Un Historien romantique — Hepworth Dixon
Notre histoire nationale est pleine de la rivalité entre la France et l’Angleterre ; il n’y en a que peu de traces dans l’histoire nationale des Anglais. C’est que les luttes sur les champs de bataille de la Picardie ou de la Guyenne ne furent pour nos voisins que des guerres de conquête ; leur indépendance, leur existence propre, à l’inverse de nous, n’y furent jamais en jeu. En raison même de leur situation insulaire, les Anglais ont, plus qu’aucun autre peuple, le souci d’être seuls maîtres chez eux : les Français ne les y ont à aucune époque sérieusement menacés. La race anglo-saxonne est si imbue de cette idée qu’elle l’a transportée avec elle au-delà de l’Atlantique. Ce même esprit inspira la doctrine de Monroe : L’Amérique aux Américains. Or, qu’est-ce qui menaçait l’indépendance de l’Angleterre lorsqu’au sortir du moyen âge l’Europe actuelle se forma et que les nations entrèrent en relations de voisinage ? Ce fut d’abord le saint-siège, puis son allié, son soutien, parfois son maître, le roi d’Espagne. Ce fut donc contre le pape et contre le roi d’Espagne que l’Angleterre eut à se défendre. La lutte commence dès la fin de la guerre des Deux Roses, dès qu’il existe à Londres un roi non contesté qui vêtu entrer en rapports diplomatiques avec les autres états du continent ; elle se continue jusqu’au triomphe de l’autonomie anglaise par l’établissement sur le trône de la dynastie d’Orange. En cet espace de deux siècles qui vit l’enfantement et la croissance de l’église anglicane, qui est à vrai dire la période critique du royaume britannique, la France est tour à tour l’alliée on l’adversaire de L’Angleterre, suivant le hasard des événemens ou le caprice du prince ; l’Espagne est toujours l’ennemi héréditaire.
Voici un écrivain amoureux des traditions de son pays qui s’efforce, après avoir étudié les annales, de reproduire la physionomie de l’époque plutôt que les faits, Hepworth Dixon n’est pas un historien classique, ni par les idées ni par la méthode ; s’il a étudié l’histoire par occasion, il y a été amené de loin, après s’être essayé dans d’autres genres bien différens. Après avoir débuté, jeune encore, dans des journaux de province, il avait tenté la fortune du barreau avec peu de succès ; puis il était revenu à la littérature et y avait réussi. De 1853 à 1869, il dirigea l’Athenœum, qui fut entre ses mains un précieux recueil d’informations littéraires. Malgré les soins constans qu’exige une publication hebdomadaire, il trouvait le temps d’être un touriste intrépide. Parcourant tour à tour la terre-sainte, l’Amérique, la Russie, il racontait au retour ses impressions de voyage, s’attachant toujours à peindre sous un aspect nouveau les pays qu’il avait visités[1] ; mais, à toute époque et en toute contrée, il a toujours en vue la grandeur de sa patrie, les causes de sa prospérité actuelle ou de ses malheurs du temps passé. Hepworth Dixon a donné trois gros ouvrages sur les temps déjà anciens où s’est formée la nation anglaise : il y a raconté l’histoire à sa manière, plus anecdotique que précise ; peut-être est-ce le meilleur moyen de bien décrire l’esprit du temps. On n’y trouvera pas un mot de haine ou même de simple rancune contre la France ; en revanche, la papauté et l’Espagne y sont les ennemis de tous les instans. Il nous est facile, à nous qui avons eu d’autres intérêts en jeu du XVIe au XVIIIe siècle de dire que l’auteur n’est pas un juge impartial. Il n’est pas cependant sans intérêt de voir comment un Anglais apprécie à son point de vue les hommes et les événemens de cette époque.
Lorsque Henri VII fut proclamé roi sur le champ de bataille de Bosworth (1485), l’Angleterre ne ressemblait plus à ce qu’elle avait été sous Henri V. soixante-dix ans auparavant. Bien que le souverain portât encore le titre de roi d’Angleterre, de France et d’Irlande, il ne comptait guère plus en Europe que le doge de Venise ou le roi d’Ecosse. Trente années de guerres civiles avaient épuisé le pays, anéanti la plupart des familles nobles, ruiné les villes et les campagnes. Après avoir possédé la moitié de la France, les Anglais ne détenaient plus que Calais sur le continent ; leurs ports étaient bloqués par les flottes françaises. La nation entière était en décadence ; on ne saurait citer de ce temps-là ni un poète, ni un savant, ni un orateur. L’église seule avait traversé cette épouvantable crise sans être diminuée. Au milieu des actes de violence, elle avait toujours su protéger ceux qui lui appartenaient, maintenir son droit d’asile, conserver ou plutôt accroître ses privilèges. Chacun des partis en lutte recherchait son appui. D’année en année le pape pouvait, parler plus haut. Aussitôt entré dans Londres, Henri VII, dont les droits ne valaient pas mieux au fond que ceux de son compétiteur malheureux, n’eut rien de plus pressé que de faire publier en grande cérémonie dans la cathédrale de Saint-Paul, parle primai d’Angleterre entouré de nombreux évêques, la bulle d’Innocent VIII qui le reconnaissait roi d’Angleterre. On prétend qu’il enviait saint Louis à la France et que, pour ne pas être en reste, il voulut faire canoniser son oncle Henri VI. L’hommage qu’il rendait au souverain pontife était insolite. Lorsque le légat du pape avait demandé pareille déclaration à l’un de ses prédécesseurs, le parlement avait fièrement répondu : « Nous ne voulons, ni ne pouvons, ni ne devons permettre que notre seigneur le roi agisse ainsi. »
L’Espagne, au même moment, n’était pas moins dévouée au saint-siège. Ferdinand régnait, en Aragon, Isabelle en Castille. Ni l’un ni l’autre n’avait été appelé au trône par droit de naissance ; cependant ils avaient réussi à s’établir solidement. Leur mariage même n’avait pu s’effectuer en vertu des lois alors en vigueur, car ils étaient cousins au degré prohibé ; mais ils avaient obtenu la dispense du pape. Tout leur avait réussi. Il est vrai de dire que, si l’Espagne était alors prospère, le mérite en devait être attribué surtout aux Juifs dans le Nord, aux Maures dans les provinces du Midi. A la cour du roi Ferdinand, les hommes les plus influens étaient de race juive, convertis au christianisme, mais toujours attachés de cœur aux anciennes croyances de leurs familles. Tous ceux que la naissance ou l’éducation élevait au-dessus du vulgaire avaient conservé le goût de la liberté : nobles chevaliers, magistrats des villes ou professeurs des universités, ils s’intitulaient : Amis des lumières, Amantes de las luces. Les maires, les juges, les principaux personnages de la cour du roi Ferdinand étaient amis des lumières. Ils avaient leurs cortès, leur pacte fondamental, des institutions communales. L’un des articles de la charte d’Aragon disait expressément : « Aucune inquisition ne sera jamais établie. » Ils semblaient presque indépendans en comparaison de leurs voisins des plaines de Castille. Ces tendances libérales étaient favorisées par une culture scientifique et littéraire, car la renaissance des études grecques et latines s’était étendue jusque dans ces montagnes. En revanche, les moines exerçaient une influence prépondérante sur le menu peuple, et le roi Ferdinand n’était que trop disposé à s’appuyer sur les moines et sur le peuple pour vaincre les résistances de ceux de ses sujets qui étaient plus éclairés et plus libéraux.
Dans le sud de la péninsule, c’était chez les Maures qu’étaient toutes les écoles, tout le commerce et tous les arts, on peut dire toute la civilisation. Les architectes maures bâtissaient les édifices publics de toute l’Espagne ; ils fabriquaient des armes et des vêtemens, ils fournissaient des artistes, des poètes, des médecins à l’Espagne entière. Leur supériorité intellectuelle était si bien reconnue que les jeunes Castillans allaient à Grenade se former aux belles manières, compléter leur éducation de gentilshommes. Qui pourrait dire ce que serait devenue l’Espagne au XVIIe siècle si cette vieille civilisation arabe s’était mélangée sans lutte, sous des princes tolérans, à la renaissance gréco-latine dont l’Aragon était le théâtre ! Au début du règne de Ferdinand et d’Isabelle, Juifs et Maures se sentaient également menacés, et les hommes intelligens prévoyaient déjà que l’expulsion de ces deux races enlèverait au pays tout ce qui s’y trouvait de science et de poésie, de commerce et d’industrie.
On sait comment Ferdinand et Isabelle accompliront cette expulsion. L’œuvre était à peine commencée lorsque naquit leur cinquième enfant, Catherine d’Aragon, au mois de décembre 1485, dans le château fort d’Alcala. C’était une forteresse et en même temps un sanctuaire dont le cardinal Mendoza était le seigneur et prétendait être le seul maître ; terre d’église, soutenait-il, en la reine elle-même, bien que le château commandât la route de Saragosse à Tolède, ne jouissait d’aucun droit. Mendoza voulut seul enregistrer la naissance de la jeune princesse et seul lui conférer le baptême. Les deux souverains, quelque absolus qu’ils fussent envers leurs autres sujets, n’osèrent trancher la question dans le vif. L’affaire fut soumise à des arbitres qui eurent soin de la traîner en longueur de telle façon que tous les intéressés fussent morts avant que la sentence cm été prononcée.
