Un Général diplomate au temps de la révolution/03

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Un Général diplomate au temps de la révolution
Revue des Deux Mondes3e période, tome 64 (p. 798-829).
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UN
GENERAL DIPLOMATE
AU TEMPS DE LA REVOLUTION

III.[1]
LA DÉFECTION DE DUMOURIEZ.


Archives des affaires étrangères et Archives nationales, Correspondances de 1792 de 1793. — Mortimer-Ternaux, Histoire de la Terreur, tome VI, appendice ; Mémoires de Dumouriez. — Borgnet, Histoire des Belges. — Vivenot, Quellen zur Geschichte der Politik OEsterreichs, tome III ; Id., Vertrauliche Briefe von Thugut, tome I. — Sybel, Histoire de l’Europe pendant la révolution française. — Journal et Correspondance de Fersen, etc.


I

La conquête de la Belgique était l’idée maîtresse de Dumouriez. Le 28 octobre 1792, il se mit en marche pour l’entreprendre. Il connaissait les Belges ; il savait que le clergé avait été l’âme de leur révolution, que le rétablissement des anciennes coutumes en avait été l’objet et que rien ne ressemblait moins à la révolution toute démocratique qui s’était accomplie en France. Mais la France proclamait la souveraineté du peuple, elle appelait les nations à l’indépendance : les Belges voulaient être libres, et bien qu’ils entendissent faire de leur liberté un usage différent de celui qu’en faisaient les Français, ils pouvaient s’accorder avec eux sur le principe même de leur affranchissement. Dumouriez jugeait nécessaire de ménager ces dispositions, qui étaient celles de la majorité. Il y avait aussi en Belgique un parti de démocrates qui professaient les idées françaises ; tout en gardant ses faveurs pour ce parti, Dumouriez pensait qu’il ne convenait point de le soutenir exclusivement, encore moins d’en imposer la domination par la force. La France laisserait donc les Belges disposer d’eux-mêmes, ce qui était à la fois conforme à ses principes et à son intérêt. Les commissaires de la convention qui se trouvaient à l’armée du Nord étaient tellement pénétrés de ces idées qu’ils refusèrent de suivre les troupes en Belgique, « ne voulant pas, disaient-ils, donner par leur présence à l’expédition le caractère d’une invasion politique, et pour ne pas violer, même indirectement, le principe de la souveraineté du peuple. »

Le 6 novembre, les Autrichiens présentèrent la bataille aux Français entre Mons et Jemmapes. Dumouriez enleva ses troupes : ses dispositions étaient bonnes, il paya intrépidement de sa personne. Les républicains culbutèrent les impériaux. La Belgique était ouverte. Une effroyable panique se répandit dans Bruxelles. Le gouvernement perdit la tête et partit, ouvrant les prisons, déchaînant les bandits et livrant d’abord aux malfaiteurs la ville qu’il abandonnait à l’ennemi. Les nobles s’enfuirent. Leurs voitures s’entassaient sur les routes. Les plus misérables étaient les émigrés français, car ils savaient qu’à leur égard le vainqueur serait sans merci. Fersen, qui assistait à ces scènes lugubres, nous les montre « sans argent, sans ressources, au désespoir. C’était un spectacle déchirant : des jeunes gens et des vieillards du corps de Bourbon étaient demeurés en arrière, pouvant à peine se traîner avec leur fusil et leur sac ; d’autres voyageurs, à pied et en charrettes, portant le peu qu’ils avaient pu emporter. Il y avait même des femmes comme il faut allant à pied, les unes portant leur enfant sur le bras, d’autres un petit paquet. » Cette cohue déplorable s’écoulait vers l’est, au milieu des chariots qui s’encombraient, pressée, écrasée par les troupes qui battaient en retraite.

Poussant devant eux cette sinistre déroute de l’ancien régime, le républicains triomphans entrèrent, le 14 novembre, dans Bruxelles. Les magistrats apportèrent à Dumouriez les clés de la ville. « Citoyens, leur dit-il, gardez vos clés vous-mêmes et gardez-les-bien. Ne vous laissez plus dominer par aucun étranger ; vous n’êtes point faits pour l’être. Joignez vos citoyens aux nôtres pour chasser les Allemands. Nous sommes vos amis, vos frères. » C’est ainsi qu’il entendait la conquête de la Belgique ; c’est ainsi qu’il l’opéra au milieu de la soumission empressée des peuples, qu’il rassurait sur leur sécurité et dont il flattait les instincts d’indépendance. Le 28 novembre, il atteignait Liège : il s’y arrêta pour refaire son armée et organiser la république belge. Ces deux objets exigeaient tous ses soins. Il se heurta partout au même obstacle : l’opposition que le parti révolutionnaire, dominant à Paris, fit désormais à sa personne et à ses plans. Il était en lutte ouverte avec Pache, ridicule commis de la commune dans les bureaux de la guerre, étrange ministre qui semblait s’être donné pour tâche de désorganiser la victoire. Pache envoyait des émissaires où il fallait des intendans. Ses agens, qui s’occupaient de propagande démagogique beaucoup plus que d’approvisionnemens, exaspéraient les Belges par leur tyrannie et leurs réquisitions. L’armée, réduite à vivre sur le pays, le vexait inutilement, « Quoique mes progrès vous paraissent très rapides, écrivait Dumouriez à Lebrun[2] le 22 novembre, je n’en juge pas de même. Je manque de tout et je suis obligé de m’arrêter souvent, faute de moyens, quoique mon armée soit pleine d’ardeur et de volonté. Si l’effroi des Autrichiens n’était pas si grand, ils m’arrêteraient souvent, car cette armée diminue beaucoup par la désertion des volontaires, grâce au décret qui a prononcé trop tôt que la république n’était plus en danger. » Un de ses lieutenans, La Bourdonnaye, avait frappé des contributions écrasantes à Tournay. Dumouriez les leva, et demandant le rappel de La Bourdonnaye ; il écrivait à Pache : « Ce général agit en conquérant, ses agens menacent les villes d’exécution militaire comme les Prussiens faisaient en Champagne. Je ne serai ici ni l’Attila ni le fléau de la Belgique. » Espérant être mieux écouté et mieux compris de Lebrun, il lui mandait : « Je vous annonce que j’ai beau battre les Autrichiens, cette superbe expédition se terminera mal, parce qu’on contrarie tous mes plans, parce qu’on tyrannise le pays, parce que des spéculateurs avides, soutenus par les bureaux de la guerre, accaparent toutes les subsistances, sous prétexte de nourrir l’armée, et la laissent manquer de tout. Mon indignation est à son comble ; cependant j’irai jusqu’à Liège, j’y planterai l’arbre de la liberté, et lorsque j’aurai (posé les quartiers d’hiver sur la Meuse, j’enverrai ma démission. Il faut que tout le monde concoure à mes plans ou que je les abandonne tous[3]. » A l’exception de Pache, qui ne s’appartenait pas et qui d’ailleurs ne comprenait rien, le conseil était encore tout acquis à Dumouriez. Loin de songer à accepter sa démission, il formait le dessein de lui confier une nouvelle entreprise. Pressé par les patriotes hollandais, qui sollicitaient son appui pour renverser l’aristocratie, le conseil songeait à fortifier sa future domination en Belgique par une révolution qui substituerait en Hollande à un gouvernement hostile un gouvernement ami. Il ordonna, le 16 novembre, à Dumouriez de poursuivre les Autrichiens, même sur le territoire hollandais, dans le cas où ils s’y retireraient. En même temps, pour donner satisfaction à un vœu fort ancien des Belges, il déclarait libre la navigation de l’Escaut, que les traités réservaient aux Hollandais. Ces deux mesures impliquaient une guerre contre la Hollande. Lebrun ne le dissimulait pas : « A la gloire d’avoir affranchi les Belges catholiques, écrivait-il à Dumouriez[4], j’espère que vous joindrez celle de délivrer leurs frères stathoudériens. » Dumouriez y était tout disposé. Il était en relation avec les comités des patriotes bataves, et il comptait sur une révolution pour le jour où il entrerait en Hollande. Il espérait pouvoir le faire au mois de janvier[5]. Il était tout feu : l’ardeur conquérante du militaire étouffait en ce moment chez lui la prudence du politique. L’enthousiasme général le gagnait. Il écrivait à Custine, le 29 novembre : « Il est certain que nous ne devons pas poser les armes avant de nous être assurés que le Rhin servira de limites à notre empire ; soit par agrégation de républiques libres, sous notre protection, soit par acceptation des peuples qui s’offriront à nous et entreront dans la composition de l’empire français. Les gens timides diront que c’est aller contre nos principes et nous jeter dans les conquêtes. Il y a à leur répondre qu’il y a une différence entre conquérir, qui est un acte de violence, et recevoir dans son sein les peuples qui s’offrent volontairement, ce qui est un acte de fraternité. »

L’invasion de la Hollande pouvait cependant avoir pour conséquence une guerre avec les Anglais, alliés intimes et protecteurs avoués du gouvernement hollandais. Dumouriez, quittait en veine de chimères, affectait à cet égard la plus étonnante confiance. L’expédition serait si vite faite que l’Angleterre n’aurait pas le temps de s’y reconnaître. D’ailleurs, la France la menacerait et la séduirait à la fois ; elle la mettrait en demeure de choisir entre une guerre maritime et l’immense bénéfice que lui donnerait l’affranchissement des colonies espagnoles. « Maîtres de la marine hollandaise, écrivait Dumouriez[6],.. nous serions assez forts pour écraser l’Angleterre, surtout en intéressant les États-Unis d’Amérique au soutien de nos colonies et en exécutant un superbe projet du général Miranda. » Miranda était né à Caracas, il servait dans l’armée de Dumouriez, il rêvait la liberté de sa patrie. « Revoyez mon instruction à l’ancien évêque d’Autun, concluait Dumouriez, et vous y verrez un plan de négociation avec l’Angleterre… »

Cette négociation, sur laquelle il avait fait naguère tant de fond, avait échoué depuis longtemps et radicalement. Dans le temps même où il songeait à la renouer, l’ancien évêque d’Autun employait à méditer sur les causes de son échec les loisirs que lui laissait son ambassade de Londres. Depuis la captivité de Louis XVI, il n’y avait plus de relations officielles entre les deux états ; les membres de l’opposition eux-mêmes, qui se sentaient compromis, abandonnaient les envoyés français. Un courant d’opinion, qui allait devenir irrésistible, entraînait les Anglais contre la république. « Le 10 août a du nécessairement changer notre position, écrivait Talleyrand[7] ; il a peut-être sauvé l’indépendance et la liberté françaises ; il a du moins écarté et puni des traîtres ; mais il nous a paralysés. Dès ce moment, il n’est plus possible de répondre des événemens ; il faut agir sur des bases nouvelles, ou plutôt, en s’abstenant d’agir, il faut se borner à surveiller et à prévenir les coups qui pourraient nous être portés de ce côté. » Comme il ne pouvait exercer d’action sur les Anglais, il s’efforçait de mieux éclairer ses concitoyens sur les dangers auxquels les exposait la politique de propagande armée, de conquête et de révolution. Il précisa et motiva ses idées sur la grande crise qui commençait. Le rôle considérable qu’il joua en 1814 à Vienne et en 1830 à Londres, donne un intérêt historique aux vues qu’il développait en 1792. Elles forment le lien entre les hommes en apparence si divers que l’on a vus se succéder en lui sous le même visage et sous le même nom[8]. Cette méditation politique est datée du 25 novembre et intitulée : Mémoire sur les rapports actuels de la France avec les autres états de l’Europe.

