Un Homme d’État américain, le sénateur Charles Summer

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Un Homme d’État américain, le sénateur Charles Summer
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 3 (p. 721-749).
CHARLES SUMNER

Les grandes révolutions politiques sont précédées par des révolutions morales ; mais les initiateurs des grandes réformes sont rarement ceux qui les accomplissent. L’abolition de l’esclavage en Amérique n’a pas été l’ouvrage des abolitionistes, pas plus que l’abrogation des lois sur les céréales en Angleterre n’a été l’ouvrage des premiers libre-échangistes. Les réformateurs sont des apôtres, ils luttent contre les préjugés populaires, ils parlent à l’imagination autant qu’aux intérêts, et leur prestige est d’autant plus grand qu’ils se montrent plus indifférens à ce qui agite le commun des hommes. L’œuvre, avant tout morale, philosophique ou religieuse, de ceux qu’on pourrait nommer les précurseurs risque toutefois de demeurer stérile, s’il ne vient point, à une heure donnée, un politique qui transporte les idées dans le domaine des faits, des lois, du gouvernement, un de ces hommes qui tiennent à la fois du réformateur et du législateur, amoureux de la perfection et se contentant du possible, capables de se soutenir entre les chimères et les nécessités, d’esprit plus noble, plus généreux que les politiques vulgaires, moins inflexible, étroit et gauche que les apôtres de vérité.

Les États-Unis et le sénat américain viennent de perdre un de ces hommes rares dans la personne de Charles Sumner, nom qui restera toujours attaché à la victoire de la cause abolitioniste dans le nouveau continent et aux grands événemens qui l’ont préparée. Nous vivons si vite, notre esprit se jette chaque jour en tant de lieux différens, qu’à peine donnons-nous une pensée aux acteurs qui quittent cette scène mobile et inquiète. Charles Sumner n’est pourtant pas de ceux qu’on doive laisser partir sans un mot, comme un bateau qui sombre, laissant un remou silencieux qui ne dure qu’un instant. Sa trace sera plus profonde ; il a affranchi une race, et avec Lincoln, avec Seward, il a sauvé l’Union américaine. On ne peut s’empêcher parfois de sourire en lisant dans Cicéron les éloges qu’il s’accorde à lui-même avec une fierté presque candide. Nous admirons à travers les siècles l’orateur qui a soutenu si souvent l’assaut des factions ; mais, tout près de nous, quels acteurs nouveaux de guerre civile ne pouvons-nous contempler, quelles luttes de la parole et de l’épée, quels triomphes chèrement achetés, quelles âmes robustes, saisies et comme garrottées par des dangers imprévus et formidables, et qui ont su conserver leur calme et leur force, quel sénat vraiment romain usant la fortune et lui arrachant la victoire !

Pendant cette lutte d’où dépendait le sort d’un continent et d’une race, on peut dire sans exagération que Charles Sumner fut l’âme de ce sénat. Tout reposa un moment sur les épaules de trois hommes : l’ironie du destin condamnait deux d’entre eux à des tâches pour lesquelles rien ne les avait préparés ; M. Seward, quand tout le sud était debout, se flattait encore de réprimer la révolte en trois mois ; M. Lincoln, d’humeur si paisible et si compatissante, se vit bientôt entouré d’armées comme un César et contraint d’ordonner les plus terribles sacrifices humains. Seward représentait l’Union au dehors, la défendait contre l’Europe incrédule ou contre des ennemis tout prêts à se déclarer ; Lincoln en était l’image domestique pour ainsi dire, il la personnifiait aux yeux du peuple ; familier avec les moindres ressorts de la politique américaine, il sut, bien qu’il eût été amené au pouvoir par un parti, rattacher à lui tous ceux qui pouvaient servir la cause nationale. Sumner s’était réservé l’action législative ; il tournait contre le sud non pas seulement des armées, mais des lois ; mais, pour bien comprendre la grandeur du rôle que la guerre civile lui attribua à cette époque, il faut retourner en arrière, raconter ses premières luttes, ses longs et patiens efforts contre l’oligarchie des maîtres d’esclaves.


I

Charles Sumner est né à Boston le 6 janvier 1811 ; son père, Charles Pinkney Sumner, avait été shérif dans la capitale du Massachusetts ; sa mère était la fille d’un riche fermier de Hanover ; son grand-père, le major Sumner, avait servi dans l’armée révolutionnaire. Il sortait, comme on voit, de la souche de la vieille Angleterre, il respira dès l’enfance l’atmosphère de la ville qu’on a quelquefois appelée la nouvelle Athènes ; il y acheva ses études classiques et y commença l’étude du droit sous la direction du célèbre juge Story, qui devint et resta toujours, son ami. Simple étudiant, il écrivit des articles qui furent remarqués dans la Revue trimestrielle de jurisprudence de Boston, il entra bientôt, pour se familiariser avec les détails de la procédure, dans l’étude d’un avocat de Boston, et alla passer un hiver à Washington pour étudier les affaires qui assortissent à la cour suprême. Marshall, qui était alors chief-justice, l’accueillit avec beaucoup de bonté et devina son grand mérite. Sumner prit ensuite pendant trois ans la direction de la Revue de jurisprudence américaine.

Nous le voyons ensuite inscrit au barreau de Worcester, dans le Massachusetts ; il n’avait que vingt-trois ans, et déjà il passait pour un savant légiste. Il ouvrit une étude, ce qu’on nomme aux États-Unis un office, car le même mot sert pour le marchand et pour l’avocat. Son esprit sérieux, sa profonde connaissance des lois, lui donnèrent du premier coup une grande clientèle. Il fut nommé rapporteur de la cour de circuit des États-Unis et publia trois volumes de décisions ou juge Story, qui sont encore connus sous le nom de Rapports de Sumner, et fréquemment consultés par les hommes de loi. On lui fit de toutes parts de brillantes propositions pour le déterminer à entrer comme partenaire dans de grandes maisons, menées par des légistes éminens, car aux États-Unis, ainsi qu’en Angleterre, on admet des raisons sociales et des sociétés en participation pour les affaires litigieuses comme pour les affaires ordinaires ? il refusa, il gagnait lui-même tout ce qu’il voulait, et il tenait à sa liberté. Il fut pendant trois ans le suppléant du juge Story dans la chaire de droit du collège de Harvard. Il s’appliqua surtout à cette époque à l’étude du droit international, qui devait rester sa science favorite. On lui offrit une chaire au collège de Harvard, il la refusa. Il ne voulait pas se lier à l’université, il achevait d’ailleurs un grand ouvrage, un Traité de la jurisprudence de l’amirauté. Cet ouvrage avait été commencé par Dunlap, attorney de district des États-Unis, qui était mort, laissant son œuvre inachevée : Sumner la compléta, l’enrichit de notes et de commentaires, et ce travail d’Hercule achevé, avant qu’il eût vingt-sept ans, il partit, comme un écolier délivré, pour l’Europe.

L’Europe exerce sur les Américains une attraction d’autant plus irrésistible qu’ils ont reçu une éducation plus parfaite. C’est sur notre vieux continent que l’homme cherchera toujours ses titres de noblesse : ce n’est pas seulement le complément de l’éducation que l’Américain y vient demander, celle qui se fait devant les monumens, dans la société polie, parmi tant de races diverses ; il y cherche cette poésie qui sort du. passé, ces puissances d’imagination qui s’attachent aux souvenirs, aux noms, aux ruines, aux traditions ; il jouit du plaisir qu’éprouvé le naturaliste en découvrant des faunes anciennes ; il retrouve sous la civilisation d’hier, la seule qu’il connaisse, des civilisations accumulées, belles encore dans leur sommeil éternel. On devine ce que pouvait être une première visite en Europe pour un homme tel que Sumner, nourri de l’antiquité classique, ne connaissant encore que par les livres cette contrée que la Nouvelle-Angleterre regardera toujours comme une mère, véritable pèlerin de l’histoire, des grands souvenirs parlementaires, des lettres et des arts.

Il resta longtemps en Angleterre, et y contracta quelques amitiés qui lui furent toujours fidèles. Il assista fréquemment aux débats du parlement : les juges de Westminster l’accueillirent comme un confrère ; en Allemagne, il vit le prince Metternich, Humboldt, l’historien Ranke, le géographe Ritter, Savigny, Thibaut, Mittermaier, les grands jurisconsultes du jour. Pendant qu’il séjournait à Paris, en 1839, une querelle éclata entre l’Angleterre et les États-Unis au sujet des frontières canadiennes. Le général Cass pria Sumner d’écrire un mémoire sur la question ; ce court mémoire fut publié dans le Messager de Galignani, et le juge Story déclara que Sumner avait du coup épuisé la question en litige, qui fut peu après soumise à l’arbitrage du roi des Belges.