S’il n’avait eu qu’à s’occuper de la guerre sainte, Ferdinand eût triomphé sans peine du calife de Grenade ; mais bien d’autres ennemis le menaçaient en Europe. Entre la France et l’Espagne subsistaient de petits états qu’il considérait comme dépendances de son royaume : d’une part, la Navarre ; de l’autre, le Roussillon et la Cerdagne. Or le roi de France possédait Perpignan ; il était tout-puissant à Pampelune grâce à une alliance de famille. Ferdinand avait à ménager le Portugal, où la princesse Jeanne, fille unique d’Henri le Libéral, dont Isabelle avait pris la couronne, vivait enfermée dans un couvent. Maître de la Sicile et de la Sardaigne, héritier au roi de Naples, il ne pouvait qu’être vu d’un œil défiant par les princes et les républiques d’Italie et par l’empereur d’Allemagne, car il était connu pour être un voisin dangereux et envahissant. Où chercher un allié si ce n’est en Angleterre ? Il y avait bien loin en ce temps de Tolède à Londres ; par terre, en traversant la France, le courrier le plus rapide ne restait pas moins de trois semaines en route ; par mer, la navigation était toujours longue, souvent périlleuse. On ne parlait plus guère sur le continent de l’Angleterre ravagée depuis vingt ans par la guerre civile : on avait appris que des souverains y avaient été détrônés, d’autres assassinés ; à peine savait-on le nom de celui qui régnait alors. Cependant, entre la famille royale d’Espagne et celle des Tudors, il y avait des liens de parenté par des mariages anciens. Au surplus, la démarche courtoise que la politique commandait devait être, en outre, favorable aux intérêts du commerce espagnol. À cette époque, les traités internationaux prenaient fin par la mort du prince qui les avait signés. Depuis l’avènement d’Henri VII d’Angleterre, les navires de l’une des nations risquaient d’être saisis par les corsaires de l’autre. Et pourtant, les deux pays avaient besoin de trafiquer ensemble. L’Espagne avait à vendre de l’huile, des vins, des cuirs : l’Angleterre lui offrait en échange du blé et de l’étain. Les négocians assez habiles pour continuer leurs affaires au milieu de circonstances si difficiles s’y enrichissaient promptement. Ce n’est pas tout : l’amour des armes attirait en Espagne les cavaliers désireux de combattre les infidèles, et les pèlerins plus modestes venaient en pèlerinage aux sanctuaires de Santiago ou de Monserrat.
Bien des motifs justifiaient donc l’envoi d’une ambassade des souverains de Castille et d’Aragon au roi d’Angleterre. Ferdinand n’osa point s’y faire représenter tout d’abord par un homme d’importance. Il avait découvert auprès de Séville un certain Puebla, docteur en droit civil, quelque peu homme d’église parce qu’il était pourvu d’un canonicat, laïque néanmoins puisqu’il était père de famille, pauvre, délié, dépourvu de tout scrupule, du reste boiteux, frêle et maigre comme un ambitieux qui n’a point réussi. Ce fut à ce singulier personnage qu’il confia le soin d’aller sonder les intentions du roi Henri VII. Les instructions qu’il lui donna n’avaient pas plus de franchise que ne le comportait la mine de l’individu : « Amener l’Angleterre à déclarer la guerre à la France. Faire en sorte que, dans le traité d’alliance à conclure, toute la dépense et tous les risques soient du côté de l’Angleterre. Si les promesses d’amitié ne suffisent pas, offrir au prince de Galles la main de l’infante Catherine. » Puebla était de ces serviteurs qui ne compromettent jamais leur maître ; on les désavoue lorsqu’ils ne réussissent pas. Embarqué sans suite et sans argent, le chanoine s’alla loger, dès son arrivée à Londres, dans une auberge d’ouvriers, avec lesquels il vivait à table commune. S’enrichir n’omît pas le plus difficile ; Ferdinand lui avait permis de vendre sa protection aux armateurs espagnols ou anglais qui voudraient acheter une sorte de garantie contre les risques que les corsaires leur faisaient courir. Il ne fut pas beaucoup plus embarrassé d’aborder un roi entouré de chapelains et d’aumoniers ; son titre de chanoine lui servit d’introduction. Henri VII ne demandait pas mieux d’ailleurs que d’entrer en rapports avec son frère d’Espagne. Ces deux mis n’avaient pas seulement le même intérêt en Europe, qui était d’empêcher la France de s’étendre : ils avaient aussi les mêmes ennemis intérieurs, c’est-à-dire tous ceux qui discutaient l’autorité de l’église et réclamaient les libertés de la vieille charte. On ne les appelait pas encore les libéraux ; le mot ne fut inventé que plus tard. Bien que très pieux pour la plupart, c’étaient en Angleterre des hommes qui contestaient l’autorité du saint-siège en matière temporelle, qui dédaignaient les saints et les images, méprisaient les moines et cherchaient volontiers la vérité dans la Bible. Henri VII voyait en eux des partisans de la maison d’York qu’il avait supplantée. Il les aurait livrés à l’inquisition, s’il l’avait eue à son service, comme Ferdinand avait livré à cette institution de la Castille les amis de la lumière dans son royaume d’Aragon. Il était d’un intérêt majeur pour lui de s’allier par mariage avec une dynastie que soutenait l’église de tout son pouvoir.
Puebla lui donc promptement admis à la cour et bientôt abouché avec les conseillers du roi d’Angleterre ; mais celui-ci, pacifique par tempérament et par nécessité, — il ne voyait que trop combien son pays avait besoin de vivre en paix pendant bien des années encore, — voulait traiter en premier lieu la question du mariage et reléguer à une époque plus lointaine le traité d’alliance contre le roi de France. L’envoyé de Ferdinand vit qu’il ne pouvait avoir l’un sans l’autre. Ce fut alors sur les conditions accessoires que porta tout le débat, sur la dot en particulier. « Nous voulons une dot de 200,000 couronnes d’or, disaient les Anglais ; et ils citaient d’autres mariages royaux de ce temps où la fiancée n’avait pas en moins. — Mais les rois dont vous parlez, ripostait l’Espagnol, n’avaient qu’une fille à pourvoir ; l’infante Catherine a trois sœurs aînées. — Que vous importe ? ajoutait-on, votre roi en sera quitte pour établir un impôt de plus ; c’est son peuple qui paiera. — Mais au moins l’argenterie, les joyaux que le roi donnera à sa fille seront acceptés comme acompte. » Le traité fut enfin conclu ; non pas tel que Ferdinand l’avait désiré, car l’Angleterre ne s’engageait que vaguement à tenter la conquête de la Normandie et de la Guyenne, tandis que les Espagnols attaqueraient le Roussillon et la Cerdagne. Il avait cependant promis sa fille, sans croire s’engager beaucoup, puisqu’elle n’avait que trois ans et que le prince Arthur était de quelques mois plus jeune. Henri VII prenait ce projet tout à fait au sérieux : il avait eu soin de recommander que la jeune infante apprît l’anglais et qu’en l’habituât dès lors à boire du vin, ayant appris que les infans de la maison d’Espagne n’avaient d’autre boisson que l’eau, ce qui ne convenait pas, à son avis, sous le climat brumeux du Nord.
Treize années s’écoulèrent ; il n’était pas rare que les projets de mariages royaux fussent faits et défaits plusieurs fois dans ce laps de temps. Ferdinand avait toujours refusé, bien qu’il en eût été souvent sollicité, d’envoyer sa fille en Angleterre, où elle aurait reçu une éducation mieux appropriée à sa destinée future. n’y eût-elle appris que la langue de son époux. Cependant la situation du roi Henri VII s’était consolidée ; grâce à de sévères économies, son trésor était plein ; sa flotte en bon ordre ; son armée bien disciplinée et pourvue d’une bonne artillerie. Il avait réduit à l’impuissance les factions hostiles, combattu avec succès les prétendans qui lui voulaient disputer le tronc Le pape et l’empereur étaient ses alliés ; il était en paix avec le roi de France, qui offrait de marier le prince de Galles à une princesse mieux dotée que Catherine d’Aragon. Ferdinand, qui n’avait plus de motif d’ajourner l’alliance projetée, consentit à laisser partir sa fille.
