Un Pamphlétaire catholique - M. Veuillot et ses satires

La bibliothèque libre.
Un Pamphlétaire catholique - M. Veuillot et ses satires
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 402-423).

UN
PAMPHLÉTAIRE CATHOLIQUE


M. VEUILLOT ET SES SATIRES

I. Mélanges religieux, historiques, politiques et littéraires, par M. Louis Veuillot. — II. Çà et Là, par le même, 2 vol. — III. Le Parfum de Rome, par le même, 2 vol. — IV. Satires, 1 vol., 1863.

Depuis que l’Évangile est descendu de la croix sanglante du juste et s’est répandu dans le monde en le renouvelant, depuis que le catholicisme, concentration de la doctrine chrétienne dans ce qu’elle a de plus entier, de plus absolu et de plus universel, a pris cette forte organisation qui a traversé des siècles et dont la tête est à Rome, l’église s’est vue mêlée à bien des luttes de la foi et de l’intelligence, et elle a figuré dans ces luttes sous bien des formes diverses. Elle a eu des apôtres, des saints, des martyrs, des docteurs, des apologistes ; elle n’avait point eu jusqu’ici ce que, pour sa fortune ou pour son malheur, pour son malheur bien plus que pour sa fortune, elle a trouvé de nos jours : un soldat de la plume, portant dans le domaine des discussions religieuses la turbulence des passions réunies du sectaire et du lettré, un polémiste irrité et irritant, se donnant de sa propre autorité de laïque la mission de faire la police autour du sanctuaire, quelquefois même dans le sanctuaire, un pamphlétaire s’enveloppant, selon un mot de M. de Montalembert, d’un lambeau de la pourpre pour mieux lancer l’invective. M. Louis Veuillot a été décidément ce pamphlétaire du catholicisme, ou du moins d’un certain catholicisme, ce polémiste scabreux, ce soldat de la plume se servant de l’église encore plus qu’il ne la sert, et, sans grossir son personnage, on peut dire qu’il s’est fait un rôle, une physionomie à part dans la mêlée contemporaine, la physionomie d’un homme qui a plus de tempérament que de vocation spirituelle, plus de passion de combattre et de blesser que de dévouement intelligent à sa foi, plus de haine que d’idées, plus de vanité bruyante que d’autorité morale. Voilà vingt ans que M. Louis Veuillot donne libre carrière à son irascible et batailleuse humeur. Amis et ennemis, clercs et laïques ont eu à essuyer ses coups ; la religion, qu’il croit défendre, lui doit assurément plus de blessures que de victoires ; lui-même il s’use à la fin dans cet épanchement continu de colère verbeuse, et, après tant de querelles qui vont se perdre dans l’ossuaire confus de Mélanges en douze tomes, où en est-il ? Comment finit-il ? Il écrivait hier le Parfum de Rome, il écrit aujourd’hui, hélas ! ses Satires. Ce qu’il a dit cent fois en prose, il le redit en vers : il se répète. Cette verve de journaliste qui a eu sa vigueur s’amincit en hémistiches équivoques, et de ses polémiques d’autrefois M. Louis Veuillot ne garde que l’habitude de se croire l’interprète juré de Dieu en vers comme en prose, et de vilipender les hommes vivans ou morts.

Certes, dans le temps où nous vivons, lorsque les passions et les idées se heurtent dans la discussion publique, ce n’est pas le moment pour les grandes doctrines qui ont gouverné le monde de se cacher et de fuir le combat. Au milieu de cette vie nouvelle créée et dominée par les principes de la révolution française, ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir pour le catholicisme d’accepter ces conditions d’une époque militante. Politiquement diminué, dépouillé de tout privilège de domination exclusive et des périlleux avantages inhérens aux religions d’état, il n’avait plus qu’un moyen, c’était l’action spirituelle, l’intervention dans la lutte des opinions, non pour reconquérir des biens perdus et faire rétrograder la société en la menaçant de nouveaux-pactes d’absolutisme, mais pour maintenir l’autorité de ses interprétations et la supériorité de la loi morale par la discussion, par la science, par la liberté et dans la liberté. C’était le rôle naturel du catholicisme dans notre temps, et s’il est un fait a regretter, ce n’est point que l’église catholique intervienne dans les controverses qui s’agitent, c’est qu’elle ne se mêle point assez au contraire à ces controverses, ou du moins qu’elle ne se mêle qu’aux querelles de passion et qu’elle reste trop souvent étrangère aux grands et sérieux débats ouverts par la critique historique et philosophique. Sous ce rapport donc, les polémiques et les polémistes n’ont rien d’imprévu. Luttez et combattez, c’est le règne des polémiques, du travail de l’esprit.

Ce principe de discussion une fois admis, certes l’ironie elle-même n’est point proscrite. L’ironie n’est pas près de s’éteindre dans le monde faute d’aliment, et on peut aimer son siècle dans ses grandeurs sans fermer les yeux aux bassesses, aux apostasies, aux versatilités insolentes. Il n’est pas défendu de voir d’un regard libre la comédie des mœurs et des caractères, des importances qui se guindent, des vices qui se déguisent en vertus, des vanités et des ridicules qui s’étalent glorieusement. La comédie est de tous les temps, et de notre temps peut-être plus que de ceux qui l’ont précédé, parce que le théâtre est plus vaste, parce qu’elle est dans la politique comme dans la vie mondaine ; elle se déroule partout : heureux qui peut la saisir ! plus heureux encore qui peut la fixer d’un trait prompt et ineffaçable ! La charité à ce jeu s’accommode comme elle peut pour qui fait profession de prêcher ; mais enfin on a le droit de rire et de se moquer comme on a le devoir d’accepter le poids des controverses plus graves où s’agite le problème des destinées religieuses et morales. Le malheur de M. Louis Veuillot, c’est de n’avoir jamais compris ni la vraie situation du catholicisme dans notre temps, ni le rôle de l’esprit au service d’une telle cause, c’est de n’avoir jamais paru soupçonner que la discussion n’est point le pugilat, que l’ironie diffère de l’outrage, et qu’une religion ne se défend pas comme une vanité exaspérée par la lutte. C’est son malheur, dis-je, c’est peut-être aussi la plus grande part de son originalité. Pour entrer dans un certain ordre de polémiques supérieures, il avait visiblement un trop léger bagage de connaissances ; certains côtés inférieurs de sa nature lui interdisaient la haute et magistrale ironie. Avec un fond d’instruction plus solide et plus étendu, ou plus de décence dans la satire, il n’aurait pas été ce qu’il est réellement, un pamphlétaire d’une verve audacieuse sans doute, mais inutile ou dangereux, qui n’a intimidé sérieusement aucun adversaire, n’a fait reculer aucune idée mauvaise, et dont la victoire la plus signalée, — victoire étrange pour un catholique de cette prétention, — a été un jour de faire capituler son évoque devant une plume plus forte sur la caricature que sur l’apologétique chrétienne.

Il y a vingt ans, disais-je, il y a même trente ans, si l’on compte bien, que M. Veuillot mène cette vie hasardeuse des polémiques à outrance, le sarcasme à la bouche, l’arc toujours tendu, guerroyant sans cesse contre quelqu’un : écrivain se servant de son esprit contre les écrivains et contre la profession littéraire elle-même, homme de la presse s’escrimant contre la presse, homme du petit peuple épuisant son haleine à souffler contre la révolution qui a affranchi le peuple. Le catholicisme est devenu un certain jour le mot d’ordre de cette guerre : encore faudrait-il voir ce qu’est ce catholicisme et comment à cette passion de combattre pour l’église se mêlent en réalité bien d’autres choses qui ne s’expliquent peut-être que par les conditions premières où s’est formée cette nature incomplète et violente. Je ne veux marquer que les traits principaux. Qu’on n’oublie pas d’abord l’origine toute populaire de M. Veuillot. Il n’est pas entré dans le monde, lui, par la porte dorée. Son père était un tonnelier ou un marchand de vin. Sa première éducation s’est faite dans la banlieue de Paris, à l’école mutuelle, et la seconde éducation, il l’a trouvée, comme petit clerc, dans une étude d’avoué, il en résulte que M. Veuillot s’est développé seul, au hasard, sans maître, ou du moins n’ayant d’autre maître que ce milieu populaire et dénué qui a été le sien. Ce que cette existence première a laissé en lui d’impressions, il le dit lui-même dans une sorte d’autobiographie avec l’accent amer et inquiétant du déshérité qui regarde au-delà de sa condition et en qui se débat le terrible problème. Ce qu’il voyait, a-t-il dit, c’était « une société sans entrailles pour le pauvre peuple et sans intelligence pour tout ce qui s’élève au-dessus des plus grossiers intérêts d’une abjecte vie… — Je ne découvrais que d’injustes oppressions, que des distances iniques et injurieuses, qu’un hasard de naissance heureux pour d’autres, insupportable pour moi… Voilà le peuple tel qu’on le fait !… » L’enfant avait des dispositions.

