Un paysan turc/02

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Un paysan turc
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 12 (p. 241-272).
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UN
PAYSAN TURC

seconde partie.[1]

V.

En allant rendre visite au capitaine dont l’intervention inopinée avait été aussi utile à Sarah qu’à lui-même, Benjamin, on s’en souvient, se proposait de mettre à profit son séjour à Angora pour consulter quelques-uns de ces sorciers ou magiciens toujours si nombreux dans les villes turques. C’était pour la seconde fois qu’un fils du paysan Mehemmedda allait se trouver en contact avec ce qu’un habitant des campagnes de la Turquie peut regarder comme la société civilisée. Benjamin devait être plus heureux cependant que son frère Osman dans cette dangereuse tentative pour se transporter au milieu d’un monde étranger à sa rustique famille. Ses années d’enfance, passées dans la solitude et agitées par d’étranges rêveries, ne l’avaient guère préparé sans doute aux épreuves redoutables au-devant desquelles l’entraînait une curiosité naïve ; mais ce qu’il avait perdu en expérience à vivre seul, ou du moins à ne rechercher qu’une seule société, celle de Sarah, le jeune homme l’avait gagné, on le reconnaîtra bientôt, en persévérance, en fermeté, en énergie individuelle. Les qualités propres au paysan turc s’étaient assez librement développées chez lui pour qu’il n’eût rien à craindre des mauvaises influences auxquelles Osman, moins bien trempé pour la lutte, avait prématurément succombé.

La conversation entre Benjamin et le capitaine turco-polonais fut assez insignifiante. Le capitaine, après avoir assuré Benjamin de sa bienveillance, n’eut garde de prolonger un entretien que sa connaissance incomplète de la langue turque et la timidité du jeune homme rendaient peu intéressant. Benjamin de son côté avait hâte de prendre congé de son protecteur pour s’occuper du principal objet de son voyage. Aussi, dès qu’il fut sorti de la maison du capitaine, son premier soin fut-il de courir à une mosquée, rendez-vous ordinaire des saints personnages qui font métier en pays musulman de prédire l’avenir et de répondre gravement, pour une poignée de piastres, aux questions les plus excentriques. Grâce à quelques informations prises chez le capitaine, Benjamin savait d’ailleurs qu’il rencontrerait à coup sûr dans la cour de cette mosquée un vieux derviche, très renommé à Angora et aux environs comme donneur de conseils et faiseur de miracles.

Nul lieu n’était plus propre à inspirer la confiance et un pieux recueillement que l’enceinte sacrée où s’était installé le célèbre derviche. Dans un des coins de la cour qui entourait la mosquée, un groupe de cerisiers et d’amandiers projetait une ombre bienfaisante sur le pieux vieillard et sur une fontaine limpide servant aux ablutions des fidèles. Un petit tapis de Smyrne étendu près du derviche était destiné à préserver ses genoux et son front du contact des pierres auquel l’exposaient ses nombreuses génuflexions. Benjamin s’approcha, vivement ému, du saint homme, baisa et plaça sur son cœur et sur sa tête le pan de sa robe, puis il demeura debout et interdit devant l’oracle qu’il hésitait à consulter. Il aurait voulu que le derviche l’encourageât, mais c’est à peine si Benjamin put se flatter d’en avoir été aperçu : le regard du vieillard restait fixé sur la terre, ses doigts pressaient successivement les grains de son long chapelet, et ses lèvres semblaient murmurer des paroles mystérieuses. Un narghilé allumé était placé auprès du saint, et un petit garçon à la mine fraîche et réjouie soufflait avec béatitude et précaution le charbon à demi consumé, en attendant que le derviche interrompît ses méditations pour aspirer quelques bouffées de tombeki.

— Père ! dit enfin tout bas Benjamin en s’inclinant de nouveau, père !… je venais vous demander vos prières !

Le derviche tendit machinalement la main ; ne recevant rien, il leva la tête et regarda Benjamin d’un air d’étonnement qui redoubla l’embarras de celui-ci. Ce fut le petit souffleur de narghilé qui vint au secours des deux parties, en prononçant le mot de backchich et en lançant un regard significatif à Benjamin, tandis qu’il désignait du doigt son vénérable maître. — Bien volontiers, se hâta de répondre Benjamin en fouillant dans sa ceinture et en mettant dans la main du derviche tout le contenu de sa bourse, qui n’était pas richement garnie ; je viens demander les prières de mon père, ainsi que ses conseils, dans une affaire des plus délicates, et qui me tient fort à cœur.

Il s’arrêta sur ces mots, car le derviche s’était prosterné sur son tapis et s’empressait de gagner honnêtement la petite somme perçue à l’avance. Sa prière ne fut pas très longue, et à dire vrai Benjamin ne pouvait s’attendre à mieux, vu la modicité de son bachchich ; il était impatient d’ailleurs d’exposer ses craintes et ses douleurs, et lorsqu’il vit le derviche se relever et se disposer à profiter des soins que son petit clerc ne cessait d’accorder au narghilé, Benjamin éprouva une vive satisfaction. — S’il vous plaît maintenant de m’entendre, mon père,… commença-t-il ; mais il s’arrêta encore en voyant le derviche, qui, loin de l’écouter, fouillait dans un sac pendu à sa ceinture et en tirait divers objets mystérieux, tels que cailloux, chiffons, sachets en papier contenant diverses poudres, un vieux livre, etc. Dans cette macédoine sacrée, le vieillard choisit deux cailloux, de forme et d’espèce différentes, un bout de ruban de fil et une pincée de poudre qu’il présenta à Benjamin en lui ordonnant de porter les deux cailloux sur son cœur, d’attacher le ruban autour de son poignet, et de jeter la pincée de poudre sur la braise du foyer domestique aussitôt qu’il serait rentré dans sa maison. Le tout valant six piastres, Benjamin, qui avait vidé sa bourse pour obtenir les prières du saint homme, fut obligé d’aller emprunter les six piastres à un de ses compatriotes, c’est-à-dire à un habitant de son village qui possédait une baraque en bois sur la place du marché de la ville, où il se rendait deux fois la semaine pour vendre les légumes et les fruits que les paysans lui cédaient à vil prix. Le fils de Mehemmedda aurait volontiers emprunté et payé une somme plus forte pour obtenir un moment d’attention de la part du derviche ; mais il ne fallait pas y songer. Le saint homme avait l’air profondément stupide, et le petit garçon qui remplissait auprès de lui les fonctions de serviteur, de drogman et d’intendant, assura Benjamin que les remèdes du saint docteur guérissaient tous les maux, de quelque nature qu’ils fussent, et que l’usage établi dans ces sortes de consultations ne permettait pas au consultant d’expliquer ses sensations ni de décrire ses souffrances. — Croyez-vous que mon père ne connaisse pas votre état cent fois mieux que vous ne le connaissez vous-même ? s’écria le petit serviteur, légèrement indigné ; croyez-vous qu’il ait besoin de votre récit pour savoir ce que vous éprouvez ? S’il en était ainsi, vous seriez donc plus savant que lui, et dans ce cas pourquoi le consulteriez-vous ? Allez, effendi, et soyez parfaitement tranquille sur votre santé, elle est en bonnes mains, pourvu toutefois que vous me donniez aussi quelque chose, afin que je recommande à mon père de vous nommer dans ses prières.

Benjamin, dont la bourse était à sec, offrit au petit clerc un couteau qu’il portait pendu à sa ceinture, et qui fut accepté de la meilleure grâce du monde, après quoi le petit garçon pria Benjamin de se retirer pour laisser la place libre à d’autres illustres cliens du derviche qui étaient attendus incessamment. Ne trouvant aucun prétexte pour prolonger sa visite, Benjamin s’éloigna. Il se dirigea de nouveau, la tête basse, vers la maison habitée par le capitaine, à qui il tenait à raconter son histoire. Chemin faisant, il se demandait, ce jeune esprit fort, si les cailloux, le ruban de fil et la poudre pouvaient empêcher un homme de trop dormir ou de trop veiller, d’avoir trop chaud ou trop froid ; il en était là de ses réflexions lorsqu’il arriva dans l’antichambre du capitaine.

Le secrétaire ou plutôt le factotum de l’officier causait à voix basse dans l’embrasure d’une fenêtre avec un homme vêtu à la mode de Constantinople, âgé d’à peu près cinquante ans, à la taille haute et bien prise, au teint excessivement brun et marqué de la petite-vérole, doué de deux beaux yeux très grands et très noirs, au regard expressif et mobile, tour à tour doux et paisible comme celui d’un mangeur d’opium, fier et cruel comme celui du tigre, ou couvert, pénétrant et rusé comme celui d’un jésuite de roman. Ce personnage, ai-je dit, était vêtu à la mode de Constantinople, ce qui en Asie-Mineure est le costume réservé aux étrangers, aux hauts dignitaires de l’état ou aux très riches seigneurs. Les vêtemens de l’inconnu n’annonçaient pourtant pas un millionnaire ; les coutures en étaient considérablement plus pâles que le reste de l’étoffe, et un morceau de drap marron se montrait effrontément au milieu du dos d’une redingote en drap noir. Les moustaches et les sourcils étaient de cette belle couleur d’ébène qui n’appartient qu’à la jeunesse ou à un excellent cosmétique ; autour des tempes et le long des joues, rasées, mais non pas aussi fréquemment qu’on eût pu le désirer, quelques poils gris semblaient considérer avec étonnement et jalousie les reflets bleus et luisans de la moustache. Enfin autour de la tête et en dehors du fez flottait une chevelure mélangée de mèches couleur acajou et de mèches d’un bel orangé. Pour expliquer cette bizarrerie, il me suffira d’apprendre au lecteur que les cosmétiques européens sont aussi chers que rares en Asie ; tel peut en employer pour sa moustache qui doit se contenter des teintures indigènes pour la masse plus considérable de sa chevelure, et les teintures indigènes sont perfides, hélas ! elles se montrent d’abord d’un beau brun et se transforment ensuite et successivement en rouge et en orangé. Les miroirs comme les valets de chambre sont peu nombreux en Asie ; le personnage en question accomplissait, sans l’aide ni du valet ni du miroir, les mystères assez compliqués de sa toilette : faut-il s’étonner maintenant du défaut d’harmonie que je viens de signaler ? J’ajouterai encore que l’inconnu ne portait pas le costume de la capitale dans toute sa pureté, mais que le costume asiatique semblait pousser peu à peu sur l’autre comme la mousse envahit petit à petit la pierre. Un mouchoir ou plutôt un foulard en coton rouge et jaune était roulé en guise de turban autour du fez ; une ceinture en cuir rouge lui serrait la taille, et eût pu même couvrir la pièce en drap marron, pour peu qu’il y eût mis de la coquetterie ; enfin des revers en drap blanc ourlés et ornés de ganse bleue retombaient sur d’énormes bottes confectionnées de ce côté du Bosphore où il se trouvait alors.

