Un Épisode de la vie de Ronsard

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Un Épisode de la vie de Ronsard
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 371-389).
UN ÉPISODE DE LA VIE
DE
RONSARD


I

Dans l’ample collection des Œuvres de P. de Ronsard, gentilhomme Vandomois, j’ai dû récemment étudier d’assez près une dizaine de pièces, formant ensemble quelques milliers de vers, bien connues sous le nom de Discours des Misères de ce temps, et dont l’intérêt historique n’a d’égal que la très grande importance littéraire. Les contemporains eux-mêmes du poète en ont fait presque autant d’estime que de ses Amours ou de ses Odes ; et, en 1623, Claude Garnier les mettait encore, — dans cette monumentale édition des Œuvres que l’on pourrait appeler le vrai tombeau du poète[1], — « au premier rang de tout ce que feu M. de Ronsard avait jamais fait voir au jour. » Ronsard lui-même, dans plusieurs éditions qu’il a données de son vivant, et notamment dans l’in-quarto de 1567 ; comme dans le magnifique in-folio de 1584[2], a voulu que les Discours des Misères de ce temps terminassent la série de ses poèmes et ainsi, que le lecteur qui le lirait jusqu’au bout demeurât sous l’impression de ces quelques pièces, Elles étaient évidemment pour lui sa « profession de foi : » on serait tenté de dire son « testament » politique. Et, au point de vue proprement et uniquement littéraire, si nous ajoutons après cela qu’elles sont presque les premières où le lyrique ambitieux des Odes soit descendu de son Olympe pour entrer en contact avec les réalités de son temps, on aura peine à s’expliquer que les Discours des Misères de ce temps, quoique généralement cités avec honneur dans la plupart de nos histoires de la littérature, y tiennent pourtant si peu de place[3]. Le Ronsard qui sert de modèle au portrait qu’on en trace est toujours et surtout le Ronsard des Sonnets et des Odes, plus rarement celui des Hymnes, et jamais ou presque jamais celui des Discours. C’est précisément ce Ronsard que je voudrais faire mieux connaître, en m’appliquant à montrer quel « citoyen » ce poète, cet artiste, cet incomparable inventeur de rythmes, d’images et de mythes est devenu dès qu’il l’a voulu, ou plutôt et pour mieux dire, dès que les circonstances l’ont exigé.

Je réunis ici, sous le titre général de Discours des Misères de ce temps :

1° L’Élégie à Guillaume des Autels, poète et jurisconsulte excellent ;

2° L’Élégie à Loys des Masures, tournisien.

Ces deux Élégies, qui portent dans quelques éditions le titre de Discours, n’ont paru pour la première fois qu’en 1562, — ou du moins on n’en connaît pas jusqu’ici d’édition qui soit antérieure, — mais elles sont certainement de 1560. C’est ce qui résulte des allusions qu’elles contiennent au « tumulte d’Amboise : » le roi qui faillit en être victime était François II ; il vivait encore au moment où Ronsard écrivait ; et on sait qu’il mourut au mois de décembre 1560.

Discours des Misères de ce temps, à la Royne mère, Catherine de Médicis ;

Continuation du Discours des Misères de ce temps ;

Institution pour l’adolescence du roi très chrétien, Charles IXe de ce nom.

C’est dans cet ordre que toutes les éditions donnent ces trois pièces, mais il se pourrait, néanmoins, que la troisième fût la première en date, et antérieure au commencement des guerres de religion. Je la placerais volontiers en 1561, c’est-à-dire au lendemain même de l’avènement de Charles IX. La seconde est certainement postérieure au massacre de Vassy (mars 1562). Et la Continuation du Discours, si du moins on peut s’autoriser d’un vers où il est question de ces pistolets protestans, « qui tirent par derrière, » doit avoir suivi de très près l’assassinat du duc de Guise par Poltrot de Méré (février 1563).

Réponse de P. de Ronsard aux injures et calomnies de je ne sais quels prédicans, et ministres de Genève.

Ronsard, dans le précédent Discours, ne s’était exprimé, on le verra tout à l’heure, qu’en termes assez généraux, et on lui avait répondu, selon l’usage, en incriminant grossièrement ses mœurs et sa vie. On lui avait aussi reproché sa surdité. Un de ses disciples naguère les plus aimés, Jacques Grévin, — auteur d’un Jules César qui est l’une de nos premières tragédies classiques, — s’était particulièrement signalé par la violence de son invective, et. dans une pièce intitulée le Temple de Ronsard, il avait feint un « temple » dont les murs étaient ornés de tableaux représentant les « vices » du poète. Il s’était adjoint, pour cette belle entreprise, un certain Florent Chrestien, et M. Lenient, tout heureux et tout aise, nous dit à ce propos : « On devine tout ce que la malice et la passion pouvaient inspirer à deux hommes d’esprit. » Non ! on « ne le devine pas ! » Mais, quand on essaie de s’en rendre compte, on trouve qu’elles ne leur ont rien inspiré que d’impossible à transcrire honnêtement[4]. La Réponse aux injures et aux calomnies, etc, — dont le titre est devenu dans les éditions ultérieures : Réponse à quelque ministre, — est la réplique éloquente et indignée de Ronsard aux grossièretés de Grévin. Elle est datée de 1563, et elle est très longue, ne comptant guère moins de douze cents vers. Je ne crois pas que nulle part ailleurs Ronsard ait plus magnifiquement ni plus orgueilleusement parlé de lui-même, et du rôle qu’il avait déjà conscience alors d’avoir joué dans l’histoire littéraire de son temps. « Tu ne le peux nier, dit-il à son détracteur :

Tu ne le peux nier : car de ma plénitude
Vous êtes tous remplis ; je suis seul votre étude ;
Vous êtes tous issus de la grandeur de moi ;
Vous êtes mes sujets, et je suis votre loi.
Vous êtes mes ruisseaux, je suis votre fontaine,
Et plus vous m’épuisez, plus ma fertile veine
Repoussant le sablon, jette une source d’eaux
D’un surgeon éternel pour vous autres ruisseaux...