Selon Talleyrand, ce serait fausser l’esprit de la révolution que d’adapter au régime nouveau les traditions de conquête, les idées de « primatie » qui étaient celles du régime ancien. La France républicaine ne peut entrer dans ces alliances d’arrondissement et de partage, « arrangement entre des maîtres, conjuration contre des peuples. » La constitution ne comporte que des alliances défensives ; l’objet principal en sera la défense des peuples libres que la France aura aidés à s’émanciper ; mais il faut se garder de l’ambition qui tend à s’insinuer sous le masque de la générosité :


Après avoir reconnu que le territoire de la république suffit à la population et aux immenses combinaisons d’industrie que doit faire éclore le génie de la liberté ; après s’être bien persuadé que le territoire ne pourrait être étendu sans danger pour le bonheur des anciens comme pour celui des nouveaux citoyens de la France, on doit rejeter sans détour tous ces projets de réunion, d’incorporation étrangère qui pourraient être proposés par un zèle de reconnaissance ou d’attachement plus ardent qu’éclairé ; on doit être convaincu que toute acceptation ou même tout désir public de ce genre de la part de la France contrarierait d’abord sans honneur et sans profit, ensuite avec péril pour elle, ces renonciations faites si solennellement et avec tant de gloire, et dont l’Europe est loin d’attendre l’inexécution au moment où elle s’unit par ses vœux au succès d’une cause qu’elle croit ne pouvoir être souillée ni par l’ambition ni par l’avidité. La France doit donc rester circonscrite dans ses propres limites ; elle le doit à sa gloire, à sa justice, à sa raison, à son intérêt, et à celui des peuples qui seront délivrés par elle.


Ces peuples : les Savoisiens, les Belges, les Liégeois, la France les protégera, elle formera avec eux des traités de garantie et de commerce. Elle en formera de semblables avec l’Angleterre rassurée, et, s’unissant pour une des plus vastes opérations de la politique moderne, les deux anciennes rivales travailleront à émanciper les colonies espagnoles. La France surtout en profitera. « Après une révolution, il faut ouvrir de nouvelles routes à l’industrie, il faut donner des débouchés à toutes les passions : cette entreprise réunit tous les avantages. » Ces vues de Talleyrand, qui se rattachaient avec une telle fermeté de bon sens aux idées fondamentales du plan politique de Dumouriez, paraissent avoir vivement frappé le gouvernement de Paris. On assure même que Danton se fit faire de ce mémoire une copie que l’on retrouva dans ses papiers. S’il lut ces considérations si sages, le fougueux tribun ne s’en pénétra guère. Cependant les rapports de Chauvelin, ceux de l’ex-abbé Noël, qu’on lui avait adjoint, ceux de Maret, que l’on venait d’envoyer à Londres pour les seconder tous les deux, aboutissaient à la même conclusion : la propagande armée, la conquête dissimulée sous forme d’affranchissement, le procès de Louis XVI, l’ouverture de l’Escaut, les menaces adressées à la Hollande, tout concourait à irriter le public anglais, à pousser le gouvernement à la guerre. Si la France voulait l’éviter, elle le pouvait peut-être encore, mais il était temps de s’arrêter, et le plus urgent était de rassurer les Anglais sur l’article de la Hollande.

Le conseil exécutif en eut le sentiment ; il chargea Chauvelin d’entamer une nouvelle négociation avec l’Angleterre et contre-manda l’expédition de Hollande. La lettre qui en informait Dumouriez est du 6 décembre. Elle le trouva fort découragé. Avec les fumées de la bataille ses illusions s’étaient envolées. Il avait retrouvé sa clairvoyance, et c’était pour compter les obstacles qui se multipliaient autour de lui. Il écrivait à Lebrun, le 18 décembre :


Le dénûment de nos armées prouvé par les plaintes de tous les généraux, les efforts que vont faire l’Autriche et la Prusse au printemps, la marche des Russes, l’armement de l’Angleterre, le peu de cohérence, j’oserais presque dire l’espèce d’anarchie dans laquelle nous existons, tout va se réunir contre nous… — D’un autre côté, les plans très fâcheux qu’on prend pour opérer la révolution de la Belgique, au lieu d’exciter les peuples à la liberté, ne feront que leur inspirer une juste haine contre leurs libérateurs. La Belgique elle-même ne fournira que des ennemis à combattre. Nous n’avons pas une seule place forte, soit pour arrêter l’ennemi extérieur, soit pour tenir le peuple en bride. Attaqués par tous les côtés, nous en serons chassés plus facilement que nous n’y sommes entrés. Voilà ce que je prévois. Je désire de tout mon cœur avoir tort, mais j’ai tout lieu de craindre de ne pas m’être trompé.


Il disait la vérité, mais il ne disait pas toute sa pensée. Le fait est qu’il se trouvait déçu dans toutes ses espérances et se voyait menacé dans tous ses intérêts. En partant pour la guerre, il comptait en revenir dictateur : il avait la victoire, mais la dictature ne se dessinait pas. Loin de là, sa popularité diminuait. On l’attaquait à Paris. Il se sentait suspect, et comment ne l’eût-il pas été ? Il haïssait les jacobins ; il se savait détesté par eux. Il méditait de les anéantir ; ils en avaient le soupçon, ils le dénonçaient. S’il voulait « travailler en grand, » il n’avait plus de temps à perdre. Il avait trop parlé ; désormais il était compromis. Au train dont allaient les choses, le moment était proche où il n’aurait plus à choisir qu’entre un coup d’état, l’exil ou la guillotine. Son choix était fait depuis longtemps.

Comme la plupart des étrangers, qui voyaient les choses du dehors et concluaient d’après les précédens, comme plus d’un philosophe sceptique et plus d’un roué, Dumouriez avait eu de bonne heure l’instinct que les armées joueraient un grand rôle dans la révolution. Il aurait pu dire, et, dans tous les cas, il était homme à bien comprendre ce mot que prononçait Rivarol dès 1790 : « Ou le roi aura une armée, ou l’armée aura un roi… Nous aurons quelque soldat heureux, car les révolutions périssent toujours par le sabre : Sylla, César, Cromwell[9]. » Il aurait pu ajouter : Monck. C’était, en 1790, une conjecture probable : la révolution n’avait pas donné sa mesure ; ce fut, en 1799, une solution fatale : la révolution s’était dévorée elle-même. En 1792, dans l’élan de la guerre d’indépendance, dans l’enthousiasme de la guerre de propagande, lorsque l’émigration semblait encore soutenue par les alliés, lorsque la contre-révolution paraissait encore possible, quand on avait à craindre tous les périls, quand on pouvait s’abandonner à toutes les illusions, avant que la Terreur en flétrissant les âmes, le Directoire, en avilissant les caractères, eussent plié la France à la servitude, c’était commettre une étrange méprise que d’attendre quelque succès d’un coup d’état militaire. Ce coup d’état réussit en 1799 parce que tout le monde était las, parce que sept ans de guerre continue avaient fait de l’armée le principal ressort de l’état, parce qu’on était avide de paix et d’ordre, parce que tout avait été faussé dans les esprits, et, par-dessus tout, la notion de la liberté ; parce qu’enfin le succès de la révolution n’était plus douteux et qu’en acclamant Bonaparte on croyait acclamer la révolution même, confirmée et apaisée. Rien de pareil en 1792. Armée et nation se dérobaient aux complots : c’est que l’une et l’autre, confondues alors, avaient l’instinct profond des nécessités présentes. Cette pensée, que de Maistre a si éloquemment développée, pénétrait toutes les âmes : « Ce n’est point pour ce moment que nous devons agir, mais pour la suite des temps : il s’agit surtout de maintenir l’intégrité de la France, et nous ne le pouvons qu’en combattant pour le gouvernement, quel qu’il soit ; car de cette manière la France, malgré ses déchiremens intérieurs, conservera sa force militaire et son influence extérieure[10]. » Quiconque entreprenait alors contre la république se trouvait conduit, par la force des choses, à travailler pour les émigrés et pour les étrangers, sinon à pactiser avec eux : il travaillait contre la France et contre la révolution ; il soulevait contre lui non-seulement les révolutionnaires, mais toute la France nouvelle, tout ce qui voulait défendre à la fois le territoire national et les libertés conquises. Dumouriez était incapable de le comprendre. Les événemens échappaient à ses calculs. À défaut de boussole, il aurait pu se guider sur les étoiles, mais sa vue était trop courte. Il n’avait ni le cœur assez haut placé, ni le jugement assez droit, ni l’esprit assez largement ouvert pour se diriger dans la tempête où il se trouvait jeté. Il ne lui restait que son empirisme d’aventurier d’ancien régime. Il discerna les écueils, en évita quelques-uns avec adresse, mais il n’aperçut pas le tour » billon, et il s’y abîma.

Il sonda les dispositions de son armée, et la trouva profondément indifférente aux événemens qui se passaient à Paris, même au procès du roi. Il se dit que, pour enlever cette armée et l’entraîner à sa suite, il lui fallait, par quelque entreprise brillante, gagner la confiance des soldats et frapper les esprits de la multitude. Jemmapes n’y avait pas suffi. Il était nécessaire de préparer de nouveaux plans. Ajoutons que les mesures prises par la Convention contrariaient tous ses desseins. Le décret du 15 décembre, sur la conduite à tenir dans les pays occupés, transformait en articles de loi les pratiques qui, selon lui, avaient déjà compromis très gravement l’établissement des Français en Belgique. Il voulait éclairer le gouvernement sur le danger qui en résultait pour la suite de la guerre. Il ajoute, dans ses Mémoires, qu’il espérait, par l’influence de ses conseils, déterminer la Convention à suspendre le procès de Louis XVI. On peut le croire : il était humain, il avait vu de près Louis XVI, Cette immense infortune, si noblement portée, le touchait ; il trouvait le procès injuste et odieux ; il en prévoyait les conséquences funestes : enfin il avait du courage. Tous ces motus le décidèrent à se rendre à Paris.