L’ensemble de ce costume peut paraître grotesque, mais celui qui le portait avait un air d’aisance et de supériorité qui désarmait la critique. Peut-être en ce moment recevait-il du factotum du capitaine, avec lequel il s’entretenait, une commission peu sérieuse et peu digne : rien pourtant n’indiquait en lui ni l’humiliation de rendre de tels services, ni la grossière ignorance de ce qu’ils ont d’humiliant. Un sourire fin et légèrement narquois errait sur ses lèvres, tandis que son regard hautain était fixé sur son interlocuteur, dont les paupières clignotaient involontairement.

Au bruit que fit Benjamin en entrant, les deux personnages se retournèrent ; ils échangèrent encore quelques mots à la hâte, et tous deux sortirent, le factotum insistant pour reconduire l’autre jusqu’à la porte de la maison. Quand il rentra tout seul dans l’antichambre où Benjamin s’était assis en l’attendant, il poussa un soupir d’aise comme un homme qui vient de déposer un lourd fardeau et qui se sent soulagé.

— Quel est ce seigneur ? dit Benjamin.

— Comment ? répondit le factotum, vous ne connaissez pas le Grec Athanase, et vous êtes du pays !

— Je connais plusieurs Athanase, reprit Benjamin, honteux de ne pas connaître un personnage aussi considérable ; mais…

— Oh ! les autres Athanase ne sont rien auprès de celui-ci.

— Mais qu’est-il ? Est-ce un banquier ?

— Banquier ? Pas précisément. Il est,… il est tout ce qu’il veut,… et probablement il ne veut être rien !

— Bah ! s’écria Benjamin au comble de l’étonnement. Il est donc très riche ?

— Hum ! Il a… beaucoup de dettes, à ce qu’on dit.

— C’est peut-être un grand savant ?

— Oh ! pour cela, oui. Je crois qu’il sait tout.

— Ah ! si je pouvais lui parler ! mais je n’oserai jamais…

— Si vous avez les poches pleines, osez toujours.

Benjamin soupira. — Je n’ai pas d’argent sur moi, dit-il tristement.

— Pourvu que vous en ayez chez vous, cela revient au même ; un beau mouton, une chèvre, une vache, un poulain, que sais-je ? Athanase accepte tout.

— Vraiment ! En ce cas, il est mon homme, et je vous remercie de tout mon cœur.

— Hum ! répéta le factotum, mais sur un autre ton. Si vous avez un avis à demander, Athanase est votre homme en effet ; mais vous ne pouvez aller tout droit chez lui comme vous iriez chez un médecin ou chez un homme de loi dont la profession est d’écouter tous ceux qui vont lui conter leurs affaires. Il faut que quelqu’un vous présente à lui, vous recommande, et réponde pour vous.

— C’est vrai ; mais vous qui me connaissez, ne pourriez-vous répondre pour moi ?

— Je ne demande pas mieux que d’être utile à un jeune homme aussi généreux, aussi grand seigneur que vous ; mais, voyez-vous, mon cher, tout mon temps est pris, et s’il faut que je me dérange pour m’occuper de vos affaires, c’est absolument comme si je dépensais de l’argent. Chaque heure que j’emploie au service de mon maître me vaut deux piastres et demie.

— Eh bien ! je vous en donnerai trois.

— Chut ! ne parlons pas de piastres entre nous. Je ne veux pas de votre argent, et d’ailleurs vous n’en avez pas. Je vous ai dit cela seulement pour que vous compreniez, combien il faut que je vous sois attaché, puisque je sacrifie dans votre intérêt un temps qui m’est si précieux… Vous avez une belle vigne, m’a-t-on dit : vous donne-t-elle beaucoup de raisin ? Ah ! comme j’aime le raisin ! Je ne suis jamais malade quand le raisin ne me manque pas.

— Je vous enverrai du raisin aussitôt que je serai de retour au village ; je vous en enverrai un panier chaque semaine.

— Non, non, mon ami, de temps en temps, et pas davantage. Je suis sûr aussi que vous faites de l’excellent bekmès, du véritable bekmès, que l’on conserve dans des boîtes en bois blanc, non pas de cette drogue liquide que font les habitans de cette maudite petite ville, et qui me soulève le cœur.

— Oui, oui, nous faisons du bekmès comme vous l’aimez. Il nous en reste encore quelques boîtes de l’année dernière, et je vous les enverrai.

— Oh ! pas toutes, une ou deux… Allons, disons trois, pourvu qu’elles ne soient pas bien grandes. Ah ! mon garçon, vous avez découvert mon côté faible : j’aime les bonnes choses, et on en trouve si peu ici !

Pour se délivrer des importunités du factotum, Benjamin en était venu à promettre, après les raisins et le bekmès, du miel, du beurre, etc., lorsque le capitaine vint interrompre la conversation. S’il avait pu en deviner le sujet, peut-être se fût-il bien gardé de troubler son majordome au moment où celui-ci recourait à de si habiles manœuvres pour remplir le garde-manger commun. Le factotum congédia Benjamin au nom de son maître en lui promettant de préparer Athanase à le bien recevoir, et le jeune paysan regagna, plein de confiance, le café qui lui servait d’asile.

Qu’était-ce donc que ce Grec Athanase ? La question mérite peut-être qu’on y réponde à loisir, et, pour tracer ce portrait, qui demande quelques développemens, je veux profiter de la nuit qui apporte à Benjamin un sommeil paisible, égayé de beaux rêves. Le personnage qui va nous occuper représente en effet une des classes les plus actives, les plus intelligentes, et malheureusement aussi les plus corrompues de la société orientale.

Athanase était né à Angora, d’une famille grecque établie depuis longtemps dans le pays. Ses parens n’étaient pas plus riches que leurs voisins, et ceux-ci étaient tous excessivement pauvres. Athanase, dont la physionomie éveillée et les manières agréables attiraient tous ceux qui le rencontraient, plut à un pacha qui rechercha sa société et accepta de lui quelques services. Athanase sut les faire valoir. Il ne tarda pas à s’associer à un Arménien qui passait pour riche, et à obtenir pour son camarade et pour lui la charge de banquiers du pacha. Chaque pacha entretient ou du moins entretenait dans sa maison un ou même plusieurs de ces utiles fonctionnaires, dont la charge consistait à recevoir et à dépenser l’argent du maître. On suppose généralement que le banquier d’un pacha possède des fonds sur lesquels il ouvre à son noble patron ce que nous appellerions en Europe un compte courant ; mais c’est là une hypothèse tout à fait inadmissible. La banque d’Athanase et compagnie n’était pas mieux garnie que celle de tous ses collègues les autres banquiers des autres pachas ; mais les revenus de ces hauts fonctionnaires étant d’une nature excessivement irrégulière, les banquiers avaient beau jeu pour s’approprier en peu de temps un pécule particulier qu’ils prêtaient dès-lors au pacha à l’intérêt légal d’un et demi jusqu’à trois pour cent par mois. Athanase avait reçu de la nature une merveilleuse aptitude pour faire passer dans ses poches l’argent d’autrui. Le pacha dépensant d’ordinaire un peu plus qu’il ne recevait, on pourrait se demander comment s’y prenait Athanase pour détourner à son profit et à l’insu de son maître une assez forte part des revenus. Le moyen employé par Athanase était pourtant bien simple, il n’était même pas nouveau : il consistait d’une part à ne pas payer les dépenses du pacha, de l’autre à exiger de tous ses cliens le double des backchich ordinaires. Personne n’ignorait que le pacha croyait ses comptes soldés et qu’il ne touchait qu’une partie des backchich exigés par le banquier ; mais telle était l’influence, je dirais presque la fascination exercée par Athanase sur tous ceux qui le connaissaient, qu’il ne se trouva pas un seul délateur ni parmi les créanciers, ni parmi les protégés du pacha.

Cet homme était donc un misérable ? me dira-t-on. Je ne sais, car il était meilleur à coup sûr que la plupart de ses pareils. Il aimait à rendre service indépendamment de la récompense qu’il attendait de ceux qu’il obligeait, et qui bien souvent l’avaient oublié une fois le service rendu. La vue d’une créature souffrante lui était si pénible, qu’il eût donné jusqu’à son dernier para pour la soulager, quitte à se refaire l’instant d’après aux dépens du premier venu. Son intelligence n’était pas seulement subtile et déliée, elle était parfois accessible à des aspirations élevées et fortes. Or c’était là précisément ce qui faisait de lui l’homme le plus dangereux, non-seulement pour la bourse, mais pour la conscience de ses amis.

Lorsqu’Athanase eut amassé quelque argent, il quitta son pacha en lui laissant tous ses comptes des trois dernières années à solder, et il entra au service, toujours comme banquier, de l’un de ces déré-beys qui ensanglantèrent le règne du sultan Mahmoud, et qui vivaient en princes souverains, percevant les impôts et faisant la guerre à leur seigneur suzerain. Athanase se distingua fort dans sa nouvelle dignité ; il fut employé comme négociateur secret entre son maître et les pachas envoyés de Constantinople pour châtier le rebelle. Pas une ville ne fut prise ou rendue, pas un prisonnier ne fut échangé ou rançonné, pas un traité ne fut signé, sans rapporter des profits considérables au banquier diplomate. Malheureusement l’abîme est ouvert pour ceux qui planent à de grandes hauteurs. Un sombre nuage enveloppe cette époque de la vie d’Athanase. Un seul fait précis ressort des informations que j’ai pu recueillir : c’est que le maître de l’habile banquier, le déré-bey, fut livré, victime d’une trahison domestique, au souverain irrité, qu’il perdit mystérieusement la vie et qu’Athanase émigra subitement. Où alla-t-il planter sa tente ? Les uns disent chez certaine tribu kurde avec laquelle il était lié par je ne sais quel nœud de parenté ; d’autres affirment qu’il devint l’associé d’un célèbre bandit qui ravageait alors les provinces occidentales de l’Asie-Mineure. Le fait est que, bien des années plus tard, il parlait avec un singulier intérêt de ce fameux brigand, des bons offices qu’ils s’étaient réciproquement rendus, et de certains trésors cachés, personne ne savait où[2].

