Un Essai de philosophie de l'histoire et de l'art du Japon - Okakura (Kakuzo)

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Un Essai de philosophie de l'histoire et de l'art du Japon - Okakura (Kakuzo)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 31 (p. 599-630).
UN ESSAI DE PHILOSOPHIE
DE
L’HISTOIRE ET DE L’ART DU JAPON

OKAKURA
(KAKUZO)

Dans les premiers mois de l’année 1913, mourait, au Japon, un écrivain, Okakura (Kakuzo), dont les principaux ouvrages ont été écrits et publiés en langue anglaise, et qui, par ses travaux, par l’œuvre de sa vie et de sa pensée, par son action, son enseignement, sa propagande, peut être considéré non seulement comme l’un des esprits les plus « représentatifs » de la génération actuelle du Japon, mais aussi comme l’un de ceux qui, en comprenant le mieux le passé, la tradition du Japon, et en s’efforçant de les concilier avec l’ère nouvelle, ont le plus contribué à donner à la Révolution japonaise le caractère si précieux et si rare d’une Restauration, d’une Renaissance.

Okakura était né en 1863. Très amoureux, dès sa première jeunesse, des choses anciennes, il s’était, à sa sortie du collège, en 1880, intéressé à la création de sociétés ou clubs ayant pour objet les recherches archéologiques. Il reprenait ainsi, à dix-sept ans, la suite du mouvement dont, au XVIIIe siècle, Keichiuacharya, Motoori et Harumi avaient pris l’initiative, et dont le but était l’étude de la poésie et de l’histoire anciennes du Japon, l’inventaire des trésors artistiques de Nara et de Kyoto, la restauration des mœurs et des croyances primitives, notamment du Shinto (voie des dieux). La Révolution japonaise de 1868 avait, pendant une certaine période (de 1870 à 1880), manifesté une sorte de mépris pour les traditions et les œuvres de l’art, de la littérature, de la religion nationales. Mais ce n’avait été qu’une phase assez brève, comparable à cette époque du XVIIIe siècle français et de notre propre Révolution, pendant laquelle la littérature et l’art du Moyen Age étaient proscrits et condamnés. La réaction n’avait pas tardé à apparaître au Japon, comme en France. Okakura fut l’un des initiateurs et des principaux agens de cette réaction, dont quelques-uns des hommes d’Etat du Japon furent assez sages pour comprendre l’opportunité et l’importance. En 1886, il fut envoyé en mission aux Etats-Unis et en Europe pour étudier les méthodes d’éducation artistique dans les pays d’Occident. A son retour, il fut chargé d’organiser l’Ecole impériale d’Art de Tokyo, dont il devint directeur. Il fut aussi un des créateurs et membres de la Commission impériale d’archéologie, dont la tâche était d’étudier, classifier, conserver les monumens anciens du Japon, les archives et collections des temples et monastères, et, d’une manière générale, toutes les reliques de l’art ancien.

En 1898, sous un Cabinet de tendance plus nettement moderne et occidentale, Okakura ne put s’entendre avec le Département de l’Education publique. Il donna sa démission et fonda, avec quelques-uns de ses collègues et élèves, dans l’un des faubourgs de Tokyo, une Académie privée, le Nippon Bijitsuin (Palais des Beaux-Arts japonais), destiné à devenir ce que n’était plus, à son gré, l’Ecole impériale d’Art de Tokyo, le conservatoire de l’art national. En même temps était créée, par un certain nombre de peintres de l’Ecole nationale, la « Société des peintres japonais, » dont le prince Nijo, oncle de la présente Impératrice, était nommé président, et Okakura vice-président.

En 1902, Okakura fut appelé aux Etats-Unis pour y organiser, au musée de Boston (Massachusetts), la collection des œuvres d’art japonaises qui y avaient été recueillies par Ernest F. Fenellosa, et dont il devint, après ce dernier, le directeur.

C’est à Boston, dans ce sanctuaire d’art japonais dont il avait la garde, que, méditant à loisir sur l’histoire et l’art de son pays, qui, dans la solitude et le recul de l’étranger, se révélaient à lui avec plus de clarté et de profondeur, il écrivit les deux ouvrages capitaux que je voudrais étudier ici, Le Réveil du Japon et Les Idéals, ou, si je puis risquer l’expression, Les Idéaux de l’Orient. Nulle part peut-être, pas même dans les merveilleux écrits de Lafcadio Hearn, ni dans le livre excellent de B. H. Chamberlain sur les Choses du Japon (Things japanese), l’âme et l’art du Japon, le sens de son histoire, de sa civilisation et de sa vie, nulle part la pensée, la foi, le rêve de l’Asie n’ont été saisis, interprétés avec plus de vérité tout ensemble et de poésie.

C’est cette interprétation que je voudrais essayer de reproduire et de commenter ici, en montrant comment, dans les deux ouvrages d’Okakura, l’histoire et l’art, la réalité et l’idéal se mêlent et se confondent, le Japon ayant peu à peu uni et concentré en lui tous les « idéaux » de l’Orient, et ces « idéaux » étant devenus, par lui, la réalité même de son histoire.,


I

La loi fondamentale, qui, selon Okakura, régit l’histoire de l’Extrême-Orient, est l’unité de l’Asie. « L’Asie est une, écrit-il. L’Himalaya ne sépare que pour leur donner plus d’accent deux grandes civilisations, la civilisation chinoise avec le communisme de Confucius, la civilisation indienne avec l’individualisme des Vedas. La barrière même des neiges éternelles ne saurait un seul moment faire obstacle à cette large expansion de l’amour de l’absolu et de l’universel, qui est le commun héritage de toutes les races de l’Asie, et fait d’elles les génératrices de toutes les grandes religions de ce monde[1]. »

Et, peignant à large fresque l’histoire antérieure de l’Asie, Okakura ajoute :

« Jusqu’aux jours de la conquête musulmane, et par les grandes routes de la mer, les marins intrépides de la côte du Bengale vinrent fonder leurs colonies de Ceylan, de Java, de Sumatra, mêlant le sang aryen au sang de Birmanie et de Siam, et rattachant par de mutuelles relations la Chine et l’Inde. La conquête du sultan Mahmoud de Ghasni, au XIe siècle, fut suivie de longs siècles de contraction, pendant lesquels l’Inde se replia sur elle-même, et la Chine, tout occupée à se remettre du choc que lui avait infligé la tyrannie mongole, avait perdu son rayonnement intellectuel. Mais l’antique énergie d’expansion survécut dans la grande mer mouvante des hordes barbares, dont les vagues, parties de la longue muraille du Nord, venaient déferler et se briser sur le Pendjab., Les Huns, les Scythes, les Gètes, farouches ancêtres des Rajpouts, avaient été les précurseurs de cette grande invasion mongole, qui, aux temps de Gengis-khan et Tamerlan, se répandit sur le Céleste Empire pour l’inonder des « tantras »[2] du Bengale, et sur la péninsule indienne pour teinter l’impérialisme musulman de l’art et de la civilisation mongols. Car si l’Asie est une, il est également vrai que les races asiatiques forment un seul et puissant tissu… Si l’histoire de Dehli représente l’imposition du joug tartare sur un monde musulman, l’histoire de Bagdad et de sa grande culture sarrasine démontre le pouvoir des peuples sémitiques de manifester la civilisation et l’art de la Perse, ainsi que de la Chine, en face des nations franques du littoral méditerranéen. La chevalerie arabe, la poésie persane, la morale chinoise, la pensée indienne, tous ces témoignages nous révèlent une même et ancienne paix de l’Asie, au sein de laquelle s’est développée une vie commune, avec des floraisons caractéristiques et diverses selon les différentes régions. L’Islam lui-même peut être défini un confucianisme à cheval et l’épée en main. Il est très possible, en effet, de distinguer dans le communisme chenu de la Vallée jaune les traces de l’élément purement pastoral que nous voyons réalisé dans les races musulmanes. Et, pour nous tourner de nouveau de l’Ouest vers l’Asie orientale, le bouddhisme, ce grand océan d’idéalisme dans lequel se mêlent comme des fleuves tous les systèmes de pensée de l’Orient asiatique, n’est pas teinté seulement de l’eau sacrée du Gange : les nations tartares lui ont apporté le tribut de leur génie, un symbolisme nouveau, une organisation nouvelle, une nouvelle puissance de dévotion qui s’ajoutent aux trésors de la foi commune[3]. »

Cette unité de l’Asie, Okakura la poursuit et la retrouve dans le synchronisme constant de l’histoire de l’Inde, de la Chine, du Japon. Je reproduis ici le tableau chronologique placé par lui à la dernière page du livre intitulé : Le Réveil du Japon :


INDE CHINE (Avant le Christ) JAPON
623. Bouddha. 604. Lao-tse.
660. Le premier Empereur du Japon.
551. Confucius.
243. Asoka. 221. Dynastie des Tsin.
202. Dynastie des Han.


