pour annoncer la présence de l’ennemi, soit pour reconnaître les troupeaux de buffles. Les rencontres entre les métis et les Sioux sont assez fréquentes, et amènent des combats où les premiers ont le plus souvent l’avantage. Les métis ne scalpent point les morts, comme le font la plupart des peuplades indiennes ; mais une tribu voisine, celle des Saulteaux, qui est toujours en guerre avec les Sioux, et qui accompagne les chasses, ne manque point de scalper la tête des ennemis tombés sous le fusil des métis, cérémonie qui s’accomplit au bruit des chants de guerre et des danses sauvages. Complétons cette esquisse des établissemens de la Rivière-Rouge en plaçant auprès du fort Garry le temple protestant et, sur le bord opposé, le clocher de l’église catholique ; encore un souvenir de la domination française, soigneusement conservé par les missionnaires, que nous retrouverons presque à toutes les étapes, multipliant sur un terrain bien ingrat les efforts de leur propagande et disputant aux prédications protestantes quelques âmes indiennes.

M. Kane arriva au fort Garry juste au moment où les métis venaient de partir pour leurs grandes chasses de juin. Il les rejoignit à deux jours de marche, et fut admis très aisément à prendre place dans les rangs de la caravane. Quelle bonne fortune pour son album ! Campemens dans la plaine couverte de huttes en peaux de buffles, défilé des chariots s’allongeant à perte de vue sur les bords d’un lac, mouvement perpétuel et irrégulier des cavalcades, bandes de chiens-loups suivant le convoi, en volontaires, pour avoir leur part de butin, subites apparitions de peaux-rouges au sommet d’une colline ou sur la lisière d’un bois, tous ces incidens formaient autant de tableaux qui, pour la première fois peut-être, s’offraient aux crayons d’un artiste européen. Le pays n’avait rien de beau ni de pittoresque ; avec un ciel gris et terne et sur un sol plat, souvent marécageux, tout l’intérêt demeurait aux personnages qui vivaient d’une vie si active dans ce triste cadre. — Pendant quelques jours, on n’aperçut que des buffles isolés ou en bandes peu nombreuses ; mais un soir la vedette qui précédait la caravane vint annoncer qu’elle avait reconnu à deux milles en avant un immense troupeau couché dans une grande plaine où l’attaque serait très facile. Dès l’aube, tous les cavaliers se dirigèrent vers l’endroit indiqué. Voici comment M. Kane décrit cette grande scène cynégétique :


« Les anciens de la tribu engagèrent les plus jeunes à bien se garder de tirer les uns sur les autres, recommandation fort nécessaire, car les accidens sont très fréquens. Puis chaque chasseur remplit sa bouche de balles pour les glisser successivement dans le canon de son fusil, sans bourrer ; on peut ainsi charger plus vite et pendant que le cheval est lancé à fond de train. Il est vrai que le canon risque d’éclater, et que, par ce procédé, le fusil porte moins loin ; mais ce sont là des détails tout à fait indifférens. Le péril ne compte pas, et l’on ne tire guère qu’à bout portant. — Quand tous les préparatifs furent terminés, nous nous mîmes en route dans la direction du troupeau. À une distance d’environ 200 mètres, celui-ci nous vit venir et s’enfuit à toute vitesse. Nous fîmes alors une charge au grand galop, et en vingt minutes nous étions au milieu des buffles. Il y avait là quatre ou cinq mille de ces animaux, tous mâles, pas une femelle dans le nombre. — Ce fut alors une scène vraiment indescriptible, les buffles se dispersant en désordre par la plaine qui, sous le poids de leurs lourdes masses, résonnait comme le tonnerre, et les chasseurs intrépides galopant au milieu d’eux, déchargeant à droite et à gauche leurs fusils à quelques pas seulement de leurs victimes. Dès qu’un buffle tombait, le chasseur le marquait au moyen d’un objet quelconque qu’il détachait de son costume, et il passait immédiatement à un autre. Il s’élève rarement des discussions au sujet de ces marques ; en cas de doute, le buffle est divisé par portions égales entre les chasseurs intéressés.

« La chasse ne dura qu’une heure environ, sur un espace de cinq ou six milles carrés, qui se trouva jonché de cinq cents buffles morts ou mourans. Mon cheval, qui avait fourni une longue course, fut tout d’un coup face à face avec un énorme buffle ; il fit un écart, plongea les jambes dans un fossé, tomba et me jeta à terre avec une telle violence, que je fus complètement étourdi. On releva cependant mon cheval, et je fus de nouveau eu selle ; mais je devais me féliciter de mon heureuse chance, car à quelques pas de moi gisait un autre chasseur qui avait été démonté de la même façon, et que l’on ramena au camp à moitié mort. — Après cet incident, je rejoignis la chasse, et cette fois j’eus la satisfaction d’abattre un buffle de mon premier coup de feu. Excité par le succès, je repartis au galop, et déchargeai mon fusil sur un autre buffle d’une taille plus qu’ordinaire. L’animal ne tomba pas ; il s’arrêta, me regarda en face avec des yeux féroces et en labourant la terre de ses pieds. Cependant le sang coulait à longs flots de son mufle, et je pensai qu’il ne tarderait pas à s’abattre. Sa pose était en vérité si belle, que je ne pus résister à la tentation de prendre mes crayons. Je descendis donc de cheval ; mais à peine avais-je commencé mon esquisse que le buffle se rua vers moi. J’eus tout juste le temps de remonter sur ma bête et de m’esquiver au galop, laissant là fusil, album et le reste. L’animal se précipita furieux à la place que je venais de quitter, foula aux pieds mon petit bazar, et opéra ensuite sa retraite vers le gros du troupeau. Je repris immédiatement mes armes, je le poursuivis et lui lâchai un second coup de fusil ; cette fois il demeura immobile sur ses jambes assez longtemps pour qu’il me fût possible de le dessiner sur mon album. Cela fait, je retournai au camp avec les langues des buffles que j’avais tués ; ce sont là, suivant l’usage, les trophées du chasseur. »