Puis, l’occasion de percer survenant avec la révolution de 1830, il prend une plume avant de savoir ce que c’est qu’écrire ; le voilà enrôlé dans le bataillon des journalistes de préfecture que le nouveau gouvernement expédie en province. Pendant quelques années, il va de Périgueux à Rouen ou de Rouen à Périgueux. Il respire l’air du siècle, il se forme à la littérature, il lit et s’excite à la lutte. Comment il considérait du reste cette vie nouvelle, il le dit encore : « Sans aucune préparation, je devins journaliste ; je me trouvai de la résistance, j’aurais été tout aussi volontiers du mouvement et même plus volontiers… — J’avais eu la foi de mes besoins, j’eus aisément celle de mes intérêts… — Que j’aie appris à écrire dans mon jeune âge au lieu d’apprendre, comme un enfant de l’Orénoque, à scalper un ennemi vaincu, je n’en fais nulle différence ; seulement, dans mes mains, le couteau, c’était l’art d’écrire… » La première éducation de M. Veuillot s’était faite à l’école mutuelle et dans une étude d’avoué ; son éducation littéraire se fait dans cette escrime des journaux provinciaux. Ce n’est qu’après une assez longue période de cette vie dispersée, pendant un voyage à Rome, et lorsqu’il a déjà vingt-cinq ans, que M. Veuillot est foudroyé par la lumière dans une cellule d’un père de la maison du Gesu. Sa conversion extérieure ne laisse pas d’être incomplète encore, il est vrai. « Un tel changement, dit le nouveau catéchumène, semblait trop exiger l’abandon de cette profession d’écrivain de laquelle seule je croyais pouvoir tirer mon existence, et que je ne sentais pas compatible avec la foi chrétienne de la façon dont je l’avais exercée ; » mais bientôt ce dernier obstacle ou ce dernier scrupule est vaincu, et le journaliste des préfectures devient le journaliste de l’église avant d’aspirer à la régenter. Tout ceci veut dire que M. Veuillot, avec une nature robuste et impérieuse, a couru des hasards, qu’il a passé par les bureaux d’esprit public, et qu’il a porté nécessairement dans la discussion de tous les jours des plis de caractère, des habitudes d’intelligence, des passions et des instincts que le catholicisme a paru discipliner en leur donnant un but, mais qu’il n’a ni épurés ni même sensiblement modifiés.

Ce n’est pas sans dessein en effet que je cherche à ressaisir ces influences premières et ces premiers instincts : ils apparaissent dans les polémiques de M. Veuillot, dans ses pamphlets, dans sa manière d’entendre les choses de la politique et de la religion, jusque dans son attitude, bien plus qu’il ne le pense lui-même. M. Veuillot a écrit beaucoup pour défendre à sa manière l’ordre, la famille, la propriété, par-dessus tout la religion ; il a fait des livres, des brochures, des articles sans nombre, et parce qu’il a été dans le camp de l’ordre public, parce qu’il est catholique, il se croit conservateur. Il se trompe, il est démocrate par nature, par entraînement, par réminiscence, si l’on veut et même c’est un démocrate dans le sens le plus vulgaire et le plus dangereux du mot, non de cette démocratie généreuse et élevée qui est après tout la loi du monde moderne, qui étend à tous le bienfait d’un droit commun, mais de cette démocratie inférieure, aigrie et violente, qui se redresse en disant avec ce singulier catholique : « Je ne dois rien à la société. » On sent en lui l’homme qui a dit de sa jeunesse qu’elle a été nourrie au spectacle « des oppressions, des distances iniques et injurieuses, du hasard de la naissance, heureux pour d’autres, insupportable pour lui. » M. Veuillot, qu’il s’en doute ou qu’il l’ignore, a beaucoup de cette nature subalterne et irritée ; il en a la colère, l’âpreté, le culte involontaire de la force, l’instinct d’absolutisme, le mépris des formes politiques, un certain respect embarrassé pour l’aristocrate, — quand il ne l’insulte pas, — et, étant homme du peuple, en bon démocrate il se donne le luxe de la haine du bourgeois.

Le bourgeois, il le hait dans son esprit, dans ses œuvres, dans ses tendances et sous toutes les formes, — lettré, fonctionnaire, industriel, polytechnicien, économiste, libre penseur. Le bourgeois lui apparaît sous toute sorte de figures hébétées et grotesques de Coquelet, d’Osselet, de Perdriou, de Plumeret. Vous cherchez le grand ennemi public, le voilà : c’est le bourgeois qui est le grand corrupteur, le grand exploiteur du peuple, qui a détruit toute foi chrétienne, qui fait gras le vendredi et qui croit à 89 ! Il recevra son châtiment ; Dieu, qui l’a déjà puni et qui se charge toujours des colères de M. Veuillot, lui prépare quelque effroyable catastrophe ; mais il l’aura bien mérité. En vérité, la différence entre M. Veuillot et M. Proudhon n’est pas grande quelquefois ; M. Veuillot trouve que M. Proudhon parle d’or quand il dit devant l’assemblée constituante, en prenant à partie les « docteurs fossiles » de la pure morale, de la saine philosophie et de l’impérissable droit: « Se voir insulter par ces moralistes crapuleux et faussaires ! il serait moins odieux d’être souillé par tous les chiens d’une Capitale. Est-ce donc que M… est un Caton et M… un Fabricius ?… Nos magistrats sont-ils tous des Lhospital, nos généraux des Bayard, nos journalistes et nos gens de lettres d’honnêtes citoyens vivant de peu ? Cette canaille parle religion, mais je ne remarque pas qu’ils hantent les églises… » M. Veuillot parle aussi bien, si ce n’est mieux, dans un livre plus récent, où les divagations enfiévrées se mêlent à quelques pages plus heureuses sous le titre fantaisiste de Ça et Là. « Il y a une chose que vous ne savez point, vous autres savans, fait-il dire à un brave homme du peuple, c’est que la mesure est pleine contre vous, comme vous l’avez en d’autres temps remplie contre les nobles et les prêtres ; c’est que vos habits à queue de morue sont en horreur comme ont pu l’être les soutanes et les habits brodés ; c’est qu’on est las de vos écritures, de vos précepteurs, de vos enregistreurs, de vos régisseurs, de votre morgue, de vos avidités ; c’est que vous êtes des menteurs et des usurpateurs ; c’est qu’il y a bien des endroits où vous avez fait du peuple une bête irritée qui se démusellera, et qui de ses griffes et de ses dents travaillera d’étrange sorte vos papiers, vos habits et votre peau. » M. Veuillot est bien bon de trouver que M. Proudhon est grossier et sauvage, — en reconnaissant au reste la vérité de ce qu’il dit et en disant mieux.