Nulle part non plus il ne nous a laissé plus de renseignemens, plus particuliers ni plus confidentiels, sur lui-même, sur ses goûts, sur sa manière de vivre, sur l’emploi quotidien de son temps :


... Si l’après-dînée est plaisante et sereine,
Je m’en vais promener tantôt parmi la plaine.
Tantôt en un village, et tantôt en un bois,
Et tantôt par les lieux solitaires et cois.
J’aime fort les jardins qui sentent le sauvage ;
J’aime le flot de l’eau qui gazouille au rivage ;
Là, devisant sur l’herbe avec un mien ami,
Je me suis par les fleurs bien souvent endormi,
A l’ombrage d’un saule, ou lisant dans un livre,
J’ai cherché le moyen de me faire revivre[5].


Et nulle part, enfin, il n’a mieux caractérisé la nature de ce « beau désordre, » dont Boileau devait parler un jour dans son Art-poétique, mais sans l’entendre peut-être aussi bien que Ronsard :


En l’art de poésie, un art il ne faut pas
Tel qu’ont les prédicans, qui suivent pas à pas
Leur sermon su par cœur, et tel qu’il faut en prose,
Où toujours l’orateur suit le fil d’une chose.
Les poètes gaillards ont artifice à part ;
Ils ont un art caché qui ne semble pas art
Aux versificateurs, d’autant qu’il se promène
D’une libre contrainte où la Muse le mène.


Remontrance au peuple de France.

Cette pièce, comme la précédente, est datée de 1563. Il en faut rapprocher une autre pièce : A Catherine de Médicis, datée de 1564, et qui fait partie du recueil intitulé : Le Bocage royal (II, 2)[6].

Prière pour la victoire, datée de 1569, ayant Moncontour.

10° L’Hydre défait, et enfin :

11° L’Hymne du roi Henri III, roi de France, pour la bataille de Moncontour.

Cette dernière pièce fait aujourd’hui partie du premier livre des Hymnes, et rarement Ronsard a mieux manié le rythme élégant, difficile, et entraînant qu’il avait choisi ce jour-là pour chanter son prince :


Tel qu’un petit aigle sort
Fier et fort
Dessous l’aile de sa mère,
Et, d’ongles crochus et longs
Aux dragons,
Fait guerre en sortant de l’aire ;

Tel qu’un jeune lionneau.
Tout nouveau
Quittant caverne et bocage.
Pour premier combat assaut.
D’un cœur haut
Quelque grand taureau sauvage.
………………..
………………..

Il a tranché le lien
Gordien,
Pour nos bonnes destinées ;
Il a coupé le licol
Qui au col
Nous pendait dès huit années.

Il a d’un glaive tranchant
Au méchant
Coupé la force et l’audace,
Il a des ennemis morts
Les grands corps
Fait tomber dessus la place...


Nous ne jouerons pas ici le mauvais tour à notre honnête et cher Boileau de rapprocher de ces vers quelques strophes de son Ode sur la prise de Namur.


II

Quelles raisons ont donc poussé ce poète, ce dilettante, cet ami des doctes et nobles loisirs, à prendre ainsi parti dans les querelles religieuses ? Nous pouvons le dire hardiment : il n’a vu tout d’abord dans la guerre civile que l’horreur de cette division de la patrie contre elle-même, et, catholique jusqu’alors plutôt tiède ou indifférent, c’est son patriotisme qui l’a rangé dans le camp qu’il a choisi ; je ne vois pas pourquoi j’hésiterais à dire : c’est son nationalisme.

On nous répète, à ce propos, depuis une centaine d’années, et on voudrait nous faire croire, que le patriotisme, tel que nous l’entendons, — ou tel que nous l’entendions, il n’y a pas longtemps, — ne daterait en France que de la révolution. C’est bien le plus insolent mensonge ! Ne remontons pas au delà du temps de Ronsard : la seconde pièce qu’il ait publiée, en 1549, — un an avant ses Odes, et trois ans avant ses Amours, — est un Hymne à la France, qu’il a retranché plus tard du recueil de ses Œuvres, parce qu’il n’y avait pas assez rigoureusement observé l’alternance des rimes masculines et féminines, et dont le mouvement est imité du passage des Géorgiques : Salve, magna parens frugum, etc., mais dont l’inspiration est déjà celle du plus ardent patriotisme :


Je le salue, ô terre plantureuse,
Heureuse en peuple et en princes heureuse,
Moi, ton poète, ayant premier osé
Avoir ton los en rime composé.