Quoi qu’il en soit, c’est en Europe qu’Athanase reparut ouvertement sur la scène du monde. Il y reparut, je m’en souviens, en qualité de prince arménien possédant d’immenses richesses, connaissant les secrets de tous les états, promenant un magnifique costume de fantaisie qu’il faisait passer pour le vêtement ordinaire de tous les Arméniens de condition, faisant sa cour aux dames, jouant gros jeu, envoyant et acceptant force cartels, marchant bras dessus, bras dessous, avec les grands seigneurs les plus riches et les plus titrés, marchandant des terres et des duchés qu’il n’achetait pas, parce que l’embarras du choix était trop grand. Il fut sur le point d’épouser une jeune fille belle et riche, que sa bonne mine et ses vaillantes allures avaient fascinée. Il s’arrêta cependant sur le seuil du mariage, soit par un scrupule de conscience, soit par la crainte d’appeler une curiosité importune sur ses antécédens. Pendant les quelques années qu’il passa en Europe, Athanase fit de grosses dépenses. D’où lui venait tant d’argent ? Il en gagna sans doute une bonne partie au jeu, il en emprunta aussi considérablement ; mais il est difficile de croire que ses revenus se limitassent à ces deux branches d’industrie. Sa bourse d’ailleurs était encore assez bien garnie lorsqu’il rentra à Constantinople, accompagné d’une beauté un peu sur le retour, qu’il appelait respectueusement madame la comtesse, et qui n’était en réalité qu’une aventurière du midi de l’Italie. Force lui fut, en arrivant à Constantinople, de déposer son titre de prince arménien, personne dans cette capitale n’ignorant qu’il n’existe pas de princes arméniens sur la terre ; mais il continua de jouer son rôle de nabab, donnant des bals et des dîners dans un magnifique logement, ne sortant qu’en carrosse, déployant en un mot le luxe le plus effronté. Ce fut à cette époque que la fortune sembla l’abandonner. Les spéculations qu’il tenta échouèrent avant que l’audacieux opérateur eût réussi à dépouiller ses associés. L’antique Byzance, atteinte enfin par l’influence occidentale, semblait secouer cette bienheureuse inertie qui avait livré jusque-là tout Osmanli et ses trésors à la rouerie grecque et arménienne. Tel pacha, maître d’un harem bien peuplé, ne s’enflammait plus sur le simple rapport que lui faisait Athanase de la beauté incomparable d’une esclave de grand prix, et n’achetait plus chat en poche. Tel autre avait découvert que parmi les objets de manufacture européenne il y en avait de beaux et de médiocres, de précieux et d’autres absolument sans valeur. Un autre ne donnait plus les poulains issus de ses jumens par cette bonne raison qu’ils étaient trop jeunes pour servir, et il attendait patiemment qu’ils se fussent corrigés de ce défaut. Athanase fut près de tomber à la renverse lorsqu’ayant présenté à l’un de ses plus riches patrons une vieille et horrible montre en étain, aussi lourde qu’un boulet de calibre, et en ayant demandé cinq cents francs, le riche patron sourit gracieusement et lui rendit sa montre en ajoutant qu’il en avait acheté une la veille infiniment plus belle et plus neuve pour la moitié de cette somme. — La fin du monde approche, se dit alors Athanase stupéfait, et cette effrayante prophétie sortit maintes fois de ses lèvres pendant son séjour à Constantinople, car tout le fonds de vieille quincaillerie qu’il avait rapporté d’Europe, et qu’il se proposait d’offrir à ses anciens protecteurs en témoignage de reconnaissance et en échange de quelques centaines de mille francs, lui resta sur les bras et ne lui rapporta que les remerciemens assez froids de quelques serviteurs de troisième classe dont l’amitié lui était presque inutile.

En homme de résolution, notre Grec eut bientôt pris son parti. Il laissa à ses créanciers les regrets, le blâme à sa compagne la prétendue comtesse, se réservant à lui-même le rôle de victime. C’était la comtesse, une grande dame accoutumée au luxe effréné de sa maison princière d’Italie, qui avait entraîné le pauvre Grec dans des dépenses bien supérieures à ses moyens ; mais Athanase était un homme d’honneur malgré sa pauvreté, et il ne faisait de dettes qu’autant qu’il trouvait des amis confians dont la bourse lui était ouverte. Ces amis confians, ces bourses ouvertes, lui manquaient-ils, Athanase avouait hautement sa situation désespérée, et n’empruntait plus. Paierait-il ses dettes ? Qui pouvait le dire ? Il était ruiné et forcé de vivre misérablement dans un des plus humbles khans de Constantinople ; cependant il ne lui manquait qu’une occasion pour renaître, comme le phénix, de ses cendres. Le banquier ruiné ne tarda pas, on le comprend, à se dégoûter du séjour de la capitale, où peut-être bien il courait quelque danger, et il écouta la voix de son cœur, qui le rappelait impérieusement aux lieux où il avait vu le jour, auprès de sa vieille mère, de ses païens, et de ses amis. Il trouva encore moyen de faire le voyage sans bourse délier, en se constituant le guide et le cicérone d’une société de touristes européens, qu’il s’engagea à conduire à Trébizonde, et qu’il dirigea adroitement vers sa propre province, où il les quitta en prétextant une maladie subite causée par les fatigues mêmes du voyage, ce qui lui valut une forte indemnité, payée avec empressement par les généreux touristes. Après avoir vu les candides voyageurs se décider à continuer sans guide leur marche vers Trébizonde (Dieu sait où ils allèrent aboutir !), Athanase rentra paisiblement sous le toit paternel. Son père et ses frères étaient morts ; sa mère et ses sœurs menaient, malgré leur misère, une vie plus gaie que régulière. Il employa l’argent que lui avaient laissé les bons voyageurs à se poser en homme riche, puis il exploita sa réputation aux dépens de ses concitoyens. La position qu’il se fit alors, et dans laquelle il se maintenait encore à l’époque où nous l’avons trouvé dans l’antichambre du capitaine, constitue à mon avis l’une des singularités les plus frappantes que la société orientale présente à l’observateur chrétien.

Malgré son ostentation et l’argent qu’Athanase dépensa réellement pendant les premiers mois qui suivirent son retour à Angora, le bruit ne tarda pas à se répandre qu’il ne possédait rien ; mais cette conviction, qui s’empara peu à peu de la population tout entière, ne fit qu’ajouter à l’admiration et au respect que l’ancien banquier d’un pacha, le chargé d’affaires d’un déré-bey, le visiteur intrépide des quatre parties du monde inspirait naturellement. Tous les métiers, toutes les professions de l’Orient, avaient leurs représentans dans la ville d’Angora. Athanase donnait des leçons ou des conseils à tous les artisans : ni ces leçons ni ces conseils n’étaient fournis gratuitement aux ouvriers, qui se trouvaient toujours un peu plus pauvres après avoir causé avec Athanase, ce qui ne les empêchait pas de se regarder comme ses obligés. Athanase avait-il besoin d’un habit, d’une pièce d’étoffe, d’un quartier de mouton, d’une livre de tabac, de café, de sucre ou de chandelle, il entrait dans la première boutique, choisissait et emportait la marchandise en grondant le marchand de ce qu’il ne lui en offrait pas de meilleure, et le menaçait de lui retirer sa pratique, s’il ne s’amendait pas. Jamais il ne payait rien de ce qu’il achetait, mais il savait faire reluire dans un vague lointain aux yeux du marchand interdit une récompense si précieuse, que l’espoir seul de l’obtenir méritait une reconnaissance éternelle. Et quand la perspective de cet inappréciable avantage avait réjoui pendant quelque temps le cœur et l’imagination du pauvre débitant, Athanase inscrivait celui-ci parmi les hommes qui avaient reçu de lui un bienfait, et, ce qui est admirable, c’est que le marchand lui-même partageait bientôt la conviction d’Athanase.

La ville ne possédait ni médecin ni pharmacien. Athanase avait quelques connaissances en médecine ; il savait rouler des pilules avec de la mie de pain et confectionner des extraits de toutes les plantes aromatiques dont l’Asie-Mineure est si riche : il déclarait hautement que la profession de médecin lui était antipathique, que rien ne l’ennuyait plus que d’entendre les consultations des malades ; mais malheur au malade qui ne s’adressait pas à ce nouveau médecin malgré lui pour acheter une drogue ! Athanase le rangeait au nombre de ses ennemis. Celui qui priait timidement le grand docteur de s’occuper de lui ne recevait qu’un accueil froid et décourageant, souvent même un refus péremptoire ; mais le malade savait fort bien comment adoucir le rétif esculape. L’offre d’un fromage, d’une oque de miel ou de beurre frais, voire d’une chèvre ou d’un chevreau, était reçue avec dédain. « Je n’ai que faire de vos présens, répondait Athanase ; si je consens à vous soigner, ce n’est vraiment que par compassion et aussi pour me soustraire à votre importunité. Payez-moi seulement ce que me coûte la drogue que je vais vous donner, et je ne vous en demande pas davantage, car je me suis déjà ruiné six fois à acheter au poid de l’or des médicamens que je donnais gratis, et j’ai juré que cela ne m’arriverait plus. » On devine comment se terminait la consultation. Athanase offrait pour vingt piastres à son malade des pilules qui, disait-il, valaient à Constantinople cent piastres la douzaine. Le malade payait vingt piastres une pincée de farine privée de toute vertu curative, et quand il ne succombait pas, il restait l’obligé du faux médecin.

L’art du vétérinaire rapportait aussi à ce grand industriel un assez beau revenu. Aucun cheval ne tombait malade qu’Athanase ne fût immédiatement appelé à le soigner. Quelquefois l’animal se rétablissait malgré le docteur ; souvent aussi la maladie se prolongeait. Athanase la déclarait contagieuse, et consentait, non sans débats, à prendre le cheval pour lui. « Vous me faites là un présent dont je me passerais volontiers, disait-il avec humeur ; je tiens beaucoup à la bonne bête qui me sert depuis plusieurs années, et qui, sans être ce que vous appelez un beau cheval, n’en est pas moins de pur sang arabe. Il est vrai que je puis jusqu’à un certain point la préserver de la contagion, moyennant un secret que j’ai juré de ne révéler à personne ; mais je préférerais ne pas l’exposer à ce danger, et je n’ai pas une entière confiance dans les remèdes secrets. Cependant vous le voulez absolument, et je ne puis rien vous refuser. Rappelez-vous pourtant que vous devez nourrir votre cheval jusqu’au jour où son sort sera décidé ; s’il guérit et qu’il devienne capable de me servir, oh ! alors je m’en charge. » Et pendant un temps plus ou moins long le propriétaire du cheval malade nourrissait non-seulement ce dernier, qui ne lui appartenait plus, mais le pur sang d’Athanase, tout en s’étonnant in petto de l’appétit extraordinaire que la maladie communiquait aux chevaux.

Athanase ne reculait jamais devant une friponnerie, quelque inique et dangereuse qu’elle fût, ou quelque insignifiant qu’en parût le résultat. Jamais il n’éprouvait ni fatigue, ni scrupule. Les circonstances les plus ordinaires, les conversations les plus banales, un orage, le beau temps, les nouvelles politiques, tout devenait pour lui un moyen de s’enrichir. Son esprit était perpétuellement aux aguets, et si quelqu’un eût pu lire la multitude de projets qui s’y ourdissaient et s’y développaient incessamment, il se fût écrié : « Voici le génie de la fraude, » et il eût dit vrai.