Les Indiens emploient encore d’autres procédés pour prendre les buffles. Ils disposent un enclos avec des palissades en bois, présentant sur un des côtés une ouverture de 3 à 4 mètres de large. Lorsqu’un troupeau est signalé dans le voisinage, un Indien, monté sur un cheval très rapide, se porte sous le vent et allume les herbes, dont la fumée éloigne les buffles. Le cavalier se place alors sur le flanc du troupeau et galope à toute vitesse. Il arrive toujours que, par une sorte d’instinct irrésistible, les buffles cherchent à dépasser le cheval. La course s’engage ainsi, et, pour peu que l’Indien soit habitué à cet exercice, il réussit aisément à entraîner la bande dans la direction de l’enclos. Les buffles, se précipitant par l’ouverture qui est ménagée dans la palissade, s’entassent pêle-mêle dans l’étroit espace, où les Indiens les tuent à coups de flèche. Ce n’est pas une chasse, mais un massacre. Cette hécatombe est précédée de prières par lesquelles les peaux-rouges invoquent la protection du Grand-Esprit, et accompagnée de cérémonies et de chants pieux exécutés par quelque sorcier. M. Kane a vu plusieurs de ces enclos où les cadavres et les ossemens de buffles étaient accumulés au point de former de véritables pyramides. On tue ainsi chaque année plusieurs milliers de ces animaux, et, le plus souvent en pure perte, pour le seul plaisir de la destruction, car, avec leur imprévoyance habituelle, les Indiens laissent pourrir ou abandonnent aux loups les produits de leur chasse : ils ne prennent que les provisions qui leur sont nécessaires pour le moment, de telle sorte qu’à l’automne, quand le buffle émigre vers le sud, ils se trouvent au dépourvu. Si les agens de la compagnie d’Hudson n’avaient pas soin de préparer en grandes quantités des viandes de conserve qu’ils partagent entre les tribus, celles-ci en seraient réduites, dans certains hivers, à mourir de faim.

Après les fatigues et les émotions de sa campagne de chasse avec les métis, M. Kane revint au fort Garry. Par sa situation centrale, ce point est très important pour la compagnie d’Hudson. Il s’y fait un commerce considérable, et la surveillance s’étend sur plusieurs tribus d’humeur assez difficile ; mais le fort est bien construit, entouré d’une muraille de pierre et protégé par des bastions à l’abri desquels la petite colonie européenne n’a rien à redouter d’une attaque indienne. Il n’en est pas de même de tous les forts dont nous avons déjà parlé, ni de ceux où M. Kane doit encore faire halte dans la suite de son voyage. Parfois les baraques où vivent les employés de la compagnie et les missionnaires ne sont défendues que par une faible palissade, et la position de cette poignée d’Européens campés au milieu des tribus pourrait, dans certains cas, devenir assez critique : non que les Indiens soient naturellement mal disposés à l’égard des blancs, ils ont au contraire tout à gagner au voisinage de ces forts, où ils échangent les peaux et les fourrures contre du numéraire et des marchandises ; mais la superstition, l’ignorance, les instincts sauvages sont toujours et partout redoutables. La vendetta existe chez les peaux-rouges : le meurtre ne saurait être vengé que par le meurtre. Si donc un Indien était tué par un blanc, ses parens et ses alliés croiraient n’accomplir qu’un devoir sacré en tuant le premier Européen qu’ils pourraient atteindre, fût-il complètement étranger à l’acte qui provoque leurs représailles. C’est une épée de Damoclès toujours suspendue sur la tête du colon ou du voyageur européen, et il est prudent, quand on aperçoit une bande de peaux-rouges, même appartenant à une tribu amie, de se bien tenir sur ses gardes. La vendetta n’oublie ni ne pardonne. C’est de là que naissent la plupart des guerres entre les tribus, guerres interminables, qui auraient déjà consommé la destruction de la race indigène, si les combats des peaux-rouges ressemblaient aux nôtres ; mais les Indiens ne se rencontrent jamais en bataille rangée : ils se poursuivent comme à la chasse, et ne s’attaquent que par surprises. Une ou deux têtes scalpées et quelques chevaux pris à l’ennemi représentent une grande victoire qui exalte la gloire de la tribu. Ces escarmouches ne sont donc pas très sanglantes ; elles n’influent pas sensiblement sur le chiffre de la population, et en définitive elles sont beaucoup moins meurtrières que les épidémies, telles que la petite vérole, les fièvres, etc., qui enlèvent souvent des campemens entiers.

En quittant le fort Garry, M. Kane continua sa route vers l’ouest, dans la direction des Montagnes-Rocheuses. Il accomplit le trajet tour à tour en canot et à cheval, suivant les rivières, traversant les lacs que la Providence a creusés à profusion dans cette contrée de l’Amérique, ou franchissant de grandes plaines, qui ne sont labourées que par les lourdes empreintes des troupeaux de buffles. On se trouvait au commencement de l’été, et la température était assez agréable, quoique très fraîche encore la nuit. Cette partie de territoire est habitée par deux puissantes tribus, les Crees et les Black-Feet (Pieds-Noirs), qui de temps presque immémorial se sont déclaré la guerre. Les voyageurs ne furent nullement inquiétés. M. Kane reçut même dans les campemens où il s’arrêta un excellent accueil. Il dessinait des vues, faisait des portraits, et conversait avec les sorciers, qui le reconnaissaient volontiers pour un confrère. Les sorciers des peaux-rouges ressemblent de tous points à ceux des autres pays. Ils se prétendent armés de pouvoirs surnaturels, commandent aux élémens et aux événemens, parlent une langue incompréhensible, exploitent les talismans, etc. L’un d’eux proposa gravement à M. Kane, au moment où celui-ci s’embarquait dans son canot, trois jours de bon vent pour une livre de tabac. Un autre consentit, non sans difficulté, à lui ouvrir son sac à talismans. Ce sac de peau, assez orné à l’extérieur, contenait des os, des coquillages, de la terre rouge, des minéraux.

Quant aux portraits, ils donnaient lieu parfois à de singuliers incidens : ici c’était un grand gaillard qui voulait absolument poser tout nu, parce que, disait-il, c’était ainsi que le Grand-Esprit l’avait fait ; là une mère ne consentait à laisser prendre le portrait de sa fille qu’après avoir reçu l’assurance que ce portrait serait une garantie de longue vie ; une autre fois une Indienne refusait de se livrer au crayon de l’artiste parce qu’elle était en deuil et ne pouvait être représentée avec ses plus beaux vêtemens : coquetterie de peau-rouge ! Ailleurs c’était un chef de la tribu des Crees, couvert de blessures reçues à la guerre ; mécontent de son portrait parce que toutes ses balafres n’y étaient pas, il voulait des retouches. À chaque campement, M. Kane ouvrait ainsi son album, et il y retraçait, en paysages et en portraits, les plus curieuses scènes de son voyage. Lorsque le temps était favorable, on se mettait en chasse. Quel admirable pays pour un chasseur et quels beaux coups de fusil dans ces solitudes où abondent le buffle, le loup, le daim, l’antilope, l’ours, et, quand on traverse les marais, le canard sauvage ! Il ne fait pas toujours bon de rencontrer les ours ; l’ours gris surtout est très redoutable, et les plus intrépides parmi les peaux-rouges ne l’affrontent pas volontiers. Les antilopes errent en troupes nombreuses à travers les prairies, mais il faut les atteindre ; dès qu’elles aperçoivent ou sentent le chasseur, elles sont déjà loin. Tuer une antilope est une rare bonne fortune. Les loups et les daims sont beaucoup plus accessibles ; quant aux canards, on les abat par douzaines lorsqu’ils s’envolent lourdement et en troupes serrées à la surface des marais et des lacs.