Notez là-dessus qu’il connaît lui, Ronsard, les « estranges provinces ; » qu’il a visité, qu’il a même quelque temps habité l’Angleterre, ou l’Ecosse, pour parler plus exactement, en qua- lité de page de Marie de Lorraine, femme de Jacques V, mère de Marie Stuart ; l’Allemagne, en qualité de secrétaire de Lazare de Baïf, à la diète de Spire ; et le Piémont, au service du seigneur de Langey. Notez encore que, ce qu’il célèbre de la France, autant dire que c’en est tout : le climat, la fertilité, l’industrieuse activité, le commerce, l’industrie, les cités.


Qui comptera l’exercite des nues,
Grosse de gresle et de pluyes menues,

Il comptera de la France les ports,
Et les cités, les villes et les forts[7].


Et notez enfin que, s’il termine par l’éloge en quelque sorte obligatoire du roi, ce qu’il aime dans le roi, c’est le


Roi qui doit seul, par l’effort de sa lance.
Rendre l’Espagne esclave de la France ;
Et qui naguère a l’Anglais abattu,
Pour premier prix de sa jeune vertu.


On retrouverait d’ailleurs les mêmes sentimens dans le beau sonnet de Joachim du Bellay :


France, mère des arts, .....


qu’il écrivait à Rome, au milieu des splendeurs de la renaissance, et encore dans les vers où il célébrait la reprise de Calais, 1558. N’est-ce pas aussi du Bellay qui passe pour avoir introduit dans notre langue le mot même de « patrie » ? à qui du moins les pédans de son temps Font reproché comme un fâcheux néologisme ? « Qui a pays n’a que faire de patrie, » lui disait-on ; et on lui en donnait cette raison imprévue que Pays venant du grec, il était inutile d’emprunter Patrie au latin. Mais Ronsard était digne de le comprendre, et c’est pour cela que dans son Elégie à Loys des Masures, il a voulu associer le compagnon des rêves de sa jeunesse à la révolte de son patriotisme indigné :


L’autre jour en dormant, comme une vraie idole.
Qui deçà, qui delà, au gré du vent s’envole,
M’apparut du Bellay ........


Tout au rebours de ce qu’on a cru trop longtemps, la Pléiade n’a point du tout essayé de parler ni parlé « grec et latin, » en français ; et, pour ce qui est des sentimens, il faut savoir qu’aucuns poètes ni prosateurs, depuis elle, n’en ont exprimé dans notre langue de plus nationaux que les siens,

Croyons-en seulement Ronsard, et dès le début de son Discours des Misères de ce temps :


Ha ! que diront là-bas, sous leurs tombes poudreuses,
De tant de vaillans Rois les âmes généreuses.
Que dira Pharamond ! Clodion et Clovis !
Nos Pépins ! nos Martels ! nos Charles ! nos Loys !
Qui de leur propre sang, à tous périls de guerre.
Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?
Que diront tant de ducs et tant d’hommes guerriers
Qui sont morts d’une plaie au combat les premiers
Et pour France ont souffert tant de périls extrêmes,
La voyant aujourd’hui détruire par soy mesmes ?
Ils se repentiront d’avoir tant travaillé
Assailli, défendu, guerroyé, bataillé
Pour un peuple mutin divisé de courage.
Qui perd en se jouant un si bel héritage,
Héritage opulent, que toi, peuple qui bois
La Tamise albionne ; et toi, More, qui vois
Tomber le chariot du soleil sur ta tête ;
Et toi, race Gothique, aux armes toujours prête,
Qui sens la froide bise en tes cheveux venter,
Par armes n’aviez su ni froisser ni dompter.

Ne sont-ce pas là d’admirables vers, — que je n’ai garde, pour le moment, de préférer ou de comparer aux vers plus connus et partout cités :


Mignonne, allons voir si la rose...


et :


Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle...


mais qui en diffèrent ; qui nous donnent une tout autre idée du poète ; qui nous montrent un autre homme en lui que l’épicurien voluptueux et mélancolique auquel il semble que la légende ait réduit tout son personnage ?

Entendez-le encore, dans la Continuation du Discours :


De Bèze, je te prie, écoute ma parole...
……………
La terre qu’aujourd’hui tu remplis toute d’armes,
……………
Ce n’est pas une terre allemande ou gothique,
Ni une région tartare ni scythique,
C’est celle où tu naquis, qui douce te reçut
Alors qu’à Vézelay ta mère te conçut ;

Celle qui t’a nourri ; et qui t’a fait apprendre
La science et les arts dès ta jeunesse tendre
Pour lui faire service et pour en bien user,
Et non comme tu fais, afin d’en abuser...


Je ne pense pas qu’il puisse y avoir ici l’ombre d’une hésitation sur la nature des sentimens qui animent le poète. Son patriotisme s’y montre pur de tout alliage. La France qu’il aime, — et dont il parle avec un accent aussi vif et aussi passionné qu’il ait jamais fait de sa fière Cassandre ou de sa douce Marie, — c’est « celle qui l’a nourri... pour lui faire service ; » et ce qui n’entre pas dans son esprit, ce qui lui paraît, comme il le dit, « un monstre, » c’est que, sous quelque prétexte que ce soit, un Français se révolte, s’arme, et combatte contre cette mère. Son « loyalisme » ou son « royalisme, » comme on voudra l’appeler, ne rient qu’ensuite. Il est Français d’abord ; et, il est temps maintenant de dire quelque chose de plus : parce qu’il est Français, c’est peut-être aussi pour cela qu’il est, comme on va le voir, si résolument catholique.