INDE CHINE (Après le Christ) JAPON
50. Kaniska, 67. Introduction du Bouddhisme.
220. Les Trois Royaumes.
268. Les Six Dynasties. 285. Introduction du Confucianisme.
550. Vikramaditya. 552. Introduction du Bouddhisme.
618. Dynastie des Tang. 700. Période de Nara.
800. Sancharacharya. 800. Période de Kyoto.
907. Les Cinq Dynasties. 900. Période de Fuji-wara.
960. Dynastie des Song.
1024. Mahmoud de Ghasni. 1100. Apparition des Mongols. 1150. Déclin de l’autorité impériale.
1219. Débuts de l’invasion mongole. 1200. Gengis-Khan. 1192. Shogunat de Kamakura.
1260. Yuen ou la dynastie mongole. 1281. Invasion mongole.
1334. Restauration temporaire de l’autorité impériale.
1398. Tamerlan. 1368. Dynastie des Ming. 1338. Shogunat des Ashikaga.
1526. Empire du Grand Mogol. 1583. Taiko Hideyoshi.
1664. Sivaji, roi des Mahrattes. 1664. Dynastie mandchoue. 1600. Shogunat des Tokugawa.
INDE CHINE (Après le Christ) JAPON
1806. Les Russes dans l’Ile de Yeso. 1757. Bataillé de Plassey. 1800. Les Russes sur l’Amour.
1803. Le dernier des Grands Mogols.
1853. Arrivée du Commodore Perry. 1842. Guerre de l’opium. Les Anglais à Hong-Kong.
1860. Mort du daïmio d’Hikone.
1858. Souveraineté britannique sur l’Inde. 1860. Prise du Palais d’Été. 1861. Assemblée des daïmios à Kyoto.
1874. Établissement du protectorat français sur l’Annam. 1867. Abdication du dernier shogun.
1868. Restauration de l’autorité impériale.
1896. La Russie à Port-Arthur, — l’Allemagne à Kiao-tchéou. 1894. Guerre avec la Chine.
1904. Guerre avec la Russie.

Les dates de ce tableau synchronique ne sont pas seulement des points de repère de l’histoire, de pures coïncidences ou similitudes. Okakura y voit la marque et la preuve de rapports rigoureux, d’une liaison et harmonie étroite entre les divers peuples de l’Asie. A ses yeux, les fils du Fleuve Jaune et du Gange avaient dès l’origine développé une culture comparable à celle qui a signalé l’ère gréco-romaine ou à celle qui a marqué le progrès de la pensée dans l’Europe moderne. « Le Bouddhisme introduit en Chine et dans l’Asie orientale durant les premiers siècles de l’ère chrétienne a confondu en une même trame l’idéal védique et l’idéal confucéen et fait ainsi l’unité de l’Asie. Un vaste fleuve d’harmonie a coulé dans toute l’étendue des terres du Bouddha. Toute philosophie nouvelle conçue à l’Université de Nalanda[4] ou dans les monastères du Kashmir était apportée par des pèlerins ou des moines errans aux centres intellectuels de Chine, de Corée et du Japon. Les royaumes échangeaient des rapports de courtoisie. La paix mariait l’art à l’art. De cette synthèse de la vie asiatique une impulsion nouvelle était donnée à chacune des nations d’Asie. Il y a intérêt à noter que chaque effort fait par l’une de ces nations pour atteindre une expression plus haute d’humanité est marqué dans les autres par un mouvement simultané et parallèle. La libéralité et la magnificence résultant du culte de la poésie et de l’harmonie qui, dans l’Inde du VIe siècle, caractérisent le règne de Vikramaditya, se retrouvent en Chine dans la glorieuse période de la dynastie des Tang (618-907) et, au Japon, à la Cour impériale de Nara. De même, le mouvement d’individualisme et de nationalisme qui, au VIIIe siècle, est marqué dans l’Inde par l’avènement de Sankaracharya, l’apôtre de l’Hindouisme, est suivi en Chine, durant la dynastie des Song (960 1260), par une activité semblable qui aboutit au néo-confucianisme et à la réforme bouddhiste de l’école de Zen : et cette phase a son écho au Japon comme en Corée. Si bien qu’à la date où le Christianisme luttait encore en Europe contre les ténèbres du Moyen Age, la terre du Bouddha était un grand jardin de culture où chaque fleur de pensée s’épanouissait en beauté[5]. »

Okakura a, dans les Idéaux de l’Orient, marqué en traits précis comment chaque période de l’histoire, de la pensée, de l’art indiens, a son retentissement, sa correspondance, son écho en Chine, et, par la Chine, au Japon. Il a établi les rapports, non seulement de chronologie, mais de causalité, de dépendance, d’harmonie entre les phases similaires de chacune des trois civilisations. Il a montré comment, abstraction faite de la période obscure, à peu près impénétrable, de la préhistoire, c’est, au Japon comme en Chine, le confucianisme qui a labouré et préparé le sol sur lequel est tombée ensuite la semence bouddhiste. L’introduction du confucianisme au Japon est datée de l’an 285 de notre ère, celle du bouddhisme de l’an 552. Le prince japonais Wumayado, connu sous le nom de Shotoku-Taishi (573-621), et qui est comme le Clovis ou le Constantin du Japon, l’introducteur et le patron de la foi nouvelle, est, dans la constitution en dix-sept articles qui lui est attribuée, comme le symbole même de ces origines de la nouvelle ère japonaise. Cette constitution unit la morale confucéenne à la foi bouddhiste, et, jointe au culte national de l’empereur (Shinto), résume la charte, le programme de ce qui sera désormais la vie morale, religieuse et sociale du Japon. Le Japon est ainsi relié, et tout d’abord par l’entremise de la Corée, aux deux grands foyers d’Asie, la Chine et l’Inde. De même qu’à partir du premier siècle après le Christ une succession presque ininterrompue de pèlerinages, d’ambassades, de missions religieuses et artistiques, met en communication quasi permanente l’Inde et la Chine, de même, à partir du VIe siècle, le Japon, qui avait déjà reçu les germes de la doctrine confucéenne, reste en communication avec la Chine, et, par la Chine, avec l’Inde, s’inspirant de leur foi et de leur art, non sans y ajouter sa propre marque, sans y imprimer le sceau de sa nature et de son génie.

Chacune des périodes dans lesquelles se divise l’histoire de la civilisation japonaise correspond de la sorte à une période des civilisations de la Chine et de l’Inde. La période dite d’Asuka, d’après le nom de la ville où était alors la capitale de l’Empire, à douze milles au Sud de Nara, correspond à la première époque du bouddhisme de l’Inde et à la dynastie chinoise des Han. Elle est marquée, sous le règne de l’impératrice Suiko et de son neveu, le prince régent Shotoku-Taishi, d’abord, au point de vue des doctrines, par la constitution en dix-sept articles, ci-dessus mentionnée, puis, au point de vue de l’art, par les temples et la pagode de Horinji, ainsi que par les œuvres de sculpture qui y sont conservées, surtout par la trinité bouddhiste du sculpteur Tori, et par l’admirable Kwannon en bois noir du monastère de Chiuguji, compris parmi les dépendances du temple principal (550 à 700). La période dite de Nara, également d’après le siège de la nouvelle capitale (de l’an 700 à l’an 800 de notre ère), correspond à la seconde époque du Bouddhisme, au grand règne hindou de Vikramaditya et à la glorieuse dynastie chinoise des Tang. C’est l’âge classique, l’apogée du Bouddhisme aux Indes, en Chine et au Japon, la grande époque des sculptures d’Ellora, de Long-Men et de Nara, des poèmes de Kalidasa, de Li-tai-pe, d’Hitomaru. « Dans la capitale de la Chine, à Loyang, écrit Okakura, il y avait à la même date, pour implanter leur religion et leur art sur le sol chinois, plus de trois mille moines indiens et de dix mille familles hindoues. » Okakura ajoute que le souvenir de l’enthousiasme extraordinaire suscité par la fusion à cette date, sur le sol chinois, des trois civilisations s’est perpétué au Japon dans la légende populaire des trois voyageurs se rencontrant à Loyang et venus, l’un de l’Inde, l’autre de la Chine, le troisième du Japon. « Nous faisons à nous trois, en nous réunissant ici, dit le Chinois, un éventail, dont la Chine serait le papier, l’Inde, l’ensemble des rayons de bois, et notre hôte japonais, le petit, mais indispensable talon[6]. »

La période de Heian ou Kyoto (de 800 à 900) et celle des Fujiwara (900 à 1200) qui correspondent, l’une à l’époque du nationalisme hindou (règne de Sankaracharya) et à la fin de la dynastie chinoise des Tang, l’autre à la dynastie chinoise des Song, ont pour caractère, l’une le début, l’autre le développement de ce qu’il est permis d’appeler le nationalisme japonais. Le grand homme, l’influence dominante de la première période est le moine Kukai (Kobo-daishi) qui, formé à l’école du bouddhisme indien et chinois, rentre au Japon comme un créateur, un initiateur en religion et en art (calligraphie, peinture, sculpture). Dans la seconde période, marquée par la puissance de la famille des Fujiwara, le Japon, tout en restant très imprégné de la pensée hindoue, emprunte moins à la Chine, tire plus de son propre fonds, exprime plus librement son idéal. C’est l’époque où, tandis que la féodalité dresse l’une contre l’autre les maisons rivales des grands daïmios, des Taira et des Minamoto, la cour impériale de Kyoto s’adonne de plus en plus aux raffinemens littéraires et religieux, à l’influence des grandes romancières, Murasa-Ki Shikibu, Seishonagon, Akazome, de la fameuse poétesse Komachi, aux tendances efféminées et mystiques de la secte bouddhiste de Jodo, la première secte vraiment nationale fondée au Japon.