La vérité est que M. Veuillot est au fond un révolutionnaire déclassé, dépaysé dans le catholicisme. S’il n’était le catholique forcené qu’il est, il serait simplement un démagogue ; il en a la nature, les ressentimens, le langage, l’instinct à peine contenu par le frein catholique. C’est fort heureux qu’il ait trouvé un jour son maître dans la cellule de la maison du Gesu à Rome : sans cela, il eût été socialiste de fait comme de langage ; ce qui est une particularité de son organisation personnelle, de son histoire intime, il l’érigé en théorie générale. M. Veuillot, il y a de cela quinze ans, dans le feu d’une révolution, a écrit un petit livre, un dialogue, un pamphlet qui n’est pas sans une certaine éloquence âpre, aujourd’hui un peu refroidie, et qui est le dernier mot d’une pensée que l’auteur n’a fait que délayer depuis : c’est l’Esclave Vindex. La situation est tragique. C’est pendant une nuit de la sombre et sanglante bataille de juin 1848 ; on est dans le jardin des Tuileries, à côté de ce palais vide, à deux pas des morts et des mourans, en pleine guerre civile. Au bruit nocturne des fusillades soudaines, des patrouilles qui passent, des sentinelles qui crient, un dialogue s’engage entre deux statues du jardin, Spartacus, qui se dresse les mains libres, montrant sa chaîne brisée, et Vindex, le rémouleur, qui, le dos courbé, aiguisant sa serpe, écoute d’un air sardonique, montrant son visage ridé par la souffrance et son front chauve. Spartacus, on le comprend, c’est le bourgeois libéral, républicain modéré, parvenu, repu, satisfait à la fois et tremblant de perdre sa victoire ; c’est après tout la société telle quelle, mal assurée et ahurie qui se défend. Vindex le rémouleur, c’est le petit peuple demeuré en bas, toujours déshérité, sentant sur son col meurtri le pied du bourgeois plus dur que le pied de l’aristocrate, flatté, irrité, n’ayant jamais joui et affamé de jouir ; c’est l’insurgé pour le moment. À vrai dire, la partie n’est point égale dans le dialogue. Ce n’est point du côté de Spartacus qu’est l’éloquence. Ce pauvre victorieux, ce satisfait de la veille, a le verbe honteux, l’argument flasque et court ; ce qu’il pourrait dire, il ne le dit pas, cela dérangerait la thèse de l’auteur ; mais le rémouleur Vindex, comme il a la parole stridente et impérieuse, comme il a la logique de sa haine et de sa vengeance ! comme il démontre supérieurement à Spartacus qu’après avoir eu le pouvoir, la fortune et les jouissances, après avoir chassé le noble et le prêtre, il doit à son tour lui céder, à lui Vindex, la place au festin ! Malheureusement le dialogue est tranché par la fusillade : Spartacus triomphe, et Vindex est encore une fois vaincu ; mais il aura son jour.

On voit ici tout de suite et dans son jet le plus éloquent cette pensée qui ne connaît point de milieu, qui dit à tout instant, en montrant la multitude : « Il faut la jeter à genoux ou la mener à l’assaut, » et dont le dernier mot pour la société laïque est l’abdication de son principe et de ses conquêtes ou la mort par le fer de l’insurgé moralement justifié. Que M. Veuillot soit catholique avec cela, il l’est tout au moins en homme qui a tout ce qu’il faut pour faire un démagogue, qui a le tempérament du factieux. Il représente dans notre temps quelqu’un de ces prédicateurs de la ligue, fanatiques du passé avec l’allure et le langage démocratiques, qui échauffaient la foule de leurs excitations et se déchaînaient dans la chaire contre les auteurs de la Ménippée, contre les ligueurs modérés, contre les politiques, contre les bourgeois. La chaire aujourd’hui, c’est la presse.

Il y a un autre trait sensible chez M. Veuillot. L’auteur de Çà et Là se croit évidemment d’une nature particulière et supérieure comme penseur ; il a la prétention d’être un écrivain du premier vol. Tous les autres ne sont, à son jugement, que de médiocres plumitifs barbouillant un français équivoque. Il est plein de mépris pour les petites gens et même pour les grandes gens, pour les « messieurs des journaux et des académies, » pour tous ces « brochuriers, bêtes d’encre qui n’ont ni droiture, ni voyages, ni lecture, ni langue, » et qui s’arrogent le droit d’avoir une opinion lorsqu’ils ne pourraient pas être sous-préfets. Le lettré, pour M. Veuillot, est quelque chose au-dessous du crétin ; je n’invente rien : la condition littéraire est, selon lui, l’asservissement à tous les, vices, à toutes les vanités, et Trissotin rajeuni lui doit l’honneur d’un portrait en règle. Je n’aurai pas assurément la simplicité de controverser sérieusement avec M. Veuillot. Je ne dis pas que « ces messieurs des journaux et des académies » soient sans défauts, que le lettré soit exempt de faiblesses, que la condition littéraire n’ait point ses misères, et que Trissotin ait cessé de fleurir ; mais ce qui est certain, c’est que M. Veuillot, accoutumé à invoquer l’Évangile sans y puiser ses leçons, voit la paille chez son voisin, et qu’il est lui-même un spécimen assez complet du lettré tel qu’il le peint, avec ses vanités, sa médiocrité morale, ses ridicules et ses audaces. M. Veuillot a beau faire, il n’a pu dépouiller entièrement le vieil homme, et ici encore on sent chez lui l’écrivain qui a commencé par servir dans le bataillon des polémistes de préfecture, qui s’est élevé au-dessus comme bien d’autres par le talent, mais qui plus que bien d’autres a gardé le pli moral. M. Veuillot, quoi qu’il fasse, a du goût pour la petite presse, — je parle de la petite presse qui se donne toutes les libertés. Une affinité secrète l’attire vers la goguette injurieuse ; il a du penchant pour cette guerre qui consiste à multiplier les travestissemens grotesques, à jouer avec un nom, à faire passer une figure dans une image outrageuse. Du lettré, dans le sens le plus vulgaire du mot, M. Veuillot a très certainement l’intempérance, les vanités, l’amour du bruit, l’instinct outré de la personnalité, les procédés subalternes de discussion. M. Veuillot a la manie de faire la leçon à tout le monde, aux évêques sur la manière de conduire les affaires de l’église, aux philosophes sur la philosophie, aux historiens sur l’histoire, et même aux professeurs sur le latin. Oh ! pour le latin, M. Veuillot est très fort vraiment ; il découvre que « noble vient de nobilis formé de l’ancien mot noscibilis, connaissable, remarquable, distingué, » que l’église, avec le nom de la première femme Eva a fait ave, et avec Roma a fait amor ; il surprend l’université en flagrant délit de solécisme ou de contre-sens, et si le mot de cuistre vole dans l’air, — bon pour vous ! réplique-t-il ; « moi je suis un bedeau ; » vous, vous êtes les cuistres. — « Cuistres les gens d’université ! » cuistres les lettrés et les libres penseurs ! cuistres les hommes de 89 et tous ceux qui ont entrepris la régénération de la France par la liberté moderne ! « Fats ! s’écrie-t-il quelque part en s’adressant à peu près à tout son siècle, vous êtes bien hardis, bien menteurs, bien impudens, bien agaçans, bien forts, bien triomphans ! On ne sait pas si vous n’aurez pas le dernier mot dans cette grande entreprise contre le bon sens et contre la destinée de la France… Mais enfin, fussiez-vous victorieux, vous êtes, — oui, au milieu de cette gloire, — vous êtes, principalement des cuistres. — Cuistres ! cuistres ! cuistres ! » N’est-ce pas là un joli échantillon de polémique ? Cuistres les gens de 89 et les professeurs ! M. Veuillot n’est que bedeau. Il n’y a qu’à choisir. Après cela, aucune loi divine ou humaine ne s’oppose peut-être à ce qu’on soit l’un et l’autre à la fois. L’auteur du Parfum de Rome a une écritoire d’où les citations des bons auteurs sortent assez bien avec les malédictions et les anathèmes.

