Un Examen de conscience de l’Allemagne, d’après les papiers de prisonniers de guerre allemands

La bibliothèque libre.
Un Examen de conscience de l’Allemagne, d’après les papiers de prisonniers de guerre allemands
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 595-612).
UN EXAMEN DE CONSCIENCE
DE L’ALLEMAGNE
D’APRÈS LES PAPIERS DE PRISONNIERS DE GUERRE ALLEMANDS

Voici venir l’habituelle moisson de la journée ; triste moisson. On apporte les papiers des prisonniers de guerre : il faut les examiner.

Pauvres papiers, salis, tachés de boue, et quelquefois tachés de sang ! Humbles écritures laborieuses, venues des Poméranies lointaines ; lettres élégantes et parfumées ; cartes postales grossières, dont les rodomontades antifrançaises paraissent si lamentables maintenant ; billets hâtifs, écrits au crayon dans la tranchée, avant de partir à l’assaut : tout se mêle, les lettres jalousement gardées depuis le début de la campagne, et les réponses prêtes à partir. On a fait faire la photographie de la maisonnée pour l’envoyer à l’absent ; l’homme de la Landwehr a voulu s’admirer dans sa tenue de guerre, et, fier de son image, il l’a serrée dans son portefeuille, belliqueuse et ahurie ; elle est là. Ou bien il a fait collection des vues de nos villages, hélas ! et voici nos clochers. Quelques cahiers de chansons, mais officiels, et où la verve personnelle n’a point cours ; beaucoup de livres de prières, marqués au numéro du régiment, qui font partie de l’équipement réglementaire ; quelques brochures belliqueuses ; d’étranges vocabulaires franco-allemands, où la prononciation figurée donne à notre langue des airs barbares, qui font rire et qui font souffrir ; des carnets de route surtout. Car il n’est guère de soldat qui ne s’en soit muni au départ, et qui n’ait enregistré fidèlement les péripéties de la campagne, de la « guerre mondiale » à laquelle il prenait part : jusqu’au jour où les chefs, comprenant sans doute quels témoignages redoutables les auteurs fournissaient ainsi contre eux-mêmes, ont interdit de rien écrire. Tout ce qui s’écrit, tout ce qui s’imprime est représenté parmi ces papiers flétris ; et, si blasé qu’on soit pour en avoir vu tant et tant, des trouvailles viennent encore exciter la surprise, et défient la satiété.

Ce qu’on y trouve d’utile pour la conduite des opérations de guerre, je ne le dirai pas. Mais je puis dire ce qui s’y révèle de l’âme d’un peuple. Je crois assister à l’examen de conscience le plus complet et le plus sincère, entendre l’aveu le plus spontané et le plus ingénu. Les femmes restées au logis, les très jeunes et les très vieux que la guerre n’a pas appelés, parlent dans l’abondance de leur âme. Ils ne se soucient pas de littérature, ni d’effet à produire ; ils n’exagèrent pas, et ils disent tout. C’est la vie saisie dans son cours, si brusquement arrêtée qu’elle palpite encore. Un psychologue ne saurait désirer matière moins apprêtée, plus voisine des réalités mêmes. Les lettres adressées à ceux qui vont mourir ne sauraient être que des effusions de cœur : qu’on le demande aux mères. S’il est vrai que les réponses des soldats ne disent pas tout, par prudence, leurs carnets de route n’ont rien à cacher. Les intérêts, dont on avait fait le sacrifice au départ, renaissent avec âpreté ; les passions sont avivées par l’absence ; on cherche à fuir l’image d’un présent si instable, en poursuivant la félicité de demain ; les instincts s’affirment avec brutalité. Peu à peu les mêmes traits, se répétant, s’accusent ; sous la multiplicité des détails, les principes directeurs apparaissent ; ni les inégalités sociales, ni les différences de culture n’empêchent les caractères primitifs de se ressembler. Ce que nous avons là, c’est la confession de l’Allemagne.


Un soldat, arrivé en France le 13 octobre, écrit dans son carnet, le 15 : « Nous avons un jour de repos, que nous employons à chercher du vin, et autres délicatesses. Et voilà, à peu près à un kilomètre de l’endroit où nous logeons, un château, dans la cave duquel nous trouvons du vin en quantité surhumaine. Sur la route qui nous y conduisait, nous croisions déjà des soldats, avec trois bouteilles de vin sous chaque bras. Quand nous arrivâmes dans la cave, elle était inondée de vin. Nous étions dans le vin jusqu’aux chevilles. Nous avons cherché pour nous quelques bouteilles de bon vieux vin ; et puis, nous sommes partis tout joyeux… »

Voyez la grossièreté naïve de ce passage scrupuleusement traduit ; entendez ce mot vin, répété comme un refrain d’ivrogne ; savourez l’expression qui assimile aux dieux les gens qui possèdent beaucoup de vin, immensehlich viel Wein ; sentez passer la joie de la ripaille ; et comprenez, à cette impression première d’un jeune soldat de bonne famille arrivé en France, un des caractères les plus fréquens, et le plus marqué peut-être, de la psychologie générale : le désir de la conquête pour jouir. Après la bataille, le butin ; et, par précaution, le butin avant la bataille, simplement parce qu’on se trouve en pays conquis, où l’on a tous les droits. Il n’y a rien qui ne soit bon à prendre, linge, tableaux, meubles, et pianos même ; mais le meilleur, c’est encore ce qui se boit et ce qui se mange : « Nous entrons maintenant dans la localité. Mais tous les habitans l’ont abandonnée. Alors nous allons au cantonnement, que nous préparons nous-mêmes. Vin, Champagne, cognac, liqueurs, chaussures, chemises, tout est à profusion. Je ne peux rien voler ; je ne prendrai que des provisions de bouche. Ainsi j’ai bien rempli mon bidon avec de la bonne liqueur vie de la Brunelle (Eau-de-vie de prunelle ? )… »

