Un paysan turc/03

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Un paysan turc
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 12 (p. 506-531).
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IX.

Une fois certain d’être bien accueilli dans la maison du paysan, Athanase y multiplia ses visites, et il ne tarda pas à y compter autant d’amis que le père de Benjamin avait de fils et de petits-fils. Quant à Mehemmedda lui-même, de nouveaux modèles d’instrumens d’agriculture, des semences de fruits étrangers, suffirent pour lui rendre nécessaires les conseils et la présence d’Athanase. Enfin les belles-filles de l’honnête cultivateur en vinrent aussi à s’intéresser au visiteur officieux qui leur ménageait l’occasion d’acheter à moitié prix tantôt des bas ou des gants de laine d’Angora, tantôt des étoffes nouvellement arrivées de Brousse, qui n’étaient en réalité que le rebut des manufactures de la Suisse. Un homme si habile en fait d’achats ne devait pas posséder à un moindre degré le génie de la vente : aussi le paysan lui avait-il confié le soin de placer à de bonnes conditions ses laines, son riz et tous les produits de sa terre. Ces marchés, où Athanase déployait réellement une admirable adresse, ne rapportaient cependant à Mehemmedda que la moitié à peine du revenu ordinaire de son travail. Quand le paysan hasardait une observation à ce sujet, Athanase lui répondait sans hésiter que l’excédant de la somme reçue comptant lui serait payé en nature par tous les marchands de la ville, devenus ses débiteurs, et Mehemmedda s’abandonnait naïvement à cette illusion, qu’une démarche de sa part auprès des marchands pouvait dissiper d’un instant à l’autre ; mais le vieillard, trop confiant, reculait sans cesse l’accomplissement de son projet de voyage à la ville, et Athanase se promettait bien de l’ajourner indéfiniment.

Ce qui avait amené Athanase chez Mehemmedda, c’est, je l’ai dit, l’espoir de gagner les bonnes grâces de Sarah. Toutefois le Grec était trop habile pour attaquer directement la belle veuve : il commença par vanter à la jeune mère la beauté et l’intelligence de son petit garçon. Ne fallait-il pas à cet enfant si bien doué un guide éclairé qui prît soin de sa jeunesse ? Le laisserait-on végéter dans l’ignorance et dans la grossièreté ? Ressemblerait-il aux habitans de la campagne ou à ceux de la ville ? — Sarah était ainsi amenée à comparer involontairement les rustiques populations qui l’entouraient avec la société de Constantinople, dont elle regrettait sans cesse les mœurs élégantes. Elle se demandait avec tristesse si le fils de son cher Osman était irrévocablement condamné à mener la vie d’un paysan. Athanase comprit bientôt le trouble que les éloges donnés au fils provoquaient chez la mère, et il sut l’exciter encore par d’adroites insinuations. Il saisit enfin un moment favorable pour s’offrir à élever lui-même le fils de Sarah, à orner ce jeune esprit des trésors d’instruction qu’il prétendait avoir recueillis dans le cours de son orageuse existence. Un moment interdite, Sarah ne put opposer aux ouvertures d’Athanase que de faibles objections. Elle ignorait, disait-elle, si ses parens seraient assez riches pour payer à leur juste valeur des leçons si précieuses. Athanase ne demanda pour prix de ses peines que l’amitié de la jeune veuve, et celle-ci ne répondit qu’en portant respectueusement la main du Grec à ses lèvres. Un moment déconcerté par cette naïve démonstration, Athanase se remit bien vite, et son regard s’arrêta sur Sarah avec une expression tellement protectrice et paternelle, que la pauvre femme ne put concevoir aucune défiance. S’il lui avait adressé la parole avec l’accent de la tendresse et du dévouement, la belle veuve eût pu s’alarmer ; mais du moment que l’officieux Grec prenait avec elle les manières d’un protecteur et d’un maître, quelle raison avait-elle de le redouter ?

En peu de temps, Athanase devint l’oracle de la famille. On le consultait sur toute chose, sur le moment propice aux semailles et à la récolte, sur la manière de tondre les chèvres et de soigner le bétail, sur les variations du temps, sur le prix des denrées, sur l’emploi de l’argent, sur la santé des femmes et des enfans. Toute la maison prenait un air de fête dès qu’on entendait résonner le pas de son cheval. Les mets les plus délicats, les fruits les plus exquis, le café de Moka et le tabac de Latakié, tout ce qui faisait l’orgueil ou la jouissance de Mehemmedda et des siens lui était prodigué. Qui l’eût vu ainsi entouré, choyé, fêté par cette honnête et simple famille, l’eût pris sans doute pour un protecteur généreux, pour le fondateur désintéressé de ce bonheur et de cette prospérité domestique. Pour être juste même envers Athanase, j’avouerai qu’il rendit à la famille de Mehemmedda des services réels, qu’il donna tantôt à l’un, tantôt à l’autre, plus d’un bon conseil. Cette intimité l’enrichissait néanmoins au-delà de ce qu’on pourrait supposer. Non-seulement il vivait, ainsi que son cheval, aux dépens de Mehemmedda aussi souvent et aussi longtemps qu’il le voulait, mais j’en ai assez dit sur lui pour qu’on se rende compte du prix qu’il mettait à son rôle de négociateur universel. Mehemmedda ne vendait ni n’achetait une livre de farine, une poignée de sel, une botte de paille, une peau de martre, qu’Athanase ne se réservât le quart, la moitié, les trois quarts du prix arrêté entre le vendeur et l’acquéreur. Il avait repoussé l’idée d’accepter des émolumens pour l’office de précepteur du petit Osman, mais il acceptait sans scrupule tous les présens qui lui étaient offerts par la famille reconnaissante. Ce n’est pas pour tout le monde, disait-il souvent, ce n’est pas pour tout le monde que j’exercerais ainsi ma patience à instruire un enfant sans recevoir de récompense ; mais grâce à Dieu la cupidité n’a jamais été mon défaut. L’argent ne me manquait pas jadis, et je l’ai répandu autour de moi, sans jamais compter, jusqu’à ce que je me sois vu à sec : maintenant que je n’ai plus d’argent à donner, je prodigue mon temps et mes connaissances avec le même plaisir. — Et chacun admirait ce grand cœur et cet aimable esprit, qui faisait et disait les choses autrement et mieux que tout le monde.