Revenu en Amérique, Sumner ne reprit point la profession d’avocat ; il se remit pourtant au travail et publia une édition américaine des Rapports de Vesey en vingt volumes, enrichie de notes très nombreuses. Le juge Story mourut sur ces entrefaites. Il avait toujours espéré que Sumner lui succéderait comme professeur à Cambridge, tout le monde s’unissait à ce vœu ; mais déjà la politique l’attirait, il ne voulait point emprisonner son ardeur entre les limites étroites d’une université. Il ne s’était laissé attirer jusque-là, pour ainsi dire, que par le travail du cabinet, par les études abstraites ; nous allons le voir entrer dans la lutte. Depuis longtemps, il cherchait un ennemi digne de lui ; il l’avait enfin trouvé, l’esclavage, ennemi qui semblait alors invincible, car il n’avait pas seulement avec lui tous les états du sud, le gouvernement de Washington, le sénat, la cour suprême ; il avait des alliés dans tous les états libres, et nulle part peut-être d’aussi fidèles ni d’aussi ardens que dans cette société riche et élégante de Boston, dont Sumner avait toujours respiré l’atmosphère ; il était l’enfant gâté de cette société polie, fermée, raffinée : ses amis abhorraient les abolitionistes et faisaient semblant de les mépriser. Garrison avait failli être égorgé dans les rues de Boston par une multitude où il n’y avait pas seulement des gens du peuple. Les apôtres de l’émancipation ne faisaient point à l’esclavage une guerre voilée, modérée, comme les prédicateurs à la mode ; c’étaient des trouble-fête : ils faisaient honte au nord de sa longue complicité avec des marchands d’esclaves, de ses compromis, de l’humilité de ses représentans à Washington ; ils traitaient de pharisiens les ministres de l’Évangile, dont l’esprit de charité ne protégeait plus que des oppresseurs. Sans doute quelques fanatiques vulgaires étaient mêlés à leurs rangs, mais ce groupe, si peu nombreux au début, compta pourtant bientôt dans son sein quelques-uns.des noms les plus honorés dans la Nouvelle-Angleterre ; Sumner entendait l’écho de leurs prédications, il entendait aussi les rires ironiques, les éclats de colère de leurs ennemis. Il n’était pas de ceux qui portent sans efforts le joug léger de Mammon ; il était comme ces jeunes Romains, encore éblouis par la Rome païenne et secrètement touchés par la grâce douloureuse de la nouvelle foi. Il hésita longtemps ; il avait sous les yeux des exemples de vies non pas simplement mondaines, mais embellies, honorées par les lettres, en même temps que soustraites à la rudesse et aux violences des partis. Il était dans le port ; il en sortit quand la tempête s’annonçait et qu’il pouvait rester paresseusement à l’abri.

Il n’alla pas se ranger pourtant parmi ceux qui faisaient à l’esclavage une opposition plutôt religieuse que politique. Il resta sur le terrain de la constitution, et à cette époque la constitution garantissait encore les droits des maîtres d’esclaves. Les abolitionistes étaient des agitateurs, des moralistes ; ils parlaient une langue qui n’était pas celle du congrès ou du sénat. Sumner, qui les honorait et s’inspirait de leurs enseignemens, resta pourtant un politique ; mais il marqua bientôt par sa conduite qu’il obéissait à d’autres voix que celles qui étaient alors les maîtresses de l’opinion. En 1845, le 4 novembre, il assista à un meeting présidé par Charles-Francis Adams, qui devint sous M. Lincoln ambassadeur des États-Unis à Londres. Les résolutions, c’est ainsi qu’on nomme en pays anglo-saxon les propositions soumises à l’approbation d’une réunion publique, furent présentées par M. Palfrey, un historien éminent qui, né en Virginie, avait émancipé ses esclaves à l’époque de sa majorité et était venu se fixer dans la Nouvelle-Angleterre. La question qui agitait alors les partis était l’annexion du Texas. Charles Sumner avait rédigé les résolutions, et, il les commenta avec une grande éloquence. Il protesta contre l’admission du Texas comme état à esclaves, il dénonça le plan de ceux qui, non contens de maintenir l’esclavage dans les anciens états du sud et dans les limites autrefois convenues, voulaient lui ouvrir des territoires nouveaux, envahir tout le continent et assurer ainsi leur suprématie dans les conseils de Washington. Il protesta « au nom de Dieu, du Christ et de l’humanité, » et invita son état natal, le Massachusetts, à rester en tête de la croisade libératrice. Les whigs virent avec regret Sumner prendre une attitude aussi décidée, ils ne purent le retenir dans leurs rangs ; Sumner se mêla au parti qui prit le nom de « la terre libre (free soil), » pour indiquer que les terres nouvellement organisées en territoires et ensuite en états devaient rester vierges de la souillure de l’esclavage. Il alla, à la mode américaine, soutenir les principes et les candidats de ce parti dans les villes du nord ; ses efforts lui valurent l’honneur d’être nommé en 1851 par le congrès de Massachusetts sénateur à Washington. Il devint dès ce moment dans la capitale le représentant le plus éminent des principes et des sentimens du nord, et entra dans la pleine lumière de l’histoire.

Washington était en effet le point où des forces rivales commençaient à entrer en lutte ouverte. Le premier discours important que prononça Sumner devant le grave auditoire du sénat avait trait à la loi sur les esclaves fugitifs. C’était la prétention des maîtres d’esclaves de mettre tous les agens de la confédération au service de ceux qui allaient rechercher des nègres en fuite jusque sur les confins du Canada, à Boston, dans toutes les villes du nord. Ils exigeaient cette atroce loi d’extradition contre des femmes, des enfans, irritant ainsi et insultant la conscience dès populations religieuses du nord, outrageant comme à plaisir les sentimens les plus profonds de la nature humaine. Tous les efforts furent vains ; le sud triompha, il était le maître et usait sans scrupule et sans merci de sa force. A Washington, tout pliait devant l’arrogante aristocratie des grands planteurs, les députés, les sénateurs du nord y faisaient petite figure, la plupart se faisaient pardonner leur présence incommode par leur mollesse et leur complaisance ; ceux qui, tels que Sumner, avaient conscience de la grandeur de leur mission restaient solitaires et presque méprisés.

Sumner avait une éloquence raisonneuse, nourrie de faits, un peu trop riche peut-être, alourdie de citations, de textes, d’argumens pressés et débordans : il savait toutefois résumer ses longues harangues dans quelque trait concis, qui pénétrait comme une flèche dans l’esprit populaire et passait rapidement dans la langue politique. Dans la longue lutte qu’il soutint pour défendre les territoires nouveaux contre l’esclavage, il opposa l’une à l’autre les deux théories du nord et du sud dans ce court aphorisme : « la liberté est nationale, l’esclavage est provincial, » voulant exprimer ainsi que la liberté était de droit, qu’elle suivait partout le drapeau étoile, et que l’esclavage n’était qu’un privilège, une institution locale. A peine aujourd’hui se souvient-on du compromis du Missouri. Cette mesure législative, sorte de traité temporaire, prohibait l’esclavage au nord du 36e degré de latitude ; M. Douglas dénonça ce traité au nom de la dérisoire souveraineté des territoires, et proposa que des provinces nouvellement colonisées, demandant à être admises, dans l’Union, y fussent reçues, qu’elles eussent ou non accepté l’esclavage dans leur constitution particulière. Le bill de M. Douglas fut voté par les deux chambres et ratifié par le président. Les dernières barrières opposées par une prévoyance trop timide à l’ambition du sud étaient brisées. Le bill du sénateur Douglas avait été présenté à propos de l’organisation du vaste territoire de Nebraska et de Kansas que les Indiens avaient cédé par traité. Les émigrans de l’ouest et du nord y entrèrent bientôt en lutte avec les gens du sud, qui venaient en bandes armées du Missouri prendre part à toutes les élections. Une véritable guerre civile éclata, et le gouvernement mit les troupes fédérales au service des flibustiers, qui régnaient, déjà par la terreur dans le Kansas.

Le sénateur de Boston prononça à cette occasion un de ses plus courageux discours, qu’il fit imprimer sous ce titre : le Crime contre le Kansas. Il devait payer cher son audace. Il avait adressé quelques critiques à la Caroline du sud. La séance terminée, la salle déjà vide, un représentant de cet état au congrès, M. Brooks, voyant M. Sunmer occupé à écrire des lettres, le frappa par derrière à plusieurs reprises avec une lourde canne sur la tête et l’étendit sans connaissance. Deux députés avaient accompagné M. Brooks pour empêcher que quelqu’un pût se jeter sur lui. Cette lâche agression remplit tout le nord d’indignation et de fureur. Le sud au contraire applaudit à la conduite de M. Brooks : pendant que sa victime était en danger de mort, on lui vota des remercîmens, il fut l’objet de ridicules démonstrations ; il avait donné tout de suite sa démission, ses électeurs le renvoyèrent au congrès. Le remords saisit toutefois ce jeune fanatique, qui appartenait à une des meilleures familles du sud ; il eut honte de lui-même, et tomba dans une mélancolie qui, dit-on, abrégea ses jours.

On craignit un moment que la belle intelligence de Sunmer n’eût reçu des atteintes irréparables ; , le repos le plus absolu lui fut ordonné, son système nerveux était profondément ébranlé. Les coups avaient dû être terribles ; Sumner, qui avait la taille et la force d’un géant, en se relevant, avant de tomber, avait arraché du parquet le pupitre sur lequel il écrivait. Il vint se faire soigner à Paris ; c’est à cette époque que je le vis pour la première fois. Il habitait l’hôtel de la Paix situé dans la partie de la rue de la Paix aujourd’hui démolie ; sa vie était alors un vrai martyre, car on lui appliquait des moxas le long de l’épine dorsale, et il ne voulut jamais prendre de chloroforme. Dans les intervalles de ces cruelles opérations, j’avais souvent l’honneur de le voir ; son affection pour des personnes qui me touchaient de très près noua entre nous des liens qui devaient toujours aller en se resserrant. Les premières impressions sont d’ordinaire les plus vives : je revois Sumner à cette époque, de haute taille, la tête chargée d’une riche chevelure, imposant, souriant volontiers malgré ses souffrances ; ses traits avaient de la noblesse, sa voix était grave, lourde, lente ; toute sa personne donnait l’impression d’une grande force au repos. Il me sied à peine de parler de son exquise courtoisie, de sa bonté ; son esprit était insatiable, il voulait tout savoir, les hommes, les choses, non pour satisfaire une curiosité stérile, mais en homme d’état qui ne dédaigne rien et qui observe sans cesse. Sumner partagea le temps qu’il passa en Europe entre la France et l’Angleterre ; il reçut dans ce dernier pays l’accueil le plus flatteur. La haute aristocratie caressa en lui une sorte de martyr, trouvant ainsi un moyen facile de faire éclater son zèle pour la cause de l’émancipation. Il n’y a pas au monde une société qui puisse et sache entourer de séductions plus variées ceux qu’elle veut gagner et, pour ainsi dire, faire siens, qui mêle plus savamment des desseins politiques à ses plaisirs, à ses amusemens et jusqu’à ses émotions véritables. Il n’y en a peut-être pas non plus qui sache mieux discerner l’homme sous l’homme d’état et mettre une estime réelle à la place d’hommages d’abord calculés, quand elle trouve quelqu’un qui vaille cette estime. Le bruit des ovations devait passer, la popularité s’évanouir ; quelques amitiés lui restèrent toujours fidèles, même quand il fut contraint plus tard de dénoncer dans le sénat américain la conduite de l’Angleterre en des termes que la désillusion, l’admiration et la confiance trompées rendaient encore plus amers.