Qui donc a inspiré à M. Veuillot l’idée étrange d’aller réveiller Trissotin et de toucher à ce personnage ? Ce n’est pas que Trissotin soit mort : il vit, il prospère, il a changé et il a grandi, selon le mot de M. Veuillot ; mais il faudrait prendre garde. Trissotin peut revêtir bien des formes : il peut être catholique aussi bien que libre penseur. Il se peut qu’il ne fasse plus $e sonnets, le sonnet est passé de mode ; il fait des journaux, et sur le retour il se met à faire des satires. Il met la Providence et les miracles en polémique ; il fait descendre Dieu de sa sphère pour le mettre toujours au bout de son argument ou de son invective, et qui le trouble dans sa manie dénuée d’innocence attaque Dieu, ne croit pas à la morale éternelle, mérite que le peuple fasse justice de l’athée en attendant les peines de l’autre monde. Trissotin tient à son sonnet, je veux dire à ses articles, et il n’en veut rien perdre, il fait son monument. Il n’a pas à choisir, tout est bon, tout est pour la gloire de Dieu. Il ne retouche pas ; il faut que tout paraisse, même ce qui n’a plus de sens. Un jour une nouvelle surprenante et prématurée, celle de la chute de Sébastopol, se répand en Europe ; aussitôt Trissotin échauffe son lyrisme. Malheureusement la nouvelle n’est point vraie encore, c’est un Tartare qui s’est joué du public ; n’importe, Trissotin a fait son siège, lui, et il faut que la postérité sache ce qu’il pensait, si Sébastopol avait été pris ce jour-là. La nouvelle passe, l’article reste. Un jour c’est quelque philippique, chargée de violence et de récriminations, qui n’a pas eu le temps de paraître à l’heure voulue : la passion est refroidie ; qui se souvient d’ailleurs des polémiques de l’an passé ? Trissotin seul s’en souvient et met en ordre, pour les immortaliser, ses colères d’autrefois. Il n’est pas sans se complaire dans cette besogne, qui ne cesse sous une forme que pour recommencer sous une autre forme. Que, sous un coup d’aiguillon instantané, il épanche son humeur insultante dans un journal, passe encore ; mais cela ne lui suffit pas : il polit, groupe et découpe ses intempérances en tercets et en strophes, comme dans Çà et Là et le Parfum de Rome, il fait des guirlandes de gros mots, il a des apostrophes burlesquement superbes, et quand M. Veuillot parle des Trissotins couronnés ou brodés qui ont fait saigner l’humanité, je ne voudrais pas le voir en fonction et à l’œuvre. Je ne méconnais pas ce qu’il entre de littérature dans ces strophes flamboyantes ; mais enfin il faut toujours se méfier d’un homme qui pendant sa jeunesse, dans un livre de voyage, les Pèlerinages en Suisse, écrit : « Pour moi, ce que je regrette, je l’avoue franchement, c’est qu’on n’ait pas brûlé Jean Hus plus tôt, qu’on n’ait pas également brûlé Luther, » — et qui vingt ans après répète : « Ce que j’écrivais en 1838, je le pense encore. » Littérairement, assure l’auteur, la phrase pourrait être mieux tournée ; moralement, dirai-je, elle n’est pas plus rassurante, et M. Veuillot, qui trouve moyen de songer à la phrase en pareil sujet, est bien sévère pour ses collègues en trissotinisme, puisque trissotinisme il y a.

L’auteur de Çà et Là et du Parfum de Rome a cela de particulier pour son malheur, que tous les défauts, grands ou petits, qu’il croit découvrir chez les lettrés de son temps, et qui provoquent l’explosion de ses dégoûts, il les a sous les plus belles formes, et il les étale avec une naïveté hardie qui ne sait pas se déguiser. Je ne parle plus de ses procédés de libelliste ; mais quoi ! que lui manque-t-il ? M. Louis Veuillot reprochera-t-il aux écrivains ses contemporains d’avoir à un degré trop vif le culte de tout ce qu’ils font, de s’adorer dans leurs plus petits fragmens, de ne rien laisser perdre, d’abaisser leur art jusqu’à l’industrie et de spéculer sur la bonne volonté du public ? Soit, il pourra quelquefois avoir raison ; mais lui-même, il rassemble tout ce qu’il a pensé, tout ce qu’il a écrit, même ce qui aurait besoin aujourd’hui d’un commentaire ; il parsème ses articles des lettres de l’épiscopat pour sa gloire, des lettres du saint-père à sa famille, et il fait douze volumes : douze volumes d’articles de journaux, d’articles de circonstance le plus souvent ! Et s’il est si prodigue, s’il publie quelquefois dans un livre ce qu’il a publié déjà dans un autre livre, c’est qu’il compte sans doute sur la bonne volonté du public dont il est le prophète.

L’auteur des Libres Penseurs reprochera-t-il aux lettrés leur passion de personnalité, leur goût pour l’exhibition, les mémoires et les confidences ? Soit encore ; mais lui-même, sous prétexte de rectification ou d’édification, il suspend un lambeau de sa biographie à toutes les branches ; il vous racontera sa jeunesse et son âge mûr ; il vous dira quel jour il s’est confessé, ce que lui a dit le jésuite son confesseur, quelles aumônes ont passé par ses mains ; il vous racontera les conversations qu’il a eues avec le valet de pied de M. le comte chez qui il est allé en villégiature. L’auteur des Mélanges signale souvent l’absence de l’humilité dans la race littéraire, et certes aucun de ses contemporains n’a eu l’occasion d’un acte d’orgueil comparable au triomphe poursuivi un jour par lui sur M. l’archevêque de Paris et à la constatation de sa victoire, déguisée en soumission apparente. Mgr Sibour, si l’on s’en souvient, avait, par un acte épiscopal, réprouvé et condamné le journal l’Univers pour ses excès de polémique ; il ne savait pas à quelle puissance il avait affaire. Mon Dieu ! que demandait M. Veuillot à son évêque pour le rétablissement de la paix ? Rien, peu de chose : il lui demandait de se rétracter, de retirer sa condamnation, et pour aider Mgr Sibour à se bien persuader qu’il devait se désavouer, le journaliste se servait de ses appuis à Rome. Ce jour-là, pour le plus grand avantage du catholicisme et de l’autorité épiscopale, le lettré l’emportait sur le prélat. C’était la manifestation complète de l’humilité de l’homme désigné la veille comme un pamphlétaire.

Et puis au fond que signifie donc toute cette affectation de dédain pour la littérature et pour la presse qui se déploie si souvent en risibles imprécations ? M. Veuillot ne s’aperçoit pas que c’est un ridicule immense de sa part de livrer la plume aux dérisions vulgaires, car enfin à quoi doit-il sa notoriété, si ce n’est aux lettres, et que serait-il, s’il n’avait eu un journal ? — Il serait un catholique, dira-t-il, et cette noblesse lui suffit. — Fort bien ; mais alors on ne voit pas ce qui peut forcer M. Veuillot à ne pas se contenter de cette noblesse et ce qui peut le pousser à rechercher le bruit à tout prix. Je n’entrevois qu’une explication : M. Veuillot juge de la profession et de la dignité des lettres par ce qu’il a vu en lui et autour de lui ; il ne paraît pas avoir vécu dans la meilleure compagnie. Le fait est qu’on ne peut guère respecter le don de l’intelligence lorsqu’on dit qu’on a considéré la plume dans sa main comme le couteau dont se sert l’enfant de l’Orénoque pour scalper l’ennemi vaincu. On ne peut sentir ce qu’il y a de généreux et d’élevé, ce qu’il y a de noblesse dans les luttes de l’esprit, lorsqu’on dit : « J’ai peu d’estime pour ce que l’on appelle une conviction. Toute conviction qui n’est point religieuse est le sophisme spécieux de la passion, de l’entêtement et de l’intérêt. » Et enfin M. Veuillot donne une médiocre idée du monde qu’il a fréquenté quand il convoque en souvenir ses amis pour leur dire : « Je vous connais ; — j’ai lu vos livres, j’ai entendu vos discours, je me suis assis à vos festins ; je vous ai servis, je vous ai loués, je vous ai admirés, je vous ai sifflés. Je vous ai vus à jeun et ivres, ivres non-seulement de vanité, d’ambition et de haine, mais ivres de viande et de vin comme des Suisses de Berne. » Si c’est en effet dans une telle compagnie qu’a vécu M. Veuillot, je conçois qu’il ait une mauvaise opinion des lettres ; mais il oublie qu’il peut y avoir quelque part un monde fort étrange qu’il ne paraît pas connaître, où les écrivains boivent de l’eau, estiment qu’une conviction, fût-elle de la raison ou du cœur, vaut qu’on s’y dévoue, et se servent de la plume non comme d’un couteau à scalper l’ennemi vaincu, mais comme d’une arme généreuse pour défendre la vérité, la justice et le goût outragés.