En lisant les prouesses accomplies par la carabine de M. Kane, plus d’un sportman serait tenté de partir en chasse chez les Crees et les Iroquois ; il y trouverait la véritable terre promise ! Mais, avant tout, qu’il ait bonne santé, vigoureux jarret et estomac complaisant, car il faut, à l’exemple des Indiens, vivre des produits de la chasse, et parfois, à la chasse comme à la guerre, la proie échappe aux plus habiles. Dans plus d’une occasion, M. Kane et ses compagnons de route quittèrent une étape sans emporter de provisions, et ils durent ne compter que sur leurs fusils pour le repas de chaque jour. On ne s’embarrasse pas de bagages quand on voyage à cheval ou même en canot, avec la perspective d’être obligé de porter souvent le canot sur ses épaules. Tel jour c’étaient des buffles et des daims à nourrir une armée ; mais le lendemain aux festins homériques succédait la triste diète, le gibier ne se montrant pas. Pas de fermes, pas de châteaux dans les environs ! La forêt vierge, la savane pliant sous la tourmente et le marais boueux, n’offraient aux voyageurs affamés que de maigres ressources. À défaut de gibier, on cherchait à l’horizon la fumée de quelque campement indien où l’on pût trouver des langues de buffle ou des viandes de conserve préparées à la mode des sauvages. Le plus sûr encore était de gagner au plus tôt une station de la compagnie d’Hudson, où l’on obtenait au moins bon souper et bon gîte. Ce fut ainsi qu’après de nombreuses alternatives d’abondance et de misère, M. Kane, tout en dessinant et en chassant, arriva à Edmonton, puis à Jasper, au pied des Montagnes-Rocheuses. Le mois de novembre était commencé, l’été avait fui, faisant place à un automne de glace et de neige dont nos hivers les plus rudes donneraient à peine une idée.

La saison était si avancée, que les guides n’envisageaient point sans effroi les difficultés du passage à travers les montagnes, La neige couvrait déjà le sol sur une profondeur de plusieurs pieds : on ne pouvait songer à se munir d’une quantité suffisante de vivres pour le cas où les voyageurs, arrêtés par quelque obstacle insurmontable, seraient obligés d’hiverner en route, et il n’y avait pas à espérer que l’on trouverait du gibier. Cependant le départ fut décidé, et M. Kane, en compagnie d’une famille qui se rendait aux établissemens de Vancouver et de seize Indiens, hasarda l’ascension. Chaque voyageur fut pourvu de chaussures particulières, tressées en forme de raquette, très gênantes aux pieds qui n’y sont pas habitués, mais nécessaires pour empêcher que l’on n’enfonce trop avant dans la neige. On marchait une partie du jour ; quand on faisait halte, les Indiens allaient couper dans la forêt voisine plusieurs troncs de jeunes arbres qu’ils posaient sur la surface de la neige, et qui formaient un plancher et comme un radeau sur cette mer glacée. Au milieu de cette installation, ils allumaient un grand feu de bois mort, et chacun s’étendait, la tête encapuchonnée, le corps couvert de fourrures et les pieds tournés vers le foyer. La masse de neige qui se trouvait immédiatement au-dessous du feu ne tardait pas à fondre par l’effet de la chaleur, et se creusait peu à peu de manière à laisser un grand trou dans lequel tombaient le charbon et les cendres ; mais les parois de cette espèce de tube neigeux, qui avait quelquefois cinq ou six mètres de profondeur, en descendant jusqu’au sol, demeuraient solides, et pouvaient supporter le plancher d’arbres pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que celui-ci fût à son tour consumé. Il n’est pas besoin de dire que ce campement, est des moins comfortables, et que, tout occupé de ne point mourir de froid, le voyageur ne se sent plus disposé au moindre enthousiasme en présence des magnifiques effets de neige qui décorent l’horizon.

Après huit jours d’ascension pénible, on atteignit le point culminant du passage, sur les bords d’un petit lac qui n’a pas plus d’un kilomètre de circonférence, et qui pourtant fournit les premières eaux de deux puissantes rivières, dont l’une, la Columbia, se jette dans l’Océan-Pacifique, et l’autre, l’Athabasca, se dirige vers la mer arctique. À ce point commença la descente sur le versant occidental des Rocheuses. Les voyageurs suivirent les gorges abruptes au fond desquelles la Columbia a creusé son lit. Obligés à chaque instant de traverser la rivière au milieu des glaçons, épuisés de faim et de fatigue, tombant de sommeil et ne pouvant s’endormir sous peine de ne plus rouvrir les yeux, ils arrivèrent enfin à la station où le fleuve devient navigable. Là ils prirent des embarcations, et en quinze jours ils franchirent les douze cents milles qui les séparaient du fort Vancouver, situé près de l’embouchure. Comme tous les fleuves de cette région de l’Amérique, la Columbia présente dans son cours des cataractes et de nombreux rapides qui rendent la navigation très périlleuse ; mais les Indiens sont très habiles à manier leurs canots, et quand on vient d’escalader une passe des Montagnes-Rocheuses à pied, dans la neige et sur la glace, la plus mauvaise barque paraît en vérité un lit de roses.


II

Le fort Vancouver est l’établissement le plus considérable de la compagnie d’Hudson. Il s’y fait un grand commerce de peaux et de fourrures, et le voisinage de la mer facilite les relations directes avec les îles de l’Océan-Pacifique et avec les possessions russes. C’est de là que partent le plus grand nombre de voyageurs chargés de parcourir les tribus pour entretenir le trafic des peaux, et c’est là aussi que l’on peut voir représentés, au milieu d’une population très mêlée, le plus grand nombre de types indiens. Les Iroquois et les Crees, venus de l’intérieur du continent, s’y rencontrent avec les Chinooks, les Klickataats, et autres tribus dont on me permettra de ne pas épeler les noms, au risque de sacrifier un agrément de couleur locale. Le village s’étend à proximité du fort, sur une rive de la Columbia. Le pays environnant est fertile, bien boisé, entrecoupé de beaux pâturages où le bétail abonde. Le climat est assez doux. Pendant les cinq mois d’automne et d’hiver, il pleut presque continuellement, et la neige est rare ; le reste de l’année, la température est sèche et agréable. Vancouver a été parfaitement choisi comme centre de colonisation.