Quel était en définitive le résultat de cette singulière conduite ? Athanase, aussi pauvre que Job, devait de l’argent à tout le monde, ce qui n’empêchait personne de lui en prêter encore. Il était généralement méprisé et peu aimé, mais on le craignait, tout en ayant un certain goût pour lui. On le trouvait amusant, on le croyait merveilleusement érudit et savant. En réalité, il connaissait tout le monde et chacun, le caractère, les moyens, les ressources de tous les habitans de la ville. Si un tel homme n’avait jamais subi de condamnation judiciaire, c’était grâce à la législation orientale, qui n’admet la culpabilité d’un accusé que sur le témoignage direct d’au moins deux témoins oculaires. D’ailleurs, placé sous une autre législation, il eût trouvé d’autres moyens de salut, il n’en faut pas douter.

J’ai cru devoir m’étendre un peu longuement sur ce personnage : tout un côté de la civilisation orientale, l’influence bizarre du Grec sur le Turc et même sur l’Européen, se résume dans la physionomie de ce digne petit-fils d’Ulysse. Encore ne sais-je trop si Athanase ne l’emportait pas comme génie inventif sur son illustre aïeul. Placez notre Grec dans le conseil des généraux, sous les murs de Troie : jamais cette ville n’eût été prise, et jamais non plus les Grecs n’eussent été battus ; le siège de Troie se fût prolongé autant que la vie d’Athanase, et les deux peuples se fussent ruinés à son profit.

VI.

Tel est l’homme chez qui Benjamin se rendit un matin, accompagné du factotum du capitaine, lequel avait déjà, par avance, perçu son tribut. Bien en prit au secrétaire de cette précaution, car Athanase, qui devinait ses motifs pour se faire l’introducteur du jeune homme, se donna le divertissement de montrer à celui-ci qu’il ne faisait aucun cas de son compagnon, et que le bon accueil que lui-même recevait n’était dû qu’à son propre mérite et à la sympathie qu’il avait su lui inspirer. Benjamin comprit l’insinuation, et regretta l’argent si inutilement dépensé, mais il était trop occupé de la consultation qu’il allait avoir pour arrêter longtemps sa pensée sur le nouveau vide fait dans sa bourse.

— Vous avez donc besoin de ma science ? dit Athanase aussitôt qu’ils furent seuls.

— Je n’espère qu’en vous, effendi, répondit le jeune homme.

— Eh bien ! expliquez-moi sans rien omettre tout ce que vous éprouvez ; je pourrais sans doute le découvrir sans votre aide, mais je préfère vous entendre parler, car l’opinion qu’un malade se forme de son propre état est un symptôme des plus importans pour un médecin.

Benjamin, qui ne demandait pas mieux que de raconter ses souffrances, commença aussitôt. Ses insomnies, ses vagues tristesses, ses ardentes aspirations le mécontentement étrange qu’il éprouvait dans la société de ses parens ou de ses amis, le jeune homme n’oublia rien. Les symptômes qu’il décrivait avec une précision naïve ne pouvaient guère embarrasser un observateur aussi expérimenté qu’Athanase. À peine le jeune homme eut-il terminé sa confession, que le Grec, tout en gardant un sérieux imperturbable, lui adressa cette question : — Soupçonnez-vous quelqu’un de vous avoir jeté un charme ?

— Hélas ! oui, noble effendi.

— Une vieille femme sans doute ?

— Précisément.

— Et la voyez-vous souvent ?

— Tous les jours de ma vie : c’est ma belle-mère, la mère de ma fiancée, et elle demeure avec nous, car c’est la veuve de mon frère aîné, qui est mort à Constantinople.

— Est-ce une méchante femme ?

— Il faut qu’elle le soit pour m’avoir réduit à cet état, moi qui ne lui ai jamais rien fait ; mais à la voir et à l’entendre, on ne le dirait pas.

— Et vous devez épouser sa fille ? votre future vous plaît-elle ?

— Pas du tout, noble effendi ; comment l’aimerais-je, puisque je n’aime plus personne, et que je ne trouve plus dans mon cœur que de la colère et de l’aversion pour tout le monde ?

— Cela est grave ! Éprouvez-vous aussi quelque douleur dans l’estomac ?

— J’ai souvent mal à la tête ; j’éprouve des battemens de cœur qui me coupent la respiration.

— Ces battemens de cœur, en quels momens vous prennent-ils ?

— Que sais-je, effendi ?… Ils me prennent à chaque instant quand je suis à la maison… Et tenez, je n’en suis pas exempt même à présent que je vous parle.

— Ces battemens vous prennent-ils surtout en présence de votre fiancée ?

— Oui, quand sa mère est avec elle.

— Ah ! Et quand sa mère est seule avec vous, votre cœur bat-il aussi fort qu’en ce moment ?

— Oh ! bien plus fort, noble effendi ! En ce moment, je puis parler ; mais quand je suis seul avec elle, les mots s’arrêtent dans mon gosier, et d’ailleurs je ne sais plus que dire, tant ces crises troublent mes idées.

— Et vous dites qu’elle est vieille ?

— Oui, noble effendi ; je crois qu’elle l’était déjà lorsqu’elle vint demeurer avec nous ; je n’ai jamais entendu parler d’elle comme d’une jeune femme, et je la suppose à peu près du même âge que ma mère. En tout cas, elle est certainement assez vieille pour être sorcière.

— Et vous l’avez toujours détestée ?

— Non pas ; lorsque j’étais enfant, j’avais l’habitude de l’appeler ma mère à moi, parce que je la préférais à ma propre mère ; j’étais toujours auprès d’elle, et je n’étais jamais content lorsqu’elle était absente.

— Ah ! ah ! dit Athanase en réprimant un sourire, je commence à y voir clair. Oui, mon jeune ami, vous êtes plus malade que vous ne pensez, et c’est bien votre belle-mère qui est la cause de votre maladie. Pauvre garçon ! elle vous a ensorcelé ! Décrivez-moi un peu sa figure. A-t-elle des cheveux blancs ?

— Elle ! noble effendi, des cheveux blancs ! Pas plus blancs que les plumes de ce grand corbeau qui est là perché sur cet arbre dans votre cour. Sarah a les plus beaux cheveux noirs que j’aie jamais vus.

— Elle a des rides autour des yeux, sur le front, sur les joues ?

— Des rides ! Ah ! noble seigneur ! on voit bien que vous ne la connaissez pas. Elle a la peau la plus unie…

— C’est bon ; je comprends. Ses dents sont-elles noires ?…

— Ce sont des perles, effendi, de vraies perles.

— Quel âge a sa fille ?

— Onze ou douze ans.

— Et quand votre belle-mère épousa Osman, votre frère, savez-vous quel âge elle avait ?

— Elle assure qu’elle n’avait pas encore treize ans.

— Treize et onze… Hum !… Oh ! c’est bien l’âge des sorcières en effet. Mon jeune ami, continua Athanase de l’air d’un orateur qui va débiter un long discours, je sais maintenant ce que j’avais besoin de savoir ; je connais votre état, je le connais à fond, et j’entreprendrai de vous rendre la santé et le contentement, si vous me promettez de m’obéir aveuglément. Réfléchissez avant de prendre un pareil engagement, car, une fois pris, une fois mon traitement commencé, malheur à vous si vous manquez à votre promesse !

— À Dieu ne plaise, effendi ! Je vous obéirai en tout.

— Une assurance aussi simplement donnée ne saurait me suffire lorsqu’il s’agit de votre vie. Vous allez prêter serment sur une pierre de La Mecque qui me vient d’un bon derviche, et qui punit de mort subite le parjure.

Athanase avait toujours à son service une des pierres en question ; il tendit à Benjamin un galet ramassé dans sa cour, et Benjamin s’acquitta en tremblant de la prestation du serment exigé. À peine se fut-il engagé, qu’il retrouva son courage et sa confiance dans le grand docteur qui lui promettait la santé et la joie. — Et maintenant, dit-il, que faut-il faire pour commencer, noble effendi ?

— D’abord vous ne retournerez pas pour le moment à votre village (la figure de Benjamin s’allongea) ; vous séjournerez quelque peu à la ville jusqu’à ce que j’aie préparé ce dont vous avez besoin.

— Je puis revenir, si vous l’ordonnez ; mais il faut absolument que j’aille, ne fût-ce que pour un jour, chez moi, parce que je manque… Ne sachant pas que mon absence durerait aussi longtemps, je n’ai pas emporté… je n’ai plus…

— Vous n’avez plus d’argent, voulez-vous dire ?

— Oui, seigneur, répondit Benjamin les yeux baissés.

— Qu’à cela ne tienne, je vous en prêterai.

— Oh ! noble effendi…

— Enfantillages ! Qu’est-ce que l’argent entre amis ? Ce qui est à moi est à vous, et ce qui est à vous est à moi. Si jamais j’avais à emprunter de l’argent (que Dieu m’en préserve !), eh bien ! je m’adresserais à vous.

— Et vous me rendriez bien heureux, et vous n’auriez pas à craindre un refus, s’écria Benjamin, vivement ému de l’affection que lui témoignait Athanase. Puisque vous êtes si bon, ajouta-t-il timidement, je resterai dans cette ville aussi longtemps que vous l’ordonnerez.

— C’est bien. Vous irez de ce pas trouver Michel au Long-Nez ; le connaissez-vous ?

— Non, effendi.

— C’est le cordonnier qui demeure à côté de la fontaine, dans la rue qui conduit au moulin…

— Je demanderai mon chemin, et je le trouverai.

— Bien. Vous présenterez ce papier à Michel, et vous direz que c’est de ma part. Il me doit de l’argent, trois mille piastres ; il y a cinq ans que je les lui ai prêtées, et je ne lui ai jamais demandé ni l’intérêt ni le capital. Il est à son aise pourtant, et il me paierait du jour au lendemain, si je le voulais. Je lui écris de vous ouvrir un crédit sur ces trois mille piastres, et de vous avancer ce dont vous pourrez avoir besoin.

— Je n’ai que faire de tant d’argent, et si vous daignez me prêter seulement vingt ou trente piastres, elles me suffiront pour quelques jours. Je pourrai ainsi demander des fonds à mon père.

— Mais à quoi bon envoyer de pareils messages à votre père ? Il croira que vous voulez vous établir ici, que vous allez dépenser votre héritage à l’avance, et il ne vous enverra pas le sou, pour vous contraindre à rentrer dans le nid paternel. Suivez mon conseil, et vous me rendrez service, car je vous préfère, comme débiteur, à Michel au Long-Nez. Allons, c’est convenu, mais ce n’est pas tout. Vous êtes un garçon distingué, et le premier coup d’œil que j’ai jeté sur vous m’a révélé que l’avenir vous réservait une riche moisson d’honneurs et une grande existence. Pourvu que le charme qui pèse aujourd’hui sur vous soit brisé, votre fortune est faite. L’époque à laquelle nous vivons présente des chances nombreuses de succès à ceux qui savent les saisir. Je vois sur votre front le signe des grandeurs et des richesses futures. Voulez-vous être un grand homme, un homme puissant ?

— Assurément, noble effendi, si je savais comment m’y prendre.

— Il faut entrer dans l’armée.

— M’enrôler ? me faire soldat ?

— Qui parle d’enrôlement et de soldat ? Je vous ai demandé si vous vouliez être un homme puissant.