Qu’en pensait Sarah, et quelle part occupait-elle dans les projets de l’habile aventurier ? Athanase, on le sait, n’était rien moins que jeune et beau : une Européenne eût même trouvé ridicule cet homme à la chevelure orangée et aux vêtemens rapiécés ; mais nulle part je n’ai vu la beauté aussi peu recherchée ni aussi mal appréciée qu’en Orient. Une femme de quinze ans éprise d’un vieillard de quatre-vingts est un spectacle qui n’étonne personne, et un tout jeune homme épousera une femme assez âgée pour être sa grand’mère sans éprouver la moindre répugnance et sans se rendre ridicule. J’ai vu bien des hommes mariés à plusieurs femmes, et jamais je n’ai remarqué que la plus belle fût la préférée. Ni l’âge ni la laideur d’Athanase ne pouvaient donc être comptés comme préservatifs contre l’amour qu’il s’efforcerait d’inspirer, et pour le coup sa résolution était bien arrêtée de se faire aimer de Sarah. Il imagina d’abord de la traiter en maître attentif et bienveillant, mais impérieux, de l’accoutumer petit à petit à la soumission et à l’obéissance, de ne pas lui laisser concevoir la possibilité de la révolte ou de la résistance, et une fois établi sur ce pied, de disposer d’elle comme le maître dispose de son esclave. Ce plan de campagne échoua. Sarah exécutait en silence tous les ordres qu’Athanase lui donnait pour constater son empire, mais elle s’arrangeait de façon à paraître devant lui assez rarement pour ne pas être trop exposée à subir son ascendant ; Athanase avait oublié que Sarah n’avait point passé par l’esclavage pour arriver à la couche nuptiale, et que le rôle du maître n’était pas associé dans ses souvenirs avec ceux de l’amant ou de l’époux. Il changea donc son plan d’attaque et prit l’attitude d’un esclave soumis ; il redoubla de soins pour le petit Osman. — Cet enfant a une intelligence extraordinaire, disait-il à la jeune mère, et si vous me confiez entièrement sa direction, je vous promets d’en faire un grand homme ; mais il faut que personne ne se place entre lui et moi. Je l’aime comme s’il était mon fils, et je ne suis jamais aussi heureux que lorsqu’il est auprès de moi. — Athanase ne laissait échapper non plus aucune occasion de faire montre de sa prétendue science médicale. — Qu’a donc Osman aujourd’hui ? disait-il par exemple. Je suis sûr qu’il a la fièvre. Eh ! mon Dieu oui, et une forte fièvre encore. Que lui donnez-vous quand il a la fièvre ? — Mais… rien, répondait Sarah. — Est-il possible ! — Hélas ! effendi, reprenait la mère confuse et alarmée, que pouvons-nous faire ? que savons-nous ? Nous ne sommes que de pauvres Turcs ! — Allons, allons, ce ne sera rien, disait Athanase avec une superbe assurance, je suis arrivé à temps. Et le Grec tirait de sa poche un papier contenant quelques-unes de ses fameuses pilules qu’il faisait immédiatement avaler au pauvre enfant. Il promettait une guérison instantanée, et sans craindre de se tromper, puisque la maladie n’existait que dans sa fertile imagination ; mais la reconnaissance de Sarah était aussi vive pour ces bienfaits imaginaires qu’elle l’eût été pour des services réels.