M. Kane établit son quartier d’hiver dans cette station, d’où il lui était facile de faire des excursions dans l’île Vancouver et sur les territoires occupés par la grande tribu des Flat-Heads (Têtes-Plates), à laquelle appartiennent les Chinooks, etc. Il eut donc le loisir d’étudier avec plus de soin les mœurs et les coutumes des peaux-rouges dans le nord-ouest de l’Amérique, et de recueillir de nombreuses observations qui donnent beaucoup d’intérêt à cette partie de son récit. Les Indiens Têtes-Plates sont ainsi nommés à cause de la conformation artificielle de leur tête, qui est allongée et aplatie à partir des yeux au moyen de procédés assez analogues à ceux dont les Chinois font usage pour arrêter la croissance des pieds chez les filles. Dès la naissance, la tête des enfans est fortement serrée de manière à recevoir la forme voulue, et ce régime est appliqué pendant plusieurs mois. Au bout de ce temps, la tête a complètement perdu son apparence naturelle et présente l’aspect d’un coin ; le front est tout aplati, et le sommet du crâne allongé en pain de sucre. D’où vient cette coutume ? Nul ne le sait ; elle est fort ancienne, s’est transmise par la tradition, et se perpétuera aussi longtemps que la tribu. Le résultat, du reste, est fort laid, à en juger par les portraits qui accompagnent la description faite par M. Kane. Les enfans ne paraissent point souffrir de la pression que l’on inflige à leur petite tête ; ils s’y habituent tellement qu’ils poussent des cris lorsqu’on enlève les bandages et les ligatures ; il est probable que la sensibilité éteinte par la pression se réveille dès que la tête devient libre. Enfin l’aplatissement de la tête n’exerce point de fâcheuse influence sur la santé non plus que sur l’intelligence ; la mortalité parmi ces tribus n’est pas plus forte qu’ailleurs, et les Chinooks passent pour être aussi intelligens que les Indiens à tête ronde : ils professent, à l’égard de ces derniers, un profond mépris et prennent parmi eux leurs esclaves, ils ont même peu de considération pour les blancs ; dans leur pensée, la tête plate est le signe de l’indépendance.

L’esclavage existe, chez les Chinooks, sur une grande échelle. Il s’alimente soit par la guerre, soit par voie d’achat. La plupart des esclaves viennent d’une tribu qui habite au sud de la Columbia ; ils sont traités très durement, vivent dans la condition la plus abjecte et ne se relèvent jamais de leur dégradation. Le préjugé est porté si loin, que l’enfant d’un Chinook et d’une femme esclave ne peut avoir la tête aplatie, ce privilège étant strictement réservé aux enfans de pure race libre. La polygamie se rencontre également parmi ces tribus, où la femme est plutôt considérée comme une esclave que comme une compagne. M. Kane visita un jour, dans le pays des Black-Feet, un chef de tribu qui lui déclara le plus honnêtement du monde qu’il avait tué sa mère : la pauvre femme était si vieille, si fatiguée, qu’elle ne pouvait réellement plus supporter la vie ! — Je lui ai tiré, disait l’Indien, un coup de fusil au cœur. Elle n’a pas souffert : j’ai bien pleuré un peu dans le moment, mais après les funérailles, quand tout a été fini, le chagrin s’en est allé. — Voilà les sentimens de famille chez les peaux-rouges, du moins en ce qui concerne les femmes ; pour les enfans, la nature reprend ses droits, et la tendresse paternelle est poussée à l’extrême. Le fils, c’est l’espoir de la famille ; ce sera peut-être la gloire de la tribu. Il ne faut pas s’étonner outre mesure de la condition des femmes au milieu de ces sauvages. Quand on en est réduit à vivre péniblement de la chasse ou de la pêche, à faire chaque jour de longues marches, à affronter incessamment tous les périls et toutes les colères de la nature, la femme n’apparaît plus que comme un être débile, embarrassant par sa faiblesse, bonne seulement à donner des enfans et à servir le maître. Les Indiens, absolument privés du bien-être, c’est-à-dire de l’élément premier de la civilisation, condamnés à lutter sans relâche pour les besoins de la vie matérielle, n’apprécient la mère et l’épouse qu’au point de vue de l’utilité pratique : quand l’une est trop vieille et quand l’autre n’est plus jeune, quel peut être leur rôle dans la tribu ? La mère n’a plus qu’à mourir au plus vite, et l’épouse descend au rang de servante. Ce n’est point la logique du sentiment, mais c’est la logique des sauvages ; or chez les peaux-rouges nous sommes en pleine sauvagerie.

Les Chinooks ont un costume d’hiver et un costume d’été. L’hiver, hommes et femmes se couvrent de peaux et de plumes, dont ils augmentent l’épaisseur et le nombre quand la saison est très rigoureuse. L’été, le vêtement des hommes est d’une simplicité qui dispense de toute description ; les femmes n’ont qu’une ceinture en écorce de cèdre, avec des filamens qui descendent jusqu’aux genoux. Les Chinooks portent généralement les cheveux longs, et ils ne se peignent la figure que dans les occasions solennelles, pour une fête ou pour une cérémonie de deuil. Ils sont, au demeurant, d’une saleté repoussante ; ce qu’ils mangent ne saurait se dire, ni même s’imaginer. Pourtant, si leur pays est peu giboyeux, ils possèdent en abondance le poisson et deux légumes, le cama et le wappatou, qui ont de grands rapports avec la pomme de terre. Ils n’ont pour armes que l’arc et les flèches, dont ils se servent avec une grande dextérité ; leurs canots, construits en bois de cèdre, sont à la fois très solides, très légers, et peuvent affronter les fortes mers qui viennent briser à l’embouchure de la Columbia ou sur les côtes de Vancouver, leurs parages habituels de pêche.

Il ne semble pas qu’il existe chez les Chinooks, pas plus que chez aucune tribu des peaux-rouges, le moindre sentiment religieux. Ils rapportent tout au Grand-Esprit ; mais ce Grand-Esprit n’est qu’un être vague, qui n’est l’objet d’aucun culte extérieur. Si plusieurs légendes permettent de supposer qu’ils croient à une autre vie, ils ne prévoient dans cette autre vie ni peine ni récompense. La mort seule produit sur eux une impression profonde qui se manifeste par la solennité des cérémonies funèbres et par diverses pratiques superstitieuses, dont les détails varient suivant les tribus, mais qui toutes procèdent du même sentiment de respect. Quand ils se trouvent en présence d’un cadavre, ils ont soin de détourner la tête, ou bien ils se mettent la main sur les yeux et n’osent regarder qu’à travers leurs doigts. Les corps sont enveloppés dans des morceaux d’étoffes et portés au cimetière dans des canots que l’on suspend aux arbres ou aux rochers, hors de la portée des bêtes fauves. On place dans ces canots toute sorte d’objets, des vêtemens, des plats, des pots, etc., que l’on suppose pouvoir être utiles au défunt dans l’autre monde ; ces offrandes sont à dessein déchirées ou brisées en mille morceaux, parce que le Grand-Esprit doit les remettre à neuf. Souvent au canot qui contient les dépouilles d’un guerrier sont accrochés ses armes et son costume de guerre ou de chasse. Les cimetières sont sacrés. Malheur à qui oserait prendre l’un des objets que la superstition indienne y a déposés ! Ce serait un cas de mort.