Remarquez toutefois qu’il ne méconnaît point du tout le nombre, ni l’énormité des abus qui se sont glissés dans l’Eglise. Il l’avoue sans difficulté dans son Elégie à Guillaume des Autels ; l’Eglise a failli :


.... Car, depuis saint Grégoire,
Nul pontife romain dont le nom soit notoire
En chaire ne prescha...


l’Eglise a failli, et sans doute,


Il ne faut s’étonner, chrétiens, si la nacelle
Du bon pasteur saint Pierre en ce monde chancelle,
Puisque les ignorans, les enfans de quinze ans.
Je ne sais quels muguets, je ne sais quels plaisans
Ont les biens de l’Église, et que les bénéfices
Se vendent par argent, ainsi que les offices...


l’Eglise a failli, et c’est un scandale, elle,


Qui fut jadis fondée en humblesse d’esprit.
En toute patience, en toute obéissance,
Sans argent ni crédit, sans force ni puissance.
………………….
De la voir aujourd’hui riche, grasse et hautaine.
Toute pleine d’écus, de rente et de domaine,
Ses ministres enflés et ses Papes encor
Pompeusement vêtus de soie et de drap d’or.

Aussi, nous dit-il, peu s’en est fallu qu’il ne penchât lui- même du côté de la réforme :


J’ay autrefois goûté, quand j’étais jeune d’âge,
Du miel empoisonné de votre doux breuvage !


Et les novateurs n’ont rien négligé pour l’entraîner plus avant ! Jaloux de l’avoir avec eux, comme autrefois Marot, ils l’ont pris par son faible ; et ils ont essayé de lui faire discrètement entendre quel surcroît de réputation et de gloire il ne pourrait manquer d’acquérir, en se rangeant de leur parti. Mais il n’a point voulu


………… de ces noms qui sont finis en ots
Goths, Cagots, Austregots, Visgots et Huguenots !


Et quand, alors, s’interrogeant lui-même et faisant son examen de conscience, il a cherché les raisons de sa résistance instinctive, il les a trouvées, non pas en poète ou en orateur, en déclamateur, mais en penseur, et, j’oserai le dire, presque en théologien.

Le respect de la tradition, voilà son premier argument :


De tant de nouveautés je ne suis curieux,
Il me plaît d’imiter le train de mes aïeux
Et crois qu’en Paradis ils vivent à leur aise,
Encor qu’ils n’aient suivi ni Calvin ni de Bèze,


Ainsi s’exprime-t-il dans sa Remontrance au peuple de France. Mais il a déjà donné, dans son Élégie à Guillaume des Autels, en fort bons termes, très clairs, le vrai motif, le motif raisonné de ce respect qu’il « lui plaît » de témoigner pour la tradition. C’est que, dit-il, si nous tombons d’accord avec les protestans qu’il existe et qu’il a toujours existé une « Eglise de Dieu, » — et comment les protestans n’en conviendraient-ils pas, à moins de nier l’Évangile ? — nous ne saurions admettre que cette Eglise ait « erré, » ni qu’elle soit demeurée cachée pendant des siècles, ni qu’elle ait enfin attendu à se retrouver la venue de Luther, des Zwingle, et des Calvin. Les protestans, en vérité, sont trop impertinens ou trop abusés !


Ils faillent, de penser que tous soient aveuglés,
Que seuls ils ont des yeux, que seuls ils sont réglés,
Et que nous, fourvoyés, ensuivons la doctrine
Humaine et corrompue, au lieu de la divine.

Ils faillent de penser qu’à Luther seulement
Dieu se soit apparu, et, généralement,
Que, depuis neuf cents ans, l’Église est dépravée ;
Du vin d’hypocrisie à longs traits abreuvée ;
Et que le seul écrit d’un Bucère vaut mieux
D’un Zwingle, d’un Calvin, homme séditieux,
Que l’accord de l’Eglise, et les statuts de mille
Docteurs poussés de Dieu, convoqués au Concile.
Que faudrait-il de Dieu désormais espérer,
Si lui, doux et clément, avait souffert errer
Si longtemps son Église ?


Ces vers ne font pas peu d’honneur à la pénétration de Ronsard. Il a parfaitement vu, — il a mieux vu que Calvin, peut-être, — où tendait la réforme, je veux dire à l’entière émancipation du sens individuel, à l’hypertrophie du Moi ; et rien ne l’a choqué davantage que ce qu’on pourrait appeler l’insolence intellectuelle des premiers réformés.


... Les docteurs de ces sectes nouvelles,
Comme si l’Esprit Saint avait usé ses ailes
A s’appuyer sur eux,…………….
Sans que honte ou vergogne en leur cœur trouve trace.
Parlent profondément des mystères de Dieu,
Ils sont ses conseillers, ils sont ses secrétaires,
Ils savent ses avis, ils savent ses affaires,
Ils ont la clef du ciel et y entrent tout seuls,
Et qui veut y entrer, il faut parler à eux[8].


Et il a vu encore quelque chose de plus ! Il s’est rendu compte que l’esprit de la réforme, avec sa tendance au rationalisme, ne pouvait manquer logiquement d’aboutir à la destruction de toute religion positive. Une religion rationnelle n’est pas une religion ! Ou, en d’autres termes encore, et si l’on veut s’entendre quand on parle, il n’y a pas, il ne saurait y avoir, il n’y a jamais eu de religion sans mystères. Le mystère est logiquement, nécessairement enveloppé, compris et affirmé dans la notion, dans la définition même de la religion. Toute religion implique l’existence et la réalité de ce que nous avons depuis lors appelé l’inconnaissable ; et, dans toute religion, « la reconnaissance de cet inconnaissable, » si je puis ainsi dire, est le commencement même de la foi. C’est ce que Ronsard a compris, et c’est encore ce qu’il a exprimé en beaux vers, d’une plénitude de sens et d’une lucidité admirables.