Faut-il le dire ? Sarah ne voyait pas sans une vague satisfaction d’amour-propre cet homme si généralement admiré et redouté, cet homme dont la supériorité n’était contestée par personne, s’occuper constamment d’elle et des siens, passer à ses côtés des heures et des journées. Athanase lui parlait des pays étrangers, des mœurs bizarres qu’il y avait remarquées, des aventures et des périls qu’il avait bravés. C’était l’éternelle scène d’Othello et de Desdémone qui se jouait sous les arbres séculaires d’une vallée de l’Asie-Mineure, avec cette différence que Desdémone n’était pas une grande dame oubliant le monde entier pour s’attendrir aux récits du More, et que le More lui-même n’était ici qu’un habile aventurier qui n’éprouvait nul embarras à raconter des exploits imaginaires. Athanase possédait quelque instruction acquise pendant son séjour en Europe, et se composait des doctrines scientifiques assez curieuses avec les souvenirs de ses conversations ou de quelques lectures superficielles. Ce qu’il savait était peu de chose, mais il n’en fallait pas beaucoup pour intéresser et surprendre un esprit naïf et inculte comme celui de Sarah. Cueillait-elle une fleur, Athanase lui débitait gravement quelques notions banales de botanique. Le temps se couvrait-il de nuages, Athanase se mettait d’un ton solennel à discourir de météorologie. Quelquefois même, à la vue d’un ciel étoilé, il faisait à Sarah tout un cours d’astronomie, où son éloquence pittoresque se déployait à l’aise. Sarah se sentait transportée dans un monde nouveau, un monde d’enchantemens et de prodiges ; tout dans la nature lui semblait renfermer de sublimes mystères, et elle eût voulu ne jamais se séparer de celui qui pouvait seul les lui révéler. Aimait-elle Athanase ? Non sans doute, mais elle s’habituait à invoquer en toute occasion son omniscience. Sans cesse elle repassait dans sa mémoire les brillans récits d’Athanase, et pourtant elle éprouvait aussi parfois des mouvemens d’aversion et de frayeur en réfléchissant à l’étrange influence que cet homme, un chrétien, un Grec, avait prise sur elle. Fallait-il que son image fût toujours présente à sa pensée ? Fallait-il que ce souvenir impur se mêlât à toutes ses affections ? Que deviendrait-elle s’il s’éloignait jamais, et ne pouvait-il pas un jour demander à Sarah de partir avec lui ? L’image de Benjamin lui apparaissait alors, et des sentimens confus et douloureux s’éveillaient dans son âme. Durant les premières semaines qui avaient suivi son départ, elle ne s’était préoccupée que du changement apporté par ce départ même à l’avenir de sa fille ; mais depuis qu’Athanase s’était en quelque sorte emparé d’elle, Benjamin ne s’offrait plus à son imagination troublée que comme un défenseur et quelquefois comme un juge sévère et irrité. Que dirait-il s’il la voyait ainsi dominée par un Grec ? Comprendrait-il l’espèce de fascination exercée sur elle, l’attrait que lui inspiraient ces récits surprenans et ces explications merveilleuses ? ou bien ne verrait-il dans tout cela qu’un faux et misérable prétexte à une intrigue criminelle ? Et en se posant cette question, Sarah sentait le sang lui monter au visage et son cœur battre avec violence, car les leçons d’Athanase, certaines de ses leçons du moins, avaient été pour elle le fruit défendu ; elles lui avaient donné la science des choses qui font rougir.

La veuve d’Osman ne s’expliquait que trop bien maintenant les bizarreries du caractère de Benjamin, et cette découverte lui causait une émotion à la fois douce et pénible, mais entièrement différente de celle qu’elle éprouvait en voyant Athanase ou en songeant à lui. Plus d’une fois aussi, en regardant ce front sombre, ce visage flétri, elle s’était tout à coup souvenue des grands yeux noirs, tantôt si doux et si tristes, tantôt si fiers ou si brillans de gaieté, du teint si uni, des formes si grêles, mais si gracieuses de Benjamin, et un trouble singulier s’était emparé d’elle. Athanase en réalité avait travaillé à son insu, en faveur de son rival. Sarah savait, grâce à lui, qu’une femme à vingt-six ans n’est pas vieille dans les quatre parties du monde, que les mariages conclus dès le berceau ne sont pas pour cela décrétés dans le ciel, et qu’une jeune fille de onze ans, au lieu d’être une femme, n’est véritablement qu’une enfant.

Athanase devinait cette révolution ; il l’avait prévue, et il se promettait d’en tirer parti. Comment ? C’est ce qu’il n’avait pas encore arrêté. Se contenterait-il de faire de Sarah sa maîtresse ? Ce projet avait un défaut capital. Grec, ou, si on le préfère, poète malgré ses vices et ses bassesses, Athanase aimait à se lancer dans les entreprises dont le but se perdait dans les nuages. Le proverbe vulgaire : « un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, » n’eût jamais été pris pour devise par l’ex-banquier. Non-seulement il préférait l’avenir au présent, mais c’étaient les brouillards de l’avenir qu’il chérissait par-dessus tout, parce qu’il pouvait élever derrière ces voiles les plus magnifiques constructions. Disposer en maître des biens de Mehemmedda, c’était à coup sûr pour Athanase, qui ne possédait pas un sou vaillant, un grand progrès vers la prospérité ; mais Athanase n’eût jamais su s’en contenter. D’ailleurs était-il bien prudent pour un Grec et un raïa d’entretenir des relations amoureuses avec une musulmane dans une campagne à quelques lieues d’une petite ville, c’est-à-dire là où nul secret n’est gardé, où tout se sait, se répète et se commente, dans une province où le fanatisme religieux existe encore avec toute sa férocité ? Athanase aimait beaucoup les aventures, mais il préférait les moins dangereuses.