— Et je vous ai répondu que je ne demandais pas mieux ; mais me conseillez-vous de m’enrôler pour atteindre ce but ?

— Il y a enrôlement et enrôlement. Je ne conseillerai jamais à un homme comme vous de se faire soldat. Si je vous voyais prêt à commettre pareille folie, je me placerais devant vous, et je vous dirais : Vous ne ferez point un pas de plus sans passer sur mon corps. Vous faire soldat ! allons donc !… Mais vous n’ignorez pas qu’il existe entre les officiers supérieurs et les jeunes gens de mérite qui veulent suivre la noble carrière des armes des engagemens secrets, moyennant lesquels le jeune guerrier qui entre dans un corps est assuré d’obtenir à la première vacance un grade plus ou moins considérable.

— Bah ! s’écria Benjamin, au comble de l’étonnement.

— C’est comme je vous le dis, mon cher ami, et je suppose qu’un pareil arrangement vous conviendrait.

— Je serais bien difficile, s’il ne me convenait pas ; mais en attendant que la vacance se présente, comment serais-je traité ?

— Comme un jeune homme qui suit la carrière des armes pour s’amuser, et qui n’est tenu à… presque rien… jusqu’au moment où il devient capitaine, major, colonel, ou même général.

— Mais ne faudrait-il pas consulter d’abord mon père ?

— Oh ! si vous en êtes là, il vaut mieux ne plus y penser.

Et Athanase fit mine de se diriger vers la porte. Aussitôt le pauvre jeune homme, véritablement effrayé, se précipita au-devant de l’irascible docteur, et le supplia, avec des larmes dans les yeux, de lui pardonner ce moment d’involontaire hésitation. Athanase ne parut pas complètement inexorable.

— Croyez-vous que mon départ cause de la peine à mon père,… à Sarah ? balbutia Benjamin.

— Elle regrettera sans doute un mari pour sa fille, répondit Athanase, et l’on affirme d’ailleurs que les sorcières éprouvent de secrètes jouissances proportionnées aux tortures qu’elles infligent à leurs victimes.

Benjamin baissa les yeux, poussa un soupir, et renouvela la promesse qu’exigeait Athanase. Avant de se séparer, le Grec et le jeune Turc convinrent des démarches à faire dans l’intérêt de ce dernier. Benjamin protesta de sa reconnaissance, et supplia Athanase de disposer librement de lui et de tout ce qui lui appartenait, ainsi que de tout ce qui pourrait lui appartenir un jour, lorsque les beaux projets formés pour son avenir seraient exécutés et auraient réussi. Athanase sourit. — Dans deux jours, assura-t-il, l’engagement sera prêt, vous n’aurez qu’à le signer et à partir. — Il conseilla au futur soldat d’employer ces deux jours à s’équiper convenablement, lui et son cheval, parce que les jeunes gens qui s’enrôlaient dans ces conditions spéciales s’équipaient à leurs frais, et faisaient même un présent plus ou moins considérable à leur chef, ce qui n’était du reste que simple et pure justice. Le fils de Mehemmedda se montra quelque peu embarrassé du nouvel aspect sous lequel Athanase lui présentait pour la première fois sa situation. Comment pourrait-il en si peu de temps, séparé de sa famille, se procurer les fonds et les objets nécessaires ?

— Et les trois mille piastres ? répondit Athanase. Je savais bien qu’elles ne seraient pas de trop.

Et ils se quittèrent là-dessus.
VII.

Benjamin, qui avait vidé sa bourse chez le derviche, s’occupa aussitôt de trouver ce Michel au Long-Nez, chez lequel Athanase lui avait ouvert si généreusement un crédit. Il eut bientôt découvert la boutique du cordonnier et se présenta résolument au débiteur de son nouvel ami ; mais sa surprise fut grande, lorsque Michel, ayant pris connaissance du billet d’Athanase, s’écria avec une indignation que combattait pourtant une violente envie de rire : — À qui en a-t-il donc, ce fripon d’Athanase ? Moi son débiteur ! Athanase m’aurait prêté trois mille piastres ! Non, le mensonge est trop fort pour que je m’en fâche sérieusement. Moi qui vous parle, je lui ai prêté l’an dernier quinze cent cinquante piastres dont j’ai le reçu dans mon tiroir ; voilà toutes les transactions pécuniaires que nous avons eues ensemble. Comment suis-je devenu son débiteur, de son créancier que j’étais il y a cinq minutes ? C’est ce que je serais curieux d’apprendre. Non, il n’y a pas sous le ciel d’imposteur plus impudent que mon ami Athanase… Tenez, mon pauvre garçon, reprenez ce chiffon de papier, et si vous n’avez pas d’autre moyen de vous procurer de l’argent, tâchez de vous en passer. C’est tout ce que je puis vous dire.

Benjamin était demeuré bouche béante pendant ce discours. Les protestations d’Athanase résonnaient encore à ses oreilles, et il ne pouvait croire à tant de fausseté. D’ailleurs pourquoi Athanase aurait-il essayé de le tromper par une ruse aussi grossière ? Ce n’était pas Athanase qui devait toucher l’argent de Michel, et si Michel disait vrai, Athanase ne devait-il pas s’attendre à être immédiatement démasqué ? C’était là cependant une des fourberies accoutumées d’Athanase. Il débitait des contes si maladroits, si aisément controuvés, qu’on avait peine à croire qu’un homme aussi fin se flattât de les faire passer pour vrais. Lorsque l’obus éclatait, ou, pour mieux dire, lorsqu’il faisait long feu, Athanase soutenait son dire, et s’écriait : — Si j’avais voulu vous tromper, croyez-vous que je m’y fusse pris aussi maladroitement ? Il se peut que je sois un drôle, mais pour Dieu ! je ne suis pas un sot, et personne n’a jamais dit que je le fusse ! — Et ce raisonnement-là ne manquait presque jamais de produire son effet. Cette fois ce fut Benjamin lui-même qui argumenta de la sorte, et il se sentit fortifié dans sa confiance par la merveilleuse solidité de cette argumentation. Il se rappela aussi qu’Athanase avait laissé échapper quelques mots peu respectueux sur ce Michel, et le ton de protection ironique que le cordonnier avait pris en lui parlant contribua à l’indisposer contre lui. — Il y a probablement erreur et malentendu dans cette affaire, répartit le jeune paysan d’un air sérieux et digne. Cette somme n’était pas pour Athanase, mais pour moi, et, grâce au ciel, je n’en suis pas réduit à chercher de l’argent sous le couvert de quelqu’un, ou à m’en priver, comme vous avez bien voulu me le conseiller. C’est Athanase qui m’a offert de me passer sa créance sur vous, et si j’ai accepté, c’était simplement pour ne pas l’offenser par un refus, car je voulais écrire à mon père, et c’est Athanase qui a insisté pour que je devinsse son débiteur à votre place. Il n’y a pas de mal, et je vous salue.

Michel se repentait déjà de sa vivacité. Ce jeune homme devait être riche, puisque Athanase s’occupait de ses affaires. Qui sait si, en l’envoyant vers lui muni de cet étrange billet, Athanase n’avait pas conçu quelque merveilleux dessein pour dépouiller le jeune homme et partager le butin avec celui qui l’aurait aidé dans l’entreprise ? Pourquoi s’était-il si fort pressé de dire la vérité ? N’est-il pas toujours assez tôt pour cela ? Si Athanase avait menti, il avait sans doute de bonnes raisons ; s’il l’avait mis de moitié dans le mensonge, il le mettrait de moitié dans le profit qu’il en tirerait.

— Jeune homme, dit Michel à Benjamin, qui se disposait à sortir, je crains de ne pas vous avoir fait l’accueil auquel vous avez droit, et comme l’ami d’Athanase, et pour vous-même, car je vois bien que vous êtes d’un rang élevé. J’ai été surpris, je l’avoue, à la première lecture de ce billet ; et je n’ai pas rempli mon devoir envers vous. Asseyez-vous, je vous prie, et acceptez une pipe et une tasse de café. Nous causerons de vos affaires pendant que vous fumerez.

Pareille offre n’est jamais refusée en Orient, si ce n’est par un ennemi mortel et irréconciliable, et Benjamin n’était encore l’ennemi de personne ; il grimpa donc sur le divan placé au fond de la boutique, et s’y accroupit en prenant des mains d’un petit apprenti cordonnier la pipe bourrée et allumée. Michel adressa ensuite à Benjamin une série de questions pour l’obliger à déclarer son nom, et il apprit bien vite qu’il avait affaire au fils d’un des plus riches paysans des environs d’Angora. Il prit sur-le-champ un air parfaitement gracieux ; il connaissait de réputation l’honorable Mehemmedda et ses richesses.

— Je disais donc, mon cher Benjamin, reprit Michel, que nous n’avons pas à nous préoccuper de ma dette ou prétendue dette envers Athanase, qui saura bien la prouver, si elle existe ; mais ce qui importe, c’est de ne pas vous laisser dans l’embarras.

— Je ne suis nullement embarrassé, Michel. J’ai accepté la proposition d’Athanase pour ne pas l’offenser, comme je vous l’ai dit ; mais je n’ai qu’à écrire à mon père…

— Je comprends parfaitement ; mais il ne sera jamais dit qu’un jeune homme tel que vous n’ait pas trouvé d’argent dans cette ville.

— Puisque je n’en cherche pas…

— Mais vous en cherchiez tout à l’heure en venant chez moi ; et si vous me quittiez sans en avoir trouvé, ce serait une honte pour moi. Les trois mille piastres sont à votre disposition tout comme si vous me les aviez prêtées et que vous me les réclamiez aujourd’hui.

— Vous êtes mille fois trop bon.

— Si vous n’acceptez pas, c’est que vous ne croyez ni à ma bonté ni au désir que j’éprouve de vous être utile.

— J’y crois, Michel, j’y crois.

— En ce cas, prouvez-le-moi. Voici trois billets de mille piastres chacun. Ils sont de bon aloi, je vous en réponds.

La conversation se prolongea ensuite pendant quelque temps jusqu’au moment où Benjamin se leva pour prendre congé de son hôte. Celui-ci, qui pendant l’entretien avait écrit quelques mots sur un chiffon de papier, le présenta à Benjamin en lui disant : — Vous ne refuserez pas, âme de ma vie, de signer ce papier, qui a rapport aux trois mille piastres ; votre parole vaut pour moi tous les papiers du monde, mais un malheur peut arriver, puis enfin c’est l’usage, et je ne m’écarte jamais des usages reçus.

— C’est très juste, balbutia Benjamin, fort embarrassé ; mais ne dois-je pas tenir compte au seigneur Athanase…

— Ne vous inquiétez pas d’Athanase, je m’en charge ; vous avez reçu les trois mille piastres de moi, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Eh bien ! c’est tout ce que je vous demande de reconnaître par écrit.