Il fait bon disputer des choses naturelles,
Des foudres et des vents, des neiges et des grêles,
Mais non pas de la foi, dont il ne faut douter.
………………..
Tout homme qui voudra soigneusement s’enquerre
De quoi Dieu fit le ciel, les ondes et la terre,
Du serpent qui parla, de la pomme d’Adam,
D’une femme en du sel, de l’âne à Balaam,
Des miracles de Moyse, et de toutes les choses
Qui sont dedans la Bible étrangement encloses,
Il y perdra l’esprit : car Dieu qui est caché
Ne veut que son secret soit ainsi recherché...
…………………...
Comment pourrions-nous bien, avec nos petits yeux,
Connaître clairement les mystères des cieux.
Quand nous ne savons pas régir nos républiques,
Ni même gouverner nos choses domestiques ?
Quand nous ne connaissons la moindre herbe des prés ?
Quand nous ne voyons pas ce qui est à nos piés ?


On a sans doute reconnu l’argument sur lequel Pascal, cent ans plus tard, insistera si fort dans ses Pensées ; et voici déjà, dans la Continuation du Discours des Misères de ce temps, l’argument que Bossuet développera dans son Histoire des Variations :


Les apôtres jadis prêchaient tout d’un accord,
Entre vous aujourd’hui ne règne que discord :
Les uns sont Zwingliens, les autres Luthéristes,
Les autres Puritains, Quintins[9], Anabaptistes,
Les autres de Calvin vont adorant les pas ;
L’un est prédestiné et l’autre ne l’est pas ;
Et l’autre enrage après l’erreur Muncérienne.
Et bientôt s’ouvrira l’école Bézienne !
Si bien que ce Luther, lequel était premier,
Chassé par les nouveaux, est presque le dernier,
Et sa secte, qui fut de tant d’hommes garnie,
Est la moindre de neuf qui sont en Germanie.

Vous devriez pour le moins, avant que nous troubler,
Être ensemble d’accord sans vous désassembler :
Car Christ n’est pas un Dieu de noise ni discorde.
Christ n’est que charité, qu’amour et que concorde,
Et montrez clairement par la division
Que Dieu n’est pas l’auteur de votre opinion.


Encore une fois, ce sont là des raisons, des raisons de controversiste et de théologien, non de poète, et ne conviendra-t-on pas qu’elles méritaient d’être mises ou remises en lumière ? La question de savoir si, et dans quelle mesure, un Marot, un Rabelais, une Marguerite de Navarre ont incliné vers le protestantisme a suscité toute une « littérature ; » et je saisis ici l’occasion de le dire, l’esprit de parti les a faits tous trois, dans nos histoires, beaucoup plus «protestans » qu’ils ne furent. Ronsard, lui, ne s’est pas caché d’être « catholique », et il en a su, il en a dit clairement les raisons. C’est ce que je montrerais plus amplement encore, si je ne craignais de multiplier les citations. Il a voulu s’expliquer sur « la justification par la foi, » et il a voulu s’expliquer sur la « présence réelle : »


Le soir que tu donnais à ta suite ton corps.
………………….
Tu as dit simplement, d’un parler net et franc :
Prenant le pain et vin : C’EST CY MON CORPS ET SANG,
Non signe de mon corps : toutefois ces ministres.
Ces nouveaux défroqués, apostats et bélistres
Démentent ton parler, disent que tu rêvais.
Et que tu n’entendais les mots que tu disais...


En vérité, de tous les argumens qui vont pendant cent cinquante ans défrayer la controverse, on peut dire, non seulement que Ronsard n’en a laissé échapper pas un, mais de plus, que tous ou presque tous, il les a, dans ses vers, ramenés et réduits à ce qu’ils avaient d’essentiel. Telle est encore l’opposition qu’il établit, et sur laquelle il revient à cinq ou six reprises, entre les doctrines « pacifiques » de la réforme, et la conduite « belliqueuse » ou « séditieuse » des réformés.


Eh quoi ! brûler maisons, piller et brigander,
Tuer, assassiner, en force commander,
N’obéir plus aux Rois, amasser des armées.
Appelez-vous cela Églises réformées ?
JÉSUS, que seulement vous confessez ici
De bouche et non de cœur, ne faisait pas ainsi ;

Et saint Paul en preschant n’avait pour toutes armes
Sinon l’humilité, les jeûnes et les larmes ;
Et les Pères martyrs, aux plus dures saisons
Des tyrans, ne s’armaient sinon que d’oraisons.