La période de Kamakura (1200 à 1400), qui est celle du premier shogunat militaire établi dans cette ville par la famille des Minamoto, se distingue de la précédente par une sorte de rudesse militaire et féodale qu’ennoblissent le souffle épique, l’attachement aux chefs, l’esprit de chevalerie, le respect de la femme, le culte du sacrifice et du courage. C’est pour le Japon l’âge romantique, celui des légendes féodales, des héros admirables, tels que Yoshitsune, celui où la classe des guerriers (samurai) adopte pour idéal la secte bouddhiste de Zen, qui est la grande école de la volonté et de l’énergie ; celui aussi où l’art plus vigoureux, plus robuste, se caractérise, en sculpture, par les statues de Bouddhas, de Devas, de moines et de prêtres. en peinture par les portraits de guerriers, par l’illustration des légendes héroïques ou des terreurs de l’enfer (école de Tosa, makimono de l’enfer par Nobuzane).

Ici se place (XIIIe siècle) le grand événement qui obscurcit et interrompit, s’il ne la brisa pas, l’unité de l’Asie : l’invasion mongole. — « Ce n’était pas la première fois, écrit Okakura, que les guerriers des steppes mongoles apparaissaient dans les riches vallées de la Chine et de l’Inde. Les Huns et les Scythes avaient souvent réussi à imposer pour un temps leur joug sur les confins de ces contrées. Mais ils ne tardaient pas ou à être chassés, ou à être apprivoisés et finalement absorbés dans la vie pacifique des plaines. Cette dernière invasion mongole atteignit des proportions que le passé n’avait pas connues-Elle était destinée, non seulement à atteindre l’océan Pacifique et l’océan Indien, mais à traverser l’Oural et à dépasser Moscou. Les descendans de Gengis-khan établirent en Chine la dynastie des Yuen et régnèrent à Pékin de 1280 à 1368, tandis que leurs cousins commençaient contre l’Inde une série d’attaques qui aboutirent à la création de l’empire du Grand Mogol (1219-1526). Les Yuen restaient encore attachés au bouddhisme, bien que sous la forme dégénérée du lamaïsme. Les empereurs mongols de Dehli, qui marchèrent sur les traces de Mahmoud de Ghasni, avaient, en pénétrant dans l’Asie méridionale, embrassé la foi musulmane. Non seulement ils exterminèrent le bouddhisme, mais ils persécutèrent l’hindouisme lui-même. Ce fut pour la terre du Bouddha un coup terrible, lorsque l’Islam interposa entre l’Inde et la Chine une barrière plus haute que l’Himalaya. Le flot des communications, si essentiel au progrès humain, fut brusquement arrêté. Nos propres relations avec nos voisins du continent s’évanouirent de même après la tentative que firent les Mongols conquérans de la Chine d’envahir le Japon à la fin du XIIIe siècle, en contraignant la Corée à leur servir d’alliée. Leur attitude menaçante dura près de quarante ans. Le souvenir de notre amitié avec la Cour des Tang et des Song se perdit. Par la conquête mongole de l’Asie, la terre du Bouddha fut déchirée sans pouvoir de nouveau être unie[7]. »

Okakura compare l’effet de l’invasion mongole en Asie à celui qu’elle eut en Europe. Tandis que l’Europe résista et forma devant les murs de Jérusalem et sur les bords du Danube une ligue que la Rome pontificale elle-même n’avait pas suffi à consommer, la civilisation asiatique succomba. « Nous n’avons pas seulement permis aux Mongols de détruire l’unité de l’Asie, nous les avons laissés frapper à mort la culture de l’Inde et de la Chine. » Ni la Chine, ni l’Inde, malgré les tentatives des Ming contre les Mongols, des Mahrattes et des Sikhs contre les musulmans, ne réussirent à s’affranchir. Le Japon, seul, grâce à sa situation insulaire, à la valeur de ses guerriers, put repousser l’invasion étrangère ; mais, dans son désir d’échapper aux périls du dehors, puis par la politique ultérieure des Shoguns, il se voua à l’isolement, il se sépara du monde. « Privés de tout stimulant du dehors, emprisonnés dans notre royaume insulaire, nous tâtonnâmes parmi le labyrinthe de la tradition. Plus sombre qu’elle n’avait jamais été, s’étendit sur nous la nuit de l’Asie. »

Il est vrai qu’alors le Japon avait tiré de l’Inde et de la Chine tout ce qui était essentiel et nécessaire à sa propre culture, et que déjà avait commencé l’œuvre de sa nationalisation, de son originalité historique et morale. Il est vrai aussi que, par le cruel destin qui frappa la Chine et l’Inde, le Japon se trouva être le dépositaire et l’héritier de la civilisation asiatique. Il est vrai enfin que c’est alors, dans la solitude de son île et dans son travail sur lui-même, à l’aide des élémens qu’il devait à la culture chinoise et indienne, qu’Use prépara à ce qui allait être sa vocation, sa destinée, sa mission parmi les nations.


II

Si l’unité de l’Asie a été atteinte ou brisée par l’invasion mongole, — elle s’est maintenue et reconstituée par le Japon.

Et d’abord le Japon, parce qu’il était soustrait aux dangers de la guerre étrangère et de l’invasion, est devenu comme le conservatoire, le refuge des trésors de la pensée, de la foi, de l’art de l’Asie. « C’est au Japon seulement que les richesses historiques de la culture de l’Asie peuvent être étudiées grâce aux spécimens qui y sont conservés. Le Trésor impérial, les temples shintoïstes, les dolmens révèlent les courbes subtiles de l’architecture des Han. Les temples de Nara sont riches en représentations de l’art des Tang et de l’art indien, alors dans sa splendeur. Les trésors des daïmios abondent en œuvres d’art et en manuscrits appartenant à la dynastie des Song, et, comme ces reliques ont été perdues en Chine, d’abord pendant la conquête mongole, puis à l’époque de réaction des Ming, certains lettrés chinois d’aujourd’hui en viennent à chercher au Japon même la source de leur propre science. Le Japon est ainsi le musée de la civilisation asiatique[8]. »

Mais Okakura s’empresse d’ajouter que le Japon est plus qu’un musée, — le génie de la race japonaise ne lui faisant accueillir les divers « idéaux » du passé que dans cet esprit de vivant éclectisme (ou, selon la doctrine indienne, d’ « advaïtisme »)[9] qui donne la bienvenue aux nouveautés, sans renoncer aux anciennes traditions. Le Japon conserve, mais transforme en même temps ce qu’il reçoit. « Le roc de notre fierté nationale, de notre unité organique a tenu bon à travers les âges, malgré les vagues puissantes venues des deux grands pôles de la civilisation asiatique. Le génie national n’a jamais été submergé. L’imitation n’a jamais pris la place de la création libre. Il y a toujours eu une énergie assez abondante pour accepter et transformer l’influence reçue, si massive qu’elle fût. C’est la gloire de l’Asie continentale que son contact avec le Japon ait toujours été une source de vie et d’inspiration nouvelle. Mais c’est aussi l’honneur le plus sacré de la race de Yamato de se maintenir invincible, non seulement au sens politique, mais plus encore et plus profondément comme un esprit vivant de liberté dans la vie, dans la pensée, dans l’art[10]. » — L’originalité, la vocation du Japon apparaît ainsi. C’est d’abord d’avoir amassé, condensé, résumé en lui les deux grandes civilisations d’Asie (Inde et Chine), toutes deux gravement atteintes et menacées par l’invasion mongole, puis de les avoir transformées, faites siennes, d’en avoir tiré sa propre culture. C’est enfin, lorsque séparé, coupé du continent même de l’Asie, et dans sa longue réclusion, il avait achevé l’œuvre de cette culture, d’avoir su et pu, devant une civilisation nouvelle, la civilisation occidentale, presque subitement apparue, et tout en lui empruntant tout ce qu’il en pouvait tirer d’utile, rester lui-même, se retremper davantage aux sources nationales, et, d’autre part, se retourner de nouveau vers l’Asie continentale pour y ranimer l’unité perdue de l’Asie. — à y a un autre et dernier aspect de la mission du Japon qu’Okakura, à cause sans doute de la date où il écrivait et de ses doctrines personnelles, était peu enclin à considérer, que d’autres, parmi ses compatriotes, ont perçu et accepté, et que je me réserve d’indiquer. Mais, et cette réserve faite, jamais regard plus lumineux et plus profond n’a été jeté sur le passé et le présent de cette race, de cette nation qui, après s’être assimilé, après avoir concentré en elle toute la culture d’Asie, s’est élevée en quelques années, et tout en restant fidèle à son idéal asiatique, au rang d’une des grandes Puissances de ce monde.


III

Okakura qui avait, dans les premiers chapitres de ses « Idéaux » de l’Orient cherché à marquer, du vie aux XIIIe et XIVe siècles, les relations et correspondances entre l’Inde, la Chine, le Japon, a, dans les chapitres suivans, du XVe siècle jusqu’à l’ère contemporaine de la Révolution et de la Restauration (Meiji), très finement analysé les caractères de ces périodes successives d’histoire, de culture et d’art.