Le souci des choses matérielles, dans les carnets de route, est incomparablement le plus fort. Tel jour, on a mangé du lard ; tel autre jour, on a fait rôtir des poulets ; tel jour encore, on n’a eu que du pain de munition : ces faits semblent aussi importans à noter qu’un assaut ou une retraite ; chez les moins cultivés, ils sont même les seuls qui comptent. Pareillement, l’envoi des paquets contenant des provisions de bouche est un des sujets le plus longuement traités dans les lettres ; les cris du cœur ne sont souvent que des tiraillemens de l’estomac. « Je mangerais bien encore un morceau de saucisse, une fois en ma vie, » écrit un mari, du fond d’une tranchée ; et la femme se hâte de satisfaire un désir si mélancoliquement exprimé ; elle envoie de la saucisse, de la graisse, du chocolat, des cigares. Ils appellent cela des dons d’amour, — Liebesgaben. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce que ces affamés mangent, quand ils arrivent sur la terre promise !

« 10 octobre. Nous avons trouvé un plat de harengs ; j’en ai mangé quatre.

« 14 octobre. Nous logeons chez un marchand d’œufs ; j’en ai gobé trois, mangé huit ou neuf en omelette, et trois durs. Bon repas.

« 15 octobre. J’ai mangé pour un franc vingt-cinq de jambon, bu deux verres de bière, et un cognac. »

Ils boivent plus encore qu’ils ne mangent. Le vin, c’est la boisson exquise, auprès de laquelle la bière parait fade au goût. C’est la boisson délicate, qui n’est pas accessible d’ordinaire aux gens de peu. On voit, quand on passe devant les restaurans des riches, les bourgeois qui s’en font servir ; les bouteilles sont sur la table avec une nappe et des cristaux. Le vin confère une sorte de privilège aristocratique ; les femmes en rêvent au fond de leur village : « Rapporte-moi donc des pantalons rouges, et un peu de vin… » Heureux pays, que celui où le vin se trouve à la disposition de celui qui veut le voler ! — « Pris cent bouteilles de vin pour la compagnie. » — « Vidé la cave. » — « Villa ; beaucoup de vin. » — « Dormi dans le salon du curé ; beaucoup de vin. » — « Il y a ici énormément de vin ; presque chaque maison a sa cave. » — « Pour faire une surprise à mon capitaine, j’ai été lui chercher une bouteille de vin rouge. » L’ivresse est un péché mignon, que l’on se rappelle avec une certaine tendresse de cœur. « Nous sommes pleins jusqu’en haut. » — Il arrive que les officiers eux-mêmes cèdent à un penchant qui parait si doux :

« Pendant la nuit, événemens forcenés. Vers minuit, arriva une chose qu’aucun homme au monde ne voudrait croire. Plusieurs officiers étaient venus dans les tranchées complètement ivres. Ils prirent des fusils, et tirèrent sur des sentinelles allemandes. Mais, grâce au ciel, personne d’entre nous ne fut blessé. Les détonations durèrent jusqu’au matin. »

Et voici sous quelle forme ignoble on voit enfin cet instinct se traduire : « Nous passons à H…, ville belge, qui est entièrement dévastée. Je vois les premiers cadavres brûlés. Odeur infecte. Beaucoup de vin. Je lave mes pieds dans du vin rouge. »

Comme ils aiment la rapine, ils aiment la destruction. On sait de reste qu’ils ne laissent après eux que des ruines ; qu’ils n’épargnent ni les vieillards, ni les femmes ; qu’ils appellent ruses de guerre des crimes de lèse-humanité. Mais, au moins, voudrait-on trouver, dans les impressions des soldats, quelque honte de ces forfaits, quelque remords. Ou, si c’est trop leur demander encore, on voudrait leur entendre dire qu’ils ont agi par ordre, et qu’ils ont dû obéir. La faute retomberait sur l’état-major, qui a voulu faire de la terreur un moyen d’action, et qu’on redoutât l’approche de ses troupes comme jadis celle des hordes barbares ; au moins, la responsabilité des humbles s’en trouverait-elle atténuée. On le voudrait pour l’honneur de l’espèce.

Or, ils passent sans frémir devant les décombres, et regardent les cadavres des innocens sans rougir. Je multiplierai les citations, afin qu’on n’aille point croire qu’il s’agit d’un cas isolé, choisi à dessein parmi des témoignages contradictoires. En fait, il n’est pas de carnet de route qui ne relate des exécutions sommaires d’habitans, et il n’est pas de soldat allemand qui ne les considère comme chose légitime, naturelle, ordinaire. Dans les formidables agglomérations d’hommes qui constituent les armées modernes, il se rencontre parfois des criminels, et on ne saurait rejeter sur tout un peuple les forfaits isolés que la discipline punit. Ces forfaits, les Allemands les ont commis en grand nombre ; les enfans mutilés et les femmes outragées crient vengeance au ciel. Mais il ne s’agit pas de ceux qu’eux-mêmes traiteraient peut-être en coupables. Il s’agit de la moyenne, de la foule des « bons soldats, » des événemens qu’ils notent avec tranquillité, parce qu’ils les considèrent comme normaux. Voici la remarque brève, jetée en passant :

« 18 août. Brûlé tout un village, fusillé huit habitans. »

Dans un autre carnet :