Dans certaines tribus, on porte sur le dos, dans un sac, les ossemens d’un parent ou d’un ami décédé ; mais gardez-vous de demander le nom de celui dont l’Indien promène ainsi les dépouilles. Parler d’un mort est signe de malheur ! Un jour, M. Kane demanda des nouvelles d’un enfant dont il avait fait le portrait lors d’une précédente visite. On ne lui répondit pas ; l’enfant était mort. M. Kane n’eut que le temps de courir à son embarcation et de s’éloigner à force de rames ; la famille, croyant que le portrait avait causé la mort de l’enfant, lui aurait fait sans nul doute un très mauvais parti. Du reste, les chefs de tribu ne se figurent pas qu’ils puissent, eux ou leurs fils, mourir de mort naturelle. Suivant leurs idées, ce malheur doit être attribué à une influence maligne, à une sorte de jettatura, qui appelle nécessairement vengeance. Par conséquent, lorsqu’un personnage important perd un fils, il faut qu’il trouve l’auteur du mauvais sort, et qu’il le tue. Sa pensée s’arrête sur celui-ci ou sur celui-là, quelquefois sur un proche parent ou sur un ami intime. C’est fâcheux, mais il n’y a pas à raisonner en pareil cas. Un chef chinook voulut ainsi, devant M. Kane, tuer l’une de ses femmes, la mère même du fils qui venait de mourir. Il aimait cependant beaucoup cette femme, mais en la sacrifiant il croyait précisément honorer davantage le défunt. « Et puis, ajoutait-il, elle adorait son fils, elle avait de lui les plus grands soins, il faut qu’elle le suive, je ne veux pas qu’ils soient séparés. » On eut toutes les peines du monde à la faire échapper. Le lendemain, le cadavre d’une femme assassinée fut trouvé aux environs, et l’on ne douta pas que le meurtre n’eût été ordonné par le chef, à défaut de la victime primitivement désignée. Cela se passait au fort Vancouver, en vue d’un établissement européen, à côté des missions catholiques et protestantes qui ont entrepris la conversion de ces infidèles ! M. Kane cite un second exemple, dans lequel ce fut un Européen, M. Blake, qui tomba sous le fusil de l’un de ces pieux assassins. Un chef étant mort, sa veuve décida qu’il lui fallait le sacrifice d’un blanc, et elle ordonna à son fils de faire le coup.

Voici une autre coutume qui paraîtra surtout curieuse à cause de l’analogie qu’elle présente avec les sutties, si longtemps en vigueur dans les Indes-Orientales. Elle se pratique parmi les tribus qui habitent la Nouvelle-Calédonie, à l’est de l’Ile Vancouver. Lorsqu’un Indien meurt, on place son corps sur un bouclier de bois résineux, et la femme du défunt est elle-même étendue sur le cadavre. On met le feu, et la malheureuse femme reste là jusqu’à ce qu’elle soit presque suffoquée. On la fait alors descendre, et une fois à terre, elle doit se tenir auprès du bûcher et rétablir dans la position normale les membres du cadavre constamment soulevés et tordus par l’action du feu. C’est une effroyable opération qu’elle est obligée, bon gré, mal gré, d’accomplir. Pendant ce temps les assistans chantent et battent du tambour pour couvrir ses cris de douleur. Enfin le corps est presque entièrement consumé, et le bûcher s’éteint. La veuve recueille avec soin les cendres de son mari, les dépose dans un sac qu’elle doit porter trois ans sur le dos, et devient esclave d’un parent du défunt. Durant ces trois ans, il ne lui est permis ni de se laver ni de se peigner. Le délai expiré, on convoque la tribu ; on débarrasse la veuve de son sac de cendres, on verse sur son corps des flots d’huile de poisson avec des flocons de duvet de cygne qui s’attachent à la peau, on la fait danser dans ce bel équipage, et enfin elle est libre : elle se lave et peut se remarier, permission dont elle ne doit pas être très désireuse de faire usage. N’est-il pas singulier de retrouver ainsi chez ces sauvages du nord de l’Amérique la représentation presque identique des sutties de l’Indue ? La veuve du Malabar n’a rien à envier à la veuve de la Nouvelle-Calédonie. Le supplice est tel que souvent les veuves remariées, lorsqu’elles ont le malheur de perdre leur second mari, préfèrent se suicider plutôt que d’affronter un nouveau martyre. Quant à l’origine de cette coutume, on ne l’indique pas d’une façon précise ; mais il est probable que l’égoïsme y a plus de part que la cruauté. Le mari calédonien, de même que le mari hindou, a cherché le moyen d’intéresser sa femme à la conservation de ses jours et de se défendre contre les vengeances de la jalousie.

À côté de ces tristes scènes, M. Kane a trouvé chez les Indiens des cérémonies plus touchantes. Laissons là les Chinooks, et arrêtons-nous un instant au milieu de la tribu des Walla-Wallas, où le voyageur a recueilli la légende suivante, qui révèle plus clairement que nous ne l’avons vu jusqu’ici la croyance des peaux-rouges à une autre vie. C’est une page de littérature indienne dont M. Kane a respecté dans sa traduction fidèle l’expression et la couleur.

« Il y a quelques années, lorsque les Walla-Wallas se livraient activement à la chasse aux buffles et que ces animaux fréquentaient, en troupes nombreuses, le versant occidental des montagnes où on ne les voit plus aujourd’hui qu’à de rares intervalles, la tribu était gouvernée par un chef adoré de son peuple et redouté de toutes les tribus environnantes, à cause de sa grande sagesse et de son courage. Ce chef eut plusieurs fils, qui tous, dès l’enfance, promettaient de marcher sur les traces de leur père ; mais à mesure qu’ils arrivaient à l’adolescence et quand ils allaient se distinguer parmi les guerriers et les chefs de la tribu, la mort les prenait et les conduisait prématurément au tombeau. Le malheureux père ne pouvait se consoler qu’en reportant son affection et ses espérances sur les enfans qui restaient encore auprès de lui. Enfin ses cheveux blanchirent par le chagrin et par la vieillesse ; il n’avait plus qu’un fils, un seul, le plus jeune, qui était à la fois le plus vigoureux, le plus brave, le meilleur ! Du moins, pour le cœur du vieux guerrier, il était ainsi ; en lui semblaient revivre les vertus de ses frères qui n’étaient plus !