La période Ashikaga (1400-1600), ainsi nommée de la branche des Minamoto qui succéda aux shoguns de Kamakura et transféra la capitale shogunale à Kyoto même, siège de la Cour impériale, est une des plus intéressantes, la plus originale peut-être de l’histoire du Japon. — Les premiers shoguns de cette famille des Ashikaga, ceux qui ramenèrent leur capitale à Kyoto, avaient déjà ce sens, cet instinct de la centralisation nécessaire, d’un pouvoir plus uni et plus fort, dont s’inspirèrent après eux les deux grands chefs militaires, Nobunaga et Taiko Hideyoshi, puis Iyeyasu, le fondateur du shogunat des Tokugawa. Ils étaient en même temps pénétrés de l’esprit de la nouvelle secte bouddhiste, la secte Zen, de cette espèce de mysticisme stoïque qui en est l’âme. Ils furent des chefs politiques tout ensemble et des moines. Les plus grands d’entre eux, Yoshimitsu (1368-1408) et Yoshimasa (1449-1472), avaient fondé, pour s’y retirer, les monastères de Kinkakuji (les terrasses d’or) et de Ginkakuji (les terrasses d’argent), qui subsistent encore dans Kyoto, et d’où ils continuaient à gouverner, tout en se livrant à la méditation. Ces retraites, assez bien conservées, sont de jolis pavillons, d’une fine architecture, entourés de beaux jardins, dont les shoguns, devenus moines, avaient fait, en même temps que le siège de leur gouvernement des temples et des lieux de recueillement, de véritables musées et écoles d’art. À cette date, la dynastie mongole de Chine avait été renversée et remplacée par la dynastie nationale, vraiment chinoise, des Ming. Les relations, interrompues depuis le XIIIe siècle, se rétablirent pour un temps entre le Japon et la Chine. C’est alors que le Japon connut la culture de la dynastie qui avait précédé les Mongols, celle des Song, qui servit de modèle aux Ashikaga. Des artistes chinois étaient venus au Japon enseigner leur art dans les temples Zen de Kyoto, au Tofukuji, au Daitokuji, et dans le monastère même de Yoshimitsu. Des artistes japonais, d’autre part, ainsi que le fameux Sesshu, s’étaient rendus en Chine, à la Cour des Ming (de 1465 à 1469). Mais, et quels qu’aient été les emprunts faits aux écoles chinoises dont les œuvres affluèrent alors au Japon, l’école des Ashikaga resta profondément originale. Les peintres japonais de ce temps, comme les artistes chinois de la dynastie des Song, s’adonnent surtout au portrait et au paysage, et, comme eux, ils font usage de la manière noire, de l’encre de Chine, plus que de la couleur. — Mais les portraits et les paysages eux-mêmes gardent l’empreinte nationale. C’est la grande époque et école des Sesshu, des Sesson, des Noami, des Soami, des Masanobu, des Motonobu. Les portraits de cette date, sobres, sévères, expressifs dans leur manière notre et leurs costumes raides, évoquent un peu la manière de nos peintres français de l’école des Clouet. Les Ashikaga eux-mêmes, dévots et raffinés, ont quelque chose de nos derniers Valois. — Okakura signale, parmi les caractères les plus significatifs de cette période, la renaissance de la musique nationale et le grand développement des représentations de No, c’est-à-dire de cette sorte d’opéra japonais, dont l’inspiration est bouddhiste, où se mêlent la déclamation, la musique instrumentale et la danse mimée, et qui est resté la forme la plus haute, la plus artistique du théâtre nippon. C’est aussi la date où furent poussées à leur exquise perfection certaines spécialités du raffinement japonais, la cérémonie du thé (chanoyu) que les initiés considèrent comme l’accomplissement d’un rite tout ensemble artistique et religieux, l’art des jardins, l’arrangement des fleurs.

La période des deux grands chefs militaires, Nobunaga et Taiko Hideyoshi, et du fondateur du shogunat des Tokugawa qui, à travers maints combats, et d’une main de fer, forgèrent l’unité du Japon, est, en somme, la chaîne de partage, la crête de séparation entre le Japon médiéval et le Japon moderne. — Si Hideyoshi, dans un rêve démesuré, entreprit l’expédition de Corée qui n’était pour lui que la préface de la conquête de la Chine, son principal objet, l’unité du Japon, était déjà atteint, et Iyeyasu allait, après lui, imposer à l’Empire ce régime de réclusion et de paix qui dura deux siècles et demi. — C’est une période de force, de domination et, en même temps, de magnificence, de luxe, d’éclat. L’architecture des puissans palais de pierre, construits par Hideyoshi et Iyeyasu à Osaka et à Momoyama, avait le caractère, militaire tout ensemble et monarchique, de forteresses qui seraient en même temps des Versailles. La décoration intérieure en était d’une grande richesse. C’est, comme en témoignent encore le palais de Nijo à Kyoto, les temples de Nikko, et, à Tokyo même, ceux des parcs de Shiba et de Uyeno, la date des grands paravens de tigres et de lions à fond d’or, des bois sculptés et peints représentant des oiseaux et des fleurs. — Nobunaga et Hideyoshi avaient, comme les Ashikaga, leurs peintres : Kano Shoyei, qui décora le palais de Nijo et fut le chef de la grande Académie Kano, fondée par son père Motonobu ; Kano Yeitoku, qui décora les palais de Hideyoshi en prodiguant la feuille d’or, le laque, le pourpre, le bleu, le vert, l’orange, et qui peignit les grands panneaux et le plafond de la salle principale du temple du Nishi Hongwanji à Kyoto.

Iyeyasu et les Tokugawa, en reprenant, ou mieux en se faisant octroyer par les Empereurs le titre de shoguns qu’avaient eu les Ashikaga, ont su, sans heurter de front la forme encore féodale du Japon, la plier, par un habile système de mutuel contrôle et de dépendance alternante, à l’unité monarchique. A l’ancienne bureaucratie impériale et à l’aristocratie des précédens shogunats, ils ont substitué une ingénieuse hiérarchie dont l’Empereur, le Mikado, est le sommet, dont les degrés, sont : les kuge (aristocratie de cour de Kyoto), les daïmios (seigneurs féodaux au nombre de trois cents environ, dont une bonne partie créée par les shoguns), les samurai (guerriers, gens d’épée, au nombre de quatre cent mille environ), le peuple enfin, divisé lui-même en fermiers, artisans, commerçans, sans compter les parias ou yettas, considérés comme hors la loi.

Toutes ces classes ou castes, unies sous le joug, demeurent profondément séparées les unes des autres par l’hérédité, la tradition, la vigilance jalouse d’une loi et d’une police implacables. Dans l’intérieur d’une même classe, les individus, qu’ils soient daïmios, samurai ou gens du peuple, sont de même, autant que possible, isolés, séparés les uns des autres par des jalousies, rivalités, défiances savamment entretenues entre membres d’une même aristocratie, par des différences, routines, règlemens de métiers, entre les diverses professions exercées dans les diverses couches du peuple. Le système des cloisons étanches est poussé si loin que chaque classe a ses plaisirs, ses récréations, ses arts spéciaux, son théâtre, sa musique, sa danse, ses acteurs, ses peintres et ses sculpteurs. Le régime des Tokugawa est, par la séparation complète du monde extérieur, par la relégation au dedans, par le maintien rigoureux des classes et des compartimens, par la surveillance étroite et la police qui est le grand instrument du règne, l’exemplaire sans doute unique d’une féodalité artificielle, gouvernée, sous un titre d’emprunt, par un monarque absolu, et dont le mouvement, par cette succession de clôtures s’enchevêtrant l’une dans l’autre, est restreint, parqué dans une série de préaux qui s’emboîtent. Et cependant l’agencement même du régime est si subtil, les ressorts du gouvernement y sont si voilés, la vie pour chacune des classes y est distribuée et comme dosée avec une telle connaissance des besoins, des goûts, des aspirations mêmes de chacun, l’ordre y est si bien assuré, la prospérité y est telle, le bien-être de l’accoutumance, de la tradition, de l’hérédité, de la paix y endort si bien l’activité, la répartition de toutes ces existences aboutit à une telle maîtrise, à une telle sûreté, à une telle perfection relative dans le détail, à tous les degrés, que les gens se sentent heureux, que, dans les souvenirs du peuple, c’est le bon temps, et que le Japon, après l’avoir perdu, le regrettera. Dans cette société ainsi organisée, les vieilles formes de croyance ou de pensée, le shinto, le bouddhisme, le confucianisme s’adaptent, s’amalgament selon les besoins, les exigences, les goûts des classes ou des individus. De même les arts se prêtent, selon la nuance et le degré, à ces divers goûts ou besoins. Okakura nous représente les kuge de Kyoto gardant encore l’étiquette du Xe siècle, les costumes du xie, prononçant le chinois avec l’accent des ïang, dansant au rythme de l’ancienne musique, fidèles aux anciens poètes, aux anciens peintres. Il nous montre les daïmios et les samurai attachés à leur ancien idéal, à l’école des peintres du XVe siècle, aux drames et danses de No, à la religion Zen, aux manières et à l’art des Ashikaga.