« 25 août. Nous avons fusillé des habitans du village ; cinquante environ. »

Dans un autre encore :

« 19 octobre. Le soir, cantonnement à M… nous fusillons quelques civils. »

Voici la description qui s’étend avec complaisance. A Louvain :

« Le 30 août, nous allâmes à Lœwen. L’aspect était effrayant. La ville entière était en flammes. Plus une maison debout. Les étudians se sont démenés : mais nos troupes n’ont pas eu de pitié. Elles ont tout bombardé. Nous sommes restés là trois jours. Il y avait beaucoup de vin, et nous avons bu tout le jour, depuis le matin jusque tard dans la soirée. Nous étions couchés dans les rues, et le sommeil était difficile. Mais c’est du service pour la patrie. »

Voici la comparaison qu’éveille chez un soldat la vue des victimes après le supplice :

« Vous ne pouvez vous faire une idée de l’aspect actuel de la Belgique. La plupart des villages sont complètement détruits. Tout est brûlé. Les habitans ont tiré sur les soldats. On les a simplement collés au mur. Quelques bonnes balles à travers le corps, et les voilà couchés comme des grenouilles. »

Voici une scène qu’un médecin juge digne d’être fixée par la photographie :

« Nous avons vu six cadavres de francs-tireurs. Sur un cadavre était un petit chien, qui ne voulait pas s’en aller. Un médecin de la Croix-Rouge a photographié les six cadavres… »

Voici je ne sais quel dilettantisme affreux :

« Il semble que ce fut une ville riche. Dans la rue, il y a encore des cadavres d’habitans qui sont en pourriture. L’odeur se répand à la ronde. Devant une maison gisent les cadavres de toute une famille : femme, père, enfans. Au milieu des cadavres se trouvent aussi les corps des chevaux, des vaches, des cochons. Les seuls êtres vivans sont de petits lapins qui courent partout, joyeux de vivre. Dans les rues, des meubles, du linge, de beaux cadres brisés, des gravures, etc. Seules se dressent les ruines d’un beau château avec un parc et un verger… »


Mais enfin, à quel sentiment obéissent-ils ? Quel raisonnement, fût-il barbare, leur permet-il de considérer de tels actes comme dignes de mémoire ? Quelle justification, ou seulement quelle explication, peuvent-ils fournir ?

Lorsqu’ils anéantissent un village après avoir massacré les habitans, ils se vengent des francs-tireurs. Ils en voient partout. Qu’un des leurs soit blessé par une balle perdue, la balle vient d’un franc-tireur. Qu’un soldat manque à l’appel, c’est un franc-tireur qui l’a tué, et qui a fait disparaître son cadavre. Sont-ils dans leurs cantonnemens ? Les francs-tireurs guettent dans l’ombre, prêts à assaillir le soldat qui d’aventure sortirait. La sentinelle qui monte la garde aux avant-postes n’a pas seulement à craindre ses adversaires directs : a aussi, les francs-tireurs veillent. Le franc-tireur est un être mal défini, qui d’une façon générale cherche à nuire aux honnêtes Allemands. Les prêtres, notamment, sont soupçonnés a priori d’être des francs-tireurs ; il est bon de s’assurer de leur personne : « Vingt-cinq hommes furent faits prisonniers, dont deux prêtres… On nous amena encore onze autres prêtres. Nous avons obligé ces Messieurs à porter nos sacs, nous leur avons donné des livres de chansons, et nous leur avons fait chanter la Wacht am Rhein… » Le premier qu’on fusille dans les villages est toujours le curé ; les aumôniers ne sont pas épargnés. « Un aumônier belge qui avait excité ses soldats à des cruautés bestiales contre nos braves troupes, avec deux criminels de son espèce, a été réduit à l’impossibilité de nuire, pour toujours ; on l’a enterré sans tambour ni trompette. » — Les meuniers sont généralement aussi des « Frank teröre, » qui font des signaux à l’ennemi avec les ailes de leur moulin.

C’est une loi inique, que de faire payer à la foule des innocens la faute d’un seul coupable. Si un civil vient à tirer sur la troupe, il appartient à la logique, sinon à l’humanité, de le rechercher et de le punir seul. C’est une loi inique, instituée par eux, et qui n’a pas reçu d’autre consentement que le leur. Mais, au moins, l’application de cette règle présente-t-elle quelque garantie ? Y a-t-il un jugement ? , Un défenseur ? Des formalités qui entravent l’arbitraire ? La procédure dont s’entoure toute justice, si expéditive, si impérieuse qu’on la suppose ? — Rien de tout cela. On fusille « aussitôt, » suivant l’expression d’un soldat. A tout le moins, faut-il des faits avérés, évidens ? des flagrans délits ? des actes tels, qu’ils excluent l’ombre même du scrupule ? Non pas même. On se contente des « on-dit, » des « peut-être ; » on accepte les témoignages les plus suspects, quand on ne les provoque pas. Chose inouïe, le doute profite à l’accusateur. On raconte qu’il y a eu une mitrailleuse dans le clocher : qu’on brûle le village. Il parait qu’un prêtre a tué un général : « cent habitans, dont le curé, ont été fusillés. » On estime qu’une maison en flamme constitue un signal pour l’artillerie française : donc, on se vengera sur les francs-tireurs. Une dénonciation, une présomption, constituent des preuves. L’inconscience des soldats, témoins et acteurs, prend un caractère tragique. « Nous avons détruit tout le village, dit l’un, parce que des civils, et aussi des militaires, ont tiré sur nous. » Un autre : « Nous avons saisi les habitans, les innocens et les coupables. » Un autre encore : « Naturellement, les habitans ont prétendu qu’ils n’y étaient pour rien, et que les coups de feu avaient été tirés par des soldats français venant de Montmédy. » En conséquence, le village brûlé, les habitans fusillés. — Ainsi l’on arrive à cette triple iniquité : ce sont eux qui ont institué la loi, ce sont eux qui l’appliquent sans jugement, ce sont eux qui désignent les victimes sans enquête.