L’enfance de l’infante Catherine avait été triste. Affiliée dès le plus jeune âge à l’ordre de Saint-François par le cardinal Ximénès, élevée entre un père que les soins de la politique occupaient seuls et une mère intolérante, elle avait vécu solitaire à l’Alhambra, au milieu d’un peuple terrifié par la persécution religieuse. Nul prince de sa famille ne l’escorta jusqu’au port d’embarquement. Elle partit seule avec une escorte de duègnes, d’écuyers, de chambellans, dont l’un, spécialement préposé à la garde de la dot qu’elle emportait, avait ordre de ne s’en dessaisir qu’après la consommation du mariage. Son entrée en Angleterre fut aussi brillante qu’avait été triste sa sortie d’Espagne. A peine débarquée à Plymouth, après une traversée longue et pénible qui lui fit jurer de ne jamais plus se remettre en mer, elle fut accueillie avec enthousiasme par la noblesse des comtés environnans ; elle avait du sang de la famille d’York dans les veines ; elle était la future reine ; double motif pour qu’elle fût reçue mieux que ne l’aurait été le roi lui-même. Celui-ci accourut du reste à sa rencontre, accompagné du prince de Galles. La première entrevue ne fut pas sans embarras, car aucune personne de sa suite ne savait un mot d’anglais ni même de français, et les seigneurs anglais ne connaissaient pas davantage l’espagnol. L’étiquette espagnole faillit susciter une autre difficulté. Ferdinand, toujours soupçonneux, avait peur que sa fille ne lui fût renvoyée si elle ne plaisait pas. Douée de moins de charmes que sa sœur Jeanne, archiduchesse d’Autriche, que Henri VII avait vue à Calais, elle pouvait déplaire à la cour d’Angleterre, où le roi, disait-on ne voulait admettre que des beautés. Ferdinand avait donc prescrit que sa fille resterait voilée pour tous les yeux, même pour son futur beau-père et pour son fiancé, jusqu’au jour où le mariage serait consacré. Malgré les duègnes et les écuyers, Henri VII et son fils virent dès le premier jour le visage de la princesse, et ils laissèrent comprendre tout de suite qu’ils en étaient enchantés.
Le mariage eut lieu en novembre 1501, avec tant d’éclat que les Espagnols s’étonnèrent de trouver un tel luxe dans une île lointaine, qui était pour eux le bout du monde. Ferdinand et Isabelle, sans se préoccuper de l’extrême jeunesse des deux époux, avaient recommandé au roi d’Angleterre de ne jamais les séparer. Ils avaient hâte que leur fille eût des enfans. Leur seul héritier jusqu’alors, leur unique petit-fils, était Charles, fils de l’archiduchesse Jeanne, celui qui fut plus tard Charles-Quint, et c’était peu pour les nombreux royaumes qu’ils comptaient laisser à leur descendance. Mais le prince de Galles était chétif ; son père l’avait envoyé au château de Ludlow, dans le pays de Galles ; il y mourut cinq mois après son mariage. L’infante Catherine restait veuve en pays étranger, au milieu de gens dont les mœurs et la langue lui étaient inconnues.
C’était un rude échec pour les deux souverains de l’Espagne. Non pas qu’ils plaignissent beaucoup le sort de leur fille : ils l’avaient déjà sacrifiée à leur politique. Cette mort prématurée dérangeait toutes leurs combinaisons. Ils n’en voyaient qu’une conséquence : douairière du prince de Galles, Catherine ne serait jamais reine et n’aurait aucune influence sur ceux qui gouverneraient l’Angleterre, Plus que jamais. Ferdinand avait besoin d’être soutenu par l’Angleterre ; le roi de France, Louis XII, lui disputait alors le royaume de Naples ; le pape était favorable aux Français ; l’Allemagne voulait rester neutre. Henri VII continuait de recevoir un subside annuel de 50,000 écus du roi de France, qui, pour mieux se l’attacher, proposait de marier le nouveau prince de Galles, Henri, à la princesse Marguerite, sœur du duc d’Angoulême. Ferdinand et Isabelle se dirent que le seul moyen de reprendre une situation prépondérante à Londres était de marier une seconde fois leur fille dans la famille des Tudors, au jeune prince Henri, frère de celui qui venait de mourir. Mais la parenté ou l’alliance était en ces temps un obstacle absolu au mariage d’après la loi canonique. On prétendait bien, en Espagne, que le pape avait tout pouvoir de lever la prohibition. Les docteurs anglais, moins disposés à admettre les prérogatives du saint-siège, soutenaient que la défense était d’ordre naturel et que le pape n’avait pas lui-même l’acuité d’accorder une dispense. Henri VII était d’autant plus enclin à s’en tenir à ce dernier avis, qu’il se connaissait encore des ennemis et qu’il ne voulait accorder aucune prise à ceux qui seraient tentés plus tard de contester les droits de sa famille au trône.
Quinze années auparavant, lorsqu’il s’était agi pour la première fois d’entrer en relations avec un roi d’Angleterre dont le trône ne paraissait pas bien solide, les souverains de l’Espagne avaient pris pour intermédiaire un aventurier qu’ils se réservaient de désavouer en cas d’échec. Cette fois, après un traité d’alliance et un mariage dont une mort imprévue compromettait toutes les conséquences, un personnage plus important devait intervenir. Le duc d’Estrada fut donc envoyé à Londres : conseiller ordinaire et presque ami personnel de ses maîtres, il connaissait les secrets et les projets du gouvernement de l’Espagne. Il fut reçu avec les honneurs que méritait son rang à la cour ; Catherine l’accueillit avec déférence ; mais, dès qu’il voulut entretenir Henri VII du nouveau mariage que rêvaient les parens de la princesse, il comprit que la négociation dont on l’avait chargé avait peu de chance d’aboutir. L’Espagne voulait entraîner l’Angleterre dans une guerre contre la France ; Henri VII avait renoncé depuis longtemps à revendiquer les prétendus droits que ses prédécesseurs avaient fait valoir sur la couronne de France ; il ne songeait qu’à vivre en paix avec tout l’univers, espérant par là conserver la paix intérieure de ses états et faire oublier que ses droits avaient été jadis contestés. L’Espagne voulait marier l’héritier du trône avec la veuve de son frère ; mais les conseillers les plus intimes du roi, entre autres le chancelier Warham, archevêque de Canterbury, objectaient la coutume et la loi canonique. Cependant personne ne voulait se brouiller avec Ferdinand et Isabelle. Quelqu’un suggéra que, dans le doute et même avec la certitude que le mariage projeté était incontestablement illicite, c’était une de ces affaires qu’il appartient au pape de juger ou même de résoudre par une dispense. Henri VII n’avait aucun motif de décliner celle proposition : il savait bien que l’appel à la cour de Rome était un ajournement lointain : tout délai permettrait d’attendre que les circonstances lui permissent un refus moins compromettant.
Son espoir fut en partie réalisé. Le pape régnant était Alexandre VI, enclin, par sa naissance espagnole, à satisfaire Ferdinand, et plus encore disposé à lui complaire, parce qu’il comptait sur la protection de ce monarque pour asseoir la fortune de son fils, César Borgia. Ce pontife n’avait pas moins d’intérêt à ménager le roi de France ; des Tudors il n’avait rien à attendre. Mais à peine la question lui avait-elle été déférée qu’il mourut. Son successeur ne fut pape que trois semaines ; il n’eut pas le temps d’y songer. Puis Jules II fut élu. Henri VII se trouva dès lors avoir à Rome un défenseur influent en la personne du cardinal d’Amboise, qui, dans l’intérêt de son pays, voulait marier l’héritier du trône d’Angleterre avec une princesse française. La victoire remportée à Garigliano par Gonzalve de Cordoue sur les troupes françaises rendit, il est vrai, l’influence de l’Espagne prépondérante auprès du saint-siège. Jules II aimait trop l’Italie, il était trop jaloux de son indépendance, trop adroit politique, pour céder sans résistance aux injonctions de Ferdinand. Le cas de conscience qui préoccupait les principaux souverains de l’Europe avait été soumis à l’examen de deux vieux cardinaux ; l’un d’eux était malade, il fallait attendre. À ce moyen dilatoire il fut répondu par un subterfuge. « La reine Isabelle est mourante dans son château de Médina del Campo, vint raconter l’ambassadeur d’Espagne. C’est pitié de lui refuser la décision qui fixera le sort de sa fille. » L’armée française était loin ; l’armée espagnole menaçait Rome. Les cardinaux n’avaient pas encore émis leur-opinion. Le pape crut se tirer d’affaire en donnant l’écrit qu’on lui demandait, sous condition que personne autre que la reine n’en aurait connaissance. Le sceau pontifical n’y était pas apposé. Ce n’était pas une bulle ; au fond, c’était un document assez formel pour que le pape ne pût plus se déjuger. Les souverains de l’Espagne se hâtèrent, contrairement à la promesse donnée, d’en faire part à tous leurs conseillers et d’annoncer à l’univers entier le mariage de Catherine avec le second prince de Galles.