Le second projet était plus en harmonie avec les instincts à la fois timides et aventureux du Grec : enlever Sarah ou se faire suivre par elle à Constantinople, c’était s’assurer peut-être la faveur d’un prince régnant qui leur distribuerait à pleines mains l’or et les pierreries ! Feraient-ils ou feindraient-ils d’avoir fait quelque découverte extraordinaire qui, célébrée par des journaux achetés, les mènerait tout droit à la fortune ? Vendraient-ils à des spéculateurs confians une mine, de diamans en Asie-Mineure, et s’arrangeraient-ils pour en toucher le prix à l’avance ? Offriraient-ils à une congrégation religieuse l’honneur de leur conversion ? L’arène était vaste, illimitée, telle qu’il la fallait à l’esprit entreprenant d’Athanase ; mais on est forcé de reconnaître que ces brillans desseins étaient à peu près inexécutables. Comment enlever Sarah sans avoir toute la province à sa poursuite ? comment la cacher à Constantinople, ne fût-ce que le temps nécessaire pour se préparer à un plus long voyage ? Où trouver les premiers fonds indispensables à l’exploitation d’un plan industriel ? Tout ce qui semblait s’opposer à l’exécution de son projet ne faisait, à vrai dire, que le rendre d’autant plus cher à Athanase, dont le naturel tendait plutôt à la spéculation qu’à l’action. Heureusement pour Sarah, ce fut à cette dernière combinaison qu’il s’attacha, en rejetant la première, dont la réussite eût amené la perte irréparable de la pauvre enfant, avec la ruine de la prospérité si laborieusement acquise par Mehemmedda et sa famille.

X.

Que devenait pourtant Benjamin ? La trahison d’Athanase lui avait été bientôt révélée, et il s’était vu subitement dépouillé de son argent, privé de sa liberté et forcément séparé de tous ceux qu’il aimait. C’était une forte et grande leçon que recevait Benjamin. Le monde lui apparaissait tout à coup sous un aspect complètement nouveau. Il avait parcouru en quinze jours cent fois plus de pays qu’il n’en avait vu dans tout le cours de sa vie antérieure. Il entendait résonner autour de lui des langages inconnus ; il voyait les types nouveaux de races étrangères ; il s’initiait à des usages et à des croyances dont il n’avait jamais conçu la moindre idée ; il se sentait comme transporté dans des sphères mystérieuses et enchantées. Un doute immense, universel, s’empara bientôt de lui : il étouffa tous ses autres sentimens, sans en excepter les regrets et l’indignation. Rêvait-il ou veillait-il ? avait-il réellement passé les dix-sept années de sa vie sans sortir de l’étroite vallée qui occupait si peu de place sur la terre ? Le monde n’était-il pas exclusivement peuplé de musulmans ? Y avait-il en dehors de l’empire ottoman de grands pays et de grandes nations, de belles et de bonnes choses, du bonheur et de la vertu ? En même temps que ce doute infini, une soif inextinguible d’apprendre et de connaître s’éveilla en lui ; il oublia qu’il avait espéré se trouver un beau matin général en chef ou même grand-vizir, et qu’il n’était qu’un simple soldat, exposé à la bastonnade et fort peu certain de parvenir seulement au grade de sergent. Que lui importait ? Il venait d’entrevoir des mondes nouveaux et merveilleux ; il voulait en mesurer l’étendue, en sonder les profondeurs, en admirer les magnificences. Dès-lors on ne le vit plus que dans la société des officiers francs. Il questionnait chacun et toujours, s’évertuant à apprendre les langues étrangères. Ses nouveaux camarades, s’amusant de son ardente curiosité, essayèrent plus d’une fois de l’enivrer avec des liqueurs fortes pour jouir du spectacle d’un musulman ivre ; mais ils échouèrent. Rien n’avait d’attrait pour Benjamin que la recherche de notions nouvelles. Tout son passé était concentré pour lui dans un seul souvenir, et ce souvenir était celui de Sarah.

Le jeune soldat écoutait avidement les récits d’aventures, d’intrigues et d’amours que ses camarades échangeaient journellement autour de lui, et le jeune volontaire en vint sans peine à comprendre que la sorcellerie dont il s’était cru l’innocente victime n’avait rien de diabolique. Cette découverte le transporta de joie ; il n’avait donc nul besoin de fuir l’enchanteresse ; le mariage était un remède bien plus facile et plus doux, et son bonheur ne dépendait que de lui. Telle fut d’abord sa pensée ; mais plus tard, et en fréquentant une société plus éclairée que celle des drogmans et des sous-officiers de son corps, il découvrit que les mots amour et bonheur n’avaient pas pour toutes les âmes la même signification. Il comprit que l’amour n’obéissait pas au commandement, qu’il existait un bonheur dont il n’avait jamais eu l’idée, qu’aucun trésor ne pouvait acheter, et qui consistait à être aimé non moins qu’à aimer. À peine eut-il compris ce bonheur nouveau, qu’il lui parut mériter seul ce nom si beau, et qu’il éprouva un désir ardent de le goûter. Les récits d’événemens où une femme jouait le principal rôle, les éloges donnés devant lui au caractère et aux vertus d’une femme le plongeaient dans une sorte d’extase. Il était de ceux qui ont besoin d’aimer au-dessus d’eux-mêmes, et le choix que son cœur avait fait involontairement de celle qu’il s’était accoutumé à regarder comme sa belle-mère témoignait assez de cette disposition de son cœur. Lorsque enfin le premier rayon de lumière eut pénétré dans son âme, lorsqu’il comprit qu’il aimait et que l’objet aimé était une femme raisonnable et sensible, il s’abandonna à des transports de joie qui étonnèrent singulièrement ses camarades. Il voyait clair devant lui, dans son avenir ; toutes ses agitations s’évanouissaient à tout jamais : il épouserait sa belle-sœur, il la conduirait là où son mérite serait apprécié ; il lui rendrait les leçons qu’il en avait reçues dans son enfance ; il s’instruirait pour l’instruire, et il la formerait à l’image de ces héroïnes célèbres dont ses rêves étaient remplis. Mais l’aimerait-elle ? Lorsqu’il se posa pour la première fois cette question, Benjamin fut saisi d’un tremblement nerveux si violent, qu’il dut s’asseoir pour ne pas tomber. Pourquoi ne l’aimerait-elle pas ? Benjamin cependant voulait être aimé de cet amour nouveau qu’il avait longtemps éprouvé sans le comprendre, et qu’il chérissait comme un trésor depuis qu’il le comprenait. Cet amour-là, serait-il assez heureux pour l’inspirer à Sarah ?