En France, la société impériale attira peu M. Sumner ; ses idées politiques, en même temps que ses goûts littéraires, l’entraînaient plutôt vers les anciens parlementaires, M. Guizot, M. de Montalembert, le duc de Broglie, M. de Tocqueville ; il aimait mieux les derniers reflets de ces pures renommées que l’éclat des fortunes nouvelles. L’empire ne lui paraissait qu’un accident, une aventure ; il s’étonnait pourtant de voir le parti vaincu si désespéré, préférant, si cela peut se dire, ses regrets à ses espérances, parfois aussi le souvenir de ses fautes au souvenir de ses victoires. Il s’étonnait de voir les forces libérales semblables à un faisceau défait que nulle main n’avait ni la force ni même le goût de renouer, tant de qualités, de vertus, usées dans une triste solitude fermée à la jeunesse, au souffle des temps nouveaux, à l’espérance. Tandis que la plupart de ses compatriotes ne venaient à Paris que pour jouir des splendeurs d’une capitale que le nouveau souverain transformait comme avec une baguette magique, il aimait à descendre sur les bords de ce Styx politique où erraient quelques ombres qui fuyaient les bruits importuns d’un monde frivole, enivré de plaisir et de servitude. Son œil profond sondait l’avenir et apercevait déjà les ruines de cette fragile prospérité.

Pendant plusieurs années, les médecins lui commandèrent le repos. Il fut néanmoins réélu sénateur, à l’expiration de son mandat, par la législature du Massachusetts ; il alla peu après reprendre enfin sa place à Washington, et, bien que l’insolence du parti dominant n’eût fait que s’accroître, il dénonça avec une énergie nouvelle les empiétemens et les coupables ambitions du sud. Le moment approchait où les fautes de l’oligarchie des maîtres d’esclaves et du parti démocratique allaient trouver leur châtiment. L’élection de M. Lincoln amena les républicains au pouvoir. Le programme de ce parti était bien modeste, il n’aspirait qu’a « préserver les nouveaux territoires de l’esclavage par des moyens constitutionnels et légaux ; » mais ceux qui pendant longtemps avaient tenu le sceptre politique à Washington se préparèrent à la révolte. En vain l’on balbutia de nouveau le mot de compromis. M. Seward, M. Lincoln, tendirent l’oreille aux propositions de M. Crittenden ; ils étaient prêts à toutes les concessions honorables pour éviter la guerre civile, la rupture violente de l’Union leur paraissait le plus grand des malheurs. Sumner, devenu le chef du parti républicain dans le sénat, s’opposa au compromis de M. Crittenden, il refusa de sacrifier les principes qui venaient de triompher dans les élections, il savait que tout sacrifice serait vain, que la trahison était ouvertement préparée, que les arsenaux du nord avaient été vidés par le ministre de la guerre, que la lutte ne pouvait plus être évitée. Les sénateurs du sud quittèrent leur poste l’un après l’autre, et dans cette enceinte où si longtemps il n’avait fait entendre que de vaines protestations, Sumner se trouva bientôt le représentant le plus puissant de l’Union, à la fois le conseil et le juge du pouvoir exécutif, l’âme de la lutte engagée contre l’esclavage. Il fut nommé président du comité des affaires étrangères ; cette dignité, la plus haute que confère le sénat, faisait de lui le collaborateur le plus constant et le plus intime du secrétaire d’état, M. Seward, en même temps qu’elle lui permettait de tourner au profit de l’état les amitiés qu’il avait depuis longtemps nouées dans le monde diplomatique.


II

A partir de ce moment et pendant toute la présidence de M. Lincoln, la biographie de M. Sumner se confond avec l’histoire même des États-Unis. Au début de la guerre civile, il se produisit un incident d’où pouvait naître la guerre étrangère. Les deux commissaires du sud envoyés par les états confédérés en Europe avaient été arrêtés sur un bateau à vapeur anglais par le capitaine Wilkes, de la marine américaine. L’Angleterre les réclama et ne cacha point qu’un refus serait considéré comme une déclaration de guerre. Il y a des momens où les peuples, enflammés et comme enivrés par la lutte, se jettent volontairement au-devant des périls ; mais le pouvoir exécutif aux États-Unis est défendu contre les passions populaires et contre le caprice des assemblées par la durée fixe de son mandat, par l’indépendance et le secret de ses conseils. L’affaire du Trent fut résolue par M. Lincoln, M. Seward et M. Sumner ; ce dernier défendit dans le sénat la conduite du gouvernement, qui avait refusé de communiquer les pièces diplomatiques pendant la durée des négociations ; les commissaires remis en liberté, il prononça un de ses plus beaux discours pour justifier la conduite du président. Il raconta tous les outrages que l’Angleterre avait faits autrefois à la liberté des mers, l’entêtement avec lequel elle avait résisté naguère aux revendications de la France et des États-Unis ; les avocats de la couronne, dont le gouvernement anglais avait invoqué l’opinion, n’avaient pas déclaré la prise des commissaires illégale, ils avaient condamné la conduite d’un officier qui s’était érigé lui-même en juge et qui n’avait point amené sa prise devant une cour d’amirauté. En protestant contre une procédure internationale vicieuse plutôt que contre la violation d’un droit, l’Angleterre n’entrait pas moins dans la voie que lui avait montrée depuis longtemps l’Amérique ; Sumner ne craignait donc pas, en face du patriotisme américain irrité, de représenter la reddition des commissaires américains comme une véritable victoire pour les États-Unis et pour la civilisation. Dans cette longue harangue, qui fut écoutée de tout le corps diplomatique, à l’exception de lord Lyons, Sumner ne cachait point la douleur que lui causaient les sentimens que l’Angleterre avait laissés éclater depuis le commencement de la guerre civile. Elle était bien plus vive chez des hommes tels que Sumner, Motley, dans le Massachusetts, chez les abolitionistes si longtemps consolés par les sympathies de l’Angleterre de l’indifférence de leurs concitoyens, que chez des politiques tels que Seward, qui nourrissaient une défiance traditionnelle contre la Grande-Bretagne, ou chez les hommes de l’ouest, tels que Lincoln, qui, vivant au centre du continent, n’apercevaient pour ainsi dire pas l’Europe dans leur horizon. Où il avait désiré, cherché, rêvé des alliés, Sumner voyait désormais des ennemis ; les événemens lui arrachaient plus que des illusions, ils meurtrissaient ses amitiés et dissipaient, comme un vent froid, bien, des mensonges dont il avait trop goûté la douceur.

Nous ne pouvons suivre ici M. Sumner pendant toutes les péripéties qui remplirent ces années terribles de la présidence de Lincoln. Deux partis se disputaient l’influence ; le premier avait pour devise « l’Union, telle qu’elle était, la constitution telle qu’elle est. » M. Seward eut longtemps des complaisances pour les politiques qui voulaient, une victoire obtenue, recommencer le passé, comme si la guerre n’eût été qu’un mauvais rêve. Sumner au contraire, et les abolitionistes avec lui, poussaient le président à l’émancipation. Ils ne voulaient pas que tant de sang eût été versé en vain. Les ennemis des États-Unis en Europe répétaient à l’envi que le nord et le sud ne se disputaient que l’empire du continent. C’était le moment où M. Gladstone félicitait publiquement M. Jefferson Davis d’avoir fait une armée, une marine et une nation : le président Lincoln hésita longtemps, il se décida enfin le 22 septembre 1862 à lancer la proclamation où il donnait la liberté à tous les esclaves dans les états rebelles. Depuis le début de la guerre, après chaque défaite, chaque fois que M. Sumner trouvait Lincoln assombri, pliant sous le poids de sa redoutable responsabilité, il lui conseillait de prendre cette grande mesure. Il savait que cette parole libératrice vaudrait des armées à L’Union. Il lui répétait sans cesse que si, comme président, il ne se croyait pas, le droit d’abolir l’esclavage, comme commandant en chef des armées il pouvait, il devait porter à la rébellion les coups les plus propres à l’abattre. On donnait des armes à tous les nègres fugitifs : ceux qui avaient porté l’uniforme du soldait pouvaient-ils reprendre la livrée de la servitude ?

Lincoln se laissa enfin convaincre, il frappa le grand coup qui devait ébranler jusque dans ses fondemens l’édifice de la nouvelle confédération. Sumner commenta la proclamation d’émancipation dans un discours fait à Boston. « On a prétendu quelquefois, dit-il, que l’objet de cette guerre est de rétablir la constitution telle qu’elle existe et l’Union telle qu’elle existait. C’est là une erreur, si, par la première de ces expressions, on entend le droit de garder et de poursuivie des esclaves, si par la seconde on veut revenir aux jours où le scrutin était violé dans le Kansas, où la liberté de discussion était violée dans le sénat, où l’on tendait des chaînes autour du tribunal de Boston, pour garder un esclave fugitif. Cette guerre n’a pas été entreprise pour détruire l’esclavage, elle a été entreprise pour vaincre une rébellion ; mais il se trouve que cette rébellion ne peut être vaincue, si l’esclavage ne l’est pas. » Puis, s’adressant à l’Europe, il s’écriait : « Dira-t-on encore de l’autre côté de L’Atlantique que l’esclavage n’a rien à faire dans cette guerre, que toutes les idées généreuses se trouvent du côté des rebelles, que la séparation est inévitable et que notre temps assistera au démembrement de cette république ? Nous pouvons tranquilliser les hommes d’état de l’Europe : l’épée de Washington conduira encore nos armées à la victoire, et notre drapeau ne couvrira plus de ses plis que la liberté. »

À peine la session du congrès était-elle finie, M. Sumner retournait à Boston. C’est là que je le revis d’abord quand j’allai visiter les États-Unis pendant la guerre. Ma première visite fut pour lui : il habitait une petite maison dans Hancock street, sur le revers de la colline qui porte le palais de l’état. Il me reçut dans une petite chambre dont les murs étaient couverts de portraits gravés de Nanteuil. Après quelques instans, M. Wilson entra ; il était alors le deuxième sénateur du Massachusetts, il est aujourd’hui vice-président de la république ; bien qu’il eût été artisan dans sa jeunesse, son bon sens, sa grande intégrité et son ardent patriotisme l’avaient conduit jusqu’au sénat. Il revenait du Maine, où il avait été travailler à la réélection de M. Lincoln ; il serait, disait-il, inutile de rien tenter contre Lincoln, qui avait trouvé une place dans le cœur de la nation.