Réunissez ces traits essentiels et dominans, un certain instinct de nature démocratique perçant jusque dans le catholique, le fanatisme d’un nouveau converti, le dévergondage d’un lettré turbulent faisant sonner ses grelots pour l’église comme il les a fait sonner pour d’autres, vous approcherez de M. Veuillot, un composé assez étrange, une combinaison chimique où entrent la plupart des défauts des diverses familles morales dont il tient et aucune de leurs qualités. Du démocrate il a l’âpreté fougueuse et inquiétante, du fanatique il a l’intolérance irritée et exclusive, du lettré il a les intempérances agressives et vaniteuses. Je ne veux pas dire que M. Veuillot, à travers les inégalités et les prodigieuses lacunes d’un talent formé sous de telles influences, soit un écrivain dénué de mouvement et de couleur. Il a écrit beaucoup, il s’est essayé sous bien des formes, toujours en les méprisant. Ce n’est point sans doute comme romancier que brille M. Veuillot, bien qu’il ait fait ses tentatives dans ce genre de littérature ; il n’est arrivé qu’à écrire des nouvelles d’une fade insipidité, comme les Nattes, ou un roman équivoque, comme l’Honnête Femme, qui, en prodiguant les couleurs du réalisme le plus cru et le plus libre dans la peinture satirique des mœurs de la petite ville de Chignac, laisse un arrière-goût d’obscénité et une impression très différente de l’édification. Ce n’est point non plus comme historien que l’auteur de l’honnête Femme peut être remarqué malgré ses prétentions et ses incursions dans le genre historique ; l’histoire telle qu’il la fait est bonne tout au plus pour ceux qui ne l’ont jamais sue ou qui ne la sauront jamais : l’appareil de l’érudition cache le vide. Ce n’est pas enfin pour ses récits de voyage, pour ses descriptions et ses paysages que M. Veuillot peut être compté au rang des écrivains, bien que dans ce genre il ait des pages plus heureuses, d’une grâce énergique. En général, quand il vise à une composition sérieuse, l’auteur de Çà et Là faiblit vite sous le poids de l’œuvre qu’il a entreprise. La conception de l’art lui échappe ; il est confus, incohérent ; ses livres ne sont point des livres ; il ne va pas même jusqu’à l’essai.

Ce qu’est M. Veuillot dans la mesure de son organisation d’affranchi, avec ces caractères et ces entraînemens que je signalais, ce qu’il est naturellement et réellement, c’est un polémiste, un journaliste, un pamphlétaire fougueux pour mieux dire, se servant d’un journal, Avec ses douze volumes de Mélanges qui constituent un des fatras les plus caractérisés de notre temps r on ferait, je crois bien, deux volumes qui ne laisseraient pas d’avoir leur valeur comme spécimen d’un talent fait pour la lutte à outrance contre toutes les choses de son temps. Ce serait un La Bruyère assez grossier, assez hâbleur dont les personnages seraient tous ces Coquelets, ces Osselets, ces Plumerets, sans compter les autres qui ont un nom et qui passent à l’horizon. Dans cette escrime, M. Veuillot a du nerf, du trait, l’art de saisir les faibles et les ridicules, l’audace qui ne recule devant rien, l’esprit qu’on a toujours le plus aisément, il est vrai, quand on se donne le droit de tout dire, d’éclabousser de sa verve hommes et choses, amis et ennemis. Il manie avec dextérité ce style qui, selon M. de Falloux, « tantôt mystique, tantôt voltairien, un jour épuise la moquerie, le lendemain s’égare en contemplations extatiques, s’efforçant de ravir par le fanatisme les esprits que fatiguerait une constante et monotone ironie. »

Polémiste, M. Veuillot l’est dans ses romans comme dans ses descriptions de voyage, dans ses vers comme dans sa prose ; seulement il fait de la polémique un pamphlet incessant où à travers tout et sous toutes les formes un seul ton finit par dominer : l’injure, toujours l’injure. Il ne peut écrire une page, que l’invective ne déborde, qu’une idée ne soit travestie et diffamée, qu’un homme ne soit mis en caricature. La guerre qu’il fait, sans être absolument meurtrière dans ses résultats, est implacable. Qui ne se prête point à ses imaginations déchaînées ou ne se plie pas à ses allures de converti est promis aux représailles de sa colère et de son sarcasme envenimé. Prenant en bloc le siècle et le pays où il vit, il tirera parti de quelque circonstance douloureuse sans doute, mais qui a pu se voir dans d’autres temps, pour outrager de ses chaleurs de style le sentiment et l’honneur d’une société tout entière. En présence du sang de l’archevêque de Paris versé par un assassin, il s’écriera : « Il y a parmi nous des gens qui ont reçu le baptême, qui sont nés et qui ont vécu au milieu d’une société chrétienne, et qui ne verront là qu’un beau coup de couteau !… Nous avons vu en 1831 le pillage de l’archevêché, et Mgr de Quélen n’échapper que par la fuite à la mort, en 1848 le martyre de Mgr Affre, en 1857 l’assassinat sacrilège de Mgr Sibour. Époque brillante, plus féconde qu’aucune autre peut-être en écrivains, en philosophes, en artistes, en orateurs, en inventeurs,… en assassins ! » Il vous dira que libre penseur et libre faiseur c’est tout un, et que le bagne est un couvent de libres penseurs. N’est-ce pas que c’est éloquent et surtout plaisant ? Et puis, pensez-vous donc que M. Veuillot, chargé de faire la police de l’orthodoxie, institué même pour créer cette orthodoxie, s’arrête en si beau chemin ? Pensez-vous qu’il ménage l’excommunication ? Passe encore pour les libres penseurs, dont la famille ne laisse pas d’être nombreuse et comprend à peu près tout ce qui a brillé dans tous les temps par le génie, par la science ou par l’imagination, depuis Molière, cet histrion, ce malhonnête homme, jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre, auteur d’un prétendu chef-d’œuvre dont « la platitude et l’immoralité » sont désormais mises en évidence. Je ne parle pas des contemporains : ceux-là, philosophes, artistes, historiens, publicistes, poètes, critiques, ils y sont tous ou à peu près. Ils ont des noms légumineux qui ne me semblent point un prodige d’invention sarcastique ; mais cela ne suffit pas à l’orthodoxie de M. Veuillot, et des hommes qu’on croyait avoir quelque droit à compter comme des catholiques ne sont pas les moins maltraités. Voilà M. de Falloux joliment lacéré sous la figure du « secrétaire Tétoin, » et allant a garder le mulet pendant un an ou deux dans les antichambres de trente-neuf chrétiens, la plupart plus que légers, dont se composait l’Académie française. » M. de Falloux, au lieu d’écrire l’histoire du parti catholique, n’avait qu’à se tenir tranquille, à faire couronner ses bestiaux et à couronner des gens de lettres. M. de Montalembert n’est plus en faveur depuis nombre d’années ; c’est un maniaque d’éloquence, de libéralisme, qui frise singulièrement l’hérésie. Le père Lacordaire, qui a eu l’immense tort de dire que toutes les voix qui s’étaient élevées dans les polémiques religieuses n’étaient pas dignes du combat, ne l’a pas porté dans la vie éternelle, où il repose : il est finalement mis en quarantaine pour quelques paroles malheureuses, c’est-à-dire libérales, sur l’Italie. Ozanam est aigrement relevé pour n’avoir pas tenu tout ce qu’on attendait de lui et pour avoir osé signaler une école de la colère dans le catholicisme ; la sympathie qu’on a pour lui, par un euphémisme heureux, est reléguée « dans les profondeurs du credo. » Le père Gratry est trop prudent et ne colleté pas assez M. Cousin. M. Cochin aura beau s’évertuer, il ne fera pas la monnaie de M. de Montalembert. Quant à M. Dupanloup, qui dans les débats récens sur la papauté aspirait au martyre et demandait, comme évêque, les catacombes, en ajoutant : « Vous ne nous les donnerez pas, dites-vous, — nous les prendrons ! » quant à M. Dupanloup, je suis un peu embarrassé ; je voudrais savoir à qui s’adressent ces paroles, qui ne semblent point exemptes d’une ironie soupçonneuse : « Quelques chrétiens s’accoutument à en parler (de la longue période du martyre) comme d’un temps heureux et plein de gloire. — Eh bien ! disent-ils, nous rentrerons dans les catacombes ! — Moins assurée de leur constance, l’église prie Dieu de ne les point mettre à l’épreuve. Lorsqu’elle célébrait le triomphe des martyrs, elle avait à pleurer la honte des apostats et ie malheur horrible des bourreaux. À ces théoriciens affronteurs du martyre, elle répond en demandant à Dieu de lui donner la paix.., » Voilà, si je ne me trompe, qui est faire la leçon, et le cercle de la pure orthodoxie se resserre, on le voit. Que reste-t-il donc ? M. Veuillot ! Mais ce n’est pas assez. Parce qu’on s’est converti un jour et qu’on a eu à revenir de loin, ce n’est pourtant pas une raison suffisante pour se donner toutes les libertés de l’injure à l’égard de ceux qui, n’ayant pas couru de tels hasards, n’ont pas à faire de tels retours, et il faut en vérité que M. Veuillot, dans le temps de ses dissipations et de ses erreurs, ait beaucoup péché pour avoir à faire de tels actes de contrition sur la poitrine de ses semblables.