« Le vieillard consacra tout son temps à l’éducation de cet enfant chéri ; il lui enseigna à chasser, le buffle et le daim, à prendre le loup et l’ours, à bander l’arc et à manier la lance. Il l’avait mis, malgré sa jeunesse, à la tête des guerriers de sa tribu ; il lui avait donné l’occasion de surprendre l’ennemi et de rapporter les sanglans trophées de la victoire ; déjà les exploits du jeune vainqueur étaient célébrés dans les chants de guerre, et sa renommée s’était répandue au loin.

« Mais le Grand-Esprit enleva cet enfant comme il avait pris les autres. Le père désolé s’enferma dans sa demeure solitaire ; on ne le voyait plus, personne ne lui parlait, on ne l’entendait ni pleurer ni gémir. Vint le jour où le corps du défunt devait être porté au champ du repos, dans une grande tombe que le chef avait ordonné de préparer. Quand la procession funèbre fut formée, le chef sortit de sa case et se plaça en tête ; mais, à la surprise de tous, au lieu d’être vêtu d’habits de deuil, il se montra en grand costume de guerre, complètement armé, comme s’il allait faire quelque expédition lointaine, tatoué des couleurs les plus brillantes et tout chargé des trophées qu’il avait conquis pendant sa longue et glorieuse carrière.

« D’un pas ferme et résolu, il s’avança jusqu’au bord de la tombe creusée pour son fils, et quand le corps de cet enfant bien-aimé y eut été déposé avec les trésors qui, suivant les idées indiennes, doivent être utiles dans l’autre monde, il s’exprima en ces termes : « Depuis ma jeunesse, je n’ai eu en vue que la gloire et le bien-être de ma tribu, et je ne me suis jamais épargné, soit au combat, soit à la chasse. Je vous ai conduits de victoire en victoire, de telle sorte qu’au lieu d’être entourés de tribus hostiles, vous êtes aujourd’hui respectés et redoutés de tous vos voisins ; on recherche votre alliance, on craint votre colère, partout où se présentent les chasseurs de la tribu. J’ai été votre père, vous avez été mes enfans, durant plus de lunes que je n’en pourrais compter, jusqu’à ce que mes cheveux soient devenus aussi blancs que la neige glacée sur les montagnes. Vous ne m’avez jamais refusé votre obéissance, vous ne me la refuserez pas aujourd’hui. Lorsqu’il a plu au Grand-Esprit d’appeler mes enfans, l’un après l’autre, dans l’enceinte sacrée de ses chasses éternelles, je les ai vu avec résignation porter au tombeau de leurs ancêtres, et je n’ai point murmuré contre sa volonté tant qu’il m’est resté un fils. Sur ce fils, je concentrais tous mes soins : glorieux de sa gloire, vivant de sa vie, j’espérais qu’au jour où j’irais joindre ses frères, je le laisserais après moi pour perpétuer mon nom et mon autorité au milieu de vous ; mais le Grand-Esprit l’a également appelé à lui. Il était le dernier soutien, l’espoir de ma vieillesse. Lui que j’aimais tant à cause de son mâle courage, de sa force, de son adresse, de ses exploits à la guerre, hélas ! le voici dans la terre froide, et moi je reste seul, comme le tronc dépouillé d’un arbre dont les branches ont été brisées par la foudre ! Je l’ai guidé depuis ses premiers pas d’enfant jusqu’aux jours où il marchait, si brave, dans toute la force de l’adolescence. C’est moi qui ai mis dans ses mains l’arc et le tomahawk, qui lui ai appris à s’en servir ; bien souvent vous avez admiré son adresse à les manier. Et maintenant puis-je l’abandonner ? le laisserai-je entreprendre, seul et sans aide, le long et rude voyage vers les domaines du Grand-Esprit ? Non, son âme m’invite à le suivre, et je lui obéirai. Le même tombeau nous contiendra tous deux ; nous serons tous deux recouverts de la même terre, et puisque dans ce monde son père était toujours là pour l’assister dans les fatigues et les périls, il le retrouvera encore près de lui dans le pays aux chasses éternelles où l’appelle le Grand-Esprit. Vous, guerriers de ma tribu, écoutez mon dernier commandement, et obéissez. Je vous fais mes adieux ; je vais m’étendre dans ce tombeau à côté de mon fils, et aussitôt vous jetterez la terre sur nos deux corps. Telle est ma volonté. J’ai dit. » Le vieillard descendit alors dans le tombeau et serra dans ses bras le cadavre de son fils. Vainement la tribu essaya-t-elle d’ébranler sa résolution. Il fallut obéir, et le vivant fut enseveli avec le mort. Un morceau de bois, surmonté d’un vieux lambeau d’étoffe rouge, fut le seul monument qui indiquât la tombe des deux guerriers ; mais leurs noms ont survécu, et l’on s’entretiendra d’eux dans les cases indiennes tant que subsistera la tribu des Walla-Wallas. »


M. Kane avait quitté le fort Vancouver le 1er juillet pour opérer son retour au Canada. Il n’avait pas le choix de son itinéraire. Il n’existe qu’une route, si même c’en est une, entre l’Atlantique et le Pacifique, et elle est marquée sur la carte par les forts que la compagnie d’Hudson a établis, comme autant d’étapes, à des distances à peu près égales pour les besoins de son trafic. Si l’on s’écartait de cette ligne, on s’égarerait dans un inconnu dont jusqu’ici aucun Européen n’a paru tenté d’étudier les merveilles. Pour un voyageur qui n’aspirait pas à la gloire de découvrir un lac nouveau dans l’Amérique du Nord et qui n’avait d’autre ambition que de crayonner les feuillets d’un album, c’était déjà bien assez d’avoir mené jusqu’au bout cette excursion d’artiste. M. Kane revint donc par le même chemin ; seulement il marcha moins vite et fit de plus longs séjours dans les différentes stations. En septembre, après avoir visité les Walla-Wallas, il se trouvait au fort Colville. Dans le voisinage de cet établissement, sur les bords de la Columbia, habite la tribu des Chualpays, qui offre cette particularité singulière, qu’elle est gouvernée simultanément par deux chefs dont l’un a le titre de chef de la terre, et l’autre celui de chef des eaux. Le premier est investi de toutes les attributions civiles et judiciaires ; le second est le souverain absolu de la pêche, et comme la tribu ne vit guère que de saumon, il est, pendant la saison de pêche, le personnage le plus important. Le saumon arrive au fort Colville après avoir remonté la rivière Columbia à plus de sept cents milles de l’embouchure, et il est si abondant que, du mois de juillet au mois de septembre, on prend chaque jour plusieurs milliers de livres de poisson. Le roi des eaux est le grand-maître de la pêche, qu’il monopolise pendant un mois, et dont il distribue le produit par portions égales entre tous les membres de la tribu, un enfant comptant pour une tête. Le mois expiré, la pêche devient libre, et chacun s’y livre pour son compte. Les Indiens préparent le saumon en grandes quantités pour leur nourriture de toute l’année ; ils le font sécher après l’avoir coupé en tranches très minces ; on a remarqué qu’ils n’emploient jamais le sel pour la conservation du poisson, non plus que les autres tribus pour celle de la viande de buffle.