Le lendemain devait avoir lieu une convention du parti républicain à Worcester. M. Wilson demanda à Sumner s’il fallait nommer M. Everett électeur présidentiel (l’élection du président est à deux degrés). Celui-ci, avant la guerre, s’était laissé nommer par le parti démocratique candidat à la vice-présidence de la république, il était considéré comme un adversaire des abolitionistes. M. Sumner remarqua que, la guerre civile commencée, M. Everett n’avait pas eu un moment d’hésitation. Son patriotisme lui avait montré le droit chemin et l’avait élevé au-dessus des partis. Il n’y en avait plus, à vrai dire, que deux, les amis, les ennemis de l’Union. Il ne doutait pas que M. Everett donnerait sa voix à M. Lincoln, et, en raison de sa grande influence, il appuya sa candidature.

Sumner me conduisit ensuite au palais de l’état, me présenta au gouverneur, qui travaillait jour et nuit à l’équipement et au recrutement des régimens du Massachusetts ; il me fit voir la première charte de la colonie, les premiers traités avec les Indiens, une copie des tombes des ancêtres de Washington qui reposent dans un cimetière du Northamptonshire, que lord Spencer lui avait offerte et qu’il avait donnée à la ville de Boston. Nous visitâmes ensemble les belles bibliothèques publiques de la ville, Faneuil Hall, une salle célèbre dans les annales de Boston, où se tiennent toutes les grandes réunions populaires. Puis-je oublier les promenades faites plus tard avec Sumner aux environs de Boston, les vieux collèges de brique rouge de Cambridge, ombragés de beaux ormes séculaires, ce parc sans fin qui s’étend de colline en colline, et où la rudesse d’une terre de granit est cachée sous une riche végétation et la grâce de mille coquettes habitations ?

La liberté de la campagne encourageait la liberté des discours, et Sumner se plaisait à raconter tout ce qu’il avait vu depuis le commencement de la guerre, ses émotions, ses doutes, ses angoisses, ses espérances. Je vis dès lors percer avec quelque regret le germe des défiances qui devaient plus tard le séparer du gouvernement. Il n’y a pas de vertu plus difficile aux politiques qui ne sont point animés d’ambitions vulgaires que de savoir se contenter : les âmes délicates, nobles, éprises du bien, sont sans cesse froissées dans la mêlée des affaires publiques. Il y avait même alors, dans la conduite de Lincoln et surtout dans celle de M. Seward, des choses qui pouvaient inquiéter Sumner ; mais Sumner ne tenait peut-être pas assez de compte des difficultés qui s’attachent, comme une robe de Nessus, à l’exercice du pouvoir. Il donnait et retirait en même temps sa confiance, bien qu’en politique il soit non-seulement nécessaire, mais encore prudent de sembler accorder la confiance même quand on ne l’éprouve pas. M. Seward était sans cesse hanté par la crainte de la guerre extérieure, en même temps que jaloux de ne jamais tenir un langage indigne de son grand pays. Lincoln, soutenu au pouvoir par tous les bons citoyens, ne pouvait blesser inutilement leurs passions. Autour d’eux s’agitait cette tourbe d’hommes qui, dans les pays démocratiques, remplacent les courtisans, valets aussi avides, serviteurs aussi fourbes, décidés à bâtir leur fortune sur les faiblesses des hommes et le caprice des événemens. Sumner vivait à des étages si élevés qu’il ne pouvait admettre un instant qu’on se servît d’instrumens vils, et pourtant sa candeur le livra plus d’une fois lui-même à des intrigans qui le nourrissaient de grandes paroles. Si la fortune l’avait mis à ce moment critique au faîte du pouvoir, il eût sans doute parlé et agi parfois autrement que Seward et Lincoln ; nous doutons s’il eût été plus utile à son pays. Peu de jours après, j’allai avec lui voir Garrison au bureau de la société abolitioniste. Nous entrâmes dans une salle encombrée de journaux, de pamphlets. De temps en temps, un homme de couleur entrait, sortait, venait prendre des ordres, Garrison arriva bientôt. Il voulut bien m’accueillir comme une vieille connaissance ; je fus frappé d’un grand air de douceur sur la figure pâle, amaigrie, de cet homme si longtemps regardé comme un fanatique. Sa sagesse politique me toucha. Je fus heureux de lui entendre dire devant Sumner ces paroles : « notre plus cher désir, à nous autres abolitionistes, c’est de disparaître, de devenir inutiles, de dissoudre notre société ; nous ne croyons pas encore pouvoir le faire, parce que tous les esclaves ne sont pas encore libres de fait ; mais nous approchons du terme. » M. Sumner fit allusion à un discours récemment prononcé par M. Seward à Auburn, d’où on aurait pu conclure que toutes les mesures dites de guerre cesseraient d’avoir leur effet, la paix une fois rétablie. « Seward, dit Garrison, a toujours aimé l’équivoque, mais je ne vois dans sa déclaration qu’un truisme. Il est bien clair que, dès que la guerre cessera, tout rentrera dans l’ordre ; mais ce qui est fait est fait, et rien ne peut le défaire. J’ai pleine confiance dans l’honnêteté de M. Lincoln, et son honneur l’oblige à être fidèle à la proclamation d’émancipation. Sans nul doute, le président a toujours déclaré qu’à côté du sien il y a un autre pouvoir, celui de la cour suprême ; mais, croyez-le, l’esclavage est frappé au cœur, et la cour suprême ne pourrait, si elle le voulait, lui rendre la vie. Dans les états loyaux, nous le voyons mourir. Le Maryland vient d’abolir l’esclavage, et les propriétaires de noirs n’ont demandé aucune compensation. J’ai vécu assez longtemps pour voir accomplir les vœux de ma vie entière. »

Garrison disait vrai ; il se hâta de dissoudre la société abolitioniste qu’il avait fondée ; il cessa de publier son journal le Libérateur ; il rentra dans le repos et prononça son nunc dimittis Domine, donnant ainsi un exemple que peu de réformateurs ont su donner. Son âme modeste, pure et bienveillante chercha le port au lieu de rester dans les orages. Sumner était par momens tenté de suivre cet exemple : il servait le gouvernement de M. Lincoln, à la tribune, dans le sénat, partout où sa voix était entendue ; mais il le servait en maître, s’il était permis d’user de cette expression, il était impatient, défiant. La longue habitude de l’opposition donne aux esprits les plus généreux des plus incommodes à effacer ; elle détruit la confiance, la bonne humeur, la netteté des vues. Une culture trop raffinée est aussi propre peut-être à débiliter les hommes politiques, car elle accumule trop de pensées et de doutes sur la route de la force et de l’action.

Me sera-t-il permis de parler des heures les plus heureuses passées avec Sumner dans la compagnie du poète Longfellow, son ami le plus intime, d’Emerson, d’Oliver Wendell Holmes, de James Lowell, d’Agassiz, et de quelques autres membres du club littéraire de Boston ? Je trouvais dans ce cercle choisi quelque chose de l’enthousiasme de notre ancienne, pléiade poétique, des amitiés sans trace de jalousie, la curiosité la plus vive à l’endroit de l’Europe, moins de ses hommes d’état et de ses souverains que de ses écrivains, le calme le plus grand parmi les remuemens de la guerre civile, un patriotisme, des plus chauds pourtant, une émotion grave et contenue qui n’ôtait rien au charme de la plus aimable hospitalité. Tous ces hommes avaient le sentiment qu’ils travaillaient à un bel ouvrage ; ils façonnaient la pensée d’une nation jeune, éblouie de ses propres espérances, assez fière déjà pour priser les grandeurs de l’esprit plus que celles de la matière. Ce sentiment respirait dans la gravité presque auguste d’Emerson, dans l’olympienne douceur de Longfellow, dans la grâce de Lowell, dans l’esprit de Holmes, dans l’ardeur d’Agassiz, qui avait apporté à l’Amérique, avec l’art d’observer, une passion scientifique insatiable.

Sumner était l’objet d’un grand respect dans ce cercle, où il aimait à dérober quelques heures à la politique ; mais la campagne présidentielle était commencée, et le sénateur du Massachusetts ne pouvait pas ne pas y prendre sa part. Je l’entendis parler un soir à Faneuil Hall devant 2,000 personnes. Il compara les programmes du parti républicain et du parti démocratique, évitant de parler des personnes et se tenant dans les idées générales. Il y avait des noirs dans l’assistance : ils étaient suspendus à la parole de celui qu’ils regardaient comme leur libérateur, leurs yeux vitreux suivaient tous ses gestes, ils écoutaient, comme des enfans, sa parole grave, qui semblait frapper des coups répétés et retentissant.