Nous avons souligné dans ce passage l’hémistiche : N’obéir plus aux Rois. Pour bien entendre quelle était alors toute la force de cette raison, il ne faudrait que se reporter au passage de l’Institution chrétienne où Calvin a éloquemment paraphrasé, commenté, défendu la parole : Omnis potestas a Deo. On sait d’ailleurs que l’Institution n’a été expressément composée, dans l’origine, que pour mettre les réformés à l’abri de tout reproche de rébellion contre l’autorité du prince. Mais quelques ennemis de Ronsard ne s’en sont pas moins emparés de son « royalisme » ou de son « loyalisme, » pour transformer le poète en courtisan, pis encore, en client besoigneux ou intéressé des Guises ; et ainsi n’imputer l’ardeur de son catholicisme qu’à des motifs assez bas. C’est la bonne foi qu’on a vue briller de tout temps dans toutes les polémiques, et il n’y a pas lieu de s’en étonner ! Je me bornerai donc à faire observer que Ronsard ne devait pas moins, — et il en est lui-même convenu dans ses Discours des Misères de ce temps, — aux Châtillon, le cardinal et l’amiral, et à Condé, qu’aux Guises.


Prince très magnanime et courtois de nature,


dit-il à Condé, sur la fin de la Remontrance au peuple de France,


Ne soyez offensé voyant cette écriture !
Je vous honore et prise, et êtes le Seigneur
Auquel j’ai désiré plus de biens et d’honneurs
Comme votre sujet, ayant pris ma naissance.
Où le Roi votre frère[10] avait toute puissance ;
Mais l’amour du pays, et de ses lois aussi,
Et de la vérité, me fait parler ainsi.


J’ajouterai qu’une des causes qui ont le plus contribué à la prolongation des guerres civiles du siècle a été la longue indécision de Catherine de Médicis entre catholiques et protestans. Personne, en 1564, ne pouvait savoir de quel côté finirait par pencher la balance. Cinq ans plus tard, on ne le discernait pas encore très clairement ; et Ronsard lui-même donnait cette explication de

s’être trouvé presque seul à célébrer Moncontour :

Encore qu’un tel acte honoré de bonheur
Eût besoin de trouver un superbe sonneur,
Qui d’un bruit héroïque eût enflé les trompettes.
Si est-ce que la voix des plus braves poètes
De peur fut enrouée, et le vent de leur sein
Ne sortit pour enfler la trompette d’airain.
Chacun craignant sa vie en saison si douteuse !


Et, après cela, pour tout dire, si l’on veut que le charme de Marie Stuart ait retenu et fixé Ronsard dans les liens des Guises et dans le parti de la Cour, on ne verra sans doute rien là qui ne convienne à un poète et à un artiste. Car, à qui pardonnerait-on d’avoir confondu la vérité avec la beauté ?

Ce qu’il est encore plus vrai de dire, — et qui ne convient pas moins au poète des Odes et des Hymnes, — c’est qu’il a eu peur du puritanisme dont les doctrines des réformés menaçaient les mœurs françaises. Il ne s’est pas expliqué très clairement sur ce point ; et, à bien y songer, ce n’en était pas le lieu, dans ses Discours sur les Misères de ce temps. S’il arrive aux lois mêmes de se taire parmi le tumulte des armes, à plus forte raison n’est-ce point alors le moment de déplorer « la retraite des Muses. » Mais il est permis de la regretter, dans son cœur ! Et que Ronsard l’ait regrettée, comme aussi les plaisirs de Cour dont s’accompagnait la présence de la « docte troupe, » c’est ce que nous montrent quelques vers de la pièce du Bocage Royal que nous avons jointe aux Discours. Catherine de Médicis parcourait alors la France, avec le jeune Charles IX et le duc d’Alençon, et le poète la suppliait de mettre un terme à cette longue absence pour enfin rentrer dans « sa Tuilerie au bâtiment superbe, »ou dans quelqu’un de ses châteaux royaux :


Quand verrons-nous


s’écriait-il,


quelque tournoi nouveau.
Quand verrons-nous, par tout Fontainebleau,
De chambre en chambre aller les mascarades ?
Quand ouïrons-nous au matin les aubades
De divers luths mariés à la voix,
Et les cornets, les fifres, les hautbois,
Les tambourins, violons, épinettes,
Sonner ensemble avecque les trompettes ?
Quand verrons-nous comme balles voler
Par artifice un grand feu dedans l’air ?

Quand verrons-nous, sur le haut d’une scène,
Quelque Janin[11] ayant la joue pleine
Ou de farine ou d’encre, et qui dira
Quelque bon mot qui vous réjouira...


Il y a longtemps qu’on l’a dit, et non pas sans raison : avec Tous ses défauts, tous ses vices, toutes ses tares, cette race des Valois n’en a pas moins été, comme celle des Médicis, une race éminemment artiste ; et on peut, à quelques égards, si l’on le veut, s’indigner, mais non pas s’étonner, que les artistes lui en aient témoigné de la reconnaissance. Ils savaient aussi ce que Calvin pensait d’eux, et ils pouvaient voir ce que sa discipline tyrannique avait fait de Genève. On voulait pouvoir jouer librement au trictrac, et porter, au besoin, des chausses déchiquetées ! Et, Français en même temps qu’artistes, se trompaient-ils entièrement quand, après avoir vu François Ier et Henri II faire en somme de la patrie française la première puissance de l’Europe, ils reprochaient aux protestans d’avoir compromis sa fortune ?


Las ! faut-il, ô destin, que le sceptre français
Que le fier Allemand, l’Espagnol et l’Anglais
N’a su jamais froisser, tombe sous la puissance
Du peuple qui devait lui rendre obéissance !
Sceptre qui fut jadis tant craint de toutes parts,
………………
Sceptre qui fut jadis la terreur des Barbares !
………………
Bref, par tout l’univers tant craint et redouté.
Faut-il que par les siens lui-même il soit dompté !