II

Il y arriva le 1er janvier 1793. Il y cherchait des partisans ou des complices, il y trouva à peine quelques amis. Venu pour observer et se faire voir, il fut contraint de se renfermer, à Clichy, dans une petite maison de Campagne, ne recevant que ses intimes, composant des plans de campagne qu’il adressait à l’assemblée, avec des doléances sur l’abandon où l’on laissait son armée et des menaces de démission. On l’appela au comité de défense générale et dans le conseil exécutif ; on l’écouta, on approuva plusieurs de ses propositions, il ne domina nulle part. D’ailleurs, le conseil exécutif n’existait plus que de nom ; il se dissolvait. Roland se considérait comme démissionnaire, les autres se renfermaient dans leur département. Le gouvernement leur échappait ; ils n’avaient plus de direction. Tout est contradictoire dans leurs mesures, en ces semaines agitées : ils détruisent tour à tour leurs propres desseins. Dumouriez échoua dans tous ceux qu’il avait conçus. Il vit périr Louis XVI, il vit triompher le système révolutionnaire qu’il combattait, il vit la guerre générale désirée par les passions des gouvernails, nécessitée par leurs actes. Il partit le 26 janvier, « le désespoir dans l’âme. » Il espérait encore tenter une négociation avec l’Angleterre ; il chercha même à s’aboucher avec lord Auckland, ministre de la Grande-Bretagne en Hollande ; mais il n’en eut pas le temps. Les Anglais étaient décidés à la guerre. Le 3 février, la Convention la leur déclara ; elle la déclarait en même temps à la Hollande. Le 6, Lebrun écrivit à Dumouriez : — « Les dédains et les insultes » du ministère anglais avaient rendu la guerre inévitable ; les préparatifs de l’Angleterre avaient obligé la France à la prévenir. « Ces puissans motifs, les mêmes qui ont provoqué, sous votre ministère, la déclaration de guerre contre le roi de Hongrie, ont engagé la république française à se décider contre le roi George et le stathouder, et à mettre un terme aux longues incertitudes du public. » — Le rapprochement n’était point sans ironie ; Dumouriez le sentit peut-être ; mais il n’avait pas le temps de se livrer à l’amertume de ses réflexions. On lui commandait de marcher sur la Hollande, et, quelque périlleuse que fût l’entreprise, il ne voyait plus pour sa personne et pour la France d’autre moyen de salut. Il fallait vaincre à tout prix. Cependant, malgré sa confiance en lui-même, il doutait de la victoire. C’est que les conditions, très mauvaises en décembre, étaient devenues pires, et sous tous les rapports, « Tout me manque, écrivait-il à Lebrun… Il faut un cas aussi désespéré que celui où nous nous trouvons pour que j’entreprenne une expédition pareille avant d’être pourvu de tous les moyens nécessaires pour y réussir… » Il était dans et un dénûment absolu ; » toutefois le plus grand péril ne venait pas de là : « Ce qui me fait le plus de mal et ce qui m’engage à tout hasarder, écrivait-il à Beurnonville, qui avait remplacé Pache à la guerre, c’est le danger de l’insurrection totale de la Belgique[11]. »

C’était la conséquence du décret du 15 décembre et de la manière brutale dont on avait appliqué aux Belges ce code de la propagande armée et de la conquête révolutionnaire. La lutte a ses nécessités : prendre l’offensive afin de n’être point attaqué, occuper le territoire de l’ennemi pour le forcer à la paix, vivre à ses dépens pour qu’il ne vive point aux nôtres ; c’est le fond même de la guerre. Mais les Belges n’étaient point l’ennemi. La France les avait invités à secouer le joug de l’Autriche ; la plupart d’entre eux le détestaient uniquement parce que c’était un joug et qu’ils n’en voulaient aucun. Ils tenaient à leurs coutumes. Ils s’étaient révoltés contre Joseph II, parce qu’il avait violé les vieilles chartes et prétendu constituer la Belgique selon l’esprit du siècle, centraliser le gouvernement, subordonner l’église à l’état, dissoudre les congrégations, fermer les séminaires. La liberté, pour les Belges, c’était ce que Joseph II leur avait pris, ce que ses successeurs ne leur avaient rendu qu’à demi. Au lieu de cette liberté, on leur apportait une révolution. Ils trouvaient trop dur le gouvernement des fonctionnaires autrichiens : on les mit au régime des clubistes de Paris. Ils protestaient contre les impôts levés par l’Autriche : on les accabla de réquisitions et de contributions de guerre. Ils réclamaient leurs moines et leurs séminaires : on chassa les moines et on pilla les églises. Ils aspiraient à former une république fédérative : on leur opposa des vœux de réunion, émis dans les grandes villes par quelques centaines de votans. Les bourgeois, très catholiques, prétendaient se constituer en oligarchie paisible, commerçante, prospère, à la flamande : ils se virent soumis à toutes les rigueurs de l’occupation militaire et livrés à l’arbitraire des démagogues. Les Belges se révoltèrent ; c’était inévitable. Dumouriez l’avait annoncé dès le début. Les agens mêmes de la révolution, les commissaires civils du pouvoir exécutif qui, par esprit de prosélytisme autant que par calcul financier, avaient ainsi bouleversé la Belgique et l’avaient mise en coupe réglée, s’aperçoivent du péril et poussent le cri d’alarme. Ce n’est pas qu’ils reconnaissent leur faute, mais ils se sentent faibles et demandent du secours. Ces terribles missionnaires réclament l’appui du bras séculier. « Il faut nous attendre à de grands mouvemens contre-révolutionnaires, écrivent-ils dans les premiers jours de mars. Et que serait-ce si malheureusement nos troupes, qui sont en avant, essuyaient des échecs qui les forçassent à un seul pas rétrograde ? Très certainement alors les Vêpres siciliennes sonneraient dans toute la Belgique sur les Français, sans que les patriotes belges, tremblans pour eux-mêmes, pussent leur être d’un grand secours. » Tel était le pays que Dumouriez allait évacuer pour se jeter sur la Hollande, tandis que les Autrichiens se reformaient sur le Rhin, menaçaient de le tourner et de couper ses communications. Il n’en partit pas moins. C’est qu’il ne voyait plus de remède, même à ces troubles de la Belgique, que dans l’expédition de Hollande.

« Je voulais, disait-il quelques semaines après à un étranger qui l’interrogeait sur ses plans[12], je voulais pénétrer en Hollande : j’en avais les moyens immanquables ; il me fallait sacrifier du monde, et les Hollandais me désiraient. Maître de la Hollande, où j’aurais peut-être permis le pillage, je prenais les troupes de la république sur lesquelles je croyais pouvoir compter, et je les incorporais dans mes troupes de ligne qui commençaient à me manquer. Avec une armée aussi formidable, j’entrais dans la Belgique, je la délivrais de ses nouveaux tyrans conventionnaux ; la nation belgique m’eût fourni une nouvelle augmentation à mon armée, à l’aide de laquelle j’attaquais les Autrichiens, les faisais reculer en Allemagne, pour pouvoir ensuite, à la tête d’une armée innombrable et invincible, entrer en France, la constitution à la main, exterminer la république et ses adhérons, rétablir une loi et un roi dans ma patrie, et dicter ensuite la paix au reste de l’Europe. » Le roi dont il parle, eût été Louis XVII régnant sous sa tutelle constitutionnellement avec deux chambres[13]. C’était une aventure, il s’y jeta en véritable aventurier, ne cherchant que les coups d’éclat, visant à surprendre et à éblouir. L’état de son armée l’obligeait du reste aux manœuvres rapides. « Tout manque aux troupes que j’emmène avec moi, » écrivait-il, le 18 février, à Beurnonville. Il chargea l’un de ses lieutenans, Miranda, d’assiéger Maastricht : il avait des intelligences dans la place et pensait qu’elle capitulerait promptement. Cela fait, Miranda marcherait sur Nimègue avec un corps qui, renforcé par une partie de celui de Valence, s’élèverait à 30,000 hommes. Cependant, il s’avancerait lui-même sur la Basse-Meuse, la passerait vers Dordrecht, surprendrait les Hollandais et, rejoint par Miranda, les enfermerait entre deux feux.

Il franchit la frontière, le 17 février, près de Berg-op-Zoom, et lança aux Bataves une proclamation destinée à séparer la nation de son gouvernement. Il menaça de répressions sévères les magistrats qui ordonneraient d’ouvrir les écluses ou de rompre les digues : leurs biens seraient vendus au profit des habitans des pays inondés. C’était habile ; mais il fallait agir très vite, et il fut arrêté à l’embouchure de la Meuse, faute de moyens de passage. Miranda était également arrêté devant Maëstricht : il comptait sur un coup de main, il le manqua, et comme il n’avait point d’artillerie de siège, il lui fallut se borner aux menaces et aux démonstrations. Ces retards permirent aux Autrichiens d’arriver. Clerfayt poussa devant lui le corps de Valence, qui, affaibli par les désertions et disséminé dans des cantonnemens trop étendus, ne présentait pas de consistance. L’archiduc Charles marcha sur Maëstricht ; Miranda se crut perdu, leva le siège la nuit du 3 mars, et se replia sur Liège où se trouvait Valence. Pendant tout l’hiver, cette armée s’était débandée faute d’officiers, faute de discipline, faute de fournitures. Cet échec l’acheva[14]. Elle se retira devant l’ennemi, et la retraite se transforma bientôt en déroute. Redoutant les vengeances du prince-évêque, les habitans du pays de Liège, qui s’étaient prononcés pour la révolution, s’enfuyaient emportant ce qu’ils pouvaient, errans sur les routes, dans la neige, la plupart sans ressources. Les Autrichiens occupèrent Liège le 5 mars. Le prince de Cobourg, qui les commandait, frappa le pays d’une contribution de 600,000 florins, imputables principalement sur les biens des révolutionnaires : c’était la contre-partie du décret de décembre. En Belgique, les agens français enlevaient les objets précieux provenant du séquestre des communautés. La mesure ne devait point s’appliquer aux trésors des églises ; les agens n’en tiennent nul compte et font main basse sur tout ce qui leur convient. A Bruxelles, à Sainte-Gudule, une bande de scélérats saccage l’église et termine le pillage par une mascarade en habits sacerdotaux. Le peuple s’indigne et devient menaçant. Les commissaires du pouvoir exécutif le font désarmer par la troupe, prennent des otages et menacent la ville d’exécution militaire. A Grammont, le commissaire français est arrêté. L’insurrection se propage dans la Flandre ; il se forme des rassemblemens armés. On est à la veille de ces Vêpres siciliennes prédites et redoutées.