— Si c’est là tout ce que contient ce billet, je puis signer en effet. Michel, qui comprit à ces mots que Benjamin n’était pas très versé dans la science des lettres, continua en redoublant d’assurance : — Rien que cela, et les formalités d’usage.

— Le billet porte-t-il que vous m’avez payé ces trois mille piastres pour le compte d’Athanase ?

— Je ne puis dire cela, puisque ce serait me déclarer le débiteur d’Athanase, ce qui est au moins douteux pour moi ; mais qu’est-ce que cela vous fait ? Vous n’avez reçu que trois mille piastres, vous les avez reçues de ma main. La question de savoir à qui vous les rendrez est une question entre Athanase et moi ; ce qui peut vous arriver de pire, c’est de garder les trois mille piastres jusqu’à ce qu’Athanase et moi nous soyons tombés d’accord sur l’affaire qui nous concerne.

— Vous avez raison, et je vois bien que je ne puis vous refuser honnêtement un reçu pour les trois mille piastres que vous venez de me compter. Vous déplairait-il pourtant d’ajouter que ces trois mille piastres vous avaient été demandées par moi au nom et de la part d’Athanase, comme remboursement d’une créance d’égale somme qu’il aurait sur vous ?

— Nullement, âme de ma vie, et j’ajouterai encore que, n’ayant aucun souvenir de cette créance et désirant néanmoins vous obliger sans perdre de temps, je vous ai remis les trois mille piastres à mon compte et indépendamment de ma situation relativement à Athanase, ce qui est l’exacte vérité.

— C’est bien, répondit Benjamin, qui commençait à ne plus rien comprendre à cette affaire, et il signa.

Dès le lendemain, il courut chez plusieurs marchands dont Athanase lui avait donné l’adresse pour se procurer les objets d’équipement dont il pensait avoir besoin ; mais il ne trouva rien qui lui convînt. Les marchands le regardaient d’un air de méfiance, lui montraient le rebut de leurs magasins, lui demandaient des prix tout à fait déraisonnables, et semblaient ne pas regretter que le jeune homme se retirât sans rien acheter. Ces gens-là sont singuliers, se disait Benjamin ; on dirait, qu’ils me regardent comme une mauvaise pratique ? Je ne dois pourtant rien à personne, et je n’ai jamais eu de dettes.

Après avoir vainement parcouru le bazar, Benjamin retourna chez son ami, son protecteur et conseiller Athanase, qui le reçut à bras ouverts.

— Où en sont vos emplettes ? lui demanda-t-il après l’avoir fait asseoir sur le divan et lui avoir mis un tchibouk à la main.

— Je venais justement vous consulter à ce sujet, répondit Benjamin ; mais je dois d’abord vous rendre compte de mon entrevue avec Michel.

— Vous a-t-il remis l’argent ?

— Oui, mais…

— C’est là l’essentiel ; le reste importe peu. Avez-vous un bon cheval ?…

— Permettez-moi, Michel m’a dit…

— Oh ! je suis persuadé qu’il vous a dit bien des choses, et probablement plus de fausses que de vraies, car c’est un fameux menteur, un bon homme au fond, mais qui préfère dix mensonges à une vérité. C’est son goût, et chacun à le sien.

— Permettez-moi, il a nié absolument que…

— Il a nié qu’il me dût de l’argent, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’en étais sûr, je l’aurais parié ; je le disais hier au caïmacan, avec qui je parlais de vous. Michel a commencé par nier qu’il me dût de l’argent ! Le vaurien ! le misérable ! Il a fini pourtant par reconnaître sa dette, puisqu’il vous a donné l’argent ; c’est tout ce que je voulais de lui.

— Mais non, effendi, il m’a prêté l’argent à moi ; je ne le voulais pas, mais il a insisté…

— En vérité ! Depuis quand un homme qui a quelque argent est-il si impatient de le prêter à un autre ? Allons donc ! si Michel vous a compté les trois mille piastres, c’est qu’il se reconnaissait mon débiteur et qu’il n’osait pas refuser d’obéir à l’ordre que vous lui présentiez de ma part.

— Mais il n’a pas accepté cet ordre ; il m’a pour ainsi dire forcé à le reprendre et à lui signer un reçu, en mon nom, des trois mille piastres.

— J’espère, dit Athanase avec gravité, que vous ne vous êtes pas prêté au tour que ce misérable Michel voulait évidemment me jouer ; ce serait une triste récompense pour l’intérêt que je vous ai témoigné et pour les services que je vous ai rendus.

— Rien n’est plus éloigné de ma pensée, et je serais au désespoir de vous causer la moindre contrariété ; mais d’après ce que Michel m’a dit et ce que j’ai cru comprendre dans cette affaire, qui, pour tout vous dire, ne me semble pas claire, rien n’est changé entre Michel et vous. Si Athanase m’a prêté de l’argent, m’a-t-il dit, il en a certainement la preuve, et je le paierai. Le prêt qu’il m’a fait de trois mille piastres est un fait complètement étranger à la question.

— Étranger à la question, dites-vous ! s’écria Athanase indigné, étranger à la question, lorsque mon débiteur vous a payé sur un ordre de moi le total de sa dette ! Vous croyez qu’il paiera deux fois, — vous d’abord, et moi ensuite ?

— Mais, mon cher effendi, s’écria piteusement Benjamin, puisque je lui rendrai les trois mille piastres, il ne pourra pas dire les avoir payées deux fois ; je les lui rendrai dans quelques jours. Demain, si vous le voulez, vous m’accompagnerez chez lui, et en votre présence je lui remettrai l’argent de telle façon que vous puissiez le réclamer à l’instant même.

— Ah ! c’est à lui, c’est à Michel que vous comptez rendre les trois mille piastres que je vous ai prêtées ? Faites ; c’est encore une leçon comme j’en reçois tant. Allons ! vous trouverez sans peine dans la ville des conseillers ou des docteurs plus riches que moi. Adressez-vous à eux.

Benjamin n’en aurait pas autant entendu, si la voix ne lui eût fait défaut. Être soupçonné de déloyauté, de fourberie, avoir causé un dommage aussi considérable à l’homme qui lui avait rendu les plus grands services, pour lequel il éprouvait la plus profonde reconnaissance ; se voir méconnu, abandonné par cet homme qui allait opérer son salut ! Jamais Benjamin ne s’était senti aussi malheureux, aussi mécontent de lui-même, et il pensa aussitôt que la terrible sorcière était pour quelque chose dans cette catastrophe. — Au nom de Dieu ! s’écria-t-il enfin lorsque Athanase se fut renfermé dans la grandeur de son dédain, au nom de Dieu ! noble seigneur, ne me traitez pas ainsi. Je suis un étourdi, un imbécile, un fou ; punissez-moi, mais non pas de cette manière. N’ai-je pas promis de vous obéir en toute chose ? n’êtes-vous pas mon maître ? Ne vous suffit-il pas d’ordonner ?

Athanase se sentit je ne dirai pas touché, mais embarrassé. Il avait peut-être été trop loin, plus loin sans doute que cela n’était nécessaire, et reculer coûte toujours, au moins du temps. Il fallait maintenant calmer ce pauvre garçon, signer la paix, sans pourtant reculer d’un pas. — Ne vous désolez pas ainsi, mon jeune ami, dit Athanase d’un air d’indulgente supériorité ; j’ai été si souvent trompé par ceux auxquels j’ai rendu des services, que je suis peut-être trop prompt à voir de l’ingratitude là où je ne devrais reconnaître que de l’ignorance. Si vous êtes réellement disposé à vous laisser conduire et à n’agir dans cette affaire que d’après mes instructions, ce qui est, à ce qu’il me semble, votre devoir envers moi, je ne puis en demander davantage, et je consens à oublier votre entêtement de tout à l’heure. Je ne tiens pas à ces trois mille piastres, que vous me rembourserez quand il vous plaira, et que vous garderez si bon vous semble ; tout ce que je demande, c’est que vous ne les payiez pas à d’autres que moi. Voilà tout. Que Michel ne tire pas profit de son imposture, ni des soupçons qu’il a réussi à vous inspirer sur mon compte, et je suis satisfait.

— Tout ce que vous voudrez, noble effendi, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; mais, par pitié, ne croyez pas que j’aie conçu des soupçons sur votre compte, ne m’attribuez pas l’intention de vous désobéir.

Convaincu cette fois de la docilité de Benjamin, Athanase l’interrompit : — Parlons affaires, dit-il. Qu’avez-vous fait de vos trois mille piastres ?

— Rien, noble Athanase ; j’ai voulu acheter un cheval, une selle, des couvertures et des armes, mais rien de tout cela ne m’a plu, et l’on m’en demandait cependant des prix extraordinaires.

— Hélas ! mon pauvre ami, on vous a reconnu pour un jeune habitant de la campagne, loyal, ingénu, et on a voulu profiter de votre innocence. Nous arrangerons cela ; vous viendrez avec moi, et nous verrons si ma société ne vous portera pas bonheur.

Le fait est que dès la veille Athanase avait parcouru les boutiques des divers, marchands dont il avait donné l’adresse à son protégé, et il s’était assuré leur concours dans sa tentative pour exploiter le plus largement possible la naïveté du jeune paysan. Il prit donc très volontiers rendez-vous avec Benjamin pour le diriger dans ses emplettes ; il trouva moyen d’avertir tout bas les marchands, qu’il lui avait procuré trois mille piastres, et qu’il était bon pour cette somme. Chacun des marchands, cela va sans dire, conçut aussitôt la pensée d’attraper intégralement les trois mille piastres, et cette fois Athanase fut réellement de quelque utilité à Benjamin, ou du moins il empêcha les limiers que lui-même avait lancés à ses trousses de le dévorer complètement. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’Athanase se chargea du partage des trois mille piastres, que les marchands n’en touchèrent en effet qu’une très petite portion, et qu’à sa nouvelle visite à la ville Benjamin se trouva, à son inexprimable étonnement, devoir de l’argent à tous ses fournisseurs ; mais cette seconde visite n’eut lieu que bien longtemps après la première, et le moment n’est pas venu d’en parler.

VIII.