Or, toute leur psychologie est là. Je ne veux pas chercher quelle en est la source profonde. Je ne veux pas savoir dans quelle mesure les intellectuels allemands, revendiquant leur part de solidarité dans le sac de Louvain et dans le bombardement de Reims, sont responsables de la mentalité générale. Je ne veux pas remonter jusqu’aux philosophies qu’on trouve toujours, en dernière analyse, dans la conduite des peuples. Je constate des faits, et je les enregistre, tels qu’ils m’ont apparu dans des témoignages journaliers. Ils sont la manifestation d’une croyance unique : tout ce que veut un Allemand, tout ce qu’un Allemand exécute, est intangible et sacro-saint. Cet axiome suffit à tout. Il n’y a pas de vérité ; il y a l’intérêt allemand. Il n’y a pas de devoir qui soit en contradiction avec l’intérêt allemand. Le droit, c’est l’Allemagne. L’acte en lui-même est indifférent ; on peut ordonner ou défendre le pillage et le meurtre, suivant les cas : il ne faut pas piller, par exemple, les villages où l’on veut s’établir à demeure, les villes où l’on veut engager la population à rentrer. « Ne brûlez les maisons que si l’ordre en est donné par l’Etat-major. » Incendier ou ne pas incendier, massacrer ou ne pas massacrer, peu importe au point de vue moral, pourvu que la patrie allemande y trouve son compte. Les Allemands violent la neutralité de la Belgique, et rompent délibérément le pacte qu’ils avaient conclu avec ce pays. Il devrait en résulter que la Belgique soit déliée de ses obligations envers l’Allemagne, et que son premier droit soit de se défendre par la force contre celui qui emploie la force contre elle. Mais non ; l’Allemagne a la faculté d’agir comme elle l’entend à l’égard de la Belgique, la Belgique n’a pas la faculté d’agir comme elle l’entend à l’égard de l’Allemagne. Il y a même chez les soldats une irritation qui serait comique, si elle n’aboutissait au massacre, à l’idée que les Belges ont l’audace de se défendre ; et plus héroïquement ceux-ci se défendent, en effet, plus les autres les trouvent coupables. Déjà un pays grand et fort montre beaucoup de mauvais goût, quand il n’admet pas l’arbitraire de l’Empire germanique ; qu’un pays si petit, et en apparence si faible, ose résister, voilà qui dépasse les bornes. Et ce sont les mères allemandes qui insultent la Belgique :

« Te voilà donc, mon cher Maurice, dans cette cruelle, meurtrière, bestiale Belgique… »

L’exemple le plus frappant de cet étrange renversement des valeurs morales dans l’âme d’un soldat est celui-ci. Un brancardier écrit dans son carnet de notes qu’étant au cantonnement, il part avec un camarade pour aller chercher du vin dans la cave d’une maison voisine. Ils sont reçus par des « francs-tireurs, » et sont obligés de se replier vers leur compagnie. Aussitôt le chef de compagnie envoie huit hommes pour s’emparer des dits francs-tireurs. « Alors, » raconte le soldat, « nous enlevâmes nos brassards pour pouvoir tirer, nous aussi… » Ainsi, les habitans n’ont pas le droit de défendre leur propriété contre des pillards. Mais les Allemands ont le droit d’employer les armes pour les réduire ; et les brancardiers allemands ont le droit de violer la convention de Genève qui les protège, pour participer au meurtre.

Est-ce à dire que toutes les vertus de l’âme allemande aient disparu ? — Ne parlons plus de sa sensibilité. Nous avions cru longtemps, sur la foi de Mme de Staël, que toute tendresse fleurissait de l’autre côté du Rhin, avec toute vertu ; et même, de nous sentir si secs et si légers par comparaison, nous éprouvions comme un remords. Nous avons contemplé avec une admiration mêlée d’envie les bergeries d’une Germanie de rêve, où pleuraient les Werther, mélancoliquement ; la musique des lieds nous semblait être la chanson même du cœur. Heureux de n’avoir pas à changer des images qui nous charmaient, nous nous sommes refusés à voir les changemens qui s’étaient opérés pendant trois quarts de siècle ; il a fallu 1870 pour nous amener à une plus juste appréciation des réalités. Mais depuis, nous sommes avertis ; et personne ne s’étonnera d’apprendre que l’Allemagne de 1914 n’est pas revenue à l’idylle. « Mon cher Conrad, » écrit une mère à son fils, « n’ayez pas de pitié pour cette maudite racaille de Français et d’Anglais. N’en laissez pas. Ne faites pas de prisonniers. Cette bande de vauriens n’en vaut pas la peine… » Ce sentiment est assez répandu pour que le mot : Pas de pardon soit devenu une sorte de devise, qui apparaît dans beaucoup de lettres, et qu’on trouve tout imprimée sur des cartes postales. Pourquoi, disent couramment les gens du peuple, et quelques autres par surcroît qui ne sont pas du peuple ; pourquoi garder des prisonniers et les nourrir, quand la vie est déjà si chère en Allemagne ? Mieux vaudrait tuer tout de suite ces ennemis détestés. — Ils ne songent pas, quand ils veulent ainsi bannir de la guerre la dernière pitié, qu’on trouve leurs lettres sur leurs fils, prisonniers à leur tour ; et qu’ils porteraient ainsi, si nous voulions leur appliquer les mesures que demandent les leurs, leur propre condamnation.