Iyeyasu et les premiers Tokugawa sont des Mécènes. Ils ont leurs peintres, Tanyu, le grand artiste de la troisième génération de l’école Kano, ses frères Naonobu et Yasunobu, et son neveu Tsunemobu. Ils commencent à régler l’art comme le reste, à fonder dans les diverses parties du Japon des écoles ou académies Kano, dont les principes ont été posés par Tanyu. A côté de l’école Kano, ils rétablissent, avec ses privilèges et honneurs héréditaires, l’ancienne école Tosa, de la période de Kamakura, dont Mitsuoki et Sumiyoshi sont les nouveaux maîtres. En dehors de ces écoles officielles, apparaissent, au milieu et à la fin du XVIIe siècle, trois maîtres indépendans : Honnami Koyetsu, Sotatsu, Korin, qui sont de grands décorateurs autant que de grands peintres, et qui créent un style. A la même date commence l’école dite populaire, l’Ukioye, qui, créée par Yuvvasa Katsushige, se développe vers la fin du XVIIe siècle, dans la période connue sous le nom de Genroku, puis, aux XVIIIe et XIXe siècles, à Tokyo surtout, avec les maîtres Matahei, Moronobu, Harunobu, Koriusai, Kyonaga, Outamaro, Hokusai, Hiroshige. Une autre école, également populaire, naît et se développe à Kyoto, avec les maîtres Maruyama Okio, Goshun et Ganku. C’est l’école populaire de Yeddo ou Tokyo, l’Ukioye, qui a la première révélé à l’Europe l’art japonais et qui, à son tour, n’a pas laissé que d’exercer son influence sur l’art européen, en peinture et en gravure. Pendant quelque temps les estampes de l’Ukioye, qui n’étaient que la dernière et non la plus haute création de l’art japonais, ont paru être pour l’Europe l’art japonais lui-même. C’est, du reste, avec la période des Ashikaga, l’école qui nous est le plus accessible et qui offre avec certaines des nôtres le plus d’affinités. Si les portraits de la période des Ashikaga évoquent en nous les portraits de l’école de Clouet, les peintures et estampes de l’Ukioye nous rappellent certains de nos peintres et graveurs duxvin6 siècle.

Okakura compare ces deux siècles et demi de la période des Tokugawa à la « chrysalide » dans laquelle le Japon a été comme emprisonné et endormi avant l’affranchissement et le réveil de 1868. Depuis l’expulsion des Jésuites par Hideyoshi et Iemitsu et depuis l’expédition de Corée (1598-1624), le Japon a été fermé au point que la construction même de bateaux permettant d’en sortir a été interdite, et qu’un des points de la rade de Nagasaki a été le seul passage où, dans des conditions très limitées et très strictes, les bâtimens hollandais, seuls, et par un privilège exclusif, fussent admis. A l’intérieur, le régime des Tokugawa, tel qu’il a été ci-dessus décrit et défini, ne permettait ni infraction, ni écart. C’était bien, comme Iyeyasu l’avait voulu, le sommeil à peu près léthargique. Okakura, analysant à cet égard le caractère qu’ont eu, pendant cette période, les deux grands foyers de la pensée asiatique et japonaise, le bouddhisme et le confucianisme, fait remarquer que tous deux, tels qu’ils étaient contenus et réduits, n’ont pu que servir le dessein de Iyeyasu et son régime. Le bouddhisme est la grande école du renoncement, le confucianisme est la grande école de la soumission et du respect. Les idéaux de l’Orient, résumés en eux, n’ont pu que protéger le grand sommeil des Tokugawa. Mais en eux, dans la chrysalide, subsistait, comme en un conservatoire, la pensée d’Asie qui, le moment venu, et par le Japon, s’affranchirait, s’éveillerait.

Comment s’est préparé, produit, manifesté ce réveil, c’est ce que Okakura expose et explique, en traits vraiment lumineux, dans le petit livre de deux cents pages qui a précisément pour titre : Le Réveil du Japon.


IV

La révolution de 1853 à 1868 a été souvent représentée comme due surtout aux influences du dehors et notamment à l’arrivée dans les eaux japonaises de l’escadre américaine commandée par le commodore Perry. « Il semble, écrit Okakura, que l’impression générale parmi les étrangers était que c’est l’Occident qui, d’un coup de sa baguette magique, nous a brusquement éveillés d’un sommeil séculaire. Mais c’est du dedans que vint la réelle cause de notre réveil. La conscience nationale avait déjà commencé de remuer lorsqu’en 1853 le commodore Perry atteignit nos rivages, et elle n’attendait qu’une occasion pour inaugurer un mouvement général de nationalisation[11]. »

Okakara énumère, parmi les causes principales de cette révolution qui a été surtout à ses yeux une restauration, trois mouvemens ou plutôt trois écoles distinctes de pensée qui auraient, l’une après l’autre, formé le Japon, d’abord à chercher et à apprendre, puis à agir, enfin à savoir quelle devait être son action. — La première de ces écoles, connue sous le nom de Kogaku (école de l’enseignement classique), a été, vers la fin du XVIIe siècle, le début de la réaction et de la protestation contre le dogmatisme étroit des académies officielles et gouvernementales. Les initiateurs de ce mouvement, se dégageant de l’interprétation qui avait, depuis le XIIIe siècle, avec Tchou-hi, transformé le confucianisme sous la double influence du bouddhisme et du taoïsme, revenaient au texte original et à la vraie doctrine du sage chinois. C’était comme une première réforme morale et politique ramenant la pensée japonaise au véritable.esprit de Confucius. — La seconde école, connue sous le nom d’école d’Oyomei (prononciation japonaise de Wang yang ming, général et lettré chinois du commencement du XVIe siècle), peut être désignée comme l’école de l’action. Les partisans japonais de cet enseignement considéraient que la connaissance n’est utile que dans l’action, que connaître, c’est être, qu’il faut vivre la vie même des sages, et consacrer toute l’énergie humaine au service de l’humanité. L’un des maîtres japonais de cette école qui enseigna aux environs de Kyoto, sur les bords du lac Biwa, y était appelé le Confucius vivant. Pour lui, à l’idée de la tradition devait s’ajouter celle du changement et du progrès. L’idée du changement avait pour symbole l’image du dragon, qui, perpétuellement en mouvement et en transformation, est l’esprit même de la vie. C’est surtout dans les provinces du Sud que se développa cette école d’Oyomei, notamment dans les deux provinces de Salsuma et de Choshiu, qui furent l’origine des clans militaire et naval de la Restauration, et où ont été élevés les principaux hommes d’Etat, généraux et amiraux du Japon moderne. — La troisième école, dite l’Ecole historique, commença vers la fin du XVIIe siècle par la compilation des généalogies des principales familles et la publication de leurs archives. Elle se poursuivit au siècle suivant par des recherches d’histoire, de philologie et de littérature, par l’évocation du passé du Japon, de ses anciennes croyances et doctrines, de son culte, de ses vieilles poésies et légendes. Ce mouvement, inauguré par Keichiu-acharya, et qui eut son couronnement dans les œuvres célèbres de Motoori et Harumi[12], en ramenant la lumière sur les ouvrages de l’ancien Japon, ranimait, non seulement le goût de la littérature nationale, mais le culte des croyances primitives, du Shinto, de l’Empereur. « L’esprit historique ainsi vivifié, écrit Okakura, après avoir pénétré les domaines de la littérature, de l’art, de la religion, atteignit enfin le cœur des samurai. Jusque-là les effets, confinés au monde des lettrés, avaient été brillans, sans être décisifs. Mais le nouveau message se propagea, en se démocratisant, dans les œuvres d’écrivains du XVIIIe siècle, puis du XIXe, au premier rang desquels se distingue Rai Sanyo[13], le poète historien. C’est des pages lumineuses de cet écrivain que l’entière signification du passé s’imposa à l’esprit des jeunes samurai et des ronin. Leur mémoire remonta aux temps où le caractère sacré impérial était méconnu, où le chrysanthème s’inclinait sous le souffle cruel de l’arrogance des Ashikaga, où le palais des Empereurs lui-même tombait en ruines en face du pavillon d’or des shoguns. Ils lisaient avec tristesse les poèmes du loyaliste solitaire, chantant sa chanson mélancolique dans la nuit sans lune. Ils s’arrêtaient avec un mélange d’orgueil et de chagrin à l’histoire de l’empereur Godaigo qui brisa le pouvoir des shoguns de Kamakura et, pour un temps, rétablit -l’autorité légitime[14]. Devant eux se dressait l’image de Masashige, le héros qui combattit pour l’empereur Godaigo, tout en sachant sa cause perdue. » Cette renaissance historique et littéraire ressemble à celle qui, aux XVIIIe et XIXe siècles, prépara, dans plusieurs contrées d’Europe, la résurrection de nationalités abolies et d’États déchus.