Nous ne suivrons pas Benjamin dans toutes ses pérégrinations à travers le bazar : il suffit de l’accompagner chez le Grec Cyriagul, parent d’Athanase et maquignon par état. Lui-même se donnait pour marchand de grains ; mais cette profession l’obligeant à entretenir et à employer un assez grand nombre de chevaux, il en avait toujours quelques-uns de fourbus ou d’épuisés, dont il se défaisait volontiers au détriment de ses amis. Athanase avait prévenu Benjamin qu’il allait le conduire chez un des plus habiles connaisseurs en fait de chevaux. — Déguisez un cheval comme il vous plaira, coupez-lui la queue et la crinière, rasez-lui le poil, laissez-le pendant trois semaines sans manger ni boire, déferrez-le, rendez-le boiteux, faites ce que vous voudrez enfin : si ce cheval a une goutte de bon sang dans les veines, dans quelque état que vous l’ayez mis, il le reconnaîtra au premier coup à œil. Je l’ai vu faire des marchés merveilleux. Il acheta il y a dix-huit mois un cheval auquel tous les connaisseurs donnaient vingt ans, et qui paraissait tout au plus pouvoir remuer les jambes. Cyriagul n’écoute personne, il laisse chacun rire et se moquer ; il achète le cheval pour le prix qu’on lui en demande (deux cent cinquante piastres) et l’amène dans son écurie, où il le tient enfermé quarante-sept jours sans le laisser voir à personne. On croyait le cheval mort depuis longtemps, lorsqu’un beau matin (le matin même du quarante-huitième jour) nous voyons paraître Cyriagul monté sur un arabe magnifique, un cheval comme on n’en voit que dans les écuries du padischah. Eh bien ! le croirez-vous, Benjamin de ma vie ? c’était le cheval de deux cent cinquante piastres ! Savez-vous combien il l’a vendu cinq jours plus tard ? Quinze mille piastres !… Et il pleurait encore en empochant l’argent. Il ne l’aurait pas vendu s’il eût osé ; mais le moyen de refuser Mahmoud-Pacha, qui voyageait précisément pour le service des écuries du sultan ? C’est ce même cheval que le sultan montait aux cérémonies du dernier baïram. Vous en ayez peut-être entendu parler ?…

Benjamin avait écouté bouche béante le récit d’Athanase. Comme tous les Turcs, il se connaissait passablement en chevaux ; mais la science des hommes lui manquait complètement. Il croyait à la véracité de tous et s’étonnait d’apprendre tant de choses nouvelles en un jour. Athanase parlait encore lorsqu’ils arrivèrent chez le marchand de grains maquignon Cyriagul. En voyant entrer son cousin accompagné d’un jeune étranger vêtu assez proprement, Cyriagul comprit tout de suite qu’Athanase lui amenait un oison à plumer.

— Nous venons voir tes chevaux, Cyriagul, commença le Grec. Mon jeune ami est connaisseur, et comme je lui ai parlé de ton rare talent et de tes magnifiques bêtes, il a désiré visiter tes écuries. Ce n’est pas qu’il ait besoin de chevaux, c’est simplement par curiosité.

Cyriagul introduisit ses hôtes dans une petite cour fort malpropre, autour de laquelle s’élevaient de petits bâtimens informes construits avec des cailloux et de la boue, recouverts de branches sèches et entrelacées. Chacun de ces petits édifices renfermait plusieurs chevaux attachés par la tête à une longue corde tendue diagonalement sur le sol, et par une jambe de derrière à un piquet. Outre ces deux attaches, chaque animal avait le pied droit de devant rivé au pied droit de derrière par une autre corde qui l’empêchait de marcher et de s’étendre. Un petit sac à moitié rempli d’orge enfermait la partie basse de la tête, et remplaçait la mangeoire. Du fumier desséché et réduit en poudre était ramassé dans un coin de l’écurie, et servait de litière pendant la nuit. L’atmosphère était étouffante, car, outre la présence des chevaux et le défaut absolu d’air, un bon feu flambait dans une cheminée construite sur une estrade en bois à l’extrémité de l’écurie, et cette estrade contenait aussi le lit du palefrenier, dont elle composait tout l’appartement.

Benjamin regarda attentivement tous ces chevaux, et pria Cyriagul d’en faire sortir quelques-uns dans la cour, où l’on pourrait les mieux examiner. Cyriagul s’empressa de le satisfaire, mais Athanase hochait doucement la tête en souriant d’un air fin, sans prononcer un mot. Aucun des chevaux choisis par Benjamin n’était remarquablement beau ; l’un d’eux cependant, quoique de race complètement turque, et non pas arabe, ni kurde, ni turcomane, avait d’assez jolies formes, les jambes fines, les reins cambrés, et paraissait devoir être léger à la course. Lorsqu’Athanase s’aperçut que Benjamin était prêt à faire un choix tolérable, il s’approcha du jeune homme, et lui dit à voix basse : — Benjamin, mon ami, prenez garde à ce que vous faites ; ne voyez-vous pas ce petit bouquet de poils blancs au-dessus de la lèvre ? Vous savez bien ce que cela signifie ? Au nom d’Allah, pas d’imprudence !

— Vous avez raison, effendi ; mais je pensais que ce pouvait être la cicatrice de quelque blessure faite par la bride.

— Il n’y a pas de blessure là-dessous ; jamais les chevaux de Cyriagul ne sont blessés. Non, c’est un signe, et des plus funestes[3]. D’ailleurs il n’a pas de sang ; c’est un cheval bien rembourré, et rien de plus. Regardez celui que je vais faire sortir, et ouvrez bien les yeux.

Benjamin se garda bien de négliger cette précaution ; mais quelqu’ouverts qu’ils fussent à l’avance, ses yeux se dilatèrent encore infiniment plus lorsque le cheval ainsi annoncé parut à la suite d’Athanase, qui le traînait par le licou. C’était ce que nous nommerions tout simplement une rosse, et même une rosse à sa dernière phase de dépérissement. La tête basse, les flancs vides et haletans, les membres lourds et engorgés, le poil galeux, l’œil éteint, les oreilles longues et pendantes, rien n’y manquait. Athanase fit le tour de la cour en tirant le licou, puis il vint se placer au centre, et, appelant Benjamin, il lui dit à voix basse et avec précipitation : — Laissez-moi faire, voilà ce qu’il vous faut ; c’est le pendant du cheval dont je vous parlais tout à l’heure, mais Cyriagul fera tout son possible pour le garder.

La dernière partie de cette allocution fit grand plaisir à Benjamin, qui, ne souhaitant pas le moins du monde devenir le possesseur de l’animal et craignant d’offenser Athanase en exprimant une autre opinion que la sienne, se rassura en se disant que l’entêtement de Cyriagul le tirerait d’embarras sans qu’il eût à s’en mêler directement. Aussi se promit-il de ne point prendre part à la discussion ; pourtant il se hasarda à demander d’un ton soumis à Athanase : — Ne vous semble-t-il pas qu’il boite ?

— Boiter, lui ! répondit Athanase avec l’accent de la plus profonde compassion ; mon pauvre enfant, ne dites donc pas de pareilles choses. Ne savez-vous pas que tous les chevaux véritablement arabes marchent de cette manière lorsqu’ils ne sont pas montés ? S’il marchait autrement, ce cheval-ci ne vaudrait pas un pour cent de son prix.

— Ah ! répondit Benjamin, je l’ignorais en effet. Et croyez-vous qu’il puisse jamais engraisser ? Il a l’air tout à fait étique.

— Il engraissera un peu, mais pas beaucoup ; s’il était tout rond comme celui que vous aviez choisi, ce ne serait pas un arabe.

Benjamin allait dire que le mal ne serait pas grand, mais il se retint de peur d’offenser son susceptible protecteur, et il n’ajouta qu’une seule remarque : — Croyez-vous qu’il y voie de l’œil droit aussi bien que de l’œil gauche ?

— Pourquoi pas ? Ah ! à cause de ce reflet blanchâtre que vous apercevez dans la prunelle ? C’est le reflet de ce mur blanc qui est là en face de lui ; passez de l’autre côté, et vous verrez que le reflet blanchâtre y est également.

Benjamin fit le tour du cheval comme Athanase le lui demandait, et en levant au hasard la tête, il aperçut celui-ci tenant un mouchoir blanc de façon qu’il se réfléchît dans la prunelle du cheval comme dans un miroir. Athanase allait recommencer ses grossiers mensonges, lorsqu’il aperçut le mouvement de Benjamin. Celui-ci baissa aussitôt les yeux comme s’il eût été surpris commettant une mauvaise action. Le Grec remit précipitamment le mouchoir dans sa poche, sourit, toussa, et conclut en disant : — Il y voit à merveille, soyez-en convaincu.

Pour rien au monde, l’honnête Benjamin n’eût voulu paraître en douter ; il répondit donc : — Si vous pensez que ce cheval me convienne, et que Cyriagul consente à me le vendre, je l’achèterai volontiers.

Quoiqu’il ne s’attendît pas au choix étrange qu’Athanase venait de faire au nom de son protégé, Cyriagul ne perdit pas la tête, et demanda sur-le-champ un prix dix fois trop fort, mille piastres.

— Pouah ! s’écria Athanase d’un air de dédain ; me prenez-vous pour un enfant ? Voulez-vous vendre ce cheval, ou ne le voulez-vous pas ? Et si vous le voulez, qui donc vous le paiera mille piastres ici ?

— Je vais l’aller vendre ailleurs.

— À Constantinople par exemple, n’est-ce pas ?… Allons donc ! songez à qui vous parlez. Et le voyage, et les frais de nourriture pendant la route, et si le cheval tombe malade, car il n’est pas en bon état au moins… Oui, oui, je sais bien ce que vous allez dire, ajouta-t-il en voyant que Benjamin passait lentement la main sur les flancs haletans de la pauvre rosse ; je sais aussi bien que vous que cela tient à la courroie dont vous avez trop serré les nœuds lors de cette course que votre cheval a gagnée. — Benjamin retira sa main et prit un air plus satisfait. — Mais cela n’empêche pas, continua Athanase, que ce cheval ne demande des soins, une bonne nourriture, un bon traitement, et ce régime que vous et moi connaissons seuls. Et en vérité si ce n’était précisément ce régime que je puis enseigner à mon jeune ami, je ne lui conseillerais jamais d’en faire l’acquisition. Voulez-vous sept cents piastres ?

— Impossible.

— Eh bien ! nous trouverons ailleurs. Partons, mon jeune ami ; j’ai autre chose en vue pour vous.

— Voyons, mon cousin, ne soyez pas si dur pour les pauvres gens. Donnez-moi ce que vous voudrez au-dessus des sept cents piastres et n’en parlons plus.

— Envoyez le cheval près de la fontaine, au khan des voyageurs, où demeure mon jeune ami. Quant au paiement, vous viendrez le chercher chez moi ; mais ne vous flattez pas de recevoir un para au-delà de sept cents piastres. Ah ! j’oubliais, le licou est compris ? (C’était un bout de vieille corde noué autour de la tête de l’animal.

— Oh ! cousin, noble effendi, seigneur, vous êtes en vérité trop dur pour un pauvre diable tel que moi. Ajoutez dix piastres pour le licou…

— Pas un para, ai-je dit ; le licou par-dessus le marché, ou rien n’est fait.

— Hélas ! hélas ! vous êtes le maître. À la prochaine fois du moins traitez-moi avec plus de charité. Me le promettez-vous ?

— Oui, oui, je t’aiderai à te refaire sur quelque riche étranger à la prochaine occasion.

Cyriagul essaya bien encore de se défaire d’un autre cheval et de tous les vieux harnais dont il ne se servait plus, mais Benjamin était devenu pensif, et Athanase craignait que la petite scène du mouchoir ne lui fût restée dans l’esprit. Aussi s’empressa-t-il de le distraire en le conduisant d’abord dans un café où il commanda des pipes et des liqueurs que Benjamin paya, et ensuite chez d’autres marchands où l’équipement du jeune volontaire fut complété.