Mais si cette vertu de compassion a disparu du cœur des femmes elles-mêmes, je trouve chez certains hommes de la bravoure et de la piété. Ils ont quelquefois de la bravoure, qui ne se traduit pas en exploits isolés, que ne tente pas l’aventure, que ne flatte point le panache ; solide, tenace, obstinée. Ils ne l’étaient pas pour le plaisir, mais ne la marchandent pas, quand elle doit aboutir à un profit certain. Leur courage veut être soutenu et encadré ; esclaves de la discipline, ils lui obéissent, lorsqu’ils sont en corps, jusqu’à la mort. On les a vus marcher à l’assaut en rangs serrés, comme pour la parade. Le nombre des engagés volontaires a été considérable, et beaucoup ont sacrifié leur vie à leur patrie avec une joie farouche. — Seulement, en raison de leur psychologie générale, ils ont décrété que cette vertu était un privilège allemand ; privilège et monopole. Ils n’ont même pas voulu concevoir que d’autres pussent la posséder, surtout sous une forme différente de la leur. D’où ce dédain de notre effort ; cette superbe ; la certitude qu’il leur suffirait de se présenter pour franchir en triomphateurs les portes de notre ville ; d’où, ensuite, leur surprise devant notre résistance ; d’où, à présent, les premières marques de découragement.

Pieux, ils le sont aussi, à leur manière. Ils enlèvent le crucifix de la maison qui brûle, après qu’ils ont eux-mêmes incendié la maison :

« Visé ; 20 août. J’eus une sensation étrange en voyant un de nos soldats briser une lampe à pétrole dans une pièce confortable, verser le contenu de la lampe sur de petits morceaux de bois, nous faire sortir et allumer. Un crucifix était placé sous un globe sur la cheminée ; je le pris et le portai devant la maison, près de la porte. Malheureusement, il fut écrasé ensuite lorsque la maison s’effondra. »

Ils prennent part aux cérémonies du culte comme à un exercice commandé. Ils chantent en chœur des cantiques. Ils portent, en guise d’amulette, une prière qu’on retrouve à un grand nombre d’exemplaires parmi leurs papiers : « Premièrement, tous les fusils visibles et invisibles se tairont pour ne pas t’atteindre, grâce au baptême du Christ, qui a été baptisé par saint Jean dans les eaux du Jourdain. Deuxièmement, tous les fusils, visibles et invisibles, se tairont pour ne pas t’atteindre par ordre du Saint-Esprit. Troisièmement, tous les fusils visibles et invisibles se tairont pour ne pas t’atteindre, grâce à l’angoisse de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui nous a créés, toi et moi… Que celui qui ne veut pas croire à ces signes et à ces lettres les écrive sur une feuille de papier, qu’il suspendra autour du cou de son chien ; qu’il tire ensuite sur son chien, il verra bien alors qu’ils sont efficaces… » Mais ce n’est pas seulement la superstition qui fausse la piété, chez les faibles d’esprit ; chez tous, c’est encore l’orgueil allemand. Ils ont confisqué à leur profit Dieu lui-même ; ils ont fait de l’Eternel leur propriété. Le Christ n’est plus mort pour tous les hommes ; il protège le peuple élu, haïssant les autres, et assurant leur défaite. Les autres, tous les autres sont des pécheurs, qui ont hâté par leur crime leur châtiment. On ne saurait concevoir aberration religieuse plus profonde, plus voisine de l’idolâtrie primitive, que celle qui consiste à faire de la divinité le fétiche d’une tribu. Ainsi, aux temps barbares, on détruisait avec joie, comme ils le font, les temples consacrés de l’ennemi, parce qu’ils abritaient un autre Dieu.

On comptait encore, parmi leurs vertus traditionnelles, la bonhomie : celle-là aussi est exploitée, au détriment du juste et du vrai, pour le plus grand profit de l’Allemagne. On abuse, en effet, de la crédulité des soldats à un point surprenant. Chaque fois que le moral de la troupe risque de baisser, on met en circulation une fausse nouvelle : que l’Italie a déclaré la guerre à la France ; que les forces russes sont complètement anéanties. « Notre capitaine nous réunit pour nous annoncer que Verdun est tombé ; 70 000 Français ont été faits prisonniers d’un seul coup ; on ne sait où les mettre, tant ils sont nombreux. » Sans doute, certains régimens allemands ont reculé, depuis l’époque de leur marche sur Paris : simple mouvement d’aile, accompli pour des raisons stratégiques. Les inventions les plus puériles, et à vrai dire les plus sottes, trouvent crédit. « N’aie confiance que dans les Allemands ! Méfie-toi des trappes des maisons françaises, et des alimens empoisonnés. Fais-les d’abord goûter aux enfans des personnes chez lesquelles tu loges. De même pour le chocolat : fais-le goûter d’abord… » — « Fran Ziégler est arrivée mardi de Wüzbourg, apportant la nouvelle que tu étais empoisonné : un Français t’avait donné de la saucisse empoisonnée… » On a été jusqu’à codifier les précautions à prendre contre de tels dangers : « Avis important à nos compatriotes qui sont en pays ennemi. 1° Prendre garde en pénétrant dans les maisons françaises qu’elles ont souvent des trappes pour descendre à la cave, et même souvent plusieurs dans le même bâtiment. 2° Ne pas oublier de prendre garde aux armoires cachées dans les murs. 3° Si des gens du pays ennemi offrent à manger ou à boire, ne rien prendre avant d’en avoir fait goûter aux gens eux-mêmes. Faire remuer complètement les boissons par ces gens, les faire déguster par eux sous vos yeux. S’ils le font, vous pouvez boire. » — En face de la vertueuse Allemagne, justicière et vengeresse, la France battue, avilie, et perfide par surcroit.