Les Tokugawa, malgré le régime de police et de compression qu’ils avaient instauré, ne craignirent pas tout d’abord ces diverses écoles de pensée, ces recherches archéologiques, philosophiques ou littéraires, dont la tendance leur échappait. Ils encouragèrent eux-mêmes certaines publications dont l’esprit ne se révélait point à eux. Et cependant, après avoir envahi les samurai, le nouvel esprit se communiquait aux daïmios, non seulement à ceux qui, comme les daïmios de Satsuma et de Choshiu, avaient toujours eu une haine héréditaire contre le shogunat, mais à certains princes de la famille même des Tokugawa, aux daïmios de Mito et d’Echizen. — C’est ainsi que, sous le shogunat en apparence le plus fort, le plus assuré de son pouvoir, se préparait le mouvement qui allait l’emporter, et restaurer, avec le vieux Japon, le pouvoir impérial redevenu l’étendard et le bouclier de la nation. Le mouvement était déjà très avancé, les shogun avaient, par de brusques et tardives exécutions, vainement essayé de l’arrêter et de l’étouffer, lorsque l’escadre américaine se présenta en vue du port d’Uraga. « C’est alors, écrit Okakura, que l’Occident apparut sur notre horizon. »

Lorsque l’Occident apparut dans la personne du commodore Perry invitant le Japon à conclure un traité de commerce et d’amitié avec les États-Unis, la réaction contre le régime des Tokugawa, le mouvement de retour vers le vieil esprit japonais, vers le pouvoir impérial, vers les anciennes institutions, doctrines et croyances, étaient déjà très prononcés et accentués. L’effet de cette brusque apparition de l’Occident fut, non pas de créer un mouvement dont les origines remontaient au XVIIe siècle, mais de le précipiter. Loin d’être un mouvement de rapprochement vers l’Occident ou d’occidentalisation, ce fut, au contraire, un mouvement de nationalisme, sous la forme d’un retour à l’ancienne civilisation, au vieux Japon. Ce qui, aux premiers témoins et observateurs de ces événemens, put faire illusion, c’est qu’en vue de se défendre contre l’Occident, et puisque le commodore Perry laissait au Japon une année de réflexion pour examiner et accepter son projet de traité, le Japon n’hésita pas à emprunter à l’Occident ses armes, c’est-à-dire des soldats et des marins selon le modèle européen. C’est aussi qu’une fois entrés dans cette voie, les Japonais, par ce même éclectisme qui leur avait fait adopter jadis les doctrines, les cultures indienne et chinoise, ne répugnaient pas à l’idée de tirer de l’Occident l’outillage, la force matérielle qui leur étaient nécessaires. Mais plus que jamais, le Japon restait le Japon, et cette crise de nationalisme allait si loin que, dans son retour au passé, il dépassait les limites mêmes des périodes pendant lesquelles il s’était assimilé les doctrines indienne et chinoise pour atteindre les temps antérieurs, presque préhistoriques, les temps de la race primitive, du Shinto, de la dynastie divine. Déjà, dès les débuts de la réaction nationaliste, un lettré du XVIIe siècle, bien connu par sa révérence pour les sages de l’Inde et de la Chine, interrogé sur ce, qu’il ferait, si une armée commandée par le Bouddha et par Confucius envahissait le Japon, avait répondu qu’il couperait la tête de Çakya-Mouni et qu’il tremperait dans la saumure la chair de Confucius. — Le Japon sortit de la crise plus nationaliste encore en ce sens que, non seulement c’était le vieux Japon qui renaissait en lui, mais que, et bien que nourri de la culture indienne et chinoise, c’était lui désormais qui incarnait l’Asie, et en pouvait refaire l’unité.

Dans les événemens qui se succédèrent depuis l’année 1853, et à travers toutes les péripéties, lorsque, à la suite du mouvement de réaction ci-dessus décrit, la lutte s’engage entre le shogunat des Tokugawa et les partisans de la restauration impériale, c’est tout de suite l’idée impériale qui l’emporte. La première pensée du shogun lui-même, quand le projet de traité du commodore Perry lui a été remis, c’est de consulter le Trône, ce qu’il n’avait jamais fait, et de lui envoyer une ambassade dans ce dessein. Et de même, lorsque, après la mort du shogun Iemochi, en 1866, Keiki fut appelé à lui succéder, ce dernier, fidèle aux principes que lui avait inculqués le prince de Mito, son père, et dévoué comme il l’était au Mikado, n’avait d’autre pensée que de résigner ses pouvoirs et de restituer au Trône impérial toute son autorité. — Okakura retrace avec le plus vif intérêt, dans son court et suggestif ouvrage, les diverses phases par lesquelles passa, de 1853 à 1868, le duel final entre le shogunat et l’Empire. Il montre que si, à la rigueur, et avec plus d’habileté, le shogunat eût pu survivre, c’eût été, en tout cas, à condition de restituer le pouvoir suprême à l’Empereur. En fait, et le shogunat ayant peu à peu, par ses fautes, perdu la partie, ce furent, après une tentative des daïmios hostiles au shogun et ralliés à l’Empereur pour constituer une sorte d’Empire aristocratique et fédéraliste, puis après un autre essai des kuge de Kyoto et des ultras de l’impérialisme pour restaurer l’ancienne bureaucratie impériale antérieure aux shogunats, ce furent les unionistes, c’est-à-dire les modérés, qui, soutenus par les trois clans de Satsuma, Tosa et Choshiu, établirent un Empire dans lequel l’ancienne bureaucratie impériale se tempérait d’institutions démocratiques et constitutionnelles. Durant toute la crise, l’apparition de l’Occident et les emprunts faits à l’Occident n’avaient été que l’occasion ou l’accessoire. C’était bien une révolution nationale qui suivait son cours et qui, comme ses premiers initiateurs l’avaient désiré, comme les unionistes l’avaient prévu, aboutissait à la restauration impériale.

Non pas que l’Occident n’eût sa part dans les événemens dont la restauration impériale fut le dénouement, en ce sens d’abord que c’est la conclusion par le shogun du traité proposé par les Etats-Unis qui rallia contre le shogunat tous les défenseurs de l’idée impériale, et aussi parce que le shogun chercha auprès de l’étranger l’assistance militaire et navale que lui fournirent les armes achetées aux Hollandais, les instructeurs demandés à la France et à la Grande-Bretagne, les bâtimens à vapeur acquis au dehors. Les sciences européennes, notamment la médecine, avaient commencé à pénétrer par Nagasaki. L’un des chefs de ce parti unioniste qui devait, à la longue, l’emporter et faire triompher l’Empire tout ensemble démocratique et bureaucratique, Sakuma Shozan, fut le premier Japonais à conseiller aux autorités de son pays l’emploi d’instructeurs européens dans toutes les branches du savoir. Il fut aussi le premier Japonais à adopter le costume européen. Il est vrai qu’il paya cher ses tendances favorables à l’Occident : il fut assassiné à Kyoto, en 1866, par les ronin du parti impérial.

Ces premières tendances vers l’Ouest, cependant, ces premiers emprunts faits à l’Occident n’étaient que pour mieux aider et défendre la cause nationale. « Accoutumés, écrit Okakura, à accueillir les choses nouvelles sans sacrifier les anciennes, notre adoption des méthodes occidentales n’a pas aussi grandement affecté la vie nationale qu’on l’a cru. Le même éclectisme qui nous avait fait choisir Bouddha comme guide spirituel, Confucius comme guide moral, nous a fait saluer la science moderne comme le fanal du progrès matériel[15]. » Okakura remarque, en outre, que, plus tard, l’adoption en matière politique et sociale de certaines idées ou coutumes de l’Occident n’a pas nécessité de la part du Japon un changement aussi grand qu’on l’avait d’abord pensé, et que le Japon n’a pris en somme dans les institutions de l’Occident que ce qui était en harmonie et concordance avec sa nature orientale. Les unionistes, tels que ce Sakuma Shozan cité plus haut, croyaient retrouver dans ces institutions et idées de l’Occident les lois des anciens sages de la Chine et de l’âge d’or du Céleste-Empire. George Washington leur rappelait l’empereur Yao de la Chine. Dans l’Esprit des lois de Montesquieu et la doctrine des trois pouvoirs, il leur semblait reconnaître la doctrine de Mencius. « S’il n’y avait pas eu de point commun de contact, dit Okakura, une race orientale telle que la nôtre n’aurait jamais adopté les idées de l’Occident avec l’enthousiasme que nous avons montré[16]. »

Il y eut, en effet, dans les années qui suivirent la restauration impériale, une fièvre d’imitation de l’Occident, et, dans la première décade surtout (de 1870 à 1880), une sorte de réaction contre l’esprit même de l’Orient. Mais ce ne fut qu’une crise passagère. « Les voix de grands hommes d’Etat, tels qu’Iwakura et Okubo, ne furent pas longues à condamner les ravages que cet amour insensé des institutions occidentales exerçait sur les anciennes coutumes du pays[17]. » Le Japon se reprit vite. Il se trouvait alors dans une situation à quelques égards semblable à celle où l’Europe, à la fin du Moyen Age et après la prise de Constantinople, a été comme envahie par un retour de la civilisation gréco-romaine, en même temps que par le développement des sciences, par l’avènement de l’esprit de critique et de réforme. De même que l’Europe s’en est tirée par la Renaissance, c’est-à-dire par l’heureuse union de l’esprit antique et des idées modernes, le Japon s’en est tiré par cette révolution-restauration qui a concilié l’adoption de certaines idées, inventions ou institutions de l’Occident avec un puissant mouvement de retour à l’esprit et a l’idéal national, au vieux Japon. Au moment même où il allait entrer dans sa nouvelle carrière, le Japon se retrempait à sa source même, à ses origines : là a été le secret de sa force, de sa continuité, de cette haute et merveilleuse fortune qui a fait d’une des plus anciennes races de l’Asie l’une des grandes Puissances du XXe siècle.