Ce prince avait treize ans : il n’était donc pas d’âge à contracter mariage, pas même à s’engager pour l’avenir. Henri VII avait juré que, lui vivant, cette union ne s’accomplirait jamais. Catherine restait à sa cour avec le titre de princesse de Galles, que le veuvage ne lui enlevait pas. Ferdinand ne pouvait qu’attendre jusqu’à ce que le prétendu fiancé de sa fille eût l’âge requis. Enfin, Henri VII mourut. Son fils était alors dans toute la force de la jeunesse, bien fait, habile à tous les exercices du corps, instruit, poète même lorsqu’il voulait s’en donner la peine. Les factions opposées, que son père avait dû calmer à force de prudence, ne lui suscitaient aucun compétiteur. Ce règne s’annonçait bien. Henri VIII et Catherine se connaissaient depuis longtemps ; ils avaient su quels obstacles la politique, et plus encore la coutume, élevaient entre eux ; ils s’aimaient. Le premier acte du nouveau roi fut d’annoncer à sa belle-sœur qu’il tenait à l’épouser plus qu’à toute autre chose sur la terre. Les conseillers laïques du jeune roi étaient favorables à cette alliance parce qu’ils redoutaient Ferdinand, alors plus puissant que jamais ; les conseillers ecclésiastiques étaient divisés ; si les plus rigides tenaient toujours pour prohibée une union entre beau-frère et belle-sœur, d’autres se montraient plus sensibles aux considérations politiques que l’affaire comportait. Ces derniers l’emportèrent ; le mariage fut célébré au mois de juin 1509.
Quinze années se passèrent Les événemens avaient donné raison à ceux qui prétendaient qu’une union contraire aux lois divines serait maudite et stérile. Des nombreux enfans que Catherine avait portés dans son sein, la plupart étaient venus au monde avant le terme ; un seul avait vécu, et c’était une fille, la princesse Marie. Aigrie par le chagrin, vieillie par les infirmités, Catherine était plus mûre à quarante ans, en qualité d’Espagnole, que ne l’eût été une Anglaise de cet âge. Le roi, tout en continuant de lui témoigner de l’affection et de la confiance, avait cessé depuis longtemps de lui être fidèle. Il ne pouvait se mettre facilement en tête de la répudier, car il était toujours le fils dévot de l’église et le partisan sincère de l’autorité du pape. Sa dévotion au saint-siège était telle qu’il eut l’idée d’écrire un petit livre intitulé : Défense des sept sacremens. Précurseur des docteurs modernes de l’infaillibilité. Il allait jusqu’à soutenir qu’un pape ne peut jamais se tromper. Ce petit livre, lourd par le style et banal par la pensée, lui valut de Clément VII le titre de défenseur de la foi ; Luther l’accusa d’avoir blasphémé Dieu. Quant aux Anglais, les plus sages, et Thomas Morus le premier, firent observer à leur souverain que le moment n’était pas venu de soutenir une telle doctrine puisque tous les rois de la chrétienté étaient en guerre contre le pape. Henri VIII ne consentit pas à atténuer en quoi que ce fût la thèse qu’il avait adoptée.
Néanmoins, quelques mois s’étaient à peine écoulés qu’il consultait les théologiens de son entourage au sujet de la validité de son mariage avec Catherine. A l’infaillibilité du pape il avait une autre doctrine à opposer : les rois ne sont pas liés par les mêmes lois que les autres hommes. Il n’avait pas besoin d’aller loin pour trouver des casuistes qui fussent de son avis. Du reste, toujours fier d’avoir été comparé à saint Augustin et à saint Jérôme à l’occasion de sa Défense des sacremens, il prétendait que l’affaire fût discutée par les canonistes les plus savans. Tout en recommandant le secret, il permit à Warham de soumettre l’affaire à une assemblée d’évêques, qui, sauf un seul, déclarèrent que le cas était douteux. Henri VIII, étonné de cette décision, consulta les plus illustres docteurs en hébreu et en droit canon qu’on pût lui indiquer. Alors la réponse fut plus précise : interrogés si l’obstacle à une union entre beau-frère et belle-sœur avait pu légalement être levé par le pape, ces docteurs déclarèrent que le pape n’avait pas pouvoir de lever les prohibitions établies par les saintes Écritures.
La plupart des historiens d’Henri VIII ont raconté qu’il répudia Catherine d’Aragon par amour pour Anne de Boleyn, qu’il désirait épouser. C’est un récit que les faits contredisent. L’affaire secrète était déjà débattue par les docteurs et soumise aux délibérations des évêques d’Angleterre avant que le roi eût remarqué Anne de Boleyn. Le plan que poursuivait le cardinal Wolsey, alors tout-puissant, était tout autre. Archevêque d’York, premier ministre, légat du pape auprès de son souverain, il rêvait plus encore : il voulait la tiare. Les cardinaux d’Espagne et d’Allemagne, subjugués par Charles-Quint, ne pouvaient lui être qu’hostiles ; il crut gagner les suffrages des Français et des Italiens, opposés à l’empereur, en préparant un traité d’alliance entre François Ier et Henri VIII. L’une des conditions de ce traité était le mariage du roi d’Angleterre avec une princesse française, Marguerite de Valois ou Renée de Savoie. Ce fut au milieu de ces négociations qu’Henri VIII rencontra par hasard Anne de Boleyn dans une visite qu’il fit au vicomte de Rochford, son père. Il n’avait alors que trente-cinq ans ; il était dans la force de l’âge ; à toutes les qualités d’un brillant gentilhomme il joignait les séductions du souverain pouvoir. Les femmes qu’il avait remarquées ne lui avaient jamais été cruelles. Soit vertu, soit calcul, Anne refusa d’écouter le langage qu’il voulut lui faire entendre. On raconte qu’elle lui fit la réponse de doña Sol à Charles-Quint : trop noble pour être sa maîtresse, elle ne l’était pas assez, pour être son épouse. Dans le monde où elle vivait, le caractère légal du mariage entre le roi et Catherine n’était plus admis. Le vicomte de Rochford revenait précisément d’une ambassade en France, où il avait discuté, d’après les instructions de Wolsey, l’union d’Henri VIII avec une parente de François Ier.
Ce que l’on avait appelé d’abord l’affaire secrète du roi était devenu une affaire publique à laquelle prenaient intérêt non-seulement les Anglais, désireux que leur souverain eût un héritier mâle, mais encore les monarques de l’Europe, puisque du mariage d’Henri VIII dépendait l’alliance de l’Angleterre. Que Catherine fût répudiée, l’influence espagnole s’évanouissait à Londres ; la petite-fille de Ferdinand et d’Isabelle ne pouvait plus être reine ; aussi Charles-Quint soutenait-il la cause de sa tante encore plus par raison politique que par affection de famille. Pour le même motif, le pape Clément VII, que presque tous étaient encore disposés à prendre pour arbitre, hésitait, partagé entre la crainte de l’empereur, qui dominait l’Italie, et le désir de se concilier les rois de France et d’Angleterre. Enfin le pape, se dérobant à l’influence de l’empereur, consentit à remettre la décision de l’affaire aux soins de deux cardinaux, qui se constitueraient à Londres en cour de justice. L’un des deux était Wolsey, le propre ministre d’Henri VIII ; son avis était connu d’avance. L’autre était Lorenzo Campeggio, sur qui le roi pouvait compter tout autant, parce qu’il se l’était attaché depuis longtemps par de nombreux bienfaits et, notamment, en lui donnant un palais à Rome et en le nommant à l’évêché richement doté de Salisbury. Campeggio avait son plan arrêté d’avance. C’était d’exploiter les sentimens religieux de la reine et d’obtenir d’elle qu’elle consentît à se retirer dans un couvent. Il ne manquait pas d’exemples à citer de femmes de sang royal qui s’étaient soustraites par une résolution semblable aux vicissitudes de la vie politique. Mais Catherine n’y voulut rien entendre. Reine elle avait été et reine elle mourrait, bien que le roi ne voulût plus la voir ni même habiter sous le même toit.
Tous moyens dilatoires étant écartés par la résistance de la reine, les deux cardinaux ne pouvaient tarder davantage à ouvrir le débat pour lequel ils avaient été appointés, la jour donc, ils entrèrent en séance au palais de Blackfriars, entourés du corps entier des évêques ; devant la barre se tenaient d’un côté les avocats du roi, de l’autre ceux de la reine. Henri VIII était présent. Lorsque l’huissier eut appelé la cause, survint une scène que les partisans de Catherine invoquent volontiers en sa faveur, et non sans cause, car elle est empreinte d’une véritable grandeur : cette malheureuse princesse, semblant ne pas voir la cour qui avait mission de la juger, se jeta aux pieds du roi : « Sire, s’écria-t-elle je vous bénis pour tout l’amour qui a été entre nous. Ayez pitié et compassion de moi, car je suis une pauvre femme étrangère à vos états. Je prends Dieu et le monde entier à témoin que j’ai été votre épouse humble, fidèle et obéissante… Épargnez-moi la douleur de ce jugement. Si vous me refusez cette faveur, que votre volonté soit faite : je remets ma cause entre les mains de Dieu ! » Elle se releva et partit aussitôt, quelque effort que ses conseillers fissent pour la retenir. Le roi, tout troublé par cet incident inattendu, ne put se retenir d’admirer une fois de plus la femme qui l’avait tant charmé jadis : « Puisqu’elle n’est plus là, dit-il tout haut à l’assemblée, je dois déclarer, en effet, que jamais épouse n’a été si docile, ni si fidèle ; elle possède toutes les qualités que comporte son rang. » Les assistans crurent que l’affaire se terminait par une réconciliation. Mais Henri VIII n’était pas homme à céder longtemps aux émotions les plus légitimes. Peu après, la cour se réunit de nouveau, et, cette fois sans la présence de Catherine. Les conseillers du roi exposèrent le cas. Catherine avait été la femme du prince Arthur ; c’était un fait reconnu par la bulle du pape Jules II, qui avait accordé la dispense ; elle n’avait pu épouser le frère de son premier mari, puisque les canons de l’église le défendaient. Le prétendu mariage du roi était donc nul. Campeggio, qui était venu de Rome tout exprès pour arranger l’affaire par une voie détournée, ne pouvait ainsi laisser mettre en échec le pouvoir du souverain pontife à accorder une dispense, Il leva la séance en déclarant qu’il en référerait au pape. Les lords du royaume, qui assistaient, en grand nombre, attendant une décision avec des intérêts très divers, se montrèrent très froissés de cet ajournement et surtout de ce nouveau recours à Rome : « Il n’a jamais été bon pour l’Angleterre, dit l’un d’eux, qu’il y eût tant de cardinaux parmi nous. » Ces quelques nuits exprimaient les sentimens de toute l’Angleterre, sans en excepter les évêques.