Le sort voulut que son régiment fût appelé à Constantinople. Les Anglais, les Français et les Piémontais y affluaient en ce moment. Benjamin ne fraya qu’avec les Européens, et négligea complètement ses compatriotes. En peu de temps, il apprit suffisamment de français, d’anglais et d’italien pour lire assez couramment les ouvrages écrits dans ces trois langues. Il se livra aussitôt à l’étude avec une ardeur fébrile. Les sciences exactes et naturelles le charmaient outre mesure ; mais ce qui le passionnait par-dessus tout, c’était une certaine partie de la morale d’Occident. Tout ce qui se rattachait à la condition des femmes dans la société des chrétiens et au sentiment d’honneur chez les hommes lui semblait dicté par une voix divine. Il portait la tête plus haute, et ne rougissait plus depuis qu’il avait compris les lois de l’honneur et reconnu qu’il était assez bien doué pour les suivre. Le mépris dû au lâche et à la lâcheté, le déshonneur et la honte qui accompagnent le mensonge et la fraude, le respect que personne ne refuse au courage et à la loyauté, cela formait pour Benjamin un code suprême, répondant aux secrets instincts qui l’avaient tourmenté dès son enfance. D’éblouissantes clartés pénétraient dans la nuit de sa conscience, dans ces épaisses ténèbres qui avaient failli plus d’une fois le rendre fou. Celui qui eût rencontré Benjamin dans les rues de Péra dix mois après son arrivée à Constantinople n’eût certes pas reconnu le jeune garçon fantasque, ignorant et irritable, qui faisait pleurer sans cesse sa future épouse et sa belle-mère. Il avait grandi de toute la tête, son teint avait pris le coloris de la santé. Ses yeux, toujours beaux, mais jadis effarés et hagards, rayonnaient maintenant de la douce satisfaction que procurent aux nobles âmes la connaissance de leur devoir et la certitude de l’avoir rempli. Mince et agile, sa taille avait pourtant une certaine dignité. On ne savait trop, en le voyant pour la première fois, à quelle race il appartenait. Malgré certains traits qui révélaient une origine asiatique, on ne pouvait reconnaître dans Benjamin ni un Grec, ni un Arménien, ni un Osmanli !… Et pourtant c’était un Osmanli, mais un Osmanli du XIXe siècle, un jeune Turc, un de ces hommes comme il en naît aux époques de crise et de transformation chez les nations qui ne sont pas condamnées à périr.

Benjamin s’était créé de nombreuses relations dans la société franque de Péra, et ses supérieurs, qu’il rencontrait dans plusieurs maisons, le traitaient avec bienveillance, comme ils eussent traité leur égal, quoiqu’il ne fût encore que caporal. Un jour qu’il était allé rendre visite à la femme de son colonel, il entendit plusieurs officiers, Polonais de naissance, mais au service de la Porte-Ottomane, parler en plaisantant, et avec mépris, du défaut d’ardeur guerrière qu’on remarquait chez le soldat turc. Ces messieurs ignoraient que Benjamin pût les entendre, et ils racontaient force anecdotes dont la morale était toujours que le Turc est naturellement poltron. Benjamin resta triste pendant toute la soirée, et il se retira de bonne heure en se plaignant d’une migraine. Le lendemain, la gaieté ne revint pas, et le séjour de Constantinople lui fut bientôt si odieux, qu’il obtint non sans peine d’être envoyé sur les frontières de la Géorgie, dans un régiment qui était destiné à secourir la ville de Kars, et qui n’avait pas encore réussi à traverser l’étroit espace qui sépare les montagnes de la Géorgie et de la Circassie de l’extrémité de la Mer-Noire.