III

Nous ne saurions quitter les Discours des Misères de ce temps sans dire quelques mots de leur signification ou de leur valeur littéraire. Le bon Henri Martin a écrit, dans son Histoire de France (t. IX, p. 10 et 11) : « Tout en reconnaissant aujourd’hui la valeur littéraire de Ronsard et de quelques-uns de ses acolytes. on ne peut cependant admettre leurs images sur cette voie sacrée de la tradition nationale que bordent les monumens de nos grands écrivains et nos grands artistes. Ils n’appartiennent pas à la vraie France, à cette Gaule française, dont ils étouffent la naïveté primesautière sous leur roideur et leur emphase : exclusivement préoccupés de la forme, affectant une égoïste indifférence pour tout ce qui fait la vraie grandeur de l’homme, pour les problèmes qui bouleversaient leur siècle, ils manquèrent cette forme qu’ils cherchaient avec tant de passion, et ne comprirent pas que les grands sentimens font seuls les grands styles. » Naïf Henri Martin ! Évidemment il n’avait pas lu les Discours des Misères de ce temps ; et, au contraire, on vient de le voir, ni « les problèmes qui bouleversaient son siècle, » ni rien de « ce qui fait la vraie grandeur de l’homme » n’a été indifférent à Ronsard. S’il n’a pas cru, — et heureusement, — que la fonction du poète fût celle du moraliste, ou du controversiste, ou du pamphlétaire, il ne s’est point tenu du tout à l’écart des questions qui agitaient son temps ; et, quand il l’a fallu, nul, au contraire, on l’a pu voir, ne s’est expliqué plus franchement et plus hardiment. Que ne reproche-t-on aussi à Jean Goujon ou à Germain Pilon de n’avoir pas été Calvin ou Théodore de Bèze ? Non omnis fert omnia tellus. Étrange effet de l’esprit de parti ! le grand poète qu’on accuse de n’avoir pas « appartenu à la vraie France, » c’est celui qui, du premier jour, a éloquemment protesté contre l’appel que les Bèze ou les Coligny ne craignaient pas d’adresser à l’Allemand et à l’Anglais ! Mais, si les protestans, comme il disait lui-même, avaient eu son patriotisme.


Les reîtres, en laissant le rivage du Rhin,
Comme frelons armés n’eussent bu notre vin.
Je me plains de bien peu ! ils n’eussent brigandée
La France qui s’était en deux parts débandée
………………..
Ni les blonds nourrissons de la froide Angleterre,
N’eussent passé la mer, achetant notre terre.


Et puisque, en revanche, rien n’a paru plus « français » ni plus naturel à d’autres ; puisque, aux yeux de quelques historiens, ceux-là « n’appartiennent pas à la vraie France » qui ont tressailli d’orgueil et de joie nationale à la reprise de Calais, mais ceux-ci sont les vrais Français qui ont vendu le Havre à l’Anglais, il importerait encore, pour ce seul motif, de remettre en lumière les Discours des Misères de ce temps.

Il y en a d’autres raisons, plus littéraires. On sait assez, depuis Sainte-Beuve, que ni les Sonnets de Ronsard, ni ses Odes même, ni peut-être surtout ses Hymnes n’ont mérité le reproche qu’on leur fait encore quelquefois d’avoir été comme étrangers à notre « tradition nationale » ou « gauloise ; » et, au contraire, on pourrait montrer qu’ils ont fixé la tradition classique. Je ne connais guère de plus beaux sonnets que ceux de Ronsard ; et quant à ses Hymnes, — c’est M. Emile Faguet qui en faisait tout récemment la remarque, — ni Vigny, ni Hugo, ni Leconte de Lisle n’ont peut-être écrit de plus beaux « Fragmens épiques. » Mais, si d’ailleurs on préférait peut-être un Ronsard moins inspiré de l’antiquité ; dont le style, moins savant, ne fût pas pour cela d’une moindre qualité ; qui fût égal dans la grande satire à ce qu’il est dans l’Hymne ou dans le Sonnet, on le trouverait dans les Discours des Misères de ce temps.

C’est ce que le lecteur aura pu voir chemin faisant, et rien ne serait plus facile que d’en multiplier les exemples. Citons seulement, en l’abrégeant, la belle prière qui termine le Discours des Misères de ce temps :


O Dieu qui de là-haut nous envoyas ton fils
Et la paix éternelle avecque nous tu fis,
Donne, je te supply, que cette Reine Mère,
Puisse de ces deux camps apaiser la colère ;
Donne-moi derechef que son sceptre puissant
Soit malgré le discord en arme fleurissant ;
Donne que la fureur d’une guerre barbare
Aille bien loin de France au rivage tartare ;
Donne que nos couteaux, de sang humain tachés,
Soient dans un magasin pour jamais attachés.
………………
Ou bien, ô Seigneur Dieu, si les cruels destins
Nous veulent saccager par la main des mutins,
Donne que hors des poings échappe l’alumelle
De ceux qui soutiendront la mauvaise querelle ;
Donne que les serpens des hideuses fureurs
Agitent leurs cerveaux de paniques terreurs ;
Donne qu’en plein midi le jour leur semble trouble,
Donne que pour un coup ils en sentent un double,
Donne que la poussière entre dedans leurs yeux ;
D’un éclat de tonnerre arme la main aux cieux,
Et, pour punition, élance sur leur tête,
Et non sur les rochers, les coups de la tempête.