Déjà, tandis que l’Angleterre tout entière discutait si le mariage de Henri VIII et de Catherine devait être ou non annulé, un docteur en théologie de l’université de Cambridge, Cranmer, avait émis une opinion nouvelle. Cranmer, vivant dans la retraite, timide dans le monde et hardi dans ses discours comme un homme qui ne puise ses opinions que dans l’étude des livres et qui ne tient aucun compte des circonstances, Cranmer soutenait que la grande affaire du jour n’était pas susceptible d’être jugée par le pape ou par ses délégués. La seule question, suivant lui, était de savoir si un homme peut valablement épouser la veuve de son frère. Il n’était pas douteux que cette union fût défendue par les saintes Écritures ; on n’avait qu’à consulter les universités de toute l’Europe ; non-seulement à Oxford et à Cambridge, mais encore à Paris, à Padoue, à Bologne, partout, sauf dans les états de l’empereur, on aurait la même réponse. Cela étant, il n’y avait pas eu mariage ; le roi et la reine avaient vécu dans le péché sans s’en douter. Dès qu’ils se sépareraient, ils seraient libres de contracter une autre union, chacun de son côté. Plus d’un laïque en avait déjà dit autant, mais avec moins d’autorité. Si peu peut appliquer des expressions modernes à des événemens d’un autre siècle, il est permis de dire que Clément VII, en engageant Catherine à se retirer dans un couvent, avait conseillé aux deux époux une séparation de corps ; que Henri VIII, désireux de redevenir libre, avait demandé le divorce, et que Cranmer, avec ses partisans plus hardis, plaidait ni plus ni moins que la nullité du mariage royal. Ce dernier avis était, dans la circonstance, la négation de l’autorité du saint-siège : c’était à vrai dire, le premier mot d’une révolution.
Qu’en pensait le peuple anglais ? Il n’avait guère eu l’occasion de manifester son opinion autrement que par des démonstrations populaires ; Wolsey, tout-puissant depuis bien des années, n’aimait pas les parlemens ; à peine avait-il réuni les chambres quelques semaines en treize ans. Son pouvoir était chancelant. Les lords et les députés des communes le détestaient et le roi s’était dégoûté de lui depuis qu’il avait constaté ses allures louches dans l’affaire qu’il avait le plus à cœur. Archevêque d’York et premier ministre de la couronne, Wolsey parlait ouvertement en faveur du divorce du roi. Cardinal et prétendant à la tiare, il conseillait en secret au pape de ne pas céder, parce qu’il ne voulait mécontenter ni le collège des cardinaux, ni l’empereur Charles-Quint, dont l’influence devait être prépondérante dans le futur conclave. Il avait, du reste, si mal joué ce double jeu que Catherine elle-même ne se fiait plus à lui. A peine le parlement était-il réuni qu’il fut traduit en justice, par ordre du roi, pour avoir exercé les fonctions de légat du pape en Angleterre contrairement à la loi. Il ne pouvait nier qu’il l’eût fait, pas plus que le roi, si quelqu’un avait été en situation de l’interroger, n’ont pu nier l’y avoir autorisé, bien plus, avoir sollicité cette dignité pour lui. Après l’avoir déclaré coupable, ses juges laissèrent à la sagesse du roi le soin de prononcer la peine dont il devait être frappé. C’était une sentence d’usage, et, le plus souvent, même avec un monarque plus clément, la mort s’ensuivait. Toutefois, la chute de Wolsey était pour ainsi dire le triomphe d’Anne de Boleyn. Personne douce et charitable, celle-ci déclara que son ennemi ne devait tomber que sur un lit de plume. Déclin de ses dignités, révoqué des fonctions civiles et ecclésiastiques qu’il occupait, il eut la liberté de se retirer dans l’une de ses terres. Quelques mois plus tard, compromis dans les intrigues de l’envoyé espagnol en faveur de Catherine, il fut arrêté pour être conduit à la tour de Londres et mourut en chemin, soit de dépit, soit de fatigue ou de maladie.
La chute de Wolsey ne suffit pas pour apaiser l’opinion publique. Un vent de réforme soufflait sur l’Angleterre, moins orageux que celui qui avait bouleversé l’Allemagne, assez fort néanmoins pour troubler tout le royaume. Les familles, les assemblées, l’église même se partageaient en deux camps : d’un côté, ceux qui respectaient la tradition ; de l’autre, ceux qui acceptaient les idées nouvelles. Il faut toujours que les partis s’incorporent en certaines personnes ; ici deux femmes personnifiaient ces tendances opposées, Catherine et Anne. L’affaire secrète du roi était devenue une affaire publique. Un seul fait permet d’apprécier à quel point la crise était devenue aiguë : les universités, siège de tout savoir et théâtre de toutes discussions, s’étaient prononcées en grande majorité en faveur de Henri VIII et d’Anne de Boleyn.
Toujours irrésolu, ou plutôt désireux peut-être de conserver, en suivant le cours de ses idées nouvelles, le titre de défenseur de la foi qu’un pape lui avait conféré, Henri VIII envoya d’autres ambassadeurs à Rome. Le premier fut le vicomte de Rochford, récemment créé comte de Wiltshire, le propre père d’Anne, que l’empereur fit congédier aussitôt comme trop intéressé au succès de la négociation. Puis vint Cranmer, qui s’y rendit, se croyant appelé à débattre une question de droit canon devant une assemblée de théologiens et qui revint bien vite après avoir constaté que l’épée de Charles-Quint posait plus que toutes les raisons devant les tribunaux du saint-siège. Un troisième n’eut pas plus de succès. Le roi en prit alors son parti, et, le 25 janvier 1533, se décidant enfin à considérer comme nulle l’union contractée avec la fille de Ferdinand et d’Isabelle, il épousa Anne de Boleyn. Il y avait sept ans qu’il s’était épris d’amour pour elle. Hepworth Dixon soutient, et nous voulons le croire, qu’elle avait su se défendre pendant ce long stage contre les entraînemens d’une passion partagée. Ce n’était que le premier acte de la révolution ; le second, la rupture entre l’Angleterre et le saint-siège, ne se fit pas attendre. Dès sa réunion au mois d’avril, le parlement fut saisi du projet de loi qui créait une église nationale, avec le roi pour chef suprême. Les modérés, tels que Thomas Morus, qui n’auraient pas voulu se séparer de Rome, s’étaient mis à l’écart, de leur plein gré ou par la volonté du roi. Cranmer, l’un des partisans les plus convaincus de la séparation, était devenu archevêque de Canterbury. Les prélats dévoués à l’église romaine, qui s’étaient gorgés de bénéfices, à l’exemple de Wolsey, leur supérieur hiérarchique, avaient été terrifiés par la disgrâce du cardinal. La loi fut votée. Quelques mois plus tard, Anne mettais au monde une fille, celle qui fut plus tard la reine Elisabeth. L’Angleterre était irrémédiablement brouillée avec l’Espagne ; par compensation, elle avait l’alliance de la France. Quant aux Anglais eux-mêmes, ils acceptaient, la plupart satisfaits, quelques-uns résignés, une révolution qui consacrait l’indépendance de leur pays.