Avec ces procédés qui ne respectent rien, avec cette fécondité d’invective, cette liberté du langage sous toutes les formes, cet art du travestissement et de la caricature, et ces lazzis de polémique qui font danser la sarabande aux hommes et aux idées, on peut arriver sans doute à exciter une certaine curiosité. On goûte l’âpre jouissance de l’écrivain qui se fait lire à tout prix sans s’inquiéter des moyens qu’il emploie. On amuse. Celui qui n’est point atteint pour le moment rit du voisin, le blessé du jour, qui lui-même demain rira d’un autre. De jeunes prêtres, dans leur simplicité ou dans leur passion, éblouis par cette gesticulation violente, battront des mains à ce lutteur furieux qui flagelle si bien les ennemis de l’église, qui a une écritoire si ragaillardissante, et même des têtes plus mûres se réjouiront de voir la verve mise cette fois au service de la religion, qui a eu si souvent à souffrir des armes de l’ironie. On a en un mot des succès de polémiste, et on ressemble à ces avocats qui ne résistent pas au plaisir de faire de l’esprit et de l’éloquence au détriment de leur client, faisant fleurir leur renommée dans un cimetière de causes perdues. On amasse le bruit autour de son nom, mais on ne fait pas le bien ; on imprime à une cause le sceau d’une personnalité obsédante, on rétrécit un dogme à la mesure des passions de son esprit, et d’une croyance religieuse qui n’est point apparemment une propriété particulière, qui dans l’inflexibilité même de ses principes primordiaux se plie à toutes les situations, à tous les progrès, à toutes les évolutions légitimes de l’espèce humaine, on fait une secte étroite, exclusive et jalouse. Voilà ce que M. Veuillot a fait, autant qu’il l’a pu, du catholicisme ; il en a fait une secte, moins qu’une secte, un parti. Il s’est créé à lui-même, il a réussi à imposer à quelques-uns, il a voulu imposer à tous un idéal de catholicisme dont le premier et le dernier mot est l’incompatibilité avec la civilisation de notre temps, avec tout ce que croit, tout ce que pense ou pratique l’humanité moderne.

S’agit-il de l’enseignement, M. Veuillot fait cette campagne des classiques dont l’éclat a été, il est vrai, tempéré de quelques déboires. Il veut bannir de l’enseignement cette culture antique qui, sans être le christianisme, a fait des hommes, et qui, après le christianisme, reste encore une des plus merveilleuses manifestations de l’intelligence humaine ; S’agit-il des droits de la conscience, de la tolérance civile, de la liberté de discussion, de la liberté de la presse, des garanties inscrites dans une constitution, l’auteur des Libres Penseurs les bafoue comme des impiétés sorties de l’immonde source de la révolution française et désavouées par son catholicisme transcendant ! En fait de libertés, il n’y en a qu’une, la liberté du bien, qui est la liberté exclusive de l’église ; toutes les autres sont des insurgées à dompter, des prétendantes illégitimes à évincer sans phrases. S’agit-il de politique, de gouvernement, on est ici au nœud du système, qui est des plus simples en vérité. Derrière la société, dénuée de ses antiques forteresses, ouvrage des siècles et de la prévoyante sagesse de nos pères, vous dira M. Veuillot, il y a deux forces qui veillent ; « unies, elles peuvent tout ; séparées, elles sont faibles, hostiles : elles seraient vaincues. Le pouvoir n’a point de traditions, l’église n’a point d’armure. Que le pouvoir couvre l’église de sa force ; que l’église, comme elle y est prête, honore le pouvoir de son concours… » — En d’autres termes, dit au pouvoir l’habile négociateur de cette transaction qui doit résoudre tous les problèmes, entendons-nous ! Vous avez quatre cent mille soldats, nous avons quarante mille prêtres : réunissons nos forces et faisons refluer ce courant de révolution qui a enlevé à l’église ses biens, ses privilèges de prépondérance, qui a créé au pouvoir politique une instabilité permanente. Entendons-nous une bonne fois, et rétablissons l’état chrétien, un état où l’église retrouvera son droit de posséder, son droit exclusif d’enseigner, ses associations, sa juste domination sur la vie morale, où l’état sera d’autant plus tranquille que nul ne pensera. Et si quelqu’un pense, il aura le choix entre l’église, qui le convertira, parce que c’est son devoir de convertir les âmes, et l’état, qui le châtiera, parce que c’est son devoir de faire respecter l’église. — Voilà comment M. Veuillot entend la religion et la politique ! Et comme il faut un type en tout, il a son type, son idéal de prince catholique : c’est le roi Ferdinand II de Naples. Le jour où ce prince est mort, M. Veuillot s’est écrié avec la solennité d’un Bossuet détérioré : « Dieu a rappelé à lui l’âme généreuse et chrétienne de Ferdinand, roi des Deux-Siciles. Depuis quelques mois, cette nouvelle était attendue d’heure en heure… L’Europe a perdu un homme, — un homme et un roi ! Et quoiqu’il y ait loin de ce petit trône de Naples et de l’histoire de Ferdinand au trône et à l’histoire de Louis XIV, cependant il ne s’en faut pas de beaucoup peut-être que l’on puisse dire aujourd’hui ce que l’on disait en Europe lorsque Louis XIV venait de quitter la vie : le roi est mort ! etc.. »

Si c’est un ami du catholicisme qui parle ainsi, comment parlera un ennemi pour faire fuir ses contemporains hors du giron d’une croyance qui mettrait de tels saints dans sa légende » sans compter les idées que met M. Veuillot dans sa politique ? Sérieusement les analogies entre M. Veuillot et M. Proudhon sont bien singulières et peut-être plus réelles encore qu’on ne peut croire. Ils ont cela de commun, qu’ils sont tous les deux bien chimériques, sans parler du reste. M. Proudhon veut faire sortir du chaos une société nouvelle qui n’existe que dans son imagination d’anarchiste, si même elle existe dans son imagination ; M. Veuillot, dans son enthousiasme pour un moyen âge de sa façon, veut faire sortir d’un autre chaos une société qui n’exista jamais, qui n’est pas même le passé, qui n’est que le produit de ses visions fanatiques, de ses instincts d’absolutisme. Pour tous les deux, l’ennemi, c’est la société telle qu’elle est, humaine, progressive, chrétienne et libérale. Autre ressemblance : M. Proudhon, dans le feu de la conception, fait bon marché de la nationalité et de la patrie, qu’il sacrifie d’un tour de dialectique à la réalisation de ses idées ; M. Veuillot, avec un sentiment populaire qui vibre pour la grandeur de la France quand elle n’offusque pas sa passion de sectaire, n’est pas loin de supprimer la patrie, si la patrie le gêne. Il disait il y a quelque vingt ans : « Est-il une nation aujourd’hui plus amie de l’église que la France ? À cette nation je souhaite l’empire du monde… Je verrais la France entreprendre une guerre injuste que je ne prierais pas Dieu de donner la victoire à l’injustice. » L’auteur de Rome et Lorette a eu l’occasion de laisser dormir ses prières et de faire des souhaits pendant la guerre d’Italie, qui n’était pas dans son idéal de justice ; et où ce n’était pas la France qui était la nation la plus amie de l’église.