Lorsque Benjamin rejoignit son nouveau régiment, il le trouva opérant sa retraite des environs de Kars, que les Russes avaient prise, à travers quelques districts de la Géorgie, y commettant des actes de cruauté gratuits, et excitant jusqu’à la fureur le ressentiment et l’indignation de populations belliqueuses et vindicatives. Il assista à d’horribles scènes de carnage, et il ne fut pas tout d’abord fort bien accueilli par ses camarades, auxquels la douceur et la générosité de son caractère faisaient l’effet d’un reproche, ou tout au moins d’un blâme indirect. On l’appelait tour à tour devriche[1], papas, jacoubi (juif), fellah, ce qui, dans le jargon du soldat turc, veut dire plus ou moins clairement lâche et hypocrite. L’un des officiers polonais qui avaient médit des soldats osmanlis en présence de Benjamin se trouvait faire aussi partie du même corps, et souriait dédaigneusement lorsqu’on lui rapportait quelque trait d’humanité dont Benjamin s’était rendu coupable. Benjamin souffrait cruellement ; mais, il faut l’avouer, il n’était pas encore assez avancé en civilisation pour connaître le moyen d’imposer silence à ses détracteurs, ni peut-être pour l’employer, s’il l’eût découvert. Il n’eût jamais songé que ces jeunes gens si amoureux de la bravoure, si dédaigneux pour la timidité, ne cesseraient de le plaisanter que si la plaisanterie devenait dangereuse.

Un jour pourtant le sort le favorisa. Benjamin marchait à l’avant-garde, le long d’un étroit défilé que dominaient de deux côtés des rochers abrupts, élevés et superposés les uns aux autres comme des rochers d’opéra, c’est-à-dire de façon qu’il fût possible à un bon nombre d’hommes armés et même de cavaliers de s’y tenir complètement cachés. Cette fois comme toujours, les Géorgiens avaient été avertis à l’avance de la marche du régiment turc, de l’heure à laquelle il traverserait le défilé, du nombre d’hommes qui le composaient, des malades qu’il traînait à sa suite, etc. Les malades et les blessés étaient placés pêle-mêle dans des paniers sur des mulets, entre le corps d’armée et l’arrière-garde : mais, soit que les soldats composant l’arrière-garde eussent émigré séparément ou en petits détachemens vers le centre, soit pour toute autre cause, le fait est qu’avant d’entrer dans le défilé, les malades et les blessés se trouvaient former eux-mêmes l’arrière-garde. Déjà la tête de la colonne sortait du défilé et débouchait dans la plaine, se félicitant que le secret de la marche eût été si bien gardé, et que les terribles rochers ne recelassent aucune bande géorgienne, lorsqu’un coup de fusil, parti on ne sait d’où, abattit un mulet chargé de malades. Des gémissemens répondirent au coup de fusil, mais c’étaient de faibles gémissemens, et le coup de feu était parti d’un enfoncement si peu sonore, que les soldats déjà parvenus dans la plaine ne pouvaient l’entendre. Les agresseurs décidèrent sur-le-champ qu’ils tomberaient sans faire de bruit sur les blessés pour les dépouiller, s’emparer de leurs montures, les massacrer ou les épargner selon l’occasion. À peine les malheureux comprirent-ils le danger qu’ils couraient, que tous appelèrent d’une voix mourante leurs compagnons valides. En vain les féroces Géorgiens les menaçaient de la mort, s’ils ne se renfermaient dans un silence absolu, en vain plusieurs de ces menaces furent-elles exécutées : les morts ne criaient plus, mais les mourans n’en criaient que plus fort, et les assaillans exaspérés commençaient à faire main basse sur le convoi tout entier, sans perdre plus de temps en vaines recommandations. Cependant quelques cris étaient parvenus aux oreilles des soldats défilant dans la plaine. Les officiers de l’avant-garde s’aperçurent alors que le bataillon destiné à protéger les blessés avait rejoint le corps principal, au lieu d’escorter le convoi. On apprit en même temps que les blessés venaient d’être abandonnés sans défense aux montagnards, qui avaient commencé à les massacrer. Un cri, poussé d’abord par un petit nombre, retentit : « Sauvons nos frères ! » Ce cri ne tarda pas à trouver des échos, et les Turcs, entraînés par leurs chefs, vinrent disputer aux Géorgiens le convoi que, dans un moment de coupable insouciance, l’arrière-garde avait abandonné.

Benjamin déploya dans cette affaire un courage héroïque. On le vit constamment au plus fort du combat, se précipitant au-devant de tous les coups qui menaçaient l’un de ses camarades. Son sang coulait déjà de deux blessures, qu’il ne s’en apercevait pas. Le Polonais qui avait parlé si légèrement devant Benjamin du courage des Osmanlis était aussi dans la mêlée, où il se comporta en brave, mais non pas avec cet élan d’enthousiasme qui décide le succès. Il calculait, examinait, mesurait ses forces, ses moyens, et malgré toutes ces précautions il se vit bientôt dans le plus grand danger. Quatre Géorgiens l’avaient attaqué à la fois. Il se défendait admirablement, mais ses forces commençaient à s’épuiser. Pendant que trois Géorgiens l’attaquaient de face, le quatrième s’était jeté légèrement de côté, puis il avait fait un pas en arrière, et levait déjà son poignard pour frapper le Polonais, lorsque Benjamin, que le danger attirait, comme l’eau attire le chameau du désert, s’élança au secours de son camarade, et commença par terrasser le rusé Géorgien. Les assaillans abandonnèrent aussitôt le Polonais pour tomber sur Benjamin, mais ils rencontrèrent une vaillante résistance et durent se décider à la retraite. En ce moment même, le combat finissait à l’avantage des Turcs, et Benjamin, que l’officier polonais venait de proclamer son sauveur, put se dire avec une légitime fierté qu’il avait pour sa part largement concouru au succès. C’est ce que reconnurent d’ailleurs les chefs de la colonne, qui le félicitèrent chaudement sur son courage et le promurent au grade de iuz-bachi. À la fin de cette journée mémorable, Benjamin se sentit comme transformé ; il était désormais possédé de cet amour du péril, de ce besoin de nobles émotions, qui sont le propre des âmes courageuses et des natures vraiment fortes.