Il ne faut pas nous y méprendre ! près de cent ans avant Corneille, ce sont là ce qu’on appelle des accens cornéliens ; et quelques familiarités d’expression que l’on pourrait relever aisément dans ces vers n’y sont ni plus nombreuses, ni plus choquantes que dans Le Cid ou dans Polyeucte. C’est encore ce qui fait l’intérêt des Discours des Misères de ce temps. Non seulement c’est d’eux, — et non pas, comme on l’a voulu, des Epitres du coq à l’âne ou du Poète Courtisan de Joachim du Bellay, — qu’est née la satire française, satire politique et morale, mais c’est en eux et par eux que notre poésie est devenue éloquence.

Si l’on ne savait pas, avant les Odes, de quelle diversité de rythmes la langue française était capable, on ne se doutait pas, avant les Discours des Misères de ce temps, qu’elle pût jamais atteindre à cette hauteur d’éloquence. Encore moins l’eût-on crue propre à traiter les matières qu’y débrouille Ronsard, et dont à peine aperçoit-on, sous la facilité de son style, la singulière difficulté. Cependant, si grande que fût cette difficulté, ni l’ampleur du souffle de Ronsard, ni la liberté de ses mouvemens, ni l’abondance de son invention verbale, ni la précision de son langage ne s’en est trouvée gênée. Et, — parce que ce sont bien des Discours ; — parce que Ronsard, tout en se souvenant de ses « modèles, » ne les a nulle part plus librement imités ; — parce qu’il s’y est moins proposé d’étonner ou de se faire admirer que de convaincre et d’agir ; — parce qu’enfin en les écrivant, il a sans doute fait œuvre d’artiste, mais bien plus encore d’homme et de citoyen, de chrétien et de Français, c’est pour cela que les Discours des Misères de ce temps sont une date considérable dans l’histoire de notre littérature. La langue française y a pris conscience de son pouvoir de propagande ; et c’est de ce jour que notre poésie, sans renoncer à s’inspirer des Anciens ou des Italiens, se proposant désormais d’être quelque chose de plus qu’une volupté de l’oreille ou un jeu de dilettante, s’est définitivement orientée dans la direction où elle devait rencontrer ses chefs-d’œuvre. Relisons les Discours des Misères de ce temps !


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Parce que la réputation de Ronsard est demeurée comme ensevelie sous le poids de ces deux in-folio, et que, pendant plus de deux cents ans, on n’a plus donné, — si ce n’est en 1629 et en dix petits volumes, — d’édition de ses Œuvres complètes.
  2. L’édition de 1567 est la première que Ronsard ait donnée sous le titre d’Œuvres, et l’édition de 1584 est la dernière qu’il ait lui-même revue.
  3. Sainte-Beuve lui-même, dans son Tableau de la poésie française, et dans le Choix de poésies de Ronsard dont il l’avait fait suivre dans les premières éditions, n’a donné des Discours qu’une idée beaucoup trop sommaire.
    Je crois pouvoir en dire autant des quelques pages que M. Ch. Lenient, leur a consacrées dans son livre sur la Satire au XVIe siècle. Paris, 1866, Hachette.
  4. Sur la part de Grévin dans ce poème, voyez un livre récent : Jacques Grévin, par M. Lucien Pinvert, Paris, 1899, Fontemoing.
  5. L’intérêt de ces renseignemens n’a pas échappé à la perspicacité de Sainte-Beuve, qui en a tiré parti dans la Vie de Ronsard qu’il a mise en tête de son Choix de Poésies de Ronsard. En y joignant l’Elégie XX, on aura le sommaire d’une biographie du poète par lui-même.
  6. J’entends dans l’édition de 1584, car six ans auparavant, dans l’édition de 1578, elle fait encore partie du recueil des Élégies. La date certaine en est donnée par le voyage royal auquel elle n’est qu’une longue allusion.
  7. Il en a d’ailleurs repris le thème dans une admirable Églogue, qui est l’un de ses chefs-d’œuvre, 1567, et dont André Chénier, longtemps après, s’est inspiré dans son Hymne à la France.
    Soleil, source de feu, haute merveille ronde.
    Soleil, l’âme, l’esprit, l’œil, la beauté du monde.
    Tu as beau t’éveiller de bon matin, et choir
    Bien tard dedans la mer, tu ne saurais rien voir
    Plus grand que notre France...
  8. Il est intéressant de noter au passage qu’on ne prononçait pas plus alors l’l dans seuls que l’s dans fils ; et c’était la règle des pluriels, que l’on prononçait les pluriés.
  9. Les Quintins, du nom de l’un des chefs de la secte, sont ceux que l’on appelle plus communément Libertins, dans le langage du temps, et contre qui Calvin a écrit le fameux et curieux pamphlet : Contre la secte furieuse et phantastique des Libertins.

    Il ne faut d’ailleurs les confondre ni avec les Libertins de Genève, contre lesquels le même Calvin eut tant à lutter, ni avec les Libertins de la fin du siècle, qui ne seront autres que les premiers de nos Libres Penseurs.
  10. Antoine de Bourbon, roi de Navarre et duc de Vendôme. On a vu que Ronsard s’honorait d’être Vendomois.
  11. « Janin, excellent farceur de son temps. » dit une note du savant Marcassus.