L’idéal de catholicisme caressé par M. Veuillot et offert par lui au pouvoir comme le gage d’une salutaire concorde fondée sur la servitude de tout le monde, cet idéal a eu des malheurs, j’en conviens : non-seulement il n’a pas eu auprès de tous les catholiques le succès qu’attendait l’inventeur, il n’a pas réussi non plus auprès de ceux qu’il était destiné à tenter. M. Veuillot a mal calculé : il a oublié dans ses négociations hardies et savantes pour la paix future du monde qu’entre les plénipotentiaires qu’il mettait en scène il y avait un troisième personnage, la société moderne, assez forte pour se relever des défaillances momentanées et pour dominer les gouvernemens eux-mêmes. Il a bien offert les quarante mille prêtres dont il s’arrogeait le droit de disposer, mais on ne lui a pas offert les quatre cent mille soldats, qui ont été occupés à faire quelques grandes choses, comme la guerre d’Italie, et qui en ont d’autres à réaliser encore, je l’espère, pour l’honneur de la France, de l’Europe, de la civilisation, de l’humanité et de la religion elle-même. L’auteur des Libres Penseurs a manqué de coup d’œil dans sa haute stratégie. Il a eu visiblement une ambition au-dessus de sa taille de pamphlétaire, et il a trouvé la récompense qu’il méritait, Je ne parle plus de la moralité de cette entreprise : je ne discute ni les événemens, ni les incidens, ni une question de religion ou de parti ; mais n’y a-t-il pas comme un châtiment dans cette confusion où est tombé M. Veuillot, partagé entre une passion invincible et la déception ?

Le voici en effet, un jour de la fin de 1858, présentant aux populations bretonnes l’empereur comme un autre Charlemagne, remplaçant lui-même ses missi dominici, allant écouter le bon peuple, faisant « son grand et salutaire métier de roi, » redressant les torts, prononçant des discours. « Nous voici loin des harangues du roi parlementaire ! » Soit, mais laissez passer quelques mois ; la guerre d’Italie est venue et laisse déjà entrevoir quelques-unes de ses conséquences : à qui donc s’adressent ces portraits de Pilate, de Julien l’Apostat, qui « était allé guerroyer chez les Perses afin de paraître aussi grand guerrier qu’il s’estimait grand philosophe, » dont le fils du charpentier prend déjà la mesure, « qui a perfectionné toutes les anciennes méthodes » des ennemis de l’église ? « Jusqu’alors on n’avait su qu’égorger ; Julien était baptisé, il sut trahir. Ce fut un maître. Dieu lui laissa deux ans ; d’autres ont eu dix ans… » Et tout cela pour l’affranchissement d’un peuple ! M. Veuillot ne voit pas que le Charlemagne de la veille détruit le Julien l’Apostat ou le Pilate du lendemain, ou plutôt dans les deux cas il fait une image, et l’irritation d’aujourd’hui est le châtiment de l’adulation d’hier. D’un autre côtés M. Veuillot, homme de la littérature et de la presse, né s’est point aperçu qu’en livrant si facilement le droit des, autres, il livrait son propre droit, et, qu’en s’isolant dans la majesté burlesque de ses dédains pour la plume, il risquait de voir quelque jour le ridicule s’ajouter à la défaite. Certes nul ne s’est déclaré plus satisfait de la loi qui régit encore la presse. C’est auprès de M. Veuillot qu’on écrivait : Rien de mieux ; l’avertissement et la suppression, c’est la législation de l’église. — Fort bien en effet ! Le peuple s’inquiète peu de la liberté « des docteurs, des importans et de la populace des villes ; » il ne tient pas au droit de tout dire, « à la criée des journaux au coin des rues ; » la suppression, c’est la législation de l’église, — et l’Univers est supprimé ! Je ne dis pas assurément qu’on ait bien fait et qu’on n’eût dû respecter la liberté, même dans ses audaces quelquefois étranges ; mais M. Veuillot est le dernier qui ait le droit de se plaindre. Il lui reste la ressource d’écrire le Parfum de Rome ou de faire des vers. »

Ce qu’il y a de redoutable et d’irrémédiable dans cette carrière qui se précipite d’elle-même, de parti-pris, vers la destruction, c’est que M. Veuillot, blessé, évincé des luttes quotidiennes, ne souffre pas seulement dans son droit, qui périt sous le poids de ses propres doctrines ; il souffre bien plus visiblement encore dans son talent. Journaliste, M. Veuillot a du moins de ces éclats de verve qui jaillissent au choc des polémiques. Il a souvent de ces saillies d’une conversation hardie, insultante, qui court en éclaboussant ; mais combiner un livre, fût-ce un livre de divagations, embrasser un sujet, le dérouler, le diriger, lui donner une forme, c’est là la difficulté grave : M. Veuillot ne le peut. Il y a mieux : l’âge après tout se fait sentir, et l’âge met à nu les rugosités d’une nature morale et littéraire comme il fait paraître les rides du visage. Certaines parties grossières du talent deviennent plus sensibles et plus criantes, la fantaisie ironique s’alourdit, ce qui avait un air d’éloquence devient de la déclamation, les manies de l’esprit s’accusent, l’uniformité des procédés se démasque, et c’est ainsi que ces derniers livres de M. Veuillot, qu’on pourrait appeler les colères d’un journaliste en disponibilité, ces livres de Çà et Là, du Parfum de Rome, à l’exception de quelques fragmens dans le premier de ces ouvrages, sont au fond peu amusans et même, à vrai dire, ennuyeux. Il y a tous les défauts de M. Veuillot et nulle de ses qualités ou fort peu. Je ne parle pas de cette étrange idée qu’a eue l’auteur de découper sa prose en strophes qui ne correspondent à rien, qui se terminent ou recommencent suivant une loi absolument insaisissable. Le fond est toujours le même, la guerre à l’esprit moderne, à ses inventions, à ses arts, à ses idées, à ceux qui ont le malheur de s’en inspirer. Tantôt l’auteur se livre à des amplifications d’un lyrisme prophétique, tantôt il tombe dans de véritables apoplexies d’outrages. Il flotte entre le sarcasme et l’emphase, entre la crédulité puérile et la redondance. Il se prendra d’une haine furieuse contre les chemins de fer, contre les télégraphes électriques, contre les bateaux à vapeur, contre les villes qu’on reconstruit, contre tous les perfectionnemens de la science, et il va peindre une Arcadie dans les états romains. Ici au moins on respire ; nulle contrainte exercée par le baudrier du gendarme ou l’habit brodé de l’administrateur. Il n’est plus question que de la bienveillante police romaine, de la physionomie, noble du postillon, des nobles campagnes, des paysannes à la mine superbe qui dorment comme des princesses d’un sommeil plein de majesté. Que M. Veuillot soit sincère dans ses peintures arcadiques comme dans ses invectives, je le veux bien ; mais il est certain que la rhétorique continue l’air une fois commencé. L’auteur du Parfum de Rome a du reste une manière de trancher les questions sérieuses à laquelle il n’y a rien à répondre, et si vous lui demandez pourquoi il ne croit pas à la fin du gouvernement temporel du pape, il vous répondra que c’est parce qu’il ne croit pas à la fin du monde. C’est au moins intéresser beaucoup de gens à son opinion. Le fait est que le Parfum de Rome était le livre le plus monotone et le plus ennuyeux de M. Veuillot avant les Satires, mais les Satires l’emportent visiblement.