Ainsi tout se mêle, les instincts légitimés et les vertus faussées. Comme ils écrivent sur la porte des maisons de nos villages où ont séjourné leurs espions : Gute Leute, pour que ces maisons deviennent sacrées à leurs soldats, de même ils ont proclamé leurs âmes bonnes entre toutes. Il n’y a plus d’harmonie dans ces âmes, plus de principe d’ordre. Elles n’ont plus d’aspiration ; elles veulent rester ce qu’elles sont, leur être propre représentant la perfection allemande, et par conséquent toute perfection. Elles ont érigé leur orgueil en dogme. Elles ont renoncé à la grande loi qui demande comme premier principe de vertu l’humilité, au travail intérieur, à l’effort qui exalte ce qui est noble, abolit ce qui est bas. Plus de progrès depuis quarante-quatre ans, puisqu’elles ont renoncé aux conditions mêmes du progrès ; elles sont demeurées telles que les avait faites leur précédente victoire. Ce n’est plus en elles-mêmes qu’elles regardent ; elles considèrent comme leur tâche de s’imposer aux autres dans tous les domaines, à titre de modèle absolu. Elles demandent, elles exigent qu’on reconnaisse cette supériorité sans discussion, pour la raison qu’elles l’ont établie. Tout leur effort est de dominer, non pas au nom du droit, mais au seul nom de la puissance allemande. Seulement, à force de vouloir être allemandes, elles se sont exclues de l’humanité.

Ceci n’est pas une formule. J’entends encore ce jeune Prussien de dix-huit ans, engagé pour la guerre, qui a quitté pour les champs de bataille le lycée où il terminait ses humanités. Il vient d’être fait prisonnier, après s’être courageusement battu. On lui a reproché, à lui qui peut comprendre, les actes de barbarie commis par ses compatriotes. Il a soutenu leur cause, et a voulu trouver à toutes les accusations des réponses. Il continue à se défendre, maintenant qu’il est seul avec moi dans l’automobile qui l’emmène vers l’arrière. Le pittoresque du spectacle, — les sentinelles qui nous arrêtent de leur fanal, un régiment de dragons qui flous croise dans l’ombre, les cantonnemens entrevus, tout le mystérieux d’une nuit pleine de rumeurs guerrières, — rien ne distrait sa pensée et ne.calme son émotion. Il parle de la violation de la neutralité de la Belgique. « Du point de vue humain, je ne dis pas que nous ayons eu raison. Mais du point de vue allemand, nous devions le faire… »


Les voici devant nous, ces guerriers. La campagne est finie pour eux ; ils sont prisonniers, et désarmés. Leur patrouille s’est avancée trop près de nos lignes ; ou bien leur tranchée a été conquise par les nôtres ; quelques-uns se sont rendus spontanément. Il y en a de toutes les régions ; ceux-ci ont l’accent de Bavière, et ceux-là de Saxe. Il y en a de vieux et de jeunes ; beaucoup de très jeunes, avec je ne sais quoi de puéril encore dans l’expression du visage. Race qui apparaît moins vigoureuse qu’on n’aurait cru d’abord, à mesure que les réserves viennent boucher les vides ; la boutique et l’usine ont arrondi les épaules et voûté la poitrine. On rencontre quelques types solides, massifs ; on n’en rencontre guère qui soient beaux.

Le drap gris, de leurs vêtemens est déchiré par places : les fils de fer des tranchées, quelquefois l’éraflure des balles, ont emporté les lambeaux. Leurs bottes sont boueuses ; leurs mains sont hâlées et tannées ; leur barbe est inculte ; leur visage porte la marque des fatigues et des souffrances : toute l’usure des marches, des alertes, des nuits sans sommeil, des matins glacés ; tous les nobles stigmates de la guerre… Pourtant, il leur manque la fierté que devraient leur donner ces vêtemens salis, cette boue qui fut leur lit de repos, cette pâleur qui dit leurs sacrifices. Rien dans l’allure ne révèle le combattant trempé par l’épreuve ; aucune noblesse individuelle ; leur attitude affaissée, leurs gestes lourds, leur passivité, donnent l’impression d’une vulgarité foncière. Ils saluent avec une raideur d’automates, lorsqu’ils devinent un de nos officiers, puis retombent dans leur affaissement. Dans des décors qui varient au hasard de la campagne, le préau d’une école, le vestibule d’un château, la prison très primitive d’un petit village ; en plein air, au milieu d’une prairie ou d’un champ ; quelquefois le soir, à la lueur d’une lampe incertaine, tandis que les silhouettes falotes se détachent à peine des profondeurs de l’ombre, on interroge ces vaincus.

Ici non plus, je ne répéterai pas ce que leurs réponses peuvent apporter d’utile à nos chefs ; c’est mon devoir. Mais ceci exclu, comme elles apparaissent bien telles que les montraient leurs confessions écrites, ces âmes sans charité ! Quels pauvres débris offre le surhomme, lorsqu’on lui a retiré tout d’un coup l’orgueil qui faisait son seul soutien ! Sur la figure de ces prisonniers se peint la stupeur.