A Londres et dans toute l’étendue des comtés qui environnent la capitale, cette l’évolution était faite dans les esprits avant d’avoir été consacrée par une loi du royaume ; on y haïssait l’influence espagnole et tout ce qui s’y rattachait ; mais il n’en était pas de même dans le nord. L’Angleterre était à cette époque, comme elle l’est encore aujourd’hui, divisée en deux provinces ecclésiastiques, York et Canterbury, avec la différence que cette division était alors autre chose qu’une expression géographique. D’une rive à l’autre de la Trent, comme d’une rive à l’autre de la Tweed, c’étaient d’autres mœurs, parfois d’autres lois, presque d’autres races d’hommes. L’aristocratie industrielle, la richesse que la houille, le fer et le coton ont engendrées dans les comtés du nord, datent du siècle dernier au plus loin. Il y a trois cents ans, il n’existait qu’une ville York, au-delà de la Kent : grande ville sans contredit, dont les habitans parlaient avec dédain de Londres et des autres villes du Sud. Mais, en dehors d’York, il n’y avait qu’une population rurale, pauvre, ignorante, maintenue dans ses convictions religieuses, moins encore par le clergé séculier que par les moines, qui s’y étaient rendus populaires. C’était dans les vallées de la Severn et de la Tamise, non dans celles de l’Humber et de la Tyne, que vivaient les poètes, les philosophes, les hommes politiques du temps. Au sud, le paysan était mieux nourri et mieux babillé, le gentleman était plus civilisé, le prêtre plus instruit. L’esprit national y avait été aiguisé, soit par les querelles intestines, soit par les guerres contre l’étranger. On y était plus exposé à l’invasion, partant, plus patriote.
Aussi y eut-il grande émotion parmi les campagnards du Nord lorsqu’ils apprirent que le roi avait rompu avec Rome et répudié son épouse. Les grands seigneurs. lord Northumberland, lord Darcy et d’autres, parlaient librement d’une révolution qui leur déplaisait ; mais ils n’agissaient guère, parce que, représentant de l’autorité royale dans leurs comtés, ils se savaient trop faibles pour faire obstacle aux événemens accomplis. Les moines, menacés dans leur existence, la gentry, entraînée par les prédications des moines, soulevèrent les paysans ; ceux-ci se mirent en tête que le roi était le jouet de conseillers malfaisans, qu’il fallait aller à Londres le débarrasser de ces conseillers, le réconcilier avec sa femme légitime, et rétablir l’autorité du pape dans toute l’Angleterre. Ils s’assemblèrent donc au nombre de trente mille environ, mal équipés, encore plus mal commandés. Ce n’était pas la guerre qu’ils prétendaient faire, mais un « pèlerinage de grâce ; » à vrai dire un pèlerinage à main armée. Leur chef était un avocat de Londres, nommé Robert Aske, que le hasard avait mis sur leur route. L’un des fils du duc de Northumberland était avec eux, mais sans exercer le commandement que sa naissance lui aurait donné partout ailleurs. Arrivés à Doncaster, après s’être emparés d’York sans coup férir, ils y rencontrèrent le duc de Norfolk, l’un des plus vaillans et des plus fidèles serviteurs de Henri VIII. Le duc de Norfolk eut le talent de les apaiser, de leur promettre la paix, et finalement de les renvoyer chez eux. Ce fut toute la résistance que rencontra l’apostasie du roi. Quelques-uns des chefs les plus marquans furent décapités ou pendus, et personne ne protesta plus. Le parti espagnol avait perdu toute influence pour le moment.
Pour le voir revivre, il faut arriver au règne de Marie, fille de Henri VIII. Cette princesse, issue du mariage de son père avec Catherine d’Aragon, était restée fidèle aux croyances de sa jeunesse. Elle montait sur le trône à l’âge de trente-sept ans, sans y avoir été préparée, puisqu’elle avait vécu dans la disgrâce, réputée bâtarde, depuis que sa mère avait été répudiée. Restée catholique, elle était hostile à la religion que professait la majorité de ses sujets ; les hommes d’état auxquels son père et son frère avaient accordé leur confiance ne pouvaient que lui déplaire : aussi prit-elle tout de suite pour conseiller intime Renard, ambassadeur de Charles-Quint. Rigide, intolérante, elle fit mettre à mort sa cousine Jeanne Grey, l’infortunée reine de neuf jours que les partisans de la succession protestante lui avaient opposée ; elle fit enfermer sa sœur Elisabeth, sur qui se reportaient toutes les espérances des défenseurs de la religion anglicane.
C’est à cette sœur que la couronne devait revenir après elle à moins qu’elle ne se mariât et qu’elle n’eût des enfans. Son premier souci était donc de choisir un époux, mais où le prendre ? Les Anglais auraient voulu qu’elle épousât son cousin Courtenay, petit-fils d’Edouard IV par sa mère et rejeton d’une des plus nobles familles du royaume. Jeune encore. Courtenay avait passé presque toute sa vie en prison parce qu’il était regardé, comme un compétiteur dangereux : son père avait été mis à mort. Une union entre lui et la reine eût été un gage de paix et de stabilité, Mais l’influence prépondérante de Renard détermina Marie à préférer un prince espagnol. Philippe, fils de Charles-Quint. La nation tout entière s’indigna de ce choix. Sur le conseil de son ambassadeur, Philippe vint en Angleterre accompagné de ses cuisiniers et d’une garde nombreuse : il n’osa se montrer en public que revêtu d’une cotte de mailles. Il avait tout à craindre, le poison dans ses alimens aussi bien que l’assassinat en pleine rue. Froid, débauché, dédaigneux, il ne s’était résigné d’ailleurs à ce mariage que par pure ambition, et il ne fut pas long à s’apercevoir qu’il ne pouvait pas plus espérer un héritier que se concilier l’affection de ses nouveaux sujets. Il retourna sur le continent avant même d’y avoir été rappelé par l’abdication de son père. Ce mariage ne fit qu’accentuer la haine que les Anglais manifestaient déjà contre l’Espagne.
L’avènement de la reine Elisabeth fut une revanche du sentiment national aussi bien que de l’église anglicane. Les actes de cruauté que nos historiens reprochent à cette reine ne sont, aux yeux des Anglais, que des actes de légitime défense. Voici, par exemple, la décapitation de Marie Stuart. Les malheurs de cette princesse, trois fois veuve et toujours victime des événemens, toujours belle et séduisante, lui ont valu une sorte d’auréole. Nous nous apitoyons sur les épreuves qu’elle a subies plus que nous ne nous indignons des crimes auxquels elle a coopéré. Mais les Anglais n’ont-ils pas quelque motif d’en juger autrement ? Elle est à peine entrée dans une prison du Yorkshire, après une dernière défaite de ses partisans, qu’arrive en Angleterre la bulle de Pie V qui excommunie Elisabeth et tous ses adhérens, la déclare bâtarde et déchire de tous droits à la couronne. Un peu plus tard, les catholiques des frontières d’Ecosse s’insurgent sous la conduite d’un des plus grands seigneurs du royaume, Percy, comte de Northumberland. En France, le massacre de la Saint-Barthélemy terrifie les protestans de toute l’Europe. Cependant les années s’écoulent, et Marie Stuart pourrait se laisser oublier dans sa prison ; mais non, elle suscite des ennemis à sa rivale, elle est de toutes les conspirations, tantôt complice, le plus souvent instigatrice. La situation que lui donne sa naissance est au surplus bien singulière. Qu’Elisabeth meure ou soit détrônée, c’est la reine d’Ecosse qui la remplacera, et les partisans de la réforme ne peuvent songer sans terreur au règne éventuel de cette autre Marie qui, de même que la fille de Catherine d’Aragon, se signalera sans aucun doute par une violente et sanguinaire réaction en faveur de l’église catholique. Quel est le prélat, le juge, l’homme d’état que cette perspective ne doive effrayer ? On a prétendu que les hésitations d’Elisabeth après la condamnation à mort de la reine d’Ecosse furent pure hypocrisie et qu’elle eut l’art de rejeter sur ses conseillers l’odieux de cette exécution capitale. Il est pourtant bien vraisemblable que la princesse prisonnière inspirait plus de crainte au peuple et au parlement qu’à la souveraine.
L’année d’après, l’Invincible Armada croisait dans la Manche, allait prendre à Calais les troupes de Flandre pour les débarquer sur les côtes de la Grande-Bretagne. A aucune époque des temps modernes, la nation anglaise ne courut un si grand péril, et, de fait, elle ne fut jamais plus unie en face du danger ; les catholiques du Nord se montrèrent aussi ardens que les protestons du Sud à s’armer contre l’étranger ; mais, dans cette circonstance encore, les fanatiques ne renonçaient pas à la lutte. Philippe, comte de Norfolk et d’Arundel, enfermé dans la tour de Londres à la suite d’une conspiration, y faisait célébrer la messe pour le succès des espagnols. Si ceux-ci avaient réussi, Philippe et ses complices auraient passé pour des héros ; les Espagnols échouèrent ; ces prisonniers furent condamnés à mort. Elisabeth refusa de faire exécuter la sentence. Mais est-il surprenant que tout bon anglais ait conservé des sentimens de haine envers ces traîtres et envers la religion qui les inspirait ? Le rêve d’Elisabeth fut de vivre en paix avec tout le monde, et ce fut une de ses gloires. Sauf quelques insurrections partielles, son autorité n’avait jamais été sérieusement, compromise à l’intérieur ; au nord, elle n’eut plus rien à craindre des Écossais après la chute de Marie Stuart ; au sud, elle entretenait des relations amicales avec le roi de France, tout en manifestant sa préférence pour les protestans au milieu des querelles religieuses qui ensanglantaient alors notre pays. Avec l’Espagne, après la défaite de l’Armada, elle semblait avoir conclu une trêve plutôt qu’un traité de paix : c’était toujours de ce côté que les Anglais et leur souveraine croyaient voir surgir le péril.