M. Veuillot, dans sa vie de lettré, n’est point sans avoir eu quelques illusions sur le genre et le degré de ses aptitudes. Il a eu notamment l’illusion d’être un Joseph de Maistre, et peu s’en faut qu’il n’ait toujours pris pour une personnalité violente toute discussion sur l’éminent auteur du Pape. Il a de plus aujourd’hui l’illusion d’être un Gilbert ; il appelle Gilbert « mon frère ! » et il nous offre un bouquet de satires auxquelles il joint des épigrammes lestes, des rondeaux, des contes, des épitaphes, sans compter un poème babylonien. L’intention est honnête, mais le bouquet a déjà servi. Je ne veux pas dire seulement que nombre de ces vers ont déjà paru ailleurs dans un autre livre : il est très vrai en outre que de ces pièces les unes sont d’une qualité douteuse, d’une nouveauté plus suspecte encore ; les autres, nous les connaissons ; cent fois nous les avons lues en prose et en articles ; nous les avons lues dans les Libres Penseurs et aussi dans Çà et Là, dans le Parfum de Rome, en strophes non rhythmées ; nous les avons lues en brochures et en pamphlets. L’injure s’est métamorphosée et a pris un habit plus étriqué ; elle est la même, voilà son geste et son allure. Quelque bonne volonté qu’il déploie, si ardemment qu’il invoque Nicolas Boileau et Gilbert son « frère, » si amoureusement qu’il trace le portrait de la muse de la satire telle qu’il la comprend, — cette forte femme de trente à quarante ans, à l’œil de flamme, au corps robuste, au pied leste, à la main fine et « avec toutes ses dents, »

Correcte en ses habits comme en ses mœurs, peignée, Mais non point ficelée, encor moins renfrognée ;


si bien qu’il fasse en un mot, M. Veuillot peine visiblement au métier des vers. Il y a chez lui du Trissotin de bonne volonté qui ne demande pas mieux que d’ajouter une corde à son arc pour mieux lancer l’invective ; mais enfin c’est du Trissotin se complaisant en lui-même, se reposant dans le sentiment de sa double puissance de prosateur et de poète.. Cette puissance du poète est médiocre chez M. Veuillot, et point faite pour intimider comme il le croit. Au fond, sa nature est mal à l’aise dans le vers ; il cherche l’effet et se démène notablement sans atteindre au relief de la vive et forte ironie. Son trait est à la fois violent et indécis, prétentieux et vulgaire. Il est embarrassé de l’instrument qu’il manie, et qu’il ne sait pas plier au mouvement d’une inspiration réellement poétique.

Et cela est si vrai que, pour exciter la curiosité, l’auteur a besoin de recourir à son grand et unique moyen, le tapage charivarique, la mascarade des noms contemporains. Là où il ne met point de noms, M. Veuillot écrit des satires d’une désespérante infériorité ; là où la personnalité des hommes est mise en scène, là où il peut prodiguer l’apostrophe et la caricature, M. Veuillot se retrouve un peu lui-même, superbe dans l’insulte, faisant de chaque vers un outrage, n’épargnant ni les morts ni les vivans, et ne reculant pas même: parfois devant quelque allusion où l’équivoque touche à l’obscénité.

Les morts, dis-je, ont leur part dans cette distribution nouvelle d’aménités. M. de Cavour est mort, n’importe ; le fiel n’est point épuisé pour lui. Le voilà dans les Satires « Lrostrate et Judas ! » Il est vrai que dans le Parfum de Rome il était déjà « un faquin, » un homme sans honneur et sans Dieu. Et le physique ! Oh ! M. Veuillot est sévère pour le physique ! Quel extérieur que celui de M. de Cavour ! « Quelle sorte de mérite voulez-vous qui se cache sous cette sorte de figure !… Quelles jambes, quel torse, quelles lunettes, quelles bajoues ! » C’était pourtant d’un homme, couché de la veille dans le sépulcre que M. Veuillot parlait de ce ton de rapin dépaysé dans la politique ! Et Gustave Planche est mort aussi, il aurait bien droit au repos dans la tombe : n’importe encore, M. Veuillot éprouve le besoin d’aller remuer la toilette de Planche, de jouer avec les négligences de sa personne, de mordre cette intégrité d’esprit et de conscience qu’il portait dans la critique. Les plaisanteries de M. Veuillot, il faut l’en prévenir, ne sont ni plaisantes ni neuves, et ses sentences littéraires sont rédigées dans un style raboteux qui prouve plus d’exercice dans la diffamation que dans l’art poétique. Au fond, il y a peut-être une raison dans cette haine qui s’assouvit aujourd’hui contre un mort. On raconte qu’un jour M. Veuillot, tout fier d’avoir enfanté un poème épique, le poème des Filles de Babylone qui accompagne les satires et les épitaphes, voulut le publier dans la Revue. Le directeur, trouvant déjà le morceau dur, mais par scrupule ne voulant pas trop se fier à son propre jugement, eut l’idée de demander conseil à Gustave Planche, qui ne se cacha pas pour dire que les vers étaient mauvais, qui fit mieux que le dire, qui le prouva, et on peut voir aujourd’hui si son sens critique était en défaut. Le directeur rendit donc les vers, non d’une façon blessante, mais avec des observations dont l’auteur parut lui savoir gré dans le moment. Le directeur vit M. Veuillot si bien disposé qu’il lui avoua que ses observations étaient en partie le résumé de l’opinion de Planche. M. Veuillot se tut, il lâche aujourd’hui sa bordée, sur une tombe ! Le bouquet a tardé, mais il est venu. En fait de goût et de décence, si l’on veut avoir la mesure de l’auteur des Satires, on n’a qu’à lire les cinq vers sous ce titre : Une Muse ! Je ne sais de qui il s’agit, je ne m’en informe pas ; mais M. Veuillot chercherait probablement longtemps avant de trouver un lettré, — un de ces obscurs lettrés tant maltraités, — qui voulût mettre son nom sous cette polissonnerie. Et voilà, ce me semble, qui est singulièrement servir le catholicisme dans les loisirs qu’on s’est faits !

La vérité est que, dans cette carrière de vingt ans où il s’est escrimé déjà de tant de façons, M. Veuillot se sert du catholicisme comme d’un drapeau sous les plis duquel il mène au combat ses passions et ses entraînemens, ses haines d’esprit et ses ardeurs de tempérament. Il était né sans doute avec d’évidentes facultés d’écrivain polémiste. Avec des inégalités de talent, un goût mal réglé et confus, et des fatalités de nature, il avait du moins la résolution et la vigueur, la fécondité de verve, l’originalité du trait. Il pouvait certes servir la religion selon ses convictions, répondre par l’ironie à l’ironie, faire la guerre aux impiétés banales, aux sophismes retentissans, aux préjugés d’irréligion, aux vanités maladives ; il pouvait défendre le pape, l’église, ses croyances, ses idées, ses traditions. En s’inspirant un peu moins de ses propres passions, un peu plus de la religion qu’il prétendait servir, il se fût créé une notoriété moins équivoque, qui n’eût point été un embarras pour le catholicisme, en étant pour lui-même un fardeau qu’il porte avec plus d’orgueil que de vraie fierté. Il a mieux aimé se précipiter dans la voie des polémiques forcenées, distribuer l’outrage, envenimer les luttes de l’esprit, compromettre doublement le catholicisme, en le servant par de telles armes, en lui imposant autant qu’il l’a pu la solidarité de toutes les idées d’absolutisme. Écrivain, il a bafoué les lettres ; homme de la presse, il a battu des mains aux rigueurs salutaires, et il a quelquefois appelé les sévérités. La loi de la suppression et du silence, il l’eût trouvée bonne ; si on l’eût appliquée à d’autres, et à son tour il a vu cette loi se tourner contre lui. Il a senti ce qu’il y a de dur à se taire, quand on croit avoir des idées, Une cause à défendre, et son talent n’y a pas grandi, puisqu’il fait aujourd’hui les Satires. Ramenez-nous du moins à la prose de M. Veuillot. Rendez-lui, rendez-lui son journal. La liberté ne souffrira pas parce que la parole quotidienne sera rendue à un de ses ennemis ; elle en triomphera au contraire. Le talent de l’auteur de Vindex gagnera lui-même en retrouvant son vrai cadré. Pour nous, nous n’y perdrons rien : sous une forme ou sous l’autre, nous sommes bien sûrs, tous plus ou moins, d’avoir notre compte, mais ce ne sera peut-être plus en vers, et M. Veuillot ne fera pas de satires !

Ch. de Mazade.