Ils sentent obscurément qu’ils ont vécu jusqu’ici sous une loi d’exception faite par eux et pour eux ; et qu’ils retombent maintenant sous la loi de justice faite pour tous les hommes. Ils ont pillé à la fois par plaisir et par ordre ; quand ils allaient enduire de pétrole les maisons des villages de France, c’était, comme ils l’écrivaient, du service pour la patrie ; ils fusillaient les non-combattans, parce qu’il est du devoir d’un bon Allemand de démoraliser l’ennemi, sans s’arrêter au choix de moyens. Ils se rappellent maintenant qu’il est défendu de détruire, et que le sang innocent doit retomber sur celui qui l’a versé. Ce pays qu’on avait représenté aux plus intelligens d’entre eux comme si profondément enfoncé dans la paix, qu’il serait incapable même d’une convulsion guerrière, les tient désormais en son pouvoir. Ces gens, qui parlent autour d’eux une langue qu’ils ne comprennent pas, sont ceux qu’ils méprisaient tout à l’heure ; au lieu d’être la matière d’une facile conquête, ils sont les vainqueurs. Ces soldats à l’uniforme qui faisait l’objet de leurs plaisanteries, ces « pantalons rouges, » ainsi qu’ils les désignaient, ces vaillans qui se sont emparés d’eux, possèdent la force : ils les entourent, en armes, tandis qu’eux-mêmes sont désarmés. Ils avaient rêvé une entrée solennelle dans Paris, objet de leur convoitise, idéal souhaité, qu’on leur rappelait dans les lettres venues du pays : ils ont passé dans les rues du village qu’ils avaient essayé de prendre la veille, mornes et piteux : tel fut leur cortège triomphal. Habitués à se tourner vers leurs officiers dans toutes les circonstances de la vie, ils n’ont plus personne qui pense pour eux, et qui leur explique ce mystère. Les fausses nouvelles dont on avait entretenu leur courage sont démenties sans appel. « Le journal vient d’arriver. En grosses lettres : la prise de la forêt de l’Argonne. » Ce n’est pas vrai. « Nous venons d’apprendre que la ville d’Ypres est entre les mains des Allemands. » Ce n’est pas vrai. « Le bruit circule que les Français sont complètement encerclés. » Ce n’est pas vrai. « Notre aile droite et notre aile gauche ont déjà tellement entouré l’ennemi, que toute la bande sera bientôt forcée de se rendre. » Ce n’est pas vrai. Toutes leurs illusions tombent d’un seul coup ; il semble à leurs cerveaux confus qu’ils entrent dans un monde dont toutes les données seraient renversées ; et à leur stupeur se mêle l’effroi. Car leurs chefs leur ont encore dit, se méfiant des désertions faciles, que les Français traitaient mal leurs prisonniers, et les tuaient. Sachant qu’ils ont mérité ce châtiment pour avoir transgressé les lois de la guerre, et qu’ils n’hésiteraient pas à l’appliquer eux-mêmes, ils le redoutent, et ils tremblent ; nous avons vu des sous-officiers de carrière pleurer à la pensée que, l’interrogatoire fini, on allait les fusiller. « Pas de pardon. »

Et nous en avons vu, qui disaient avoir pris part à plusieurs assauts à la baïonnette ; qui portaient sur leur poitrine le ruban de la Croix de fer, — prodiguée sans doute, multipliée comme une réclame, mais qui n’en veut pas moins signifier une hiérarchie dans la bravoure ; — plus que de simples soldats, des gradés à la veille de passer officiers : nous en avons vu de tels, et souvent, qui révélaient d’une âme tranquille ce que le devoir le plus élémentaire leur eût interdit de cacher. Sans avoir l’air de se douter de la trahison commise, ils disaient tout ; leurs gros doigts montraient sur la carte les emplacemens et les positions ; il n’était même pas besoin de les presser, pour obtenir d’eux tout ce que nous voulions savoir. Assurément, et surtout au début de la campagne, quelques officiers hobereaux ont montré une morgue qui faisait un contraste ridicule avec les réalités de leur situation. Certains aussi, refusant dès l’abord de répondre, ont fait preuve de dignité. Mais c’est l’exception. D’ordinaire, ils parlent ; même les officiers de réserve ne se croient pas tenus au secret : comme si, débarrassés de leur fonction, ils étaient délivrés du même coup des obligations morales qu’elle comporte.

C’est ici, précisément, que se trahit encore l’absence d’un principe supérieur qui les soutienne. Ils allaient comme une force inconsciente, en vertu de l’impulsion reçue ; ils n’avaient pas pris la peine de soumettre à l’épreuve de la réflexion intérieure les mobiles qui les dirigeaient, sûrs de leur valeur, puisqu’ils étaient Allemands. La critique, l’angoisse du doute, la nécessité de refuser ou d’accorder une adhésion personnelle même aux vérités que l’autorité et la tradition donnent comme certaines, n’ont jamais ébranlé leur âme, mais ne l’ont pas non plus trempée. Leur courage ne va pas jusqu’à la vertu personnelle, capable de prolonger l’effort collectif parce qu’elle l’a d’abord fondé. Réglés en tout, disciplinés, ils sont incapables d’improviser quoi que ce soit, fut-ce le devoir. Hors du dogme de l’orgueil, ils n’ont plus rien. Ils sont pris : ils parlent.