Le conseil exécutif, averti du péril, se décide à rappeler Dumouriez. Il reçoit le 8 mars l’ordre formel de rétrograder : c’est la ruine de ses projets ; mais il connaît mieux que personne le danger que court l’armée de Belgique, et il obéit. Tout en se préparant à combattre les Autrichiens, il s’efforce d’apaiser les Belges. Ce n’est pas le retour triomphal sur lequel il avait compté ; il tâche au moins que sa rentrée en Belgique suspende le désastre. A Anvers, le 10 mars, il expulse le commissaire du pouvoir exécutif, ferme le club et rassure les autorités. Le lendemain, il arrive à Bruxelles et se rend à l’assemblée des représentans, qui l’accueille comme un sauveur. Il les apaise, il promet de délivrer les otages, de restituer aux églises leurs trésors, de contenir les démagogues. Il désavoue et condamne, dans une proclamation affichée sur tous les murs, ces actes de brigandage ; il proteste que les Français ne sont venus en Belgique que « pour assurer la liberté et le bonheur du peuple. » Le 12, de Louvain, où il continue son œuvre, il écrit à Beurnonville : « Nous sommes environnés d’ennemis, et les plus dangereux sont les habitans, que nous avons réduits au désespoir par la tyrannie de nos agens politiques et financiers. » Et le même jour, à Lebrun : « Je vous ai prédit ce qui résulterait de l’envoi des commissaires du pouvoir exécutif. Le choix en a été mal fait ; la mission était odieuse. J’ai fait replier à Bruxelles ceux d’Anvers ; je vais donner le même ordre à tous les autres qui sont répandus dans les provinces belgiques ; si le conseil ne se hâte pas de les rappeler, je serai forcé de les envoyer tous en France, parce que le salut de la patrie me le commande. »

Jusqu’alors, il n’agissait qu’en chef d’armée. Désormais, il agit en chef de parti. C’est qu’il est résolu à briser avec les révolutionnaires. Il estime qu’il n’a plus ni le choix des moyens ni le temps d’hésiter. Il expédie sa fameuse lettre du 12 mars au président de la Convention. Il y expose l’état désastreux de l’armée, il en accuse l’incurie du gouvernement et sa fausse politique. « Tant que notre cause a été juste, nous avons vaincu l’ennemi ; dès que l’avarice et l’injustice ont guidé nos pas, nous nous sommes détruits nous-mêmes, et nos ennemis en profitent. » Il dénonce les agens de la propagande en Belgique, il proteste contre l’oppression des Belges. « On vous a menti sur leurs intentions ; on a opéré la réunion du Hainaut à coups de sabre et à coups de fusil. » Il montre la conséquence du « fatal décret » du 15 décembre : la révolte de la Belgique. Il demande que la Convention approuve les mesures qu’il a prises « pour sauver l’armée française, l’honneur de la nation et la république elle-même. » Sept mois auparavant, lorsque Lafayette tentait de défendre la constitution et la royauté, le droit existant, en définitive, contre la force brutale et l’émeute, Dumouriez affectait l’indignation. « Il faut, s’écriait-il, terminer l’aventure du crime de Sedan et la rébellion du petit Sylla[15]. » Dumouriez en joue maintenant le personnage, il en a les desseins, il en prend le ton, il veut payer d’audace et il se perd.

Cette lettre était un manifeste de guerre. Elle était écrite et cachetée lorsque les commissaires de la Convention à l’armée du Nord se présentèrent au quartier-général. C’étaient Treilhard, Merlin de Douai, Camus et Gossuin. L’entrevue fut extrêmement vive. Les commissaires reprochent à Dumouriez d’avoir, sans leur aveu, pris des mesures de l’ordre politique contraires aux ordres de la Convention, Il répond en révolté : « Le premier des décrets, c’est le salut public ; la Convention peut de loin être trompée ; elle l’est certainement sur les affaires de la Belgique. Il a porté tout le poids de la guerre, il a l’honneur de la nation et le salut de l’armée à soutenir ; il en est responsable non-seulement à ses supérieurs, mais à la postérité ; il n’a rien fait avec précipitation ; si les commissaires de la Convention avaient voulu s’opposer à ses mesures, il aurait rendu ces ordonnances malgré eux. » Treilhard s’écrie que c’est une faute grave envers la Convention, que le général doit s’en justifier devant elle. Pour toute réplique, Dumouriez leur lit sa lettre au président, et ils le quittent indignés et consternés.

Cependant Lacroix et Danton, qui se trouvaient en Belgique au commencement de la déroute, étaient partis en toute hâte pour Paris. Le 8 mars, la Convention est instruite par eux du danger qui menace la république. Ils n’en connaissent encore que la moindre partie : ils croient Dumouriez fidèle. Robespierre soupçonne et accuse ; derrière les généraux qu’il dénonce, il vise Danton, qui semble les couvrir. Il demande une police et des bourreaux. Danton réclame un gouvernement et des armées. L’assemblée vote les mesures qu’il propose, elle envoie des commissaires dans les départemens pour soulever la nation et la pousser aux frontières. Paris s’agite, secoué par ces nouvelles. On ferme les théâtres, on bat le rappel, le tocsin sonne, les sections se rassemblent. Une journée se prépare. Le 9, au début de la séance, un député, encore inconnu, se lève et annonce qu’il va parler au nom du peuple. Il se nomme Carrier et demande la création d’un tribunal révolutionnaire « pour juger sans appel et sans recours les conspirateurs et les contre-révolutionnaires. » Le décret est voté, et le nom de Carrier entre dans l’histoire. L’émeute s’organise ; ceux qui la mènent se soucient peu du péril national et de la défense ; l’ennemi qu’ils poursuivent, ce sont les girondins, et ce qu’ils veulent, c’est le pouvoir. Le conseil délibérait quand on annonce que l’assemblée est envahie. Le ministère de la guerre, où le conseil était assemblé, est menacé par la foule. Beurnonville parvient à sortir, rencontre des volontaires bretons qui se trouvaient encore à Paris, se met à leur tête et délivre l’assemblée. Il se fait alors pendant les jours suivans une sorte d’accalmie. Le 14, la lettre de Dumouriez est remise au président de la Convention. Bréard, qui occupe le fauteuil, n’ose prendre sur lui de la lire à l’assemblée. Il la porte au comité de défense générale. Là on décide que Danton et Lacroix se rendront auprès de Dumouriez et le presseront de se rétracter. Le comité juge que Dumouriez est nécessaire à la tête des armées, et que, dans le danger où l’on est, il importe de ne point engager la lutte avec lui. Cette lutte, au contraire, Dumouriez la veut, il s’y prépare, et il espère encore, par une victoire soudaine, relever le moral de l’armée, ressaisir les troupes et reconquérir le prestige dont il a besoin pour la « grande aventure. »

III

Il avait réuni environ 45,000 hommes. Il estimait que les Autrichiens n’en pouvaient pas mettre en ligne plus de 50,000. Il marche sur eux et, le 16 mars, les bat à Tirlemont. Ce succès rend de la confiance aux troupes. Dumouriez n’en considérait pas moins sa situation comme très grave. Il n’en dissimule pas le danger. Il tend même à le grossir : en cas de victoire, il augmentera ainsi son mérite ; en cas d’échec, il diminuera sa responsabilité. C’est avec cette réserve qu’il faut lire les lettres si animées, si colorées, par momens même si pathétiques, qu’il adresse au cours de cette campagne au ministre de la guerre, Beurnonville. Plusieurs ont été communiquées à la Convention et publiées, sauf quelques lacunes. Je cite, de préférence, celles que le gouvernement avait retenues. Dumouriez écrit, le 17 mars, de Tirlemont :


Quoique j’aie fait reculer hier le prince de Cobourg, avec toute son armée, je n’en suis pas moins dans la position la plus terrible où on se soit jamais trouvé. L’armée est sans souliers et sans habits. Je suis dans un pays où il n’y a pas de fourrages, et je n’ai pas de quoi faire subsister ma cavalerie ni de moyens pour traîner mon artillerie. Si j’avance, mes ressources diminuent encore, et je suis dans le cas d’être entièrement perdu… Si nous avions le moindre revers, l’insurrection serait générale contre nous, au moins dans les environs de notre armée.


Le 18, il attaqua l’ennemi dans Nerwinde. Il emporta le village ; mais son aile gauche, accablée par Clerfayt, se débanda. Dumouriez, craignant d’être enveloppé, se retira. Il n’avait point été battu, à proprement parler ; mais, dans les conditions où se trouvaient ses troupes, cette marche en arrière devenait un désastre. L’armée se rompit. « Beaucoup de corps ignorent les noms des généraux qui les commandent et vont errant de village en village, » écrivait un officier. Dumouriez mesura le danger, il en définit les causes, il essaya d’en indiquer le remède. Le 22 mars, il écrivait à Beurnonville :


Il est temps de raisonner très en grand sur notre situation et de penser aux moyens de sauver la France et l’armée. Vous savez que j’ai toujours dit, comme je pense, que les Pays-Bas ne peuvent se défendre qu’avec de l’argent, des subsistances, des munitions et l’appui de la Hollande. L’expédition de la Hollande est abandonnée, au moins jusqu’à nouvel ordre ; ainsi, les Pays-Bas sont au premier occupant. La position de Louvain est détestable. Si je me retire sur Malines, j’abandonne Bruxelles et je suis tourné par mon flanc droit. Si je me retire sur Bruxelles, je suis découvert sur Mons, et l’ennemi peut pénétrer dans le département du Nord, dont les places ne sont approvisionnées ni en munitions, ni en troupes, ni en généraux. Si je me partage en deux corps, indépendamment du troisième corps de 15 à 20,000 hommes qui couvre Anvers, je suis faible partout, car la plupart des bataillons, depuis l’hiver, par la désertion et les congés, sont réduits à 150 ou 200 hommes, et je risque d’être battu des deux côtés. Alors l’ennemi pénètre facilement dans le département du Nord, et rien ne s’oppose à ce qu’il force une de nos places et à ce qu’il arrive à Paris. J’ai lieu de croire que le prince de Cobourg a été considérablement renforcé, et tous les rapports font monter son armée à plus de 70,000 hommes. J’en ai tout au plus 35,000, et malheureusement, ce ne sont plus les hommes de Jemmapes ; ils sont découragés, sans discipline, et ils manquent de tout.

J’envisage ensuite l’état intérieur de la république. Je vois, par tous les rapports qu’on fait à la Convention, la guerre civile prête à éclater et déjà en train dans les départemens de la Vendée, des Deux-Sèvres, de la Loire-Inférieure et du Morbihan. Les départemens de l’ancienne Normandie, du Pas-de-Calais, du Nord, de la Somme et de l’Aisne, sont au moins très tièdes, et il faudrait des troupes pour les contenir et les rassurer. Dans cet état de choses, vous jugez que le recrutement de l’armée ne peut aller que très lentement, puisque les hommes en état de porter les armes dans tous ces départemens vont y rester pour se surveiller ou pour se combattre. Voilà le côté politique de la France ; quant au côté militaire, il est infiniment dangereux. Vos places du département du Nord et du cours de la Meuse sont à peu près en état de défense ; mais elles n’ont ni garnison ni armée pour les soutenir, et la facilité de mon invasion en Hollande prouve que les places les plus fortes ne se défendent pas toutes seules. Condé, Valenciennes et Lille sont sans garnisons. Les lignes qui peuvent seules défendre Dunkerque ne sont sûrement pas encore réparées, et, en tout cas, il y faudrait au moins 5 ou 6,000 hommes et même davantage si les Anglais nous menaçaient.