Sévère à l’occasion, ferme en ses desseins, inspirée par un sentiment juste de la politique qui convenait à son pays, Elisabeth fut en somme une vraie reine. L’Angleterre lui dut de longues années de tranquillité à l’intérieur et au dehors, et de plus une influence efficace sur les affaires de l’Europe. Peut-être sa conduite privée ne fut-elle pas irréprochable ; du moins elle ne se laissa jamais guider par des volontés étrangères. A peine cette grande souveraine était-elle descendue dans la tombe, que la situation changeait par l’effet du caractère timide et irrésolu de son successeur. Il y avait deux partis à la cour ; celui de la guerre, à la tête duquel était Raleigh, voulait soutenir les Hollandais contre la maison d’Autriche, fût-ce au prix d’une guerre. L’autre, dont le chef était Cecil, déjà ministre sous Elisabeth, préférait une politique moins aventureuse. Le premier était plus populaire ; le second, à défaut de popularité, devait chercher un appui à l’extérieur, un nouvel ambassadeur d’Espagne, don Juan de Taxis, venait d’arriver à Londres, avec mission d’acheter les adhésions. Cecil, demeuré ministre de Jacques Ier, ne refusa pas, dit-on, la pension que lui faisait offrir Philippe III, Mais si Cecil consentait à recevoir une subvention de l’étranger pour maintenir la paix, parce qu’il savait parfaitement qu’en temps de guerre, l’influence d’hommes d’épée tels que Raleigh et ses compagnons, l’emporterait sur la sienne, il ne voulait point cependant livrer son pays au parti catholique, dont le roi d’Espagne était le principal inspirateur. Il le voulait d’autant moins que ses compatriotes, restés fidèles au pape, n’avaient pas moins que les protestans la haine de l’influence espagnole.
Quelle était, en effet, la situation des catholiques anglais à cette époque ? A l’avènement d’Elisabeth, nous raconte M. Hepworth Dixon, il y avait une corporation catholique dans le royaume, mais il n’y en avait qu’une. Pendant son règne, une seconde apparut. Les premiers étaient des catholiques anglais, les autres furent des catholiques romains, et ces deux sectes d’une même église se trouvèrent, au début du règne de Jacques Ier, non-seulement séparées, mais bien plus, en état d’hostilité. Au premier de ces deux partis appartenaient les milliers de familles qui, dans chaque comté, que les événemens fussent favorables ou contraires, restaient fidèles aux croyances de leurs ancêtres, parce que ces croyances étaient intimement associées à toute leur existence sociale et intellectuelle. Leurs pères avaient inséré dans la charte du roi Jean un article portant que l’église devait être libre ; ils en étaient encore là. Ils respectaient le pape, mais ils lui déniaient le droit de dicter la loi aux habitans de l’Angleterre ; ils déclinaient son autorité en matière temporelle, Ils avaient leurs fêtes et leur liturgie, autres que les fêtes et la liturgie romaines, et c’était à leurs yeux l’un des élémens constitutifs de leur église nationale.
Les autres, peu nombreux, étaient les prosélytes que les jésuites avaient détournés de l’église anglicane. Néophytes trop ardens, on leur reprochait de s’être convertis plutôt par passion ou par haine que par conviction religieuse. Qu’un noble échouât à la cour, qu’un cadet de famille eût à se plaindre de son père, qu’un soigneur de comté dissipât sa fortune, se voyant obligé de changer de vie, il changeait aussi de religion pour cacher ses fautes on ses malheurs sous une apparence de persécution. Les anciens catholiques étaient de cœur avec leurs compatriotes protestans dans tous les événemens qui touchaient à leur vie nationale, à la guerre aussi bien qu’en temps de paix. Les nouveaux convertis se mettaient sous la direction des jésuites, inféodés à la politique des rois d’Espagne.
Les jésuites n’avaient peut-être pas plus d’un millier de partisans en Angleterre, tandis que les catholiques anglais formaient presque la moitié de la population. Ceux-ci comptaient dans leurs rangs un tiers des pairs, La moitié des gentilshommes campagnards, les deux tiers des paysans. Ce n’est pas en un an, ni même dans un siècle, qu’un grand pays change de religion. La réforme n’avait à elle que les villes, et encore les anciennes croyances y conservaient-elles beaucoup d’adhérens.
Cet exposé de la situation de l’Angleterre, au commencement du XVIe siècle, est-il exact ? Hepworth Dixon ne fait-il pas revivre à une autre époque, par un effort de son imagination, le fantôme du jésuitisme dont tant de cerveaux sont hantés de notre temps ? Les intrigues qui agitèrent Londres pendant les premières années du règne de Jacques Ier sont si compliquées, que l’historien a peine à en démêler les inspirateurs. D’un côté, les jésuites sont compromis dans la conspiration de Guy Fawkes, qui a pour but de faire sauter le parlement avec le roi et les ministres. D’autre part, le premier ministre Cecil est à la solde du roi d’Espagne. Puis, lord Grey, un ami de Raleigh, conspire avec des catholiques pour renverser les ministres. Kepworth Dixon veut que l’Espagne ait suscité tous ces événemens, tenu les fils de toutes ces intrigues. Peut-être un historien plus impartial n’y verrait-il qu’une preuve de l’habileté de Cecil, comte de Salisbury, qui compromettait ses ennemis tous ensemble, opposait les jésuites à Raleigh, les catholiques aux protestans et se ménageait pour lui seul les bénéfices d’une entente secrète avec le roi d’Espagne.
Satisfaire les catholiques sans irriter les réformés ; contenir les jésuites et leurs partisans : se montrer en apparence l’ami des protestans d’Allemagne et de Hollande, auxquels l’opinion publique était favorable, et cependant rechercher l’alliance du roi d’Espagne : telle fut en vingt-deux ans de règne toute la politique de Jacques Ier. Il avait trop du sang des Guises dans les veines pour ne pas rester catholique de cœur, tout en étant le souverain d’une nation protestante. Aussi son vœu le plus cher était-il de marier le prince de Galles à une princesse espagnole. Ce mariage était de même l’espoir de tous ceux qui rêvaient de détruire le régime établi par Henri VIII et par Elisabeth. L’ambassadeur de la cour de Madrid à Londres était alors le comte de Gondomar, fort bien informé des intrigues qui s’agitaient autour du roi, car les personnages les plus importans recevaient une pension de son maître. Il eut ordre de laisser croire qu’un mariage serait possible entre Charles, fils de Jacques Ier, et l’infante dona Maria. Ce projet était peu compromettant ; cette infante n’avait que six ans lorsqu’il en fut parlé pour la première fois ; bien des événemens pouvaient venir à la traverse avant qu’elle fût nubile. Toutefois son portrait, envoyé à Londres, fut exposé au palais de Whitehall et présenté à tous les courtisans comme celui de la future reine d’Angleterre. Elle n’était pas belle, paraît-il ; très brune, le teint foncé, elle avait mérité le sobriquet de princesse Olive. A peine les deux fiancés furent-ils d’âge à entendre parler l’un de l’autre qu’ils se détestaient cordialement. « Epouser un hérétique, disait dona Maria ; être la mère d’enfans qui seront brûlés en enfer, plutôt rester au couvent. » Charles n’était pas moins libre dans ses propos : « Si ce n’était pas un péché, soupirait-il en regardant le portrait de Whitehall, les princes devraient avoir deux femmes, l’une pour la politique, et l’autre pour leur agrément. » Quant à l’opinion du dehors, elle était unanime à condamner ce projet d’alliance. Membres des communes et citoyens de Londres étaient d’accord pour y voir une atteinte aux libertés du royaume ; Gondomar était devenu l’homme le plus impopulaire qu’il y eût dans la capitale. Il s’en souciait peu, ayant le plus complet dédain pour le peuple et pour le parlement. « Un roi n’est vraiment roi, disait-il à Jacques, que lorsqu’il est son propre maître. Le roi d’Angleterre ne serait l’égal des autres souverains que s’il se débarrassait des sujets qui prétendent lui imposer des conseils. » Juste à ce moment, des membres des communes suppliaient Jacques, dans une pétition, de se mettre à la tête des états réformés, de déclarer la guerre au roi d’Espagne et de marier son fils à une princesse protestante. Quantité de volontaires anglais, soldats et gentilshommes, avaient pris du service dans les Pays-Bas et y combattaient contre l’Espagne. Le roi répondit aux pétitionnaires que ses sujets n’avaient pas à juger sa politique. La chambre répliqua par une protestation où elle invoquait ses anciens droits. Jacques vint en personne au parlement faire déchirer devant lui la feuille des procès-verbaux où cette déclaration était enregistrée ; puis le parlement fut dissous. Gondomar avait imposé silence à l’opinion publique : les hauts emplois de l’état étaient occupés par des hommes dont il payait le dévoûment. Ce n’était pas assez ; il fallait encore, pour éviter tout retour de fortune, qu’il compromît le roi avec ses alliés naturels.