V

« La Restauration, écrit Okakura, a été en même temps une réforme. En sortant de notre solitude asiatique pour prendre notre place sur la grande scène du monde, nous étions obligés, d’une part, de nous assimiler beaucoup des institutions que l’Europe nous offrait pour notre progrès, et, d’autre part, de ressusciter en même temps les « idéaux » classiques de l’Orient. L’idée de la réforme a été clairement exprimée par la Déclaration impériale de 1868, dans laquelle Sa Majesté, en montant sur le trône, disait que les obligations nationales devaient être considérées du large point de vue de l’humanité universelle. D’après le sens même du mot, notre Restauration était essentiellement un retour.’ Le gouvernement reprit la forme d’une bureaucratie impériale, telle qu’elle avait existé avant l’avènement du régime féodal, sept siècles plus tôt. Le premier acte du nouveau gouvernement fut de rétablir tous Tes anciens bureaux et offices, avec leurs noms primitifs, tandis que des fonctions et des cérémonies depuis longtemps oubliées étaient remises en vigueur, et que le shintoïsme était proclamé religion de la Maison impériale. Des honneurs posthumes étaient conférés aux loyalistes, tels que Masashige, qui avaient servi la cause de la Cour impériale sous les anciens shogunats, et nombre de leurs descendans furent anoblis. Mais cette renaissance du passé se tempérait du nouvel esprit de liberté et d’égalité. Le Mikado, en même temps qu’il proclamait le shintoïsme religion de la Maison impériale, accordait la liberté de conscience à toute la nation, et le christianisme était affranchi de l’interdiction qui le frappait depuis l’expulsion des Jésuites au XVIIe siècle[18]… »

Tel est bien le caractère de la nouvelle ère : un mélange de restauration et de révolution, de retour au plus ancien Japon et d’emprunt à l’Occident moderne, avec ce trait dominant que le tout demeure profondément marqué de l’empreinte nationale. Les origines, la première période de la Restauration ont, jusque dans le retour au plus ancien passé, une allure révolutionnaire, puisque la remise en vigueur des anciennes institutions, antérieures à la féodalité, implique l’abolition des clans, des fiefs de daïmios, de toute l’organisation des samurai. Il se produit, d’ailleurs, à ce début de la nouvelle ère, une fièvre de sacrifice et de renoncement, un élan comparable à celui de la nuit française du 4 août qui pousse les daïmios à faire bon marché de leurs fiefs, les samurai à abdiquer leurs privilèges, le shogun à immoler son pouvoir. Les emprunts à l’Occident, d’autre part, si rapides, si nombreux, si tumultueux qu’ils soient, sont faits, dans les premières années surtout, par les plus chauds et enthousiastes artisans de la Restauration, par les descendans des anciens kuge ou par les jeunes impérialistes les plus ardens à assurer la puissance de l’Empereur et de l’Empire. Les révolutionnaires de la première heure, Iwakura, Okubo, ne tardèrent pas, du reste, a marquer eux-mêmes la limite que la révolution et les emprunts à l’Occident ne doivent pas franchir et à invoquer hautement, comme le devoir le plus essentiel, le respect et le maintien de l’esprit national.

La première période de la Restauration offre un contraste frappant de mesures radicales et révolutionnaires, telles que l’abolition des clans, la loi agraire, la suppression des pensions, prises par un gouvernement réorganisé selon le modèle et le type des temps préféodaux, et où dominaient les princes, les kuge, les anciens daïmios. Plus tard, lorsque fut annoncé et préparé le régime constitutionnel, et lorsque, à la fin de 1885, commença à fonctionner le système des ministères à la façon occidentale, ce fut cette seconde génération, cette seconde période de la Restauration qui, avec une constitution et des formes empruntées à l’Occident, se montra le plus jalouse de ne pas laisser altérer et atteindre le caractère national de la politique japonaise. La constitution, annoncée par le Mikado dès 1881 et appliquée en 1889, bien que les élémens, après une longue enquête, en aient été empruntes en partie à l’Occident, gardait dans son esprit, et plus encore dans la manière dont elle a été pratiquée, quelque chose des anciennes institutions nationales. L’instruction publique qui fut généralisée et rendue accessible à tous, en même temps qu’elle comprenait l’étude des sciences et des langues d’Occident, restait de même imprégnée de l’esprit national : le rescrit impérial qui en a formulé les principes et résumé l’éthique est devenu comme le code de la moralité japonaise. Mais c’est dans l’organisation, le recrutement de l’armée et de la marine, que le Japon a peut-être le mieux su concilier l’esprit ancien et l’esprit nouveau, et renouer la chaîne des temps. Il a, par le service militaire personnel, par le système de la conscription, élevé tous ses fils à la dignité des anciens guerriers ou samurai ; il a ainsi promu toute la nation à un état de noblesse dans lequel le nouveau Japon, communiant avec l’esprit et la foi des ancêtres, a retrempé et comme doublé sa vertu et sa force.

Le Japon, dans cette crise de croissance et de renouvellement, est donc resté fidèle à lui-même : il n’est sorti de sa réclusion plus de deux fois séculaire, il ne s’est avancé sur la scène du monde que pour réapparaître, dans son adaptation aux temps nouveaux, tel qu’il a toujours été, hospitalier aux idées, aux influences du dehors, mais à condition que ces idées et ces influences entrent dans la composition et la substance de son originalité propre, dans la formation de son pur et solide métal. Les emprunts faits à l’Occident, il se les assimile, comme il s’est assimilé les emprunts faits à l’Inde et à la Chine. Et s’il a été dans sa destinée, après avoir en effet incarné en lui la culture indienne et chinoise, d’en tirer sa propre civilisation et de devenir ensuite, surtout depuis l’invasion mongole, comme le survivant et le représentant de la culture de l’Asie, il se rend compte que sa mission aujourd’hui peut être plus vaste, plus active, et consister à assumer dans l’Asie orientale un rôle plus étendu. L’unité de l’Asie, que l’invasion mongole a brisée, les relations et communications avec le continent asiatique qui, ranimées un instant au temps de la dynastie des Ming, se sont ensuite et de nouveau interrompues, n’est-ce pas à lui qu’il appartiendra de les reconstituer ?

C’est bien sous cet aspect qu’apparaît à Okakura la nouvelle et présente mission du Japon. Il lui semble qu’en prenant de plus en plus conscience de lui-même dans cette Restauration qui, après l’avoir ramené à ses origines, lui ouvre un nouvel avenir, le Japon ne peut rester indifférent au sort de l’Asie et à ses rapports avec ses voisins immédiats. Le Japon le peut, à son gré, d’autant moins que, sans l’avoir désiré, l’Asie orientale s’est trouvée en communication avec l’Occident, avec les Puissances qui, depuis 1840, ont cherché à établir des relations avec la Chine, avec la Corée, comme elles ont réussi, après 1853, à en établir avec l’Empire du Soleil-Levant.

Okakura n’est pas indulgent pour l’Occident. Il a, dans un de ses chapitres intitulé « le Désastre blanc, » et pour répondre aux griefs dirigés contre « le Péril jaune, » tracé de l’histoire des premières entreprises occidentales en Asie une esquisse qui n’est pas flatteuse. Il s’applique, en regard, à démontrer, dans un autre chapitre intitulé : « le Japon et la Paix, » quelles ont été, dans le plus lointain passé, les tendances pacifiques de la politique japonaise et que si, au XVIe siècle d’abord, sous Hideyoshi, puis à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le Japon fut amené à prendre les armes pour la sécurité de sa situation dans la Mer Jaune et le détroit de Corée, ce fut dans un intérêt de légitime défense. Notre intention et notre objet ne sont pas d’examiner et de discuter ici un litige sur lequel l’histoire a prononcé, et que des traités internationaux ont réglé. En fait, dès les premières années de la Restauration, un parti existait au Japon qui réclamait une expédition contre la Corée. Le parti de la paix prévalut, et le dissentiment qui éclata à ce sujet entre le grand Saigo et Okubo, son compagnon de clan et son ami, fut l’origine de cette rébellion dite de Satsuma qui mit aux prises les uns contre les autres les vainqueurs de 1868 et qui amena une sanglante répression. Quinze ans plus tard, en 1894-95, puis, de nouveau, dix ans après, en 1904-1905, survenaient, d’abord entre le Japon et la Chine, puis entre le Japon et la Russie, au sujet de cette même question coréenne, des conflits dont le résultat fut, après deux essais successifs d’indépendance et de protectorat, l’annexion définitive de la Corée par le Japon au mois d’août 1910.

La solution de la question coréenne, les accords qui s’établirent en outre, soit entre le Japon et la Russie, soit entre le Japon et la Chine, sur la question connexe de la Mandchourie, les arrangemens qui intervinrent enfin, entre le Japon d’une part, et, de l’autre, l’Angleterre, la France, la Russie, les Etats-Unis, sur la question chinoise, ont, de 1894 à 1905, puis de 1907 à 1915, défini et consacré de telle façon la situation extérieure du Japon, que sa mission et son rôle apparaissaient désormais aussi clairement pour le monde que pour lui-même. Le Japon, outre qu’il s’était par sa révolution et restauration intérieure préparé à la grande tache qu’il avait à accomplir, était reconnu comme la Puissance prépondérante de l’Asie et entrait dans la compagnie des grandes Puissances de l’univers.

A la date de 1905 qui est celle de son dernier livré, Okakura écrivait que tout progrès fait par le Japon dans la confiance, dans la foi en lui-même, doit être une puissante exhortation à demeurer fidèle à son idéal national. Deux ans avant, en 1903, dans son livre sur les « Idéaux de l’Orient, » il avait écrit que « la mission du Japon n’est pas seulement de revenir à son propre et ancien idéal, mais aussi de sentir et de ranimer la vie dormante de la vieille unité de l’Asie. » C’est le programme avant tout asiatique qu’il proposait à son pays, tant en politique qu’en art. Et, depuis 1905, le Japon s’est en effet efforcé, tout en achevant son œuvre nationale, en développant ses ressources, en complétant son instruction, de resserrer ses liens avec les autres peuples de l’Asie, avec la Chine, avec le Siam, avec l’Inde, avec la Turquie elle-même. Il avait conscience d’être devenu, à son tour, la lumière de l’Orient et de devoir communiquer ses reflets ç toutes les races de même culture.