Quelques semaines après, je retrouvai M. Sumner à Washington, ; c’est lui qui me conduisit chez M. Lincoln, à la Maison-Blanche et chez M. Seward. Je restai assez longtemps dans la capitale pour me convaincre que le président avait pour le sénateur du Massachusetts les sentimens d’une grande déférence. Il ne se laissait pas volontiers aller devant lui à ces saillies qui au reste ne lui servaient d’habitude qu’à fermer la bouche aux indiscrets et aux importuns. Il laissait voir plutôt la tristesse, qui était le fonds naturel de son caractère ; son bon sens un peu inculte demandait des leçons en même temps qu’il donnait des conseils. Sumner, est-il nécessaire de le dire ? avait des ennemis nombreux et ardens ; M. Lincoln ne se livrait pas au plaisir dangereux d’affaiblir un des soutiens de sa cause. Sa bonté finit par fondre les premières craintes de Sumner ; leur ton d’esprit était tout différent, mais leur alliance, fondée sur un respect réciproque, devint enfin une véritable amitié. M. Seward était d’humeur un peu ironique ; lorsque Sumner me fit l’honneur de me conduire chez lui, nous le trouvâmes, comme d’habitude, enveloppé d’un nuage de fumée. La conversation, d’abord un peu gênée, s’anima bientôt ; elle tomba sur le chapitre de l’Alabama, et des lettres publiées sur ce sujet dans le Times par Historiens. Sumner s’étendit longuement, sur les précédens cités par cet écrivain et opposés aux États-Unis. « Il est quelquefois bon, lui répondit M. Seward, de n’en pas trop savoir. Au reste, si on nous enfonce dans les précédens, j’en trouverai toujours autant à fournir contre l’Angleterre qu’elle en peut fournir contre nous. » À l’encontre de M. Sumner, M. Seward conservait toujours l’espoir de ramener Napoléon III à la cause de l’Union. Il revenait sans cesse sur ce sujet, répétant toujours : « Ah ! si je pouvais voir l’empereur ! » Il ne pouvait comprendre qu’un souverain démocratique n’eût pas fait comme l’empereur de Russie, qui avec quelques bonnes paroles avait gagné le cœur du peuple des États-Unis. « On ne sait donc pas à Paris ce que nous sommes ! » Son esprit hardi et fertile en combinaisons faisait des plans grandioses et aurait voulu y associer la France. Il s’irritait de trouver tant de froideur où il aurait voulu de l’ouverture et de la confiance. Il avait accepté les services des princes d’Orléans, mais il n’avait aucune antipathie pour les Bonaparte. Sumner affichait ses sympathies pour les libéraux et les républicains français ; Seward les regardait avec quelque dédain et considérait notre nation comme plus jalouse de gloire et d’égalité que de liberté. Il se lamentait pourtant sur l’instabilité de notre politique : il cherchait les rivaux traditionnels de l’Angleterre, et il lui paraissait que nous n’avions plus même la tradition de la haine. Tandis que Sumner rêvait le triomphe des principes parlementaires dans toute l’Europe, Seward cherchait seulement deux ou trois politiques capables de grands desseins, il lui importait peu qu’ils fussent ou non des philanthropes. Sa façon de servir l’humanité était de servir son pays. Il ne croyait pas aux abstractions, il avait toujours à la bouche des noms propres. Personne mieux que lui ne connaissait les grandes forces qui emportent les nations modernes ; il s’indignait moins des mauvais desseins de l’Europe que de l’ignorance qui les inspirait ; il avait une foi robuste, impérieuse, emportée, dans l’avenir des États-Unis. À la fois téméraire et prudent, fécond en expédions et tenace en ses projets, le génie en un mot le plus souple et le plus dur, il différait profondément de Sumner, plus ignorant des passions humaines, rempli de grandes pensées, parfois de chimères, esprit d’un vol toujours droit et élevé. Je m’étonne que les étrangers qui voyagent en Amérique ne recherchent pas davantage le séjour de Washington : dans cette ville, toute publique, sont réunis les représentans les plus intelligens de tous les états ; le sénat, le gouvernement, la cour suprême, le congrès, renferment toujours des hommes éminens ; New-York, Boston, Philadelphie, ont encore quelque chose de provincial ; Washington est vraiment capitale, et les petites grandeurs de province y sont éclipsées par la grandeur nationale. Les fonctions de M. Sumner le mettaient en rapports constans avec les membres du corps diplomatique ; on le recherchait pour la sûreté de son commerce, l’intérêt de sa conversation, et il avait trouvé des amis véritables parmi tous les ministres qui avaient résidé quelque temps en Amérique. Sa vie était des plus laborieuses ; il se levait de grand matin, donnait des audiences, écrivait ses rapports, et chaque jour on le voyait à sa place au sénat, soutenant les projets de loi qu’il avait préparés. Il était sans cesse occupé à cette époque des mesures de détail qui devaient suivre l’abolition de l’esclavage ; ce n’était pas assez de donner la liberté aux noirs, il fallait leur donner un état civil, des droits électoraux, le bienfait de l’éducation publique. L’opposition dans le sénat n’était plus très nombreuse depuis la défection des sénateurs du sud, mais elle était ardente, d’humeur presque rebelle. Un jour, je causais dans l’enceinte même du sénat avec M. Sumner et M. Reverdy Johnson, qui était parmi les mécontens. Un sénateur du Kentucky, ancien gouverneur de cet état frontière, s’approche de Sumner et lui dit : « Eh bien ! quand accepterez-vous les vingt-cinq nègres que je vous offre depuis trois mois ? Je paierai leurs frais de voyage. Votre loi (on discutait en ce moment une loi relative aux femmes et aux enfans des noirs enrôlés dans l’armée fédérale) va faire de nouveaux malheureux. Quand en aurez-vous fait assez ? Vous perdez ce pays. Vous êtes bien bon de parler encore de la constitution. Foulez-la franchement aux pieds. Les argumens constitutionnels dont vous vous servez comme sénateur vous feraient rire comme avocat ; tous vos avocats de Boston en riraient avec vous. » Il continua ainsi longtemps avec une sorte de familiarité irritée et farouche. Sumner l’écouta sans répondre un seul mot. « Vous les voyez, me dit-il, voilà ce que j’ai enduré pendant des années ; à la façon dont on nous traite maintenant que notre parti est au pouvoir, vous pouvez deviner ce qui se passait ici autrefois. »

Quand je quittai Washington pour me rendre à l’armée devant Richmond, Sumner voulut bien me donner pour le général Grant une lettre qui m’assura la réception la plus hospitalière. Je ne rappellerais point ce souvenir sans un incident qui se rattache aux premiers rapports du sénateur du Massachusetts et de celui qui devait devenir le président de la république. Le général Grant est un homme froid et silencieux ; il m’avait fait donner une tente à son quartier-général, mais je ne le vis jamais pendant mon bref séjour, qu’à l’heure du dîner, qui était aussi court que frugal. À peine un mot était prononcé devant lui ; je me souviens qu’un jour un des officiers d’état-major parla d’une attaque préparée à l’embouchure d’une rivière, et dit que la barre à marée basse avait seize pieds de profondeur ; Grant releva la tête : « dix-huit pieds, dit-il, » et tout le monde se tut. Quand je fus prêt à partir, j’en donnai avis la veille, comme c’était la règle ; ce jour-là, après le dîner, le général, qui d’ordinaire rentrait tout de suite dans sa tente, me fit l’honneur de me demander de faire avec lui une petite promenade. Le soir était presque venu, on était au mois de janvier. « Vous m’avez apporté une lettre de Sumner, me dit-il ; je ne m’occupe point de politique, mais on écrit dans les journaux que j’appartiens au parti démocratique. Vous pouvez dire à Sumner que je suis avant tout le serviteur de l’Union et du gouvernement, que je n’ai pour ses amis et particulièrement pour lui que de l’estime. Il fait sa besogne au sénat, je fais la mienne, comme je puis, ici, et bientôt, je l’espère, nous entrerons dans Richmond. » Le parti démocratique fondait alors de grandes espérances sur Grant et méditait de l’opposer quelque jour à Lincoln. Ces quelques mots, prononcés avec la plus grande simplicité, me touchèrent plus qu’ils ne me surprirent ; j’étais confus de recevoir une marque de confiance d’un homme si avare de paroles. D’abord froid, avec une sorte de timidité contractée dans les solitudes de l’ouest, austère dans sa vie, dans son costume, l’infatigable, l’impassible Grant est resté dans ma mémoire avec tous les signes du commandement, comme une volonté vivante, tenace, inexorable, un de ces hommes sans faiblesse et sans plis qui sont faits pour terminer une guerre civile, trop profondément imbu des sentimens de sa race pour songer à la terminer autrement qu’au profit de la loi. L’heure du triomphe approchait ; mais la victoire même ne pouvait plus effacer dans l’âme naturellement bénigne de Lincoln le souvenir de tant d’angoisses, de tant de douleurs, de sang versé ; la mort vint le délivrer et le prendre sur ce sommet où l’avait porté la fortune. Dès que Lincoln fut frappé, on alla chercher Sumner ; il assista à la lente agonie, et peut-être regretta-t-il d’avoir quelquefois douté de celui qui avait été choisi pour être le martyr de l’Union.

Sumner se fit dans le sénat l’exécuteur testamentaire de Lincoln ; il devint, pour ainsi dire, le chef du parti républicain, et son influence, alors prédominante, triompha de celle de Johnson, élevé de la vice-présidence au pouvoir suprême. Ses efforts se concentrèrent sur deux points après la fin de la guerre, la réorganisation des états du sud, les négociations avec l’Angleterre. Les états du sud étaient occupés militairement, leurs constitutions particulières naturellement mises à néant ; la constitution fédérale avait été révisée suivant les formes indiquées par cette constitution même, et l’esclavage avait été à jamais aboli. Il s’agissait de ramener les états vaincus de la condition de territoire conquis à celle d’états fédéraux, jouissant de tous les droits constitutionnels, capables d’être représentés au sénat et au congrès, dotés de constitutions particulières discutées et votées par les électeurs dans chaque état. Le sud, résigné à accorder aux noirs des droits civils, répugnait à leur donner le droit électoral. Sumner lutta contre cette tendance, et travailla de toutes ses forces à effacer dans toute la législation le privilège de la couleur. Ce n’était pas toutefois chose facile que de faire passer cette égalité dans les constitutions et dans les codes particuliers des états du sud ; ce travail s’est opéré lentement, difficilement ; le nord n’a pu rendre au sud ses libertés qu’au fur et à mesure, que le sud faisait lui-même l’abandon de ses anciens privilèges.