Voilà bien des motifs pour évacuer les Pays-Bas, pour nous remettre derrière nos places et veiller à la sûreté des départemens de l’intérieur… Si j’avais des troupes bien manœuvrières, bien disciplinées et qui eussent tous les approvisionnemens dont manque l’armée, je me porterais rapidement sur une des divisions de l’armée ennemie ; je la combattrais avec supériorité, et ce premier succès me rendrait offensif au lieu d’être défensif et déciderait le succès de la campagne pour nous. C’est ce que j’ai essayé à Nerwinde, et ce qui m’aurait complètement réussi si ma gauche avait combattu avec la même vigueur que ma droite.


Il demandait des ordres, il les réclamait avec instance ; il ne put pas les attendre. Le 24, il écrivait à Beurnonville d’Enghien, où il s’était retiré :


Telle est l’affreuse position dans laquelle je me trouve ; il m’a été impossible d’attendre vos ordres sur l’évacuation des Pays-Bas. Ce ne sont pas non plus les ennemis qui m’y forcent, puisqu’on sept jours de combats perpétuels, je les ai toujours tenus en respect et qu’ils mettent même beaucoup moins de vivacité dans leur poursuite. Nous devons toute notre disgrâce à notre propre armée et à sa désorganisation complète…


Ces lettres marquent les étapes de la retraite. La désorganisation de l’armée n’avait pas seulement entravé les plans militaires de Dumouriez, elle ruinait ses plans politiques. Mais il s’était coupé toute retraite en publiant sa lettre du 12 mars. C’est ce qu’il dit à Danton lorsqu’ils se rencontrèrent, dans la nuit du 20 au 21 mars. Danton le conjurait de se rétracter ; Dumouriez répondit qu’il ne le pouvait plus ; il consentit seulement à écrire quelques lignes au président de l’assemblée, lui demandant de ne rien préjuger et d’attendre ses explications. Danton prit le billet et repartit pour Paris.


IV

Dumouriez n’avait plus le moyen de faire la loi à la Convention ; c’était à lui de la subir. Il ne lui restait pas d’illusions à concevoir sur le sort qui l’attendait. Il avait des ennemis acharnés : il aurait été implacable pour eux, il prévoyait qu’ils le seraient pour lui. Ils le feraient mander à la barre, décréter d’accusation, envoyer au tribunal révolutionnaire et de là, selon toute vraisemblance, à l’échafaud. Il n’avait qu’un parti à prendre pour se soustraire à ce danger : passer la frontière. S’il s’exposait, comme La Fayette, aux prisons autrichiennes, il évitait du moins à sa patrie un grand péril, à son nom une ineffaçable flétrissure ; mais il avait perdu l’instinct des grandes vérités simples. Il chercha des tempéramens dans des affaires qui n’en comportent point. Son sens moral était émoussé, et l’on vit alors sur quel fond mouvant d’aventurier s’était élevé ce simulacre de grand homme. Tant qu’il reste une chance à courir, il n’est pour le joueur ni d’emprunt qui l’humilie ni d’usure qui l’effraie. Il demanderait un enjeu à son pire ennemi. Dumouriez le demanda aux Autrichiens. L’élève de Favier, celui qui s’était fait de la haine de l’Autriche une politique et une carrière, l’auteur de la déclaration de guerre, le négociateur de l’alliance prussienne, le vainqueur de Jemmapes, en vint à ce reniement de soi-même. Il n’y arriva pas d’un seul coup ; il s’y achemina par degrés, par les détours et les traverses, se laissant dériver pour ainsi dire sous les sophismes de sa présomption et les tentations de sa colère. Il n’était point cependant aveuglé à ce point de méconnaître la passion nationale qui l’avait porté à la tête des armées : la haine profonde des étrangers. Il n’affronta point cette passion : il prétendit la décevoir et ruser avec elle. Il crut possible de masquer son attaque et de dérober ses approches. Sans demander précisément à l’ennemi son alliance, il va solliciter sa neutralité et tâcher d’obtenir, par un accord secret, que l’Autriche le laisse faire ce qu’il aurait fait sans elle s’il l’avait battue. Que voulait-il ? La paix et le rétablissement de la monarchie ; l’Autriche devait le vouloir également. Il avait compté sur la victoire pour imposer la paix aux étrangers et la monarchie à la France ; au lieu de dicter la paix, il la subirait ; mais en ce qui concernait le gouvernement de la France, le dénoûment resterait le même. Tel était le pacte subtil qu’il faisait avec sa conscience et le contrat équivoque qu’il résolut de conclure avec l’ennemi. Il se trouva que l’ennemi était disposé à pactiser avec lui ; mais c’est en suivant des voies assez détournées qu’ils parvinrent à se rencontrer.

La croisade des rois était finie. Comme leurs fameux prédécesseurs du temps de Baudouin de Flandre, ces paladins s’étaient arrêtés en route, préférant l’opulente conquête de Byzance au périlleux assaut de Jérusalem. Catherine combattait les jacobins en Pologne. Les Allemands brûlaient d’aller la rejoindre sur cette terre vouée depuis des siècles aux lucratifs exploits des teutoniques. Cependant il y avait encore dans le camp des alliés quelques chevaliers du Temple qui rêvaient de délivrer les captifs. Peut-être n’en restait-il qu’un dont l’âme fût sincère et le dévoûment absolu, c’était Fersen, le plus respectueux et le plus constant des adorateurs de la reine, son confident, son défenseur, son ami des mauvais jours et le seul homme peut-être auquel, dans sa détresse, elle ait osé ouvrir son cœur. Tous les moyens lui étaient bons pour la délivrer ; il n’était point de combinaison étrange qui le rebutât. Il avait alors, avec les amis qu’il réchauffait de son zèle, formé le plan de s’adresser à Dumouriez par l’entremise de Talleyrand, de les acheter tous les deux et d’obtenir du général qu’il livrât les princes d’Orléans qui servaient dans son armée[16]. L’Autriche les garderait en otages. Convaincu que tous les révolutionnaires étaient plus ou moins de la faction d’Orléans et que la révolution n’était, au fond, que la grande conspiration de Philippe-Égalité, Fersen ne doutait point que, pour recouvrer « leurs princes, » Danton et ses amis ne s’empressassent de délivrer la reine et ses enfans. Le baron de Breteuil, qui était en Angleterre, s’aboucha avec un homme qui se faisait fort d’approcher Dumouriez et se disait son aide-de-camp. Cet agent esquissa même un projet d’accord[17], qui fut envoyé au comte de Mercy, l’ancien ambassadeur de Marie-Thérèse à Paris. Il fallait trouver 3 ou 4 millions. Mercy se chargea de les demander à Vienne et instruisit de la négociation le général en chef de l’armée, le prince de Cobourg. — Certes, lui écrivait-il, on n’en était qu’aux conjectures : « de là à l’aveu de celui que cela regarde, il y a bien loin encore. » Il faudrait lui demander, outre les princes d’Orléans, de livrer plusieurs places. Dans tous les cas, il était fort expédient de chercher à se « débarrasser d’un adversaire au moins incommode par sa brillante activité, qui électrise les hordes, d’ailleurs si mal composées, qu’il commande. »

Cobourg était donc préparé à négocier lorsque, le 23 mars, il reçut auprès de Bruxelles l’adjudant général Montjoie, qui venait à lui de la part de Dumouriez. « Le général, dit Montjoie, était décidé à mettre fin à toutes les calamités qui déchiraient sa malheureuse patrie, à rétablir la royauté constitutionnelle, à dissoudre la Convention nationale et à punir les scélérats de Paris. « Il demandait que, sous le prétexte d’un échange de prisonniers, Cobourg lui envoyât un officier de confiance avec lequel il pourrait s’expliquer plus amplement. Comme il arrive souvent à la guerre, chacun des deux généraux s’exagérait les forces et les avantages de son adversaire. Cobourg estimait à 40,000 hommes l’armée de Dumouriez ; il se rappelait l’effort puissant qu’elle avait fait à Jemmapes, il ne se rendait pas compte de sa détresse et de sa désorganisation. Il ne disposait que de 32,000 hommes, il attendait des renforts ; Dumouriez occupait une bonne position, sa proposition venait à point pour permettre aux Autrichiens de gagner du temps à ses dépens et peut-être de l’amener à se retirer. Cobourg lui envoya le colonel Mack. Dumouriez le reçut le 25 mars au soir, à Ath, où il s’était arrêté. Ils causèrent et dînèrent ensemble. Dumouriez s’anima. « A travers les fumées du Champagne, » il laissa échapper qu’il attribuait à Cobourg des forces considérables, 60,000 hommes environ. Mack conclut de cet aveu qu’il pouvait se montrer « raide et décidé. » Après le dîner, Dumouriez l’emmena dans une pièce écartée, et là, en présence du général Valence, du duc de Chartres, de Thouvenot et de Montjoie, ses aides-de-camp, il s’ouvrit entièrement de ses desseins : disperser la Convention, rétablir la royauté constitutionnelle avec le dauphin, sauver la reine. Pour réussir, il avait besoin, de la neutralité de Cobourg et même de son appui. Mack répliqua sur un ton péremptoire que le prince n’entrerait dans aucune négociation tant qu’il resterait un Français dans les Pays-Bas. « Mais, reprit Dumouriez, je suis aussi fort que vous ; j’attends des renforts considérables en peu de jours, et je saurai me défendre. » Mack ne répondit que par un geste significatif. Dumouriez se résigna : « Eh bien ! s’écria-t-il, les Pays-Bas ont toujours été la proie d’une bataille, j’en ai livré deux, j’ai eu le malheur de les perdre… Je subirai le sort de la guerre. » Il s’engagea à se retirer et à faire évacuer les forteresses belges. Mack déclara que Cobourg le suivrait jusqu’à la frontière, observerait ses opérations et se contenterait de les observer tant qu’il lui verrait des chances de réussir dans son entreprise contre la Convention. Dumouriez ne demandait que trois semaines. Son plan était de se rendre à Paris à marches forcées, avec des troupes sûres, et de s’emparer, en arrivant, du club des Jacobins. Ensuite, la Convention dissoute, on tâcherait d’établir une constitution raisonnable et stable : la noblesse recouvrerait en partie ses honneurs et ses terres ; mais le peuple exercerait la souveraineté par ses représentans, ce serait quelque chose comme le système anglais. La confiscation des biens du clergé serait maintenue. A aucun prix, Dumouriez ne voulait entendre parler des émigrés et du comté de Provence. « Je suis prêt, dit-il, à sacrifier des centaines de mille hommes, si je les avais, pour empêcher que des puissances étrangères s’immiscent dans cette constitution future, pour empêcher qu’aucun émigré, à commencer par M. le comte de Provence, soit admis à y concourir. » C’était se faire blanc de son épée ! Quand il défendait avec tant de chaleur la constitution future de la France, il introduisait déjà l’ennemi dans la place et lui en ouvrait les avenues. Il insinuait, en effet, qu’il pourrait, le cas échéant, avoir besoin de Cobourg pour contenir Custine, et il le priait de tenir à sa disposition 20,000 louis à répandre dans Paris. C’est dans ces termes que l’accord se conclut Mack partit pour en faire son rapport à Cobourg.