Le Japon s’est, à ce moment historique, dédié au rôle qui lui était ainsi assigné. Le gouvernement de Tokyo était tout disposé, si les ministres chinois y eussent mis un peu de bonne volonté, à entretenir des relations plus intimes avec la Chine. Des sociétés étaient créées pour mettre en rapport les lettrés, les journalistes, les hommes d’affaires des deux pays. Quelques années plus tard, des tentatives furent faites pour la fondation de sociétés industrielles et financières. Avec la Turquie, dont le Sultan avait, pendant la dernière guerre, envoyé une ambassade de félicitations au Mikado, il fut question d’établir des relations diplomatiques permanentes. L’essai n’échoua que parce que le gouvernement ottoman voulut, au préalable, obtenir du Japon la renonciation au régime des capitulations qu’il n’appartenait pas au Japon de modifier ou de prescrire. Tokyo était devenu, dans l’intervalle, la ville de civilisation et de lumière où les étudians des diverses contrées d’Asie désiraient se rendre pour y poursuivre leurs études. L’Université de Tokyo était le centre recherché des étudians chinois, indiens, siamois. L’enseignement y comprenait, outre le droit et la médecine, les sciences et les arts, la philosophie indienne et chinoise, l’étude des littératures et des langues. Le sanscrit et le chinois y formaient la base des « humanités » asiatiques, comme le grec et le latin sont chez nous la base de nos « humanités. » La jeunesse chinoise était la plus nombreuse. Ce sont les étudians sortis de l’Université et des écoles de Tokyo qui ont été, d’abord les agens de la Révolution chinoise, puis les fonctionnaires et ministres de la nouvelle République. La jeunesse indienne avait de même afflué à Tokyo et y avait fondé un journal d’émancipation et de propagande. Le Japon exerçait son rôle de primauté, son rayonnement d’influence. C’est bien en lui que l’Asie se résumait, se reflétait, prenait conscience d’elle-même. Sa mission, celle que dans l’histoire, dans la civilisation, dans l’art, Okakura considère comme la sienne, était pleinement accomplie.


VI

Il en est une autre qu’Okakura, a cette date de 1905, et dans le dessein purement asiatique qui l’inspirait, ne pouvait encore voir, ni pressentir, ni sans doute souhaiter, mais qui, à partir de l’année 1907, est peu à peu apparue, que d’illustres Japonais ont conçue, encouragée, inaugurée, qui était en harmonie avec l’esprit du nouveau Japon, et dont l’accomplissement sera un titre d’honneur, de gloire, pour la race de Yamato et la grande Puissance de l’Asie.

Cette autre mission est, pour le Japon, après avoir résumé et concentré en lui, comme il l’a fait, les efforts, les œuvres, la pensée, la foi, la culture de l’Asie, après s’être assimilé d’autre part, de l’Occident, ce qui était nécessaire à ses besoins, aspirations et progrès, d’être l’intermédiaire, le lien entre l’Occident et l’Orient. Il y a eu, il y aura encore des préjugés, des résistances, des obstacles à vaincre. Certains nationalistes, au Japon même, ont pu considérer comme une infidélité à l’Asie cette inclination ou inclinaison vers l’Occident. Certaines régions d’Occident, d’autre part, ont pu ne pas se montrer très disposées à l’exécution de ce programme de rapprochement. Mais le grand homme d’Etat du Japon, celui qui, après avoir, dans sa première jeunesse, joué son rôle à côté des protagonistes de la Restauration, a, depuis 1S85, si souvent tenu dans ses mains les rênes du pouvoir, le prince Ho, avait formulé dans les termes les plus saisissans le devoir et l’avenir du Japon, lorsqu’il a dit que c’était une partie de la mission nationale du Japon de remplir cette fonction d’ « honnête courtier » dans le contact inévitable des deux civilisations. Tel est bien le complément de l’œuvre du Japon, le couronnement de sa tâche historique.

Le Japon avait le sûr instinct de ses destinées, lorsqu’en 1902 il a conclu avec la Grande-Bretagne le traité d’alliance qui, pour la première fois, l’associait dans un dessein de politique générale à une grande Puissance d’Occident. Le progrès de cette même pensée l’a amené à conclure en 1907 et 1908 ses accords avec la France, la Russie, les États-Unis. Et quel était l’objet, en même temps que le principe, de ces divers accords ? C’était le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de la Chine, la préservation du statu quo et de la paix de l’Asie, c’est-à-dire l’accomplissement des obligations et du devoir que le Japon avait lui-même envers sa grande voisine du continent asiatique. A dater de ce jour, le plus grand, le plus vital problème de l’Asie Orientale, la question chinoise, a pu être examinée et traitée dans une parfaite intelligence et entente par la grande Puissance de l’Asie et les quatre grandes Puissances de l’Ouest les plus intéressées à la sécurité et à la prospérité de l’Empire chinois. Quel lien plus étroit, plus efficace, aurait pu être noué entre l’Occident et l’Orient ? L’événement, au reste, ne tarda pas à démontrer, quelques années plus tard, lorsque éclata la Révolution chinoise, combien avait été opportune et prévoyante cette entente entre le Japon et l’Occident. Que serait-il advenu, quelles n’auraient pas été les conséquences de cette fin du régime impérial en Chine et de l’avènement soudain d’une République inexpérimentée, si le Japon et les-Puissances de l’Ouest ne s’étaient trouvés unis pour limiter et atténuer les effets de la crise, pour seconder dans ses débuts la République naissante ? Cette première mise à l’épreuve du lien établi entre l’Orient et l’Occident a été significative et péremptoire : elle a dès alors légitimé et justifié la part et le rôle qui appartiennent au Japon, s’a mission dans les rapports entre l’Asie, l’Europe, les États-Unis.

Ajouterai-jo que le Japon, en même temps qu’il s’unissait, par les accords de 1907, avec la France et la Russie, concourait à l’établissement, entre la Russie et l’Angleterre, à propos des questions d’Asie, d’une entente qui n’a pas tardé à devenir aussi cordiale et générale que l’était déjà l’entente entre l’Angleterre et la France, et que le Japon s’est trouvé jouer ainsi un rôle considérable dans la formation de ce puissant groupement qu’allait être, qu’a été la Triple Entente ? — Le Japon était donc tout désigné, non seulement par son alliance avec la Grande-Bretagne, mais par ses accords avec la France et la Russie, pour prendre dans les événemens de 1914-1915 la part et l’attitude qui ont été les siennes, celles d’un allié. A la façon dont le Japon s’est acquitté de ses obligations, dont il a, contre l’ennemi commun, assuré la liberté des mers et l’intégrité du continent asiatique, dont aujourd’hui plus que jamais il remplit ses devoirs envers la Russie, il a singulièrement étendu, agrandi et ennobli encore sa mission. Il a pris sa place dans la croisade qui unit le monde civilisé contre la barbarie germanique. Si l’une des Puissances asiatiques, malgré l’assistance et les bienfaits reçus des Puissances libérales de l’Occident, si la Turquie n’a pas craint de se ranger du côté de nos ennemis, la grande Puissance de l’Asie, celle dont le brillant destin et la haute mission s’accomplissent, celle à qui l’avenir appartient, le Japon, est avec nous et nos alliés ; il est, comme le veulent son histoire et son drapeau, du parti de la clarté, de la lumière, du soleil qui se lève.


A. GERARD.

  1. Les Idéaux de l’Orient, p. 1.
  2. Les « tantras » sont des œuvres écrites pour la plupart dans le Nord du Bengale, après le XIIIe siècle.
  3. Les Idéaux de l’Orient, p. 2 à 4.
  4. L’Université de Nalanda était le centre de l’enseignement bouddhiste dans la province du Behar (gouvernement du Bengale).
  5. Le Réveil du Japon, p. 8 à 10.
  6. La grande influence de la présence de ces Indiens peut être, selon Okakura, appréciée d’après ce fait qu’ils ont donné une valeur phonétique aux caractères idéographiques chinois, mouvement qui eut, au VIIIe siècle, pour résultat la création de l’alphabet japonais.
  7. Le Réveil du Japon, p. 10 à 13.
  8. Les Idéaux de l’Orient, p. 6 à 8.
  9. Le mot « advaïtisme » est le nom de la grande doctrine indienne, selon laquelle tout ce qui existe, malgré la diversité apparente, est réellement un.
  10. Les Idéaux de l’Orient, p. 19-20.
  11. Le Réveil du Japon, p. 70.
  12. Motoori Norinaga (1730-1801) a publié 55 ouvrages formant 180 volumes. Son œuvre principale à laquelle il travailla pendant plus de trente ans est le commentaire en 44 tomes du Koji-ki, la première histoire du Japon.
  13. Rai Sanyo (1780-1832 ; se distingua surtout comme historien. Ses deux principaux ouvrages, Nihon-gwaishi, Nihon-seiki, plaidaient déjà la cause de la restauration impériale.
  14. Le Réveil du Japon, p. 87-89.
  15. Le Réveil du Japon, p. 189.
  16. Le Réveil du Japon, p. 151.
  17. Les Idéaux, de l’Orient, p. 220.
  18. Le Réveil du Japon, p. 162-164.