À dater de ce jour aussi, les occasions de manifester ces instincts généreux ne manquèrent pas à Benjamin. Y avait-il une mission dangereuse à remplir, Benjamin en était chargé. On le plaçait tour à tour à l’avant-garde, à l’arrière-garde ou au centre, selon la position de l’ennemi. Loin de s’en plaindre, Benjamin n’était jamais plus content que lorsque la fusillade résonnait à ses oreilles et que les balles sifflaient autour de sa tête. Son cœur battait de joie, ses yeux lançaient des flammes, et il enviait ceux de ses camarades que la mort saisissait au milieu de l’ivresse des combats, qu’il voyait tomber à ses côtés, le sourire du triomphe sur les lèvres. Ces camarades-là n’étaient peut-être pas très nombreux ; mais quand on est emporté, comme l’était alors Benjamin, par l’enthousiasme, le jugement le plus net s’obscurcit, et l’on aperçoit des sourires sur les lèvres les plus douloureusement contractées, de même que les sons les plus discordans se changent pour l’oreille enivrée en une musique de fête.

Cette brillante série de combats eut une fin cependant. La guerre était terminée. Le corps dans les rangs duquel servait Benjamin regagna Constantinople. Hélas ! le jour du retour et du repos, si beau pour la grande majorité des soldats, fut des plus tristes pour le pauvre Benjamin. Le jeune héros s’aperçut pour la première fois que ses jambes étaient raides et douloureuses ; le lendemain amena une autre découverte : son bras droit n’exécutait guère que la moitié des mouvemens exécutés par le bras gauche. À quelques jours de là, une toux accompagnée d’oppression se déclara. Enfin, quand Benjamin se vit installé avec son régiment dans la capitale de l’empire, il était perclus de tous ses membres, menacé de pulmonie, atteint d’une maladie de foie, et souffrait d’un ébranlement au cerveau, le tout ayant éclaté le lendemain du danger.

Les Turcs, grands et petits, ne sont ni ingrats ni insensibles. La maladie de Benjamin ne lui fit perdre aucun des avantages que son mérite lui avait valus. Il fut nommé koulassy (major), et reçut un congé de trois mois pour aller rétablir sa santé dans son pays natal. En Europe, une promotion n’a souvent d’autre résultat qu’un changement dans l’uniforme et dans le traitement. En Orient, la promotion de capitaine à major transforme l’homme presque en entier. Un capitaine turc est un pauvre diable marchant à pied, jouissant des misérables appointemens de cent vingt ou cent trente piastres par mois (vingt-cinq francs à peu près), partageant le logis et la gamelle du soldat, s’il ne préfère coucher à la belle étoile et vivre de pain sec. Un major est un tout autre homme. Il a touché le premier échelon de cette prodigieuse échelle en diamans des fonctions publiques de l’Orient, dont chaque degré est couvert d’or, de palais, de jardins, de houris terrestres, etc. Jadis, au sommet de cette prestigieuse échelle, on trouvait presque toujours le cordon ; mais aujourd’hui la plus éclatante disgrâce se résume dans un exil qui laisse au disgracié la libre disposition de ses trésors et la faculté même d’en acquérir de nouveaux. Tel est l’heureux résultat de l’adoucissement des mœurs.

Mais où donc m’égaré-je ? Benjamin n’est disgracié ni d’après l’ancienne, ni d’après la nouvelle méthode ; tout au contraire il fait aujourd’hui le premier pas dans la voie des honneurs, et je n’ai qu’à expliquer brièvement ce qu’il faut entendre par cette première station. Un major turc est un officier supérieur ; il peut ajouter à son nom le titre de bey. Il est censé posséder quatre chevaux, puisqu’il reçoit de l’état des rations calculées en conséquence. Il a une suite, c’est-à-dire un ou deux palefreniers qui l’accompagnent à pied, lorsque lui, le major, chevauche à travers les rues de Stamboul ou de Pera. Il a un tchiboukdj (allumeur de pipe) qui le suit de même, son long tuyau en bois de jasmin posé sur l’épaule, comme un fusil sur celle du soldat. Il a un kaïvédj (verseur de café) et quelques autres domestiques, dont la presque unique occupation est d’escorter le maître dans ses courses et de passer le reste du temps à dormir, manger, boire et fumer. Voilà ce qu’est un major en Turquie, et voilà ce qu’était devenu le fils de Mehemmedda, le paysan natolien : un grand personnage, comme vous voyez, jouissant de tous les privilèges du rang et de la fortune, y compris la faculté d’emprunter indéfiniment de l’argent à tous les Juifs, Arméniens et Grecs de l’empire, dont la lâcheté naturelle n’est pas rassurée par vingt années d’un régime libéral, et qui n’ont pas encore osé se dire qu’ils peuvent aujourd’hui, sans mettre leur précieuse existence en péril, refuser de prêter leurs trésors aux plus grands pachas du monde.