La guerre se poursuivait avec des chances diverses entre l’Espagne et la Hollande ; l’Angleterre était neutre en apparence ; mais les deux grands personnages qui commandaient sur le littoral, le lord gardien des cinq ports et l’amiral de la flotte de la Manche, étaient au nombre des pensionnaires de l’Espagne et, en toute circonstance, molestaient les marins hollandais que les hasards de la mer amenaient sur les côtes anglaises. Comme de juste, les Hollandais rendaient aux Anglais les mauvais traitemens qu’ils en avaient reçus, et notamment ils s’efforçaient de les évincer des îles de la Sonde et des Moluques, ou ils s’attribuaient le monopole du commerce des épices. Gondomar fit entrevoir à Jacques que le roi d’Espagne serait bientôt maître de Leyde et d’Amsterdam, comme il était déjà maître d’Anvers : si les Anglais se joignaient à lui, ils auraient leur part dans la conquête. Un traité secret d’alliance éventuelle contre la Hollande fut débattu, traité si secret que le roi, le prince de Galles, Buckingham et Dighy, ambassadeur d’Angleterre à Madrid, en eurent seuls connaissance. Gondomar eut l’adresse de s’en faire offrir la minute, qu’il s’empressa de transmettre à Madrid. C’était le renversement de la politique populaire et traditionnelle de l’Angleterre.
Ce n’était pas assez cependant. Gondomar repartait pour l’Espagne. Il sut persuader au prince de Galles que le mariage projeté avec l’infante ne réussirait que s’il allait en personne demander sa main Un jour, Charles vint annoncer à son père qu’il partait pour Madrid incognito, sans autre compagnon que Buckingham. Outre ce qu’une telle démarche avait d’insolite, la sécurité du prince n’était même pas assurée. Les Hollandais étant maîtres de la mer ; Richelieu, hostile à une alliance entre l’Angleterre et l’Espagne, ne lui permettrait pas de traverser la France. Le roi d’Espagne lui-même, et surtout son tout-puissant ministre, le duc d’Olivarès, se montreraient de moins facile composition lorsque le prince de Galles serait à leur discrétion. Le vieux roi fit en vain toutes ces objections ; les deux jeunes gens partirent, malgré lui. Voyageant à toute vitesse, ils eurent l’heureuse chance de courir la poste de Calais à la Bidassoa sans être reconnus ; ce ne fut qu’arrivés à Madrid qu’ils s’aperçurent combien leur entreprise était téméraire et chimérique. La maison d’Autriche se trouvait, il est vrai, dans une situation critique. En guerre contre les protestants sur le Rhin et contre les Hollandais dans les Pays-Bas, elle était menacée en arrière par les Turcs qui s’avançaient à travers la Hongrie jusque sous les murs de Pesth. La France se tenait prête à profiter de ses revers. S’aliéner le roi d’Angleterre c’était le rejeter, suivant le vœu du peuple anglais, vers les Hollandais. Il fallait amuser le prince de Galles et traîner la négociation du mariage en longueur sans lui faire perdre patience ; les conditions à discuter étant si nombreuses qu’il n’était pas à craindre que l’accord fût trop prompt d’autant que les espagnols se montraient plus exigeans à mesure que de nouvelles garanties leur étaient concédées. » Notre infante est catholique, disait Olivarès à Buckingham, et votre prince est protestant. Est-il disposé à se convertir ? » Et comme on lui répondait que non, il déclarait qu’une permission du pape était nécessaire, qu’il allait envoyer un ambassadeur à Rome. Un autre jour, il voulait avoir l’engagement formel que la princesse de Galles pourrait conserver auprès d’elle à Londres un évêque, un confesseur, tous les prêtres de sa religion qu’il lui plairait d’emmener. Puis, comme cela lui était accordé, il demandait que le roi Philippe fut accepté comme protecteur des catholiques anglais, de fait sinon de nom, et que Jacques Ier promît de faire la paix avec le saint-siège. Une autre fois on rappelait aux deux jeunes gens en leur demandant de nouveaux serments, le traité contre la Hollande que Gondomar avait si bien préparé avant de quitter Londres. Charles faisait toutes les promesses, prêtait tous les sermens qui lui étaient demandés, promesses et sermens qui, lorsqu’il fut plus tard en lutte contre ses sujets, ne furent pas sans influence sur sa destinée lamentable. Plusieurs mois se passèrent ainsi, jusqu’à ce que la nouvelle arriva que les Impériaux étaient vainqueurs sur le Rhin. Ce furent alors de nouvelles exigences ; il comprit enfin que les Espagnols n’avaient jamais eu l’intention sérieuse de conclure avec lui. Pris de peur, se croyant déjà menacé dans sa vie ou tout au moins dans sa liberté, il repartit pour l’Angleterre aussi vite qu’il en était venu.
C’est ainsi que, pendant une période d’environ cent cinquante ans, la politique des rois d’Angleterre, sauf le règne glorieux d’Elisabeth, fut influencée toujours et dominée parfois par la crainte de l’Espagne ou par le désir de se rendre cette puissance favorable. Cette politique n’avait de soutien qu’à la cour ; la nation y était hostile. Mais les sessions du parlement étaient alors si rares, l’opinion publique si peu écoutée que la vraie couleur historique de ces temps ne se distinguerait pas bien si l’on négligeait les chroniques dont Hepworth Dixon a rempli ses volumineux récits. L’histoire de Catherine d’Aragon et d’Anne de Boleyn, c’est la lutte entre l’influence espagnole et l’influence anglaise dans les conseils du gouvernement. Raconter les souvenirs de Windsor, le palais séculaire des rois et de la Tour de Londres, où toutes les victimes des luttes politiques furent renfermées, c’est mettre en parallèle aux diverses époques les volontés royales et les tendances populaires. De l’un et de l’autre monument, Hepworth Dixon parle avec une fierté patriotique. C’est à Windsor qu’ont vécu tous les Stuarts ; mais tous les souverains dont le pays conserve un souvenir reconnaissant y ont laissé les traces de leur passage. Quant à la Tour de Londres, édifiée sur l’emplacement d’un camp romain et d’une forteresse saxonne, consacrée en sa forme actuelle par Guillaume le Conquérant, elle résume depuis neuf siècles l’histoire nationale. Que comparer à ce monument où toutes les traditions restent vivantes ? Le Kremlin de Moscou, le palais des doges à Venise, le Louvre, les Tuileries, l’Escurial et Sans-Souci sont de date comparativement récente.
Il n’est pas sans inconvénient toutefois de s’éprendre d’un tel amour pour des murailles, si vénérables qu’elles soient par l’âge ou par les souvenirs. Qu’il s’agisse d’un homme ou d’un édifice, tout biographe est prompt à l’enthousiasme ; il prépare pour son héros une trop large place au soleil de l’histoire. Hepworth Dixon a souvent l’air d’écrire une tragédie pour un décor fabriqué d’avance ; d’accommoder les hommes aux choses ; d’imposer aux personnages les aventures qu’exige la trame préconçue de son récit : c’est une méthode familière aux auteurs de romans historiques. S’ils ne nous apprennent pas l’exacte chronologie des faits, ils ont du moins le mérite de nous rendre quelquefois la vraie couleur de l’époque.
Présenter les événemens sous une couleur dramatique et peindre les hommes par les traits saillans de leur caractère, tel a été le but constant de l’écrivain dont on vient d’analyser les principaux ouvrages historiques, il ne cherche pas à être toujours exact et complet, et il ne lui déplaît guère d’aller contre les opinions reçues. Il raconte, dans son livre sur la terre-sainte, qu’il rencontra quelque part un fermier de l’Ukraine qui, s’étant mis en tête de faire une prière près de la Fontaine de la Vierge et sur le tombeau du Sauveur, partit un jour de chez lui à cheval et avec quelques kopecks dans sa poche. Arrivé à Odessa, il vendit sa monture pour payer son passage jusqu’à Beyrouth. Du Liban à Nazareth, de Nazareth à Jérusalem, il alla à pied, tantôt seul, tantôt avec des caravanes, couchant tantôt dans un couvent, tantôt au pied d’un olivier, toujours gai et toujours affamé, vivant d’aumônes et de fruits qu’il cueillait sur la route. Cet homme, insouciant des précautions vulgaires et dédaigneux de la science qu’enseignent les Guides, c’est bien l’image de notre auteur qui voyage de même à travers l’espace et à travers le temps, ayant assurément plus de souci du bien-être matériel, mais autant de dédain pour les notions acquises ou pour les jugemens tout faits. Dixon est mort en 1879. Les œuvres nombreuses qui sont sorties de sa plume portent un cachet d’originalité que d’autres moins féconds n’ont pas su trouver.
H. BLERZY.
- ↑ Voir la Nouvelle Amérique, par M. É. Montégut, dans la Revue du 1er mai 1868, et la Russie libre, par M. Cailliatte, dans la Revue du 15 avril 1871.