Après avoir pris quelque repos au fort Colville, M. Kane se remit en route pour franchir de nouveau les Montagnes-Rocheuses. On a déjà vu les difficultés qu’il avait éprouvées et les périls qu’il avait courus lors de son premier passage. Il est donc inutile de les décrire une seconde fois. On se blase d’ailleurs très aisément sur les souffrances physiques des voyageurs ; nous leur savons même mauvais gré de vouloir nous intéresser d’une manière qui peut nous être pénible, et nous leur reprochons presque d’avoir eu faim, d’avoir eu froid et surtout de nous le dire, alors qu’ils sont revenus en assez bon état pour conter éloquemment leurs misères. Il faut rendre cette justice à M. Kane qu’il ne se lamente pas trop sur ses fatigues, et que, s’il en parle, c’est avant tout pour donner une idée exacte des contrées sauvages qu’il a traversées. Du reste, le trait comique ne manque pas dans les mésaventures du voyageur. Un matin, on s’aperçoit de la disparition de l’un des chiens qui accompagnaient la petite caravane ; c’était un excellent chien, chasseur consommé, adoré de son maître. Celui-ci se désole ; mais veut-on connaître le principal motif de ce chagrin qui paraîtra naturel à quiconque sait apprécier les vertus de la race canine ? C’est que les provisions se trouvent à peu près épuisées, et que le chien, à un moment donné, eût été pour les estomacs affamés une précieuse ressource ! Pour être dénaturé à ce point, il faut en être réduit aux dernières extrémités. En effet, les autres chiens de la caravane, les fidèles, durent être impitoyablement sacrifiés, à défaut des lapins, dont on avait pu se nourrir pendant quelques jours. Il ne faut donc pas plaisanter avec le passage des Rocheuses. Il était temps d’arriver à la station d’Edmonton, où la caravane devait trouver le terme de tant de misères.

M. Kane demeura près de quatre mois à Edmonton, jouissant du comfortable de la vie civilisée, c’est-à-dire couchant dans un lit et certain de dîner à son heure, sans rompre tout à fait avec les émotions de la vie indienne. Il lui suffisait de franchir l’enceinte du fort pour rencontrer les tribus de peaux-rouges et les troupeaux de buffles. Cependant il faisait très froid, la neige couvrait le sol, et il était difficile de s’arracher au bien-être du coin du feu. Voici Noël ! La petite colonie se prépara à célébrer dignement cette grande fête, sans distinction de secte ni de couleur. Le missionnaire protestant et le missionnaire catholique, le chef de l’établissement et ses commis, le nouveau-venu, M. Kane, s’assirent à la même table, pendant que les Indiens, admis dans l’intérieur du fort, faisaient de leur côté réveillon à la mode du pays. Peut-être le menu d’un festin sous cette latitude ne semblera-t-il pas indigne d’être reproduit. Au premier plan figure le buffle ; la bosse et la langue de cet animal sont très estimées ; puis viennent la tête de daim, le canard sauvage, la queue de castor, le poisson à la moelle de buffle ; pour légumes, des pommes de terre et des navets. Voilà un repas de Noël à Edmonton. Après le dîner, la salle s’ouvrit à toute la population, indienne ou métisse, pour le bal qui se prolongea pendant une partie de la nuit. Les femmes indiennes étaient venues parées de leurs plus beaux atours : robes de peaux avec dessins de couleur, colliers de perles, éventails, etc. Les hommes avaient déployé toute leur coquetterie dans le tatouage de leur figure. Le bal fut très animé, les Indiens se livrant avec passion à tous les exercices du corps, et leurs danses pouvant aller de pair avec les exercices les plus violens. La danseuse saute sur place, et presque à pieds joints, pendant que le danseur tourne autour d’elle en faisant d’immenses pas, ou plutôt des bonds démesurés. M. Kane ne dédaigna pas de s’essayer à cette chorégraphie en gambadant autour des jeunes filles de la tribu des Crees. L’une d’elles, répondant au nom poétique de Cun-ne-wa-boum, ce qui veut dire « femme qui regarde les étoiles, » lui parut si belle qu’il sollicita la grâce de faire son portrait, et l’image de la peau-rouge d’Edmonton, image peu flattée sans doute, est placée comme une dédicace à la première page du volume où le voyageur a recueilli tant de souvenirs.