Le gouvernement avait une autre tâche qui put sembler un moment presque aussi ardue. Le commerce des États-Unis avait été ruiné pendant la guerre par les corsaires sortis des ports de l’Angleterre : les revendications du cabinet de Washington ne s’étaient pas fait attendre. Sumner prononça sur ce sujet un discours qui jeta le plus grand émoi en Angleterre. Suivant lui, l’Angleterre avait violé le droit des gens dès le début des hostilités ; elle était non pas seulement responsable des dommages directement infligés par les corsaires, mais des dommages indirects causés au commerce américain par la reconnaissance hâtive des états confédérés en qualité de belligérans, par les encouragemens donnés à la rébellion, et enfin par les déprédations des corsaires. L’évaluation de ces dommages indirects était, on le devine, des plus difficiles, et restait forcément trop arbitraire ; Sumner eut le tort de donner un chiffre pour les représenter, mais au fond nous lui avons entendu dire à lui-même que, si le chiffre était chose indifférente, le principe des dommages indirects ne l’était point. Il est certain que rembourser simplement les armateurs dont les navires ont été brûlés ou coulés en pleine mer, ce n’est point indemniser tous ceux que la crainte des corsaires a contraints à vendre leurs vaisseaux à vil prix et à interrompre toutes leurs opérations commerciales. Un premier traité avec l’Angleterre avait reçu la signature de lord Clarendon et du négociateur américain. M. Sumner n’eut pas de peine à déterminer le sénat à refuser sa ratification à un traité qui non-seulement consacrait l’abandon des dommages indirects, mais qui n’assurait pas sérieusement les revendications les plus légitimes, et qui ne renfermait pas la moindre trace d’un regret ou d’une réparation morale.


III

En 1869, le parti républicain porta le général Grant au pouvoir, et ici commence la partie la plus pénible, sinon la moins instructive de notre tâche. Il n’y a pas de spectacle plus douloureux que le déchirement d’une union que tout devrait resserrer, et que tout vient détruire, — la métamorphose et comme l’empoisonnement lent de l’amitié, de la confiance, de l’estime. En prenant possession de la présidence, le général Grant appela à la secrétairerie d’état M. Hamilton Fish. M. Sumner et M. Fish étaient alors en parfaite harmonie. En envoyant M. Motley comme ambassadeur à Londres, le général Grant honorait un ami personnel de Sumner, en même temps qu’un serviteur éminent de l’Union. Le président attachait beaucoup d’importance à ce choix à cause de la nature particulièrement délicate des questions pendantes entre les deux pays. M. Sumner eut aussi part au choix de M. Bancroft Davis, nommé assistant secrétaire d’état (c’est le titre donné au fonctionnaire qui assiste le secrétaire d’état, ministre des affaires étrangères). Il ne resta pas étranger à la rédaction des instructions données à M. Motley en ce qui concernait l’Alabama. Le secrétaire d’état et le président du comité des affaires étrangères échangèrent longtemps leurs vues sur tous les sujets. Les fonctions de M. Sumner et la nécessité de faire ratifier par le sénat tous les choix diplomatiques et tous les traités conféraient à M. Sumner une sorte de patronage ou tout au moins de contrôle sur l’administration. Abusa-t-il un peu de l’autorité qui lui était dévolue, autorité plutôt morale qu’officielle ? il n’y a rien de si difficile que de s’amoindrir, de s’effacer, de se contenter des réalités sans les apparences. Le général Grant pouvait se considérer moins comme l’élu du parti républicain que de la nation tout entière et de la fortune ; il apportait au pouvoir quelques idées simples et justes ; moins il était disposé à jeter le poids de sa prérogative entre les partis plus il était enclin et décidé à faire respecter son avis quand il jugeait à propos de l’émettre. Il n’avait pas l’humeur accessible, la patience infatigable, l’ouverture de M. Lincoln, et Sumner sentit bientôt comme une main invisible qui le séparait d’un président silencieux, d’humeur réservée, habitué à quelques figures familières, ennemi de toute discussion. Ce ne fut pas sans doute sans effort qu’il se laissa entraîner jusqu’à l’opposition déclarée.

Cette opposition éclata à propos d’un traité relatif à Saint-Domingue. Le président était très désireux d’annexer une des Antilles à la république ; il croyait avoir trouvé une occasion très favorable à Saint-Domingue. Toute sa vie, Sumner avait combattu la doctrine des annexions ; le sud voulait s’emparer des Antilles, comme il s’était emparé du Texas, pour étendre le domaine de l’esclavage. Les représentans du nord n’avaient pas cessé de dénoncer ces ambitions, aussi bien que les fourberies et les violences qu’elles avaient encouragées. L’esclavage détruit, il était permis de considérer d’un autre œil une question qui devenait plutôt nationale. L’Espagne, l’Angleterre, la France, le Danemark, avaient de vastes possessions ou du moins un pied dans les Antilles. Quelques-unes des îles étaient devenues pendant la guerre les arsenaux et les centres de ravitaillement des rebelles. On ne saurait être trop surpris si le président Grant prêta l’oreille à ceux des habitans de Saint-Domingue qui vinrent le solliciter et lui offrir un site pour un magnifique port militaire dans la baie de Samana. Sumner attaqua ce projet avec une grande violence. Il ne se contenta pas d’en indiquer les dangers lointains : il montra que, la république dominicaine une fois annexée, Haïti serait absorbé fatalement par les États-Unis, qu’il faudrait admettre ces territoires insulaires dans l’Union, qu’on entrait ainsi dans une voie où l’on ne pourrait plus s’arrêter, et qu’on soumettait à une épreuve trop dangereuse les principes traditionnels du gouvernement fédéral. C’était déjà une besogne assez difficile de ramener les anciens états du sud à la vie constitutionnelle ; l’Union devait se recueillir, se corriger, panser ses plaies plutôt que de songer à étendre indéfiniment ses limites, Sumner ne se contenta pas malheureusement de ces argumens généraux ; il dénonça la conduite, les motifs des négociateurs dominicains, il accusa le président de soutenir par l’appui de vaisseaux de guerre américains celui qu’il nommait l’usurpateur Baez, de se rendre ainsi le complice d’un homme qui voulait vendre son pays.

L’éloquence la plus chaleureuse doit savoir s’imposer des règles : le président avait fait auprès de M. Sumner, pour le ramener à son avis, des efforts personnels qui lui avaient peut-être coûté ; il ne pouvait lui en vouloir de le trouver ferme dans sa résistance, mais il fut justement offensé d’une attaque si directe et si personnelle. M. Sumner entraîna le sénat, mais il avait trop triomphé, il n’avait pas su mesurer ses coups. On ne doit pas corriger ses partisans comme ses ennemis, il faut savoir reconnaître ce qui est dû au chef de l’état, et ne point diminuer de ses propres mains l’autorité qu’on a contribué à élever ; Sumner s’était mépris d’ailleurs sur sa force, non qu’il eût médité la lutte de l’homme d’état contre le chef d’état, qui finit parfois par le triomphe de l’homme d’état, il n’avait point un tel dessein, mais il croyait que le sénat resterait toujours rangé derrière lui et qu’il pourrait guider le pouvoir exécutif. Il reconnut bientôt que ceux qui avaient voté avec lui ne voulaient point partager sa disgrâce. Comme tous les hommes qui ne sont point habitués aux débats parlementaires, le président avait cru voir dans le discours de Sumner plus que celui-ci ne voulait y mettre ; il avait accepté la bataille avec une décision militaire quand on faisait mine de l’offrir plus qu’on n’avait d’envie de la livrer. M. Motley, qui était à Londres ; fut extrêmement surpris d’être rappelé, et M. Sumner put croire que l’ambassadeur des États-Unis était la victime de l’amitié qu’il lui portait. Il se plaignit avec plus d’amertume qu’il n’eût fait sans doute, s’il s’était agi de sa propre personne ; la rupture entre le président et lui devint complète. Il se laissa glisser et tomber de plus en plus dans l’opposition, et s’étonna bientôt de ne plus être suivi que par quelques partisans. Il se retrouva dans ce sénat, où sa voix avait été pendant quelques années la plus écoutée, presque seul, séparé de ceux qui avaient longtemps combattu à ses côtés, aigri, souvent injuste et se croyant victime de l’injustice, déchu dans le triomphe des siens, n’ayant que la lie et l’amertume du pouvoir sans en avoir le miel. Ce qui lui restait de : ce pouvoir lui échappa enfin, et un vote des sénateurs républicains lui enleva la présidence du comité des affaires étrangères. Il affecta dès ce moment de considérer le parti républicain comme l’instrument d’un gouvernement personnel, nouveau aux États-Unis. Il lança de ces mots qui sont des flèches qui ne peuvent sortir de la plaie, osa dire à ses anciens amis : « Au lieu de républicanisme, il n’y a plus ici que du grantisme[1]. » Il jeta sur l’avenir de la démocratie un regard désespéré, montra les partis semblables à autant de machines mues par quelques artisans d’intrigues, la corruption croissante, le peuple mené par des politiques serviles, les généraux heureux succédant aux grands citoyens, et dans l’obscur avenir le césarisme européen transporté dans le Nouveau-Monde. Il ne faudrait point croire qu’il souffrît, après une vie si laborieuse consacrée au service de son pays, de n’avoir aucune part, directe au gouvernement : il avait le droit de dédaigner les honneurs ; il était de ceux qui.les distribuent et n’en gardent rien pour eux-mêmes ; il avait repoussé l’offre de l’ambassade de Londres, qu’on le pressa un moment d’accepter quand son opposition menaçait de devenir incommode. Il souffrait de l’isolement, de l’ingratitude des hommes, de ce travail à rebours qu’il était réduit à faire, des fatigues d’une 1 lutte qu’il sentait sans espoir, des nouvelles alliances auxquelles il était condamné. Il n’avait plus pour retremper ses forces, pour enraciner sa volonté, une grande cause à défendre, comme l’émancipation ; son horizon s’était rétréci. Il avait encore des échappées de générosité, il plaidait volontiers pour les vaincus, pour les états du sud, réclamait pour eux les libertés qu’ils avaient perdues ; il était toujours le paladin du droit, mais il ne pouvait pas se persuader à lui-même que le droit souffrît de mortelles injures. Il voyait le pays reprendre ses forces sous le gouvernement de celui dont il était désormais séparé comme par une barrière insurmontable, les finances prospères, les lois respectées, les états de l’Europe jaloux d’effacer par leurs empressemens les souvenirs de leurs anciennes froideurs. Il y avait bien des tâches dans ce brillant tableau, mais si elles disparaissaient déjà pour l’Europe, elles devaient assurément disparaître pour l’histoire. Il se condamnait au métier de censeur à un moment où la censure était non plus la fière et retentissante protestation de la justice, mais un murmure vain perdu dans le bruit d’un monde occupé, prospère et joyeux.