Les soldats à plus forte raison, dans la mesure où ils sont au courant de leurs propres opérations. Quand on a dissipé leur terreur première ; quand on leur a affirmé qu’ils seraient conduits dans une ville de l’intérieur, où on les traitera bien, jusqu’à la fin de la guerre : alors ils pourront regagner leurs foyers ; quand ils voient que nous les traitons sans cruauté, et que nos soldats partagent avec eux leur pain : ils semblent revenir à la vie. Finies les batailles, finies les privations ; ils mangeront à leur faim ; ils ne souffriront plus du froid ; leur tranquillité est assurée, presque leur bien-être, par comparaison. Ils sont heureux comme des naufragés échappés à la mer, et ils parlent. Ils disent à leur façon la bataille, et ouvrent des yeux effarés, en rappelant les journées passées sous le feu de notre artillerie, tandis que leurs régimens semblaient fondre-La guerre ? Mais personne ne la voulait. « Nous savons bien que les Français ne voulaient pas la guerre ; mais les Allemands ne la voulaient pas non plus. » Ils sont convaincus que leur pays ne s’est engagé dans le conflit que malgré lui ; ils racontent d’obscures histoires d’où il ressort que la responsabilité retombe sur tous les peuples d’Europe, excepté sur l’Allemagne et sur l’Autriche. Et ils répètent, inlassablement, qu’ils n’ont pas souhaité la guerre, que la guerre contre la France n’a jamais été populaire chez eux, que leur plus grand désir est de la voir finir. Ils nous font la grâce de nous assurer qu’ils veulent nous anéantir sans nous détester ; à les entendre, nous devrions envier aux Russes, et davantage encore aux Anglais, l’honneur d’être haïs par eux.

Disent-ils vrai ? Ils disent aussi qu’ils ont observé les lois de la guerre ; qu’ils ont respecté nos œuvres d’art : qu’ils n’ont bombardé nos cathédrales que poussés par la nécessité ; qu’ils ont respecté les femmes, et qu’ils n’ont jamais tué d’enfans. Même quand on trouve sur eux des objets de pillage, ils soutiennent qu’ils n’ont pas pillé, et rejettent la faute sur quelque camarade, dont ils les auraient reçus sans en connaître la provenance. Mais s’il était vrai qu’ils eussent fait cette guerre sans haine, combien leur âme serait plus basse encore, capable de tels forfaits sans passion !


J’ai dit ce que j’ai vu. Certes, cette guerre offre des spectacles sublimes, et qu’on voudrait être capable de décrire. D’autres diront l’aspect nouveau des champs de bataille, où les yeux inexercés cherchent en vain l’ennemi : des lignes de tranchées confusément aperçues ; quelques points mouvans, bientôt disparus, qui sont les compagnies ou les bataillons ; et, dans le ciel, les flocons blancs des obus poursuivant les aéroplanes. Ils diront la violence inouïe des canonnades, et les duels d’artillerie que la nuit même n’interrompt pas. Ils diront les villages ravagés, les villes devenues décombres, et les murs des églises éventrées debout parmi les ruines. Et d’autres diront encore, — suivant l’expression d’un écrivain au mâle génie, digne de traduire les sentimens de la nation, et capable de les exalter encore, — d’autres diront les saints de France : nos soldats dans les tranchées. Humbles saints, qui n’ont rien du romanesque mais qu’on leur prête, d’autant plus admirables qu’ils sont plus simples, et que leur vertu de patience est plus mêlée aux réalités communes…

Le spectacle des prisonniers de guerre n’a pas cette beauté. Le sort n’a fait à ces hommes, en leur sauvant la vie, qu’une faveur mesquine, puisqu’il les a désarmés. Même envers ceux d’entre eux qui furent braves, on serait tenté, si on ne prenait garde, d’être injuste, pour les voir si loin de l’action, si près de l’espoir.

Mais, s’il manque de grandeur et de poésie, ce spectacle est utile ; et plus utile encore l’examen des lettres et des papiers, qui montre le fond des cœurs. Non par des théories, mais par les constatations les plus immédiates, auxquelles nous nous sommes tenus à dessein ; par des faits, dont nous avons voulu que le lecteur fut juge, en rapportant les expressions mêmes qui les énonçaient, nous sommes arrivés à voir ces réalités : une âme qui s’est mise au-dessus de l’humanité, par orgueil ; une âme qui se trouve, lorsque cet orgueil vient à lui manquer, dépourvue des vertus véritables qui font la force de l’homme.

En vérité, j’aime mieux notre âme française. Il n’y a pas si longtemps qu’elle apparaissait au monde comme déchirée, et, par endroits, gâtée. Ceux qui l’aimaient ne s’y trompaient pas ; ils distinguaient, au milieu des défauts, des germes de vie qui voulaient se faire jour ; ils prévoyaient la floraison. Mais il fallait leur intuition pour voir, dans les penseurs qui avaient commencé à traduire son renouveau, les maîtres de l’heure, qui ne semblaient être encore que les prophètes d’un avenir lointain. Et comme elle étalait ses imperfections et dissimulait volontiers ses vertus, ceux qui avaient intérêt a son dépérissement allaient prédisant qu’elle devait mourir.

Au moins, rien de ce qui est humain ne lui était-il étranger ; si elle péchait, elle ne péchait pas par l’hypocrisie du pharisien ; elle était inquiète et tourmentée ; elle cherchait ; ce qu’elle demandait, c’était peut-être l’épreuve. L’épreuve est venue et lui a rendu sa qualité première. Tandis que l’Allemagne, sortie de son ivresse, n’aura plus aux lèvres que l’amertume et le dégoût, la France retrouve son intelligence saine, son cœur vaillant, tous les jours davantage. Des lendemains glorieux que nous promet l’amour de la patrie purifiée, je veux pour preuve les admirables soldats qui passent au moment même où je termine ces lignes, et qui s’en vont, la tête haute et les yeux graves, vers la bataille, — vers la victoire qu’ont préparée nos chefs.


PAUL HAZARD,

Lieutenant interprète.