Une autre fête égaya le séjour de M. Kane à Edmonton. Le chef de la station maria sa fille à un gentleman, également employé de la compagnie, qui résidait au fort Pitt, à deux cents milles de là. On conçoit que dans ces contrées les maris ne se trouvent pas sous la main. La colonie eut à cette occasion une seconde représentation des fêtes de Noël, et le lendemain l’heureux couple partit pour le fort Pitt en traîneaux tirés par des attelages de chiens. Ces véhicules, dont les parois sont en peau de buffle, ne contiennent qu’une personne. Le voyageur, étendu dans la caisse comme dans une baignoire, est recouvert d’un tablier en peaux ou en fourrures. Quatre chiens sont attelés au traîneau, qui est emporté rapidement sur la neige, où une avant-garde d’Indiens a eu soin de préparer un sentier. C’est la façon la plus commode de voyager, mais ce n’est pas toujours la plus sûre, attendu que les chiens, imparfaitement dressés, font de fréquens écarts et ne se soucient guère du précieux fardeau qui leur est confié. Qu’un daim passe devant eux, ou qu’un troupeau de buffles apparaisse à l’horizon, l’instinct de la chasse se réveille, et voici l’attelage qui s’élance, à travers neige et fondrières, à la poursuite du gibier ! M. Kane, qui accompagna les jeunes mariés jusqu’au fort Pitt, fut témoin de l’une de ces équipées, où l’on eut beaucoup de peine à remettre les pétulans attelages dans le droit chemin. À cette excursion se rattache un incident assez curieux qui révèle le sentiment des peaux-rouges à l’égard des missions chrétiennes. Sur toute l’étendue de l’Amérique du Nord, les missions catholiques et protestantes entretiennent des postes où d’infatigables apôtres se dévouent à la conversion des tribus. Il y a même près du fort Vancouver une école dirigée par des sœurs, et les jésuites, qui sont toujours à l’avant-garde, ont des stations jusque dans les Montagnes-Rocheuses. Les Indiens accueillent très volontiers les missionnaires, ils les aiment et les respectent, mais ils se convertissent médiocrement, et il semblerait que, là comme dans beaucoup d’autres pays, l’antagonisme, sinon l’hostilité, qui existe entre les catholiques et les protestans est la principale cause de ce résultat à peu près négatif. En allant d’Edmonton au fort Pitt, M. Kane s’arrêta une journée au campement d’une tribu de peaux-rouges dont le chef lui fit part de ses impressions en matière de christianisme. — Jugez de mon embarras, disait ce sauvage, A. affirme qu’il connaît la seule route qui mène au ciel ; B. en dit autant, ainsi que C. Chacun d’eux déclare que les deux autres se trompent. Lequel des trois a raison ? M’est avis qu’ils devraient bien avoir une petite réunion et se mettre d’accord ; je les suivrais alors tous les trois. Jusque-là j’attendrai. — Ce raisonnement de peau-rouge n’est pas dépourvu de bon sens. — Un jour, ajoute le chef, il y a bien longtemps de cela, un homme de notre tribu se fit chrétien, et après sa mort il alla dans le ciel des blancs. Là il vit un séjour de toute beauté : les blancs étaient heureux, ils retrouvaient les parens et les amis qui les avaient précédés au ciel, les plaisirs qu’ils avaient connus sur cette terre ; mais l’Indien ne partageait pas leur félicité. Tout lui était étranger : les esprits de ses ancêtres ne venaient pas au-devant de lui ; pas de chasse, pas de pêche ; rien de ce qu’il aimait dans la tribu ! Le Grand-Manitou des blancs eut pitié de sa profonde tristesse et lui en demanda la cause. L’Indien lui conta sa peine. — Il m’est impossible, répondit le bon Manitou, de l’envoyer dans le ciel des Indiens, puisque tu as choisi celui-ci ; mais je vais te remettre sur terre, et une fois là, tu feras choix, si tu veux, d’un autre ciel. — De telles légendes, qui circulent parmi les tribus, ajoutent encore aux obstacles naturels que rencontre la propagation du christianisme. Le Grand-Esprit, qui promet des chasses et des pêches éternelles, ne verra point de si tôt renverser son empire par les envoyés du Manitou inconnu.

Nous pouvons, à Edmonton, nous séparer de M. Kane et ne point le suivre jusqu’aux frontières du Canada, sur la route que nous avons déjà parcourue avec lui. Les épisodes que nous avons détachés de son récit suffisent pour l’esquisse des peaux-rouges. Bien que les dessins de l’artiste remontent déjà à une dizaine d’années, ils sont encore exacts : les tribus indiennes ne changeront pas, alors même que tout changerait autour d’elles. La civilisation, qui s’approche, n’a point de prise sur ces peuplades ; elle les refoule, et elle éteint le peu de vie qui leur reste. Il y a près de Vancouver un territoire où florissait naguère une tribu puissante : la charrue est venue un jour creuser des sillons dans ce sol, que n’avait jamais ouvert le travail de l’homme ; aussitôt les fièvres se sont répandues dans le district, et la population indienne presque tout entière a succombé. Tel est le sort que la civilisation prépare aux peaux-rouges.

Depuis que M. Kane a visité ces contrées, deux événemens sont survenus qui doivent exercer une influence décisive sur les destinées des tribus : la découverte des mines d’or de la Colombie et l’expiration de la charte en vertu de laquelle la compagnie d’Hudson a longtemps joui du monopole commercial dans cette partie des possessions britanniques. À peine l’existence de l’or a-t-elle été reconnue sur les bords de la rivière Frazer que les aventuriers s’y sont précipités en grand nombre, et en peu de mois une population californienne se pressait dans des régions que M. Kane avait vues en 1847 presque désertes. Des villes se sont élevées comme par enchantement ; sur les espaces vagues où les tribus vivaient misérablement des produits de la pêche ou de la chasse, des établissemens européens se sont créés avec une rapidité prodigieuse. Au fond des baies qui n’abritaient que les pauvres pirogues des peaux-rouges, naviguant entre la terre ferme et l’île Vancouver, on aperçoit maintenant les trois-mâts et les steamers qui déposent des chargemens de nouveaux colons : il y a déjà des bureaux de douane ! La métamorphose est complète ; le flot européen a décidément envahi les rives du Pacifique, et il ne s’arrêtera de ce côté qu’aux massifs des Montagnes-Rocheuses, dernier asile des tribus. La charte commerciale de la compagnie d’Hudson, accordée en 1821, renouvelée en 1838 pour une durée de vingt et un ans, est expirée au mois de mai 1859, de telle sorte qu’aujourd’hui le trafic est complètement libre et ouvert à toutes les entreprises de l’industrie privée. La compagnie conserve, il est vrai, des droits sur les territoires compris entre les Rocheuses et les frontières occidentales du Canada, droits qu’elle fonde sur une charte obtenue au temps de Charles II ; mais, sans préjuger sur ce point la décision des jurisconsultes anglais et le vote du parlement (car ces droits de propriété sont en ce moment contestés), on peut dire que le moment approche où, par la force des choses, toute la portion de territoire accessible à la population blanche appartiendra au libre commerce, et que là comme ailleurs, avec ou sans indemnité, les anciens privilèges de la compagnie d’Hudson seront abolis. Parallèlement au chemin de fer qui doit traverser les États-Unis, les Anglais projettent déjà une voie ferrée qui, partant de l’extrémité des lacs du Canada, ira joindre le rivage de l’Océan-Pacifique. Ce sont des œuvres gigantesques, mais elles s’accompliront : on ouvrira les continens à la course rapide des locomotives comme les isthmes au passage des vaisseaux : dès ce moment, il n’y aura plus de peaux-rouges. Repoussé par l’invasion européenne, abruti par les spiritueux que lui apporteront les blancs, l’Indien remontera vers le nord, il fuira jusqu’à ce qu’il se trouve acculé aux glaces éternelles du pôle ; là, après avoir jeté ses inutiles filets et lancé dans le vide sa dernière flèche, n’espérant plus que dans l’hospitalité promise par le Grand-Esprit, il se couchera sur la neige, qui l’aura bientôt couvert de son linceul, et, avec lui, toute une race aura disparu à jamais de la surface de la terre.


C. LAVOLLEE.


États-Unis