J’ai hâte d’en finir avec ce triste épisode. Aussi me bornerai-je à exposer brièvement quelle fut, après l’achat du cheval borgne, la conduite d’Athanase vis-à-vis de Benjamin. L’obligation pour les trois mille piastres que le fils du paysan avait empruntées de Michel demeura entre les mains d’Athanase, qui se réservait d’en faire usage plus tard. Chacun des fournisseurs qu’Athanase se chargea de satisfaire avec les trois mille piastres en question ne reçut qu’un faible à-compte sur le prix des objets achetés par Benjamin, de telle sorte que la très grande partie des trois mille piastres demeura dans les poches d’Athanase. Ce fut également entre les mains d’Athanase que Benjamin déposa une traite sur son père de la somme qu’il croyait due à son futur chef militaire pour la faveur qu’il lui accordait en l’admettant dans ce corps d’élite imaginaire destiné à fournir des officiers, et il va sans dire que jamais Athanase ne déboursa un denier pour cet objet. Il y a plus, le gouvernement turc, ayant alors grand besoin de soldats, payait une prime à tout volontaire bien bâti, bien monté et bien équipé, qui s’offrait à le servir, et cette prime, qui fut remise à Athanase pour qu’il la transmît à son jeune ami, alla tenir compagnie aux autres sommes dont le pauvre Benjamin avait été dépouillé. Si l’on se dit maintenant que ces innombrables mensonges, ces ruses multipliées, ces intrigues compliquées et ténébreuses formaient l’occupation constante, et remplissaient exclusivement la vie d’Athanase, on aura une idée, quoique faible encore, du type oriental que j’appelle le fourbe grec d’Asie, et dont il est inutile de faire ressortir la parenté manifeste avec un type parisien depuis longtemps célèbre au boulevard.

Benjamin aurait donné beaucoup pour revoir sa famille et pour prendre congé de sa belle-sœur. Depuis qu’il se sentait séparé d’elle par son enrôlement dans l’armée, il ne se souvenait plus de ses doutes, de ses craintes, de ses colères, et il retrouvait au fond de son cœur affligé toute la tendresse et tout le pur amour qui avaient fait pendant tant d’années le bonheur de sa vie ; mais Athanase ne lui laissa pas même le temps de la réflexion, et le lendemain du jour qui vit Benjamin revêtu des insignes militaires, le jeune homme reçut l’ordre de rejoindre son corps, parti la veille, pour prendre part aux opérations commencées par les Turcs et leurs alliés d’Occident contre les Russes.

Laissons le fils de Mehemmedda s’essayer dans la rude carrière où l’ont entraîné les conseils intéressés d’Athanase. Il est temps de revenir vers la paisible demeure qu’il a quittée, et dans laquelle l’habile Grec, alléché par les confidences du jeune paysan, se promet bien de venir exercer au premier jour son talent de fascination.

Le départ de Benjamin pour la ville et son séjour prolongé à Angora n’avaient nullement étonné sa famille. On était habitué aux longues excursions que le jeune homme entreprenait sous le moindre prétexte. On attribuait son retard aux mille distractions qu’une ville même d’Asie peut offrir au campagnard qui la visite. Un soir cependant que la famille se reposait des travaux des champs, assise sous les grands arbres qui enveloppaient et couvraient presque entièrement de leur épais feuillage la rustique habitation, un habitant du village voisin, qui revenait du marché hebdomadaire d’Angora, s’approcha du groupe, et, après avoir adressé les civilités d’usage à Mehemmedda et à ses fils, il ajouta : — J’ai vu votre fils qui se porte bien, et qui m’a semblé très satisfait de son nouvel état.

— Quel état ? demanda le père, non sans quelque inquiétude.

— Comment ? ignorez-vous qu’il s’est enrôlé volontairement dans l’armée ? Je croyais que cela avait été convenu à l’avance entre vous, et je vous demande pardon si j’ai commis, sans le vouloir ni le savoir, une indiscrétion.

— Nous n’avons rien à vous pardonner, mon ami ; mais je ne saurais en dire autant de ce garçon, qui depuis quelque temps me semble avoir perdu l’esprit. Et voilà donc où il en est arrivé avec ses humeurs sombres, ses absences soudaines et inexplicables, ses propos incohérens et bizarres !

Et le pauvre père pressa le paysan de questions. — De grâce, dit-il, apprenez-nous tout ce que vous savez. Dans quel corps est entré mon Benjamin ? Dans les kavas du caïmacan sans doute, puisqu’il n’y a pas de troupes en garnison dans notre province. Pourra-t-il venir nous voir souvent ? C’est un caprice sans doute, un caprice d’enfant, comme il en a eu déjà tant depuis quelques mois ; ce n’est rien de plus. Oui, je vois ce que c’est ; il s’est querellé avec sa fiancée et avec sa belle-mère. Voilà ce qui explique ce beau coup de tête. Cela ne durera pas, ajouta Mehemmedda en élevant la voix pour que les femmes, qui s’étaient éloignées à la vue de l’étranger, l’entendissent ; non, ce ne sera que l’affaire de quelques jours.

— Je crains, mon cher voisin, que cela ne soit plus long que vous ne le pensez. Il doit avoir quitté la ville ce matin. Il allait rejoindre son capitaine, qui était parti hier pour Amasia d’abord, et pour Constantinople ensuite, à ce que je crois ; car ce corps-là marche vers la Circassie, m’a-t-on dit, et il faut bien passer par Constantinople pour aller en Circassie, n’est-ce pas, voisin ?

Cette nouvelle répandit la consternation et l’inquiétude dans la maison du paysan. Benjamin était-il donc un véritable soldat, tel que ceux dont le passage à travers la vallée avait excité la curiosité, l’admiration et un secret effroi parmi les jeunes membres de la famille ? Dès le lendemain, cette incertitude fut dissipée par l’arrivée d’Athanase, qui se présenta à Mehemmedda comme l’ami intime de son jeune fils. — C’était à lui, disait le Grec, que Benjamin s’était adressé afin d’obtenir les moyens de satisfaire son goût pour le métier des armes. Après avoir vainement tenté de lui faire abandonner une résolution aussi grave et aussi pénible pour sa famille, Athanase avait consenti à se charger d’apprendre à Mehemmedda la fâcheuse résolution de Benjamin. Le Grec ajouta que le jeune homme avait été vivement recommandé par lui à ses chefs, qu’il trouverait en eux tous les égards auxquels un volontaire d’aussi bonne famille et aussi estimable par son mérite personnel avait droit, que sa protection ne cesserait jamais de l’accompagner dans ses voyages et ses divers résidences, enfin qu’il s’offrait de bon cœur comme intermédiaire entre la famille du paysan et le jeune soldat.

Dans sa première visite, Athanase employa ce rare talent de séduction qui ne manquait presque jamais son effet. Il loua la salubrité de l’air et la pureté des eaux de la vallée, qui suffisaient à ranimer en un instant un appétit aussi blasé que le sien. Il but le café de Mehemmedda et fuma son tabac avec délices ; le bekmès, le fromage, le beurre, le miel et les pâtisseries de la ménagère lui allèrent droit au cœur. Le bon vieillard, déjà charmé, mena son hôte visiter ses troupeaux, ses poulains et ses jumens, et il entendit pour la première fois de sa vie des éloges sur son intelligence et sur son habileté qui le remplirent d’une douce satisfaction. Athanase comprit en un instant toute l’étendue des ressources du vieillard, et il se promit bien de tirer profit des renseignemens obtenus. C’était une mine d’or qu’il venait de découvrir ; mais il lui fallait d’autres conquêtes encore que celle des deniers de Mehemmedda. La confession de Benjamin au sujet de sa belle-sœur et de ses charmes était demeurée gravée dans sa mémoire. Dans les folles explications de Benjamin, il avait promptement reconnu l’existence du véritable et pur amour qui s’ignore encore, et il se disait, en fin connaisseur qu’il était, que la femme assez séduisante pour inspirer une telle passion, assez innocente pour ne pas la deviner, devait être fort supérieure à toutes celles dont il se voyait entouré. Lors de l’arrivée d’Athanase sous le toit du paysan, Sarah s’était d’abord enveloppée de son grand voile, puis elle s’était retirée dans l’intérieur de l’appartement, pour ne plus faire dans la salle commune que de courtes apparitions ; mais un rapide coup d’œil avait suffi à Athanase. — Voilà donc une femme ! s’était-il dit avec joie. Si je ne me suis pas complètement rouillé dans cette maudite province, deux mois ne seront pas écoulés, mon pauvre Benjamin, que la sorcière dont tu redoutais le magique ascendant aura complètement oublié sa victime.

Après avoir dupé le frère d’Osman, Athanase se flattait donc de séduire sa veuve, et la famille du brave Mehemmedda devenait pour l’aventurier grec l’objet d’une campagne en règle dont il nous reste à raconter les opérations.

  1. Voyez la livraison du 1er novembre.
  2. Je ne trace pas tout à fait ici un portrait de fantaisie. J’ai voyagé en compagnie de l’étrange personnage qui figure dans cette histoire, et dont je me borne à changer le nom. J’ai retenu un des récits que me faisait cet homme, que j’ai dû employer comme guide et interprète. Pendant une journée de marche qui nous avait conduits au milieu d’un ravin dominé par des rochers à pic, il me racontait les scènes de carnage dont ce ravin avait été le théâtre. Lui-même un jour s’y était trouvé au milieu d’une quarantaine de morts et de mourans, que des bandits avaient abandonnés dans ce lieu désert, probablement à la suite d’une lutte acharnée. Il s’était approché d’un blessé gémissant, et il se préparait à lui porter secours, lorsqu’une voix se fit entendre au-dessus de sa tête : « Passe ton chemin sans t’arrêter ni regarder derrière toi, Athanase ; je te connais, et je serais fâché qu’il t’arrivât malheur ; mais si tu t’arrêtes ici, je ne pourrai rien pour toi. — Laisse-moi emporter ce blessé, et je pars, répondit l’intrépide Athanase, le bon Samaritain. » La réponse se fit attendre un moment, mais elle fut favorable. « Soit, reprit la voix ; mais toi et lui, oubliez ce que vous avez vu ici, ou vous aurez à vous en repentir. » Athanase avait reconnu la voix : c’était celle d’un ancien ami, devenu chef de brigands ; mais il garda fidèlement le secret, et il ne s’en était pas mal trouvé, m’a-t-il dit.
  3. Les Turcs, ainsi que les Arabes, reconnaissent dans la disposition du poil des chevaux l’influence que l’animal aura sur son cavalier. Certain bouquet de poils retourné de telle façon signifie par exemple, que le maître du cheval sera tué en guerre. Ces signes sont quelquefois cause qu’un beau cheval est vendu pour rien, et qu’un autre est payé dix fois sa valeur.