Le 26, Dumouriez, continuant, sa retraite, arrivait à Tournay. Il y rencontra trois agens du pouvoir exécutif que Lebrun avait envoyés pour révolutionner la Hollande et qui se repliaient faute d’emploi. C’étaient un Belge, Proly, qui passait, pour être fils naturel de Kaunitz, ; un homme de lettres parisien, Dubuisson, et, un juif portugais, Pereyra, mêlés tous trois aux affaires de Hollande en 1787, et tous trois jacobins prononcés. Dumouriez ne leur cacha rien de ses projets. — « Mais, demanda Dubuisaon, qui fera la révolution ? — Mon armée, s’écria Dumouriez ; oui, l’armée des mameluks. Elle sera l’armée des mameluks, pas pour longtemps, mais enfin elle le sera ; et, de mon camp ou du sein d’une place forte, elle dira qu’elle veut un roi. Les présidens des districts seront chargés de le faire accepter. La moitié et plus de la France le désire. Et alors, moi, je ferai la paix dans peu de temps et facilement. » Ses interlocuteurs n’avaient qu’à le presser pour qu’il achevât de se découvrir. Ils lui objectèrent le décret d’accusation qui le menaçait. « Je me moque de ce décret et de tous les autres, répondit-il ; je défie la Convention de le faire mettre à exécution au milieu de mon armée ; et, au reste, j’ai toujours, pour dernière ressource, un temps de galop vers les Autrichiens. »

Il s’exaltait, il s’agitait, il n’agissait pas. Il semble, au moment décisif, avoir hésité. Voulait-il sauver les apparences, se faire attaquer, se laisser en quelque sorte forcer la main par les événemens ? Était-ce simplement un effet de sa confiance aveugle et de son incurable étourderie ? Toujours est-il qu’après avoir déclaré si hautement ses desseins, il laissa aux commissaires de la Convention le temps de se reconnaître et d’aviser. Trois de ces commissaires : Lacroix, Merlin et Gossuin, étaient à Lille lorsque, le 28, les agens de Lebrun, qui retournaient à Paris, les instruisirent, mais sans préciser beaucoup, de leur entretien avec Dumouriez. Le lendemain, ils reçurent de nouveaux renseignemens. Leurs collègues Treilhard, Lesage et Carnot les rejoignirent. Ils invitèrent Dumouriez à venir s’expliquer devant eux. Il leur répondit le même jour : « Envoyez-moi deux ou quatre d’entre vous pour m’interroger, je répondrai ; mais je vous déclare que je ne peux pas en même temps plaider et commander. » Le 30, il eut une nouvelle entrevue avec Mack. Il lui dit que les commissaires de la Convention, voulaient le faire arrêter, mais qu’il s’emparerait de leurs personnes, les livrerait aux Autrichiens et hâterait sa marche sur Paris. Il s’entretint avec lui, mais sans rien arrêter encore, de l’occupation par les Autrichiens de quelques places françaises, qu’il leur remettrait comme garantie de sa bonne foi. Il demanda qu’en cas d’échec, s’il était réduit à émigrer, les troupes qui le suivraient fussent prises à la solde de l’Autriche. Il oubliait les temps et les lieux, il se rajeunissait de vingt ans et se croyait en Pologne. Le 31, il rentra en France et fixa son quartier général à Saint-Amand, avec une partie de son armée campée à Maulde et l’autre partie à Braille. Pour expliquer sa retraite, préparer l’opinion à son coup d’état, prévenir surtout l’effet de la remise des places aux Autrichiens, il adresse à Beurnonville des lettres destinées à être lues à la Convention. Il dépeint l’état désespéré de l’armée, il met la Convention en demeure de changer de système, il conseille la paix, il menace enfin d’imposer ses conseils, si on refuse de les écouter.


Pensez bien à négocier puisque vous n’avez pas la faculté de vous battre, et croyez que les hommes qui, comme moi, ont soutenu le poids de la guerre, ne se laisseront pas écraser par de vils assassins… … Je suis bien loin d’accuser la Convention nationale des excès de quelques-uns de ses membres. Livrée à la tyrannie des tribunes, elle lutte et succombe sous une minorité qui réduit la majorité au silence. Cela ne peut pas durer. La portion d’armée qui est restée fidèle à ses drapeaux et à l’honneur français est prête à combattre également les ennemis intérieurs et extérieurs de la patrie. Nos généraux sont victimes d’une désorganisation préparée, nous sommes calomniés, menacés de mort, lorsque avec toute l’énergie d’hommes libres, nous disons des vérités importantes et nécessaires… Voilà quatre généraux arrêtés depuis un mois. Que prétend-on faire ? .. Où veut-on en venir ? .. Les commissaires de la Convention viennent de me sommer d’aller à Lille ; je vous déclare que je regarde ma tête comme trop précieuse pour la livrer à un tribunal arbitraire. Je ne peux être jugé de mon vivant que par la nation entière, comme je le serai après ma mort par l’histoire[18].


A Paris, l’inquiétude est extrême. On assure que les troupes de Dumouriez lui sont entièrement dévoués, que les volontaires même le suivent, qu’il marche déjà sur Paris. Comme il est nécessaire de ménager l’armée, le conseil et le comité de défense essaient de démasquer publiquement Dumouriez devant elle. La Convention décide, le 30 mars, de le mander à sa barre. Le ministre de la guerre, Beurnonville, est chargé de faire exécuter le décret. Il est aimé des soldats, on espère qu’il les ramènera dans le devoir. Quatre commissaires l’accompagnent : Camus, Quinette, Lamarque et Bancal. Carnot, qui est à la frontière du Nord, doit se réunir à eux. Ils partent le 30, à huit heures du soir ; en route, Beurnonville reçoit les lettres de Dumouriez. Ils arrivent à Lille le matin du 1er avril. Heureusement pour la France, Carnot ne s’y trouvait pas. Ses collègues se remettent en route sans l’attendre, et ils atteignent à la nuit le quartier-général de Saint-Amand.

Dumouriez[19], prévenu de leur arrivée, avait pris ses mesures. Un régiment de hussards est rangé en bataille dans la cour de sa maison. Il reçoit les commissaires au milieu de son état-major et interpelle Camus : « Vous venez apparemment pour m’arrêter ? » Camus se prépare à lire le décret ; sur les instances de Beurnonville, on passe dans une pièce voisine, mais les portes demeurent ouvertes et les officiers peuvent tout entendre. Un dialogue rapide, sec, hautain de part et d’autre, s’engage entre le général en révolte et les représentans de la Convention. Ils le somment d’obéir ; il s’y refuse : « Je ne me rendrai pas à Paris pour me voir assassiner en chemin ou condamner par le tribunal révolutionnaire. » Un des commissaires insinue qu’il n’a aucun péril à redouter. — « Allons donc ! la Convention n’est même pas assez forte pour se mettre à l’abri des fureurs de Marat. D’ailleurs, moi absent, qui répondra du salut de mon armée ? » — Beurnonville déclare que, pendant les quelques jours que durera son absence, il le remplacera. Dumouriez, à ces mots, perd toute mesure : — « Vous êtes venu pour me souffler mon commandement ! » Beurnonville s’en défend, il n’a accepté le ministère que pour mettre les armées en état de tenir la campagne. Camus coupe court à cet incident et répète la question que Dumouriez éludait toujours : — « Vous ne voulez donc pas obéir au décret de la Convention ? — Je ne puis. » — Il était huit heures du soir. Les commissaires se retirent pour adresser un rapport à l’assemblée. Dumouriez reste seul avec Beurnonville : ils avaient combattu ensemble, ils se disaient amis, Beurnonville admirait Dumouriez. Celui-ci cherche à l’entraîner. « Avec moi, du moins, vous trouverez sécurité et liberté, vous serez à l’abri des accusations de Marat. — Je mourrai à mon poste, répond Beurnonville. Je me sacrifierai avec bonheur pour ma patrie ; je ne la trahirai jamais. Ma situation est horrible. Je vois que vous êtes décidé, que vous allez prendre un parti désespéré. Ce que je vous demande en grâce, c’est de me faire subir le même sort qu’aux députés. — N’en doutez pas, et en cela je crois vous rendre un service signalé[20]. » Ils rentrent alors dans la salle où les officiers agités, irrités, attendaient le dénoûment de la crise. Bientôt les commissaires reparaissent. Dumouriez, adossé à la cheminée, répond par un refus ironique à une dernière sommation. Camus annonce alors qu’il va faire mettre les scellés sur les papiers du général. Des murmures éclatent. Camus le déclare suspendu de ses fonctions. Les murmures redoublent. — « Allons, dit Dumouriez, il est temps que cela finisse. Lieutenant I appelez les hussards. » Les hussards n’attendaient qu’un signe. Les quatre commissaires et le ministre de la guerre sont arrêtés.

Ce qui précède était d’un rebelle ; ce qui suit est d’un cynique. Les prisonniers, parmi lesquels se trouvait un compagnon d’armes de Dumouriez, sont enfermés dans une salle basse. La nuit est humide et glaciale. On les y laisse sans feu, sans manteaux, et cependant, Dumouriez écrit au général autrichien Clerfayt :


Je vous adresse quatre députés de la Convention nationale qui sont venus de la part de cette assemblée tyrannique pour m’arrêter et me conduire à leur barre. Leur projet, ou du moins celui de leurs commettans, était de me faire assassiner à Paris. Je vous prie de les envoyer à Son Altesse le prince de Saxe-Cobourg pour être gardés en otages pour empêcher les crimes de Paris. Je marche demain sur la capitale pour faire cesser cette horrible anarchie. Je compte, comme on me l’a expressément promis, sur la trêve la plus parfaite pendant l’expédition que je vais faire, et même sur le secours de vos troupes en cas que j’en aie besoin pour venir à bout des scélérats que je veux châtier, pour remettre l’ordre dans le royaume de France et rendre à toute l’Europe le repos et la tranquillité qu’ils ont troublée si criminellement.


Cette lettre écrite, il fit partir les prisonniers. Beurnonville voulut résister, on le frappa, et on le rejeta blessé dans la voiture.

Dumouriez se croyait maître de la France. Il avait compté sans elle, et il la trouva devant lui, dans son propre camp. Ce fut l’armée elle-même qui déjoua la conjuration dont elle devait être l’instrument. Les soldats avaient une notion à la fois très haute et très claire de leur devoir. Ce devoir ne pouvait être de s’entendre avec les étrangers pour marcher sur Paris. Ils aimaient leur général, parce qu’il avait vaincu l’ennemi ; en pactisant avec l’Autriche, il ruinait son prestige et devenait odieux. C’était précisément ce qu’il n’avait pas prévu, et c’est en quoi l’on a pu dire qu’il était trop vieux pour son temps, et ne le comprenait pas.