XI.

Le jour même où Benjamin obtenait son congé et le titre de major, il entrait en pleine convalescence. Aussi une semaine s’était à peine écoulée depuis sa nomination, que le jeune paysan, devenu bey, reprenait gaiement le chemin de sa vallée natale, qu’il avait quittée triste et inquiet dix-huit mois auparavant. Il était bien changé. Les énergiques et sérieux instincts que Benjamin avait apportés de ses montagnes avaient aisément triomphé des influences délétères sous lesquelles son frère Osman avait succombé. Dupe en premier lieu d’Athanase et en butte plus tard aux mauvais traitemens de ses camarades, le jeune fils de Mehemmedda n’en sortait pas moins vainqueur des pénibles épreuves qui avaient marqué sa première rencontre avec les réalités de la vie. Son intelligence s’était rapidement développée, comme se développeraient tant d’intelligences que l’état présent de la société orientale condamne à sommeiller incultes, et qui n’attendent peut-être pour s’épanouir avec puissance qu’une impulsion favorable. Benjamin ne voyait pas moins clair maintenant dans son cœur que dans son esprit. Il savait qu’il aimait depuis sa plus tendre enfance, et il se disait tout bas qu’il n’était pas haï ; cependant il ne voulait former aucun projet d’avenir avant d’avoir revu Sarah, avant d’avoir obtenu d’elle une réponse sincère. De la décision de la belle veuve allait dépendre la destinée du jeune bey. Il se marierait avec Sarah, qui le suivrait à Constantinople, et alors il voyait s’ouvrir devant lui toute une perspective d’indicibles félicités, ou bien il retournerait seul et sans murmurer vers la capitale, où l’accomplissement des austères devoirs du chef militaire l’occuperait exclusivement. L’idée d’épouser la fille de Sarah, la petite Attié, ne lui vint pas même à l’esprit. Il n’y avait plus pour lui dans ce monde qu’une seule femme, et cette femme était Sarah. Benjamin était bien véritablement amoureux, et l’amour qui était entré dans son cœur n’était ni oriental, ni occidental ; c’était l’amour de tous les pays et de tous les temps. Quelquefois il se demandait tristement s’il était encore attendu sous le paisible toit qui abritait sa famille, qui abritait Sarah. Ne le croyait-on pas mort ? ne l’avait-on pas oublié ? Le long veuvage de Sarah n’avait-il pas pris fin ? Si Benjamin essayait de se rassurer en se disant que chacun la considérait comme une vieille femme, il ne pouvait retenir un sourire mélancolique en se représentant une belle femme de vingt-cinq ans sauvegardée par ce seul préjugé, et il tremblait en songeant aux mille circonstances qui pouvaient guérir l’aveuglement de ses voisins, ou amener dans la vallée quelque étranger plus clairvoyant qu’eux. Pourquoi toutes ses lettres étaient-elles demeurées sans réponse ? Benjamin se posait cette question cent fois par jour sans jamais y trouver de solution satisfaisante. Le fait est qu’Athanase avait intercepté toutes les épîtres de Benjamin à ses parens, non toutefois sans les avoir lues et avoir pris connaissance de la transformation prodigieuse qui s’était opérée à l’avantage de son ancienne victime. Depuis quelque temps seulement, Athanase ignorait le sort de Benjamin, car Benjamin, découragé par le silence de ses parens, avait renoncé à toute correspondance. Ni sa promotion au grade de capitaine et à celui de major, ni ses blessures et la nouvelle de son prochain retour n’étaient parvenues aux oreilles d’Athanase, et celui-ci se berçait encore de la pensée que Benjamin était tombé sous quelque balle géorgienne, alors que celui-ci n’était plus qu’à peu d’heures de la maison paternelle.

Mais à mesure qu’il en approchait, Benjamin se sentit saisi d’une timidité et d’une anxiété si douloureuses, qu’il se décida à visiter d’abord la ville d’Angora, pour y apprendre des nouvelles de ses parens. Il envoya ses gens en avant avec ordre de lui retenir un logement dans l’un des khans consacrés aux voyageurs, et lui-même prit un chemin détourné qui menait à la ville, en suivant le sommet des collines au milieu desquelles s’abritait sa chère vallée. C’était un sentier bien connu de Benjamin, qui l’avait parcouru mille fois dans son enfance, tantôt seul ou avec d’autres enfans ses camarades, tantôt avec l’un de ses parens ou avec Sarah elle-même. Que de souvenirs ce sentier et ce paysage rappelaient au jeune major ! Il lui semblait qu’un jour ne s’était pas écoulé depuis que ses regards s’étaient arrêtés sur ces objets si familiers. Arrivé sur une hauteur couronnée de térébinthes et de genévriers, de laquelle on découvrait la maison de Mehemmedda, Benjamin sentit comme un brouillard s’étendre sur ses yeux ; il tira la bride de son cheval, mit pied à terre et s’assit sous un