Les négociations avec l’Angleterre avaient été reprises, et elles aboutirent enfin au traité de Washington. Sumner avait fait rejeter le projet de traité de lord Clarendon, mais il ne put obtenir que dans le nouveau traité on reconnût le principe d’une indemnité pour les dommages dits indirects. L’Angleterre avait tenu ferme sur ce point ; elle avait cherché à apaiser les ressentimens des États-Unis en exprimant ses regrets sur les déprédations commises par l’Alabama, elle avait non-seulement accepté certaines règles internationales, qu’elle avait jusque-là rejetées, mais elle avait consenti à ce que ces règles eussent, en ce qui la concernait, un effet rétroactif et fussent appliquées dans l’arbitrage qui devait suivre le traité. L’abandon des dommages indirects causa un grand chagrin à Sumner, il lui parut que son pays était trop pressé d’effacer toutes les traces du passé, qu’il se contentait à trop bon marché, et il ne trouvait pour l’avenir aucune garantie sérieuse dans des règles internationales déjà contestées dans le parlement anglais, que rien n’obligeait à soumettre à la sanction des grandes puissances, et dont l’utilité pouvait se trouver épuisée aussitôt après la fin de l’arbitrage.

L’opinion publique se séparait de plus en plus de cette petite phalange des républicains qui avaient pris, avec Sumner, le nom de républicains libéraux, et qui avaient fini par se coaliser avec le parti démocratique. Elle accueillait le traité de Washington et l’arbitrage de Genève comme une satisfaction ; quelques abus, quelques désordres administratifs la laissaient indifférente, elle approuvait l’attitude prisé par le général Grant vis-à-vis du sud. A la suite de la guerre civile et de l’émancipation, la plupart de ces états étaient complètement désorganisés ; des aventuriers du nord (on les nommait les carpet-baggers, porteurs de sac de voyage) étaient venus se jeter sur les provinces reconquises comme sur une proie, ils entraînaient les noirs ait scrutin, nommaient des conventions, bâclaient des constitutions ; souvent des législatures rivales, ainsi improvisées, se disputaient le pouvoir et l’influence dans le même état ; l’Alabama, la Louisiane, d’autres états encore, vivaient dans un désordre pareil à celui des petites républiques de l’Amérique du Sud. Le général Grant avait demandé au congrès et avait obtenu des pouvoirs suffisans pour réprimer les désordres les plus scandaleux ; il offrait aux législatures légalement élues l’appui des régimens fédéraux, et pouvait évoquer devant les cours des États-Unis des causes qui en d’autres temps eussent été réservées aux cours provinciales. Les démocrates criaient à la tyrannie, mais les anciens planteurs eux-mêmes préféraient la protection du pouvoir exécutif à l’anarchie ou à l’omnipotence de petits gouvernemens de hasard, d’autant plus violens qu’ils étaient plus faibles. Le gouvernement central était devenu une sorte d’arbitre au milieu des factions, et le président, qui n’était qu’un citoyen dans le nord, redevenait quelquefois un général dans les anciens états rebelles. L’histoire intérieure de ces états pendant les années qui suivirent la guerre civile est fort peu connue ; mais, quand on lit les actes d’accusation dressés contre Grant pendant la campagne électorale qui suivit sa première présidence, on ne trouve aucun fait qui dénote de sa part l’intention de substituer sa volonté aux lois. Qu’il fût l’exécuteur rigide de ces lois, c’était son droit, et c’était son devoir ; ces lois étaient l’œuvre du congrès et du sénat, non la sienne.

Quand le terme des pouvoirs présidentiels approcha, Sumner se laissa entraîner dans le camp de ceux qui combattaient la réélection de Grant. Les républicains du Massachusetts furent extrêmement irrités contre lui, ils l’accusèrent de trahison, la législature l’avait déjà censuré solennellement parce qu’il avait demandé qu’on n’inscrivît pas sur les drapeaux des régimens les dates des batailles livrées pendant la guerre civile. Que les temps étaient changés ! Sumner, jadis objet de l’horreur des démocrates et des planteurs, était devenu presque leur favori ; il avait plaidé pour les noirs, il plaidait maintenant pour les vaincus. Sa générosité naturelle l’entraînait du même côté que son irritation contre le parti républicain, qu’il accusait de froideur, de mollesse et de servilité. Pourtant il ne voulut point prendre part à la campagne présidentielle ; il prétexta de l’état de sa santé pour venir en Europe.

Le parti démocratique, coalisé avec les républicains dissidens, n’avait chance de lutter avec quelque succès contre le général Grant qu’en portant son choix sur quelque personnage considérable, inspirant confiance au pays, d’une sagesse éprouvée, supérieur pour ainsi dire aux partis, capable de servir d’arbitre entre tous et de représenter la grandeur et les intérêts nationaux. Il n’y avait qu’un nom qui, à ces titres divers, pût être opposé à celui de Grant ; c’était celui de M. Adams, fils et petit-fils de présidens, qui avait si longtemps tenu une place honorable au congrès, qui pendant la guerre avait fait respecter à Londres la dignité du ministre des États-Unis, et n’avait pas commis une seule faute dans les circonstances les plus critiques, qui enfin venait de prendre part, à la conférence arbitrale de Genève. La convention démocratique lui préféra M. Greeley, l’éditeur de la Tribune, qui avait scandalisé le monde financier par des théories sur le papier-monnaie contraires aux principes de l’économie politique, homme estimable, mais d’esprit faux, sans énergie, jouet plutôt que conducteur de son parti. M. Sumner ne conserva pas beaucoup d’illusions sur le résultat de la lutte ; il était à Paris, entendant à peine l’écho de la lutte lointaine ; j’étais quelquefois le confident de ses tristes pensées. Il se plaignait beaucoup de sa santé ; il était difficile d’imaginer que cet homme si grand, presque un colosse, encore droit et fort en apparence, fût obligé d’hésiter devant le moindre effort, devant une promenade, une visite. Il était plus changé moralement que physiquement ; à travers sa douceur inaltérable, on sentait je ne sais quelle lassitude et quel désenchantement profond. La distance opère comme le temps, elle met un brouillard devant les hommes et les événemens, et ne laisse plus paraître que les linéamens les plus importans des choses. Sumner repassait de loin, dans la solitude, les années récemment écoulées, et se demandait peut-être s’il avait toujours choisi les meilleurs moyens pour arriver à ses fins, s’il n’avait pas trop guerroyé sur des détails, s’il n’avait pas été trop sévère pour les uns, trop indulgent pour les autres. Il ne se plaignait pas, il n’y avait pas d’amertume dans ses discours ; mais il souffrait certainement d’une rupture qui n’eût jamais ému sa fierté, s’il avait pu véritablement refuser une sorte d’admiration et d’estime à l’homme qui avait rompu avec lui.