Il employa la nuit à envoyer des ordres et à rédiger des proclamations aux troupes. « Je me suis rappelé ce que vous m’aviez promis : que vous ne laisseriez pas enlever votre père, qui a sauvé plusieurs fois la patrie… Il est temps que l’armée émette son vœu. Il est temps de reprendre une constitution que nous avons jurée trois ans de suite, qui nous donnait la liberté. » Il écrit à Mack, l’assure que tout va bien. Puis il s’occupe de mettre la main sur les places fortes, Lille, Valenciennes, Condé : elles seront son refuge en cas d’échec ; il les livrera aux Autrichiens s’il a absolument besoin d’eux et s’ils exigent un gage. C’est là que vont se manifester les premières résistances. Dumouriez charge le grand prévôt de l’armée, Lescuyer, de se rendre à Valenciennes et d’y arrêter le représentant Bellegarde. Lescuyer y trouve deux autres conventionnels : Cochon et Lequinio ; il ne peut se saisir du premier sans s’assurer aussi de ses collègues ; il hésite, il craint d’ameuter la population, et il demande des ordres. Il les reçoit le 2 avril au matin. Mais alors Ferrand, le général qui commandait la place et dont Dumouriez se croyait sûr, est pris de scrupules. Il temporise et prévient les conventionnels. Lescuyer, troublé à son tour, leur révèle ce qu’il sait du complot. Le bruit de l’arrestation de leurs collègues par Dumouriez se répand ; ils mettent en réquisition Ferrand et ses troupes, s’emparent des proclamations, se rendent dans les casernes, dénoncent la trahison et déclarent Dumouriez suspendu de ses fonctions. Les troupes et la foule les acclament. Le coup de main sur Valenciennes était manqué. A Lille, le même jour, Dumouriez voit ses projets détruits par les agens mêmes qu’il avait chargés de les exécuter.

Dans les camps, rien n’avait été préparé pour entraîner les troupes. Dumouriez comptait si bien sur elles qu’il avait jugé superflu de sonder les esprits de ses soldats. Cependant, à Maulde, le général Valence ne se décide à publier les proclamations que sur un ordre écrit. A Bruille, les officiers se rassemblent. Deux adjudans-généraux, Pille et Chérin, proposent d’arrêter Dumouriez. Chérin court à Valenciennes prévenir les représentans. La proclamation est publiée, mais on y joint un ordre du jour rappelant aux troupes leur serment à la république. Dumouriez, prévenu de ces résistances, tâche de contenir les récalcitrans. Le 2 avril, à trois heures, il paraît au camp de Bruille. Il excellait à parler aux soldats ; ils acclament en lui le sauveur de l’armée et de la patrie. Trompé par cet accueil, il reprend confiance. Il soupe, le soir, à Saint-Amand, chez Mme de Genlis, avec ses lieutenans les plus dévoués. Ils se croient sûrs du succès : ils passent la nuit à former des projets, à écrire des lettres, à entraîner les incertains, à exciter les timides. Le lendemain, 3 avril, Dumouriez se rend au camp de Maulde. Le général Laveneur, qui veut rester fidèle, se dérobe sous prétexte de maladie, et dépêche à la Convention un officier de confiance, Lazare Hoche. Dumouriez se mêle aux soldats. Ceux de ligne saluent encore une fois de leurs vivats le vainqueur de Jemmapes. Les volontaires sont méfîans et murmurent. Le bataillon de Saône-et-Loire envoie, le soir, des délégués au général en chef, avec une adresse : « La république ou la mort. » Dumouriez fait arrêter ces délégués et les livre à Clerfayt.

Tandis que ces événemens se passaient à l’armée, les commissaires de la Convention, auxquels s’étaient joints Carnot et Lesage, délibéraient à Lille. Ils décrètent Dumouriez d’arrestation, lancent une proclamation aux troupes, expédient de nombreux émissaires dans les camps. Dampierre, qui s’est prononcé pour la Convention, est investi du commandement en chef. « Soldats, dit-il aux troupes, vous venez d’entendre les ordres de la Convention ; c’est de cette assemblée que sortent tous les pouvoirs légitimes ; c’est à elle que tout citoyen doit obéir. » Ce langage, le nom redouté de la Convention, ces grandes paroles de loi et de patrie dont toutes les âmes étaient pénétrées jettent le doute parmi les soldats. Les volontaires se prononcent avec violence. « Les camps, écrivent les commissaires, commencent à se débander partiellement. ». C’est en vain que Dumouriez essaie de ressaisir ses troupes. Les commissaires vont le battre avec ses propres armes. Il spéculait sur la misère du soldat pour l’animer contre le gouvernement ; ils écrivent à l’assemblée : « Sur toute chose, songez à nous envoyer des fonds bien escortés et des effets de campement ; mais des fonds, des fonds ! » C’est chose étrange de compter les grands noms de guerre qui se mêlent à cette sinistre aventure et apparaissent ici comme pour consoler la France de cette catastrophe. C’est Hoche qui court à la Convention, c’est Macdonald qui, à Lille, fait échouer les desseins de Dumouriez, c’est Davout enfin qui va l’affronter en personne. Sorti le 4 avril au matin pour rejoindre Mack, Dumouriez, qui n’était accompagné que de huit hussards, rencontre trois bataillons de volontaires. Davout, qui commande un de ces bataillons, ordonne de tirer sur lui ; Dumouriez n’échappe que grâce à la vitesse de son cheval et à l’ordre de retraite donné, malgré Davout, aux volontaires.

L’entrevue avec Mack, retardée par cette échauffourée, eut lieu dans la nuit du 4 au 5 avril, à Bury. Dumouriez se faisait encore illusion sur le succès ; mais, pour déconcerter les conventionnels, il demande aux Autrichiens de lancer un manifeste dont il remet la minute à Mack. Ce sera la contre-partie du manifeste de Brunswick : les Autrichiens s’y présentent uniquement en défenseurs de la monarchie constitutionnelle ; ils ne veulent que le bien de la France. C’est Cobourg qui doit signer cette proclamation. Dumouriez y attache tant de prix qu’il ne croit pas la payer trop cher par la « cession momentanée » de quelques places frontières. Mais il ne les livrera qu’à titre de gage. « Jamais, dit-il, il ne consentira au démembrement de sa patrie. » Le manifeste de Cobourg ne doit laisser aucun doute sur ce point. Il contiendra ces mots significatifs : « Je déclare, sur ma parole d’honneur, que je ne viendrai nullement sur le territoire français pour y faire des conquêtes,.. que si les opérations militaires exigent que l’une ou l’autre place soit remise à mes troupes, je ne la regarderai jamais que comme un dépôt sacré. » Mack partit avec cette pièce, à trois heures du matin, pour rejoindre Cobourg, qui l’attendait à Mons. Cobourg n’était ni un politique à grandes vues, ni un guerrier très entreprenant ; mais il était prudent et avisé. Il se trouvait hors d’état de poursuivre les Français. De plus, il jugeait la guerre périlleuse et mal engagée. Le plan de Dumouriez lui plaisait ; il y voyait surtout ce grand avantage de gagner du temps et d’attendre les renforts ; il se donnerait ainsi les moyens d’écraser Dumouriez si la négociation n’aboutissait pas. C’était l’avis du général prussien, Tauenzien, qui représentait Frédéric-Guillaume à l’armée de Cobourg : il pensait que le roi son maître verrait dans un accord avec Dumouriez un moyen de sauver la reine et qu’il l’approuverait. Cependant le projet de proclamation heurtait en plus d’un point les sentimens du prince de Cobourg. Donner sa parole lui semblait chose grave, et il se faisait scrupule de renoncer si péremptoirement aux conquêtes. Mack le pressait de signer le manifeste. Selon lui, on jouait à coup sûr : « Si Dumouriez réussit, comme toutes les apparences le font croire, disait-il, il n’en peut résulter qu’un très grand bien pour la cause des souverains ; s’il ne réussit pas ; nous aurons toujours l’avantage des nouveaux désordres, de la division d’opinions, de partis que son entreprise produira dès son entrée en France. » On aurait, de plus, les places, qu’il livrerait et que l’on ne pouvait prendre faute d’artillerie de siège. Sans doute, on promettrait de les garder « comme un dépôt sacré, » on donnerait sa parole d’honneur de ne point faire de conquête ; mais il était avec ces promesses des accommodemens. En réalité, on ne s’engageait à rien. Cobourg n’avait que sa parole, il la donnait ; mais, poursuivait Mack, « quoi de plus facile que de désavouer, modifier, éluder une mesure du moment, prise en son nom par un général d’armée qu’on pouvait toujours regarder et même déclarer comme n’ayant pas eu les pleins pouvoirs de son souverain ? » Cobourg se laissa persuader par cette insidieuse casuistique : tout compte fait, s’il était désapprouvé, il en serait quitte pour évacuer les places. Il aurait tenu sa parole, et en même temps, ajoutait-il dans son rapport à l’empereur : « Je serais entré dans ces forteresses, j’aurais davantage de les connaître et je n’aurais à coup sûr rien fait pour en améliorer l’état. » Rassuré par ces restrictions mentales, le prince de Cobourg accepta le manifeste et le signa dans la journée du 5 avril.

La perfidie était inutile. Tout était déjà perdu pour Dumouriez. L’arrestation des commissaires de la Convention et du ministre de la guerre était maintenant connue dans les camps. Le complot était éventé. Les mêmes soldats qui l’acclamaient deux jours auparavant, honnissaient désormais en sa personne le complice des étrangers, le fauteur de la contre-révolution. Il était parvenu à en rallier quelques-uns. Il s’avança le 5 avril vers Maulde aux cris de : « Vive le roi ! Vive M. Dumouriez ! » poussés par ces hommes que son prestige avait encore entraînés. A. Maulde, les troupes prennent les armes, Dumouriez les harangue et les presse de se prononcer : elles se taisent, elles résistent. Il sent qu’elles lui échappent. On lui apprend alors qu’à Saint-Amand, à son quartier-général, l’artillerie est en révolte, et se replie sur Valenciennes. Il ne peut l’arrêter. C’est le signal de la révolte. Dumouriez avait eu l’impudence d’amener dans son escorte des hussards autrichiens. Leur vue achève d’exaspérer les troupes ; c’est la trahison affichée, ils la fuient. Ce sont d’abord des hommes qui se dérobent, puis des bataillons qui se dispersent, enfin les camps entiers qui se disséminent. L’armée s’écoule vers Valenciennes, où sont les conventionnels et le nouveau commandant, celui auquel la loi ordonne d’obéir. Dumouriez n’a bientôt plus avec lui que 450 fantassins, autant de cavaliers, et les officiers, attachés à sa fortune. Le général de l’armée du Nord n’est plus, en son propre camp, qu’un chef de partisans. Il n’a plus de salut que dans la fuite ; il ne lui ; reste, comme il le disait cyniquement, d’autre ressource que « le temps de galop vers les Autrichiens. » Il franchit la frontière et passe à l’ennemi.