Il y a des maux sans remède, des chemins qu’on ne peut traverser qu’une fois ; Sumner, le savait, il n’évoquait pas volontiers certains souvenirs ; il ne critiquait pas souvent devant ses amis français le gouvernement de son pays. Il leur parlait plus volontiers de la France ; il avait éloquemment plaidé la cause de notre pays aux États-Unis dans un discours qui avait été imprimé sous ce titre : Le Duel de deux nations. Il avait blâmé la folle déclaration de guerre faite à l’Allemagne, mais flétri, comme une iniquité et un abus du droit de conquête, l’annexion de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine. Selon lui, l’Allemagne victorieuse, contente d’une forte indemnité pécuniaire, pouvait inaugurer en Europe, une ère nouvelle. Il caressait volontiers le rêve d’un arbitrage applicable à toutes les querelles nationales. La science de Grotius était restée, son étude favorite, et il se nattait que le droit des gens trouverait un jour des règles fixes et une sanction efficace. Sumner n’avait jamais aimé l’empire, il avait blâmé la guerre de Crimée ; si l’expédition d’Italie avait flatté ses passions libérales et jusqu’à ses penchans de lettré, la guerre du Mexique avait aiguisé son instinctive aversion pour le gouvernement impérial. A l’époque où les derniers parlementaires français vivaient dans l’ombre, hors des rayons des victoires de Sébastopol, de Magenta, de Solferino, loin des splendeurs d’une cour qui attirait les yeux de toute l’Europe, oubliés par un peuple affamé de gloire, de richesse et de plaisir, ils étaient toujours à ses yeux les représentans de la France. Il avait reçu, protégé des réfugiés français, comme ses ancêtres eussent accueilli des huguenots proscrits, et parfois sa générosité s’était singulièrement égarée. Il voyait volontiers des héros chez tous ceux qui se disaient les victimes de la liberté. Il regarda Sedan comme le châtiment du 2 décembre. Il trouvait la France vaincue, Paris portant encore les traces d’un double siège. Il se faisait conduire devant les ruines qui bordaient les deux rives de la Seine, et méditait tristement sur la folie des nouveaux iconoclastes. Les hommes qu’il avait le mieux connus autrefois, qu’il avait vus unis dans une lutte entreprise au nom des idées libérales, il les trouvait séparés, mécontens les uns des autres, s’accusant mutuellement de désertion. Il était surpris de l’isolement de ceux qu’il admirait le plus, du vide fait autour de certains noms, de l’inaction et de la langueur de quelques-uns. Il s’affligeait de nos divisions, il ne comprenait pas nos terreurs, et ne voyait pas tout ce qui s’était écroulé avec les murs de nos forteresses et de nos palais incendiés ; marchant sur les cendres d’une invasion et d’une guerre civile, il avait les yeux encore tournés vers un idéal de gouvernement populaire, pacifique, tolérant. Le mouvement tumultueux des affaires publiques, où la parole avait repris la première place, lui cachait le mouvement invisible et profond des instincts nationaux blessés. Il vit M. Thiers ; il l’avait quitté, représentant encore, actif de la monarchie constitutionnelle, il le retrouvait devenu l’espoir et le soutien du parti républicain. Sumner rêvait pour la France une république libérale et généreuse, où les princes de l’ancienne famille royale eussent trouvé une place éminente, et qui eût ajouté à la force matérielle de la démocratie les puissances d’imagination qui sortent de l’histoire. Il fut surpris de sentir, partout où il mit le pied, des barrières invisibles, de respirer partout la méfiance, la colère et souvent la haine. Il admira l’ardeur infatigable de M. Thiers, cette liberté d’esprit qui lui permettait de passer d’une discussion sur la constitution américaine à un parallèle entre le mythe allemand de Faust et le mythe latin de don Juan ; il fut surpris de trouver cette intelligence à peine ployée par les malheurs de la patrie et triomphante dans la défaite universelle.

Avant de partir pour les États-Unis, Sumner avait voulu visiter Chantilly. Le duc d’Aumale, qui l’avait connu en Angleterre, lui fit lui-même les honneurs de ce beau lieu ; il le promena en voiture à travers les grandes écuries désertes, sous ces berceaux épais où les ombres des grands arbres jouent sur le marbre des statues, le long de ces eaux qui disent leur éternel murmure autour d’un château touché de la mort ; il lui montra dans le château cette galerie des batailles de Condé, où il semble que Condé aille entrer, tant on y respire l’air des temps passés. Familier avec notre histoire nationale, Sumner était capable de goûter le charme de tant de souvenirs, qui sont déjà des énigmes pour plus d’un Français. On ne sait pas quel attrait puissant le passé exerce sur les nations encore jeunes qui commencent à peine leur histoire. Elles regardent avec une sorte de piété et d’envie mille choses auprès desquelles passe notre indifférence égoïste et lasse. Sumner allait jusque dans les boutiques des libraires chercher les vieux missels, les reliures de Groslier, les livres rongés du temps, les estampes. Il n’était ni collectionneur ni bibliophile, il amusait ses yeux et sa pensée, et voulait, si on excuse le mot, voler quelque chose à l’Europe pour en faire don à l’Amérique.

Il souffrait d’une maladie étrange qui le jetait par momens dans des angoisses très alarmantes. Il éprouvait comme l’impuissance de vivre ; cependant son corps restait robuste en apparence, et sa faculté de travail semblait toujours la même. Le repos ne lui faisait aucun bien, car il le remplissait de rêves, de pensées pénibles, de retours douloureux sur le passé, de sombres pronostics. Il avait traversé successivement l’âge du labeur tranquille, puis l’âge héroïque des victoires achetées par le courage ; il était arrivé aux années où la vie se décolore et où les ombres de la mort commencent à s’étendre sur la pensée. Le parti auquel il avait prêté plutôt que donné l’appui de son nom allait subir une défaite presque honteuse. Il fallait retourner à Washington, non plus suivi des longues acclamations populaires, mais en vaincu, sans ardeur, sans espoir, presque sans but. Des chagrins d’une nature très intime, dont je ne soulèverai pas le voile, contribuaient encore à l’assombrir. La main douce et généreuse qui aurait pu fermer les plaies de ce cœur ulcéré lui manquait ; il n’avait pas d’enfans, il n’avait plus de femme.

Le dernier voyage que Sumner fit en Europe contribua à calmer l’ardent de son opposition ; il avait vu l’Angleterre, la Russie, la triomphante Allemagne, rechercher à l’envi l’amitié de son pays ; le tableau des États-Unis lui semblait moins sombre auprès de celui de l’Europe armée jusqu’aux dents, agitée de haines inexorables, et prête à je ne sais quelle nouvelle guerre de cent ans. Il avait vu bien d’autres faiblesses, d’autres folies et d’autres misères que celles qui le blessaient à Washington, des gloires plus mensongères, des grandeurs plus factices, des ressentimens plus jaloux, des abîmes plus profonds. Il revint apaisé, plus disposé à reprendre sa besogne législative. Il reprit sans bruit sa place au sénat : ses anciens amis n’eurent pas besoin de lui ouvrir leurs bras, il se retrouva dans leurs rangs comme s’il ne les eût jamais quittés, non qu’il songeât à partager avec eux le pouvoir que la nation venait de leur rendre pour quatre ans ; mais ses blessures étaient cicatrisées, il n’avait plus de colère et en reprenant son rang dans son parti il jouissait de ce plaisir, qui n’est donné qu’à peu, de servir encore ceux qui ne pouvaient plus le servir. La législature du Massachusetts revint, par un vote solennel, sur le blâme qu’elle avait deux ans auparavant infligé à son sénateur ; cette réparation fut la plus douce pour Sumner, car il aimait le Massachusetts comme le Breton la Bretagne, et il aurait pu lui dire : Et tu quoque, quand il en avait reçu un coup si sensible à son patriotisme.

Il mourut peu de jours après, le 12 mars 1874, dans une crise de la maladie qui le tourmentait depuis des années (angina pectoris). Cette fin inattendue provoqua dans toute l’étendue des états comme une explosion de reconnaissance et d’admiration. Le peuple, capricieux et léger comme bien des princes, avait presque oublié Sumner : il semblait que son nom appartînt déjà au passé ; mais quand il disparut de cette scène qu’il avait si longtemps remplie, un grand vide se fit tout d’un coup. On se demanda si l’on avait assez reconnu d’aussi longs, d’aussi grands services, si ce dévoûment exclusif aux intérêts publics, ce labeur sans relâche, cette incorruptibilité antique que pendant trente ans le soupçon même n’avait jamais pu effleurer, avaient reçu des récompenses dignes d’une grande nation. 4 millions de noirs pleurèrent celui qu’ils regardaient comme leur libérateur ; les cloches de Charleston sonnèrent le glas pour celui qui avait si longtemps été détesté dans les Carolines. Les plus belles fleurs du sud furent envoyées à Washington, car c’est la mode en Amérique de parer le mort de fleurs, et amoncelées sur le cercueil de Sumner, sur le siège qu’il occupait au sénat et qui avait jadis été baigné de son sang. Le voyage de ce cercueil de Washington à Boston fut un long triomphe funèbre ; partout les villes sollicitaient l’honneur de le garder quelques heures, et les populations se pressaient pour apercevoir ce qui restait d’un grand serviteur de l’Union.

Avec Sumner disparaissait un des représentans de cette forte génération d’hommes d’état qui ont porté l’Amérique au degré de puissance où le monde l’aperçoit aujourd’hui, et qui ont été les guides plutôt que les serviteurs de la démocratie. Pénétrés de respect pour l’œuvre de leurs pères, ils l’ont pourtant corrigée en effaçant les traces d’une institution qui menaçait de la corrompre. Sumner honorait le peuple et méprisait la popularité ; il était orateur, non tribun, ne parlant jamais que pour un but, dans l’intérêt d’une cause et non pour le plaisir vain des applaudissemens. Réformateur, il n’avait rien de chimérique dans l’esprit, tenant bien plus de Grotius, de Montesquieu, de Blackstone, que de Rousseau ou des socialistes. En demandant la liberté pour les noirs, c’était leur droit à la famille, leur droit à la propriété qu’il réclamait. Il n’avait pas d’horreur instinctive pour les aristocraties, pour les vieilles dynasties, il ne détestait que la tyrannie, mais il savait que la tyrannie sait prendre les masques les plus divers. Le trait le plus frappant de son caractère était un respect sincère, instinctif et plein pour l’intelligence ; ses amis les plus chers étaient des poètes, des historiens, des penseurs. Il ornait sans cesse son esprit par la lecture des grands écrivains de tous les pays. La collection de ses discours, qui sera bientôt publiée, formera plus de dix volumes ; on y trouvera, au milieu des matières souvent les plus arides, des échappées fréquentes sur le monde heureux des muses. Il y avait par momens une grâce singulière mêlée à son éloquence, d’ordinaire un peu lourde, à sa logique écrasante, à sa science trop exubérante. Dans un pays à la fois avide et prodigue, enflé de sa force et de sa richesse, Sumner restait comme un type des anciens temps ; simple de mœurs, désintéressé, délicat et raffiné dans ses goûts, vivant sur : les bords du fleuve qui charriait les ambitions et les convoitises vulgaires, les yeux toujours fixés sur quelque chose de noble et de grand. On peut dire enfin de lui qu’il sut servir à la fois, ce qui est parfois malaisé, son pays et l’humanité, qu’il défendit toute sa vie les Intérêts des États-Unis et ceux d’une race opprimée, et réussit à confondre les deux causes qui lui étaient le plus chères, celle de l’émancipation et celle de l’Union.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Discours du 31 mai 1872.