V

Il trouva chez l’ennemi la pire des humiliations et peut-être, pour un homme tel que lui, le pire des châtimens ; il vit qu’il était joué. Que cet ancien agent de la diplomatie secrète, que ce soldat d’aventure, ce déclassé de l’ancien régime se soit mépris sur le caractère et la portée de la révolution française, il ne faut point s’en étonner, de plus grands et de meilleurs que lui s’y sont trompés. Mais que ce roué rompu aux manèges des vieilles cours se soit fait des illusions si gratuites sur les intentions des coalisés, qu’il ait cru sérieusement les gagner à ses entreprises, voilà ce qui serait inexplicable chez lui si la vanité n’expliquait tous les aveuglemens. En 1792, les puissances avaient eu un instant le dessein de sauver Louis XVI, de restaurer l’ancien régime et d’écraser la révolution : elles avaient échoué. « Elles avaient essayé, comme le disait très bien Mercy, de rétablir un ordre de choses détruit sans retour et de détruire des choses indestructibles. » Elles n’étaient pas de taille à faire longtemps la guerre « pour une idée. » L’expérience les avait dégoûtées des chimères ; elles ne songeaient désormais ni à relever le trône ni même à délivrer la reine et le dauphin. Elles se proposaient tout simplement de réduire les Français à l’impuissance et de se payer de leurs frais en démembrant la France et la Pologne. Dumouriez aurait dû le prévoir ; les alliés ne tardèrent pas à le lui faire entendre.

Le prince de Cobourg l’avait reçu avec égard. Malgré la casuistique de Mack, il prenait au sérieux les promesses qu’il avait faites et l’engagement d’honneur qu’il venait de contracter par son manifeste. Une conférence de généraux et de plénipotentiaires devait se réunir à Anvers pour arrêter le plan de campagne. Cobourg s’y rendait avec Mack ; ils emmenèrent le général Valence pour qu’il donnât aux alliés des explications sur les projets de Dumouriez. La réunion eut lieu le 8 avril. Cobourg fit connaître ses négociations et lut son manifeste. Cette pièce, dit un témoin, fut accueillie par « un tocsin général d’indignation[21]. » Cobourg en était consterné. « Je ne puis cacher, écrivait-il deux jours après à l’empereur, que je fus surpris des sentimens que je découvris à cette occasion. N’étant aucunement versé dans les mystères de la politique et le secret des cabinets, j’avais cru jusqu’à présent que le vœu des puissances coalisées était de rétablir en France la monarchie, l’ordre et la paix en Europe, de terminer cette guerre d’une manière prompte et honorable pour mettre fin à tant de convulsions et de malheurs, attacher par là les peuples à leurs souverains et les préserver du fléau terrible de l’anarchie et des révolutions. Je trouvai dans les conférences d’Anvers que je m’étais trompé. J’y vis clairement que chacun ne pensait qu’à soi et qu’on avait beaucoup moins en vue l’intérêt général que des intérêts particuliers. »

La conférence exigea que Cobourg se rétractât ouvertement et reprît sa parole. Quant à Valence, elle refusa de le recevoir. Ce désaveu public paraissait à peine suffisant à la cour de Vienne. Thugut, qui dirigeait alors la diplomatie autrichienne et y apportait son intrigue captieuse, son âpreté de convoitise, son scepticisme politique, n’avait consenti à approuver les négociations entamées avec Dumouriez qu’autant que l’Autriche y serait de mauvaise foi. On le pousserait sur Paris, puis, une fois qu’il serait en route, on profiterait du trouble même causé par son entreprise pour recommencer les hostilités. Le but que Dumouriez se proposait d’atteindre importait peu. « Les différentes factions peuvent, pour ce moment, être assez indifférentes à Sa Majesté, écrivait Thugut ; ce qui est essentiel pour son service, c’est qu’il y ait des partis en France qui se combattent et s’affaiblissent mutuellement ; et qu’on profite de ce conflit pour tâcher de se rendre maître des forteresses et d’une aussi grande étendue de pays qu’on pourra, afin de faire la loi au parti qui, en dernier résultat, aura prévalu, et l’obliger d’acheter la paix et la protection de l’empereur en lui cédant cette partie de ses conquêtes que Sa Majesté jugera de sa convenance[22]. » C’est dans cette pensée que l’empereur ratifia, le 9 avril, la trêve conclue avec Dumouriez, et que le 10 il écrivit à Cobourg : « Comme finalement Dumouriez doit être arrivé à Paris à l’heure qu’il est et que la confusion et la consternation doivent avoir atteint maintenant le plus haut degré en France, je vous prie, à la réception de la présente, de déclarer que, sur mon ordre, l’armistice sera rompu sur l’heure… La manière dont là France est tombée sur moi en me faisant la guerre ne me permet pas de considérer si Dumouriez a proclamé roi le duc d’Orléans ou Louis XVII. »

Lorsque l’Autriche le prenait sur ce ton avec les prisonniers du Temple et la couronne de France, quels ménagemens en pouvait attendre l’équivoque personnage qui ne lui offrait son épée que parce qu’il se trouvait hors d’état de s’en servir contre elle ? Dumouriez en était réduit à protester : on lui fit sentir que ses protestations étaient importunes ; qu’il n’avait pas à rappeler les engagemens d’autrui, n’ayant pu tenir les siens ; qu’il n’avait point surtout à se mêler des affaires de la coalition. Les Autrichiens cherchaient à se débarrasser de lui, les émigrés français l’insultaient en pleine rué. Il quitta Bruxelles et se mit en route pour la Suisse à travers le Wurtemberg : le grand-duc l’invita à quitter ses états. L’électeur de Cologne, qui était un archiduc d’Autriche, refusa de le recevoir dans les siens. Enfin, le gouvernement de Vienne ordonna de l’expulser s’il revenait en Belgique. Il y revint cependant ; Mercy était d’avis de le ménager ; c’était un homme « dangereux ; » on avait pris avec lui des engagemens formels ; d’ailleurs il ne fallait pas décourager ceux qui seraient tentés de l’imiter et « fermer la porte à double tour » aux déserteurs français. On reconduisit donc avec quelques formes.

Alors il se rendit en Angleterre, puis dans le Holstein, en Russie, et de nouveau en Angleterre, où l’âge le contraignit de s’arrêter. Il y vécut jusqu’en 1823 de la double pension que lui faisaient l’Autriche et le gouvernement britannique. Il descendit par les mêmes chemins qu’il avait suivis pour s’élever. Sa vieillesse est comme une image ternie de ses jeunes années. Tant qu’il eut une étincelle de vie, il s’agita dans les complots. Il encombra les chancelleries de ses plans de négociation, les états-majors de ses plans de guerre, prêt à servir toutes les causes, sauf celle de sa patrie. Il ne lui pardonnait point d’avoir trompé ses ambitions. Il s’était offert à tous les partis, aucun n’avait voulu de lui. La république l’avait proscrit, l’empire l’avait répudié, la restauration l’oublia. Parasite de toutes les coalitions, réduit à cet avilissement d’avoir à s’excuser de ses meilleures actions et à se vanter de ses pires, à se faire pardonner Jemmapes et à se réclamer de sa trahison, il vit réussir en d’autres mains tous les desseins qu’il avait formés. Ils semblaient démesurés : Bonaparte les dépassa. Dumouriez le vit s’élever par la guerre et la politique aux premiers rangs de la nation, rentrer en France en vainqueur, s’emparer de la république, régner par l’armée, poser sur sa tête la couronne impériale et pousser, pour la confusion de l’ancienne Europe, sa fortune inouïe jusqu’à ce comble : épouser une archiduchesse. Dumouriez n’y comprit jamais rien ; il ne s’en exaspéra que davantage : sa haine contre Bonaparte resta toujours mesquine. Que n’était-il tombé le soir de Jemmapes ! « L’opinion a tué Dumouriez lorsqu’il a quitté la France, écrivait Rivarol à un ami commun. Dites-lui donc de faire le mort ; c’est le seul rôle qui lui convienne. » C’était peut-être le seul qu’il fût incapable de jouer. Dans la crise décisive de sa vie, il avait manqué de conscience ; dans sa décrépitude, il manqua de résignation. Aigri jusqu’à la manie par l’invincible rébellion de la fortune, il finit, comme il avait commencé, en conspirateur nomade. Un de ses derniers écrits est un plan d’insurrection royaliste des départemens de l’Ouest, qu’il présenta en 1815 aux coalisés. On le trouve dans le fatras des papiers de Wellington, entre deux rapports d’agens secrets.


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet et du 1er août.
  2. Ministre des affaires étrangères.
  3. Dumouriez à Lebrun, 23 et 24 novembre 1792.
  4. Lebrun à Dumouriez, 23 novembre 1792.
  5. Dumouriez à Lebrun, 30 novembre 1792.
  6. A Lebrun, 30 novembre 1792.
  7. Mémoire de Talleyrand sur sa mission.
  8. Voir la Correspondance du prince de Talleyrand et de Louis XVIII, publiée par M. Pallain.
  9. Rivarol et la Société française, par M. de Lescure.
  10. Considérations sur la France, chap. II. Conjectures sur les voies de la Providence dans la révolution française.
  11. Dumouriez à Lebrun, 4 février ; à Beurnonville, 5 février 1793.
  12. Conversation avec le comte Stahremborg à Bruxelles le 10 avril 1793, Vivenot, III, page 4. — Cf. Dumouriez, Mémoires, livre VIII, chap. I.
  13. Conversation avec Metternich, 18 juin 1793, dans Vivenot, III, 117.
  14. Dumouriez à Beurnonville, 12 mars 1792.
  15. Lettre à Servan, de Valenciennes, 20 août 1792 (Archives de la guerre).
  16. Fersen à Mercy, 3 février, Journal, 1er  et 21 février, 10 mars 1792. Correspondance de Fersen, t. II.
  17. Voir, dans Mortimer-Ternaux, t. VI, Appendice, la Correspondance et les Mémoires de Mercy, de Cobourg et de Mack.
  18. Lettres des 28, 29, 30 et 31 mars, publiées dans le Moniteur.
  19. Les détails qui suivent d’après la relation des commissaires et les Mémoires de Dumouriez.
  20. Il ne croyait pas dire si vrai. Beurnonville était un aventurier militaire d’une qualité très inférieure à celle de Dumouriez ; mais, à défaut de génie, il avait du savoir-faire et possédait, ce qui est essentiel en ces sortes de carrières, un bonheur paradoxal. Officier de fortuné aux colonies, il était, en 1789, capitaine aux cent suisses. L’année 1792 le fit coup sur coup colonel, maréchal de camp, lieutenant-général. En février 1793, il remplaça Pache au ministère de la guerre. Sa captivité en Autriche le sauva des périlleuses épreuves de la révolution. Délivré en 1795, il adhéra au 18 fructidor et collabora au 18 brumaire. Le consulat le fit ambassadeur ; l’empire, sénateur et comte ; la restauration, pair de France, marquis, maréchal et cordon bleu.
  21. Rapport du comte de Stahremberg, 12 avril 1793. Vivenot III.
  22. Voir la lettre de Thugut à Colloredo, 1er et 6 avril 1793. Correspondance de Thugut, publiée par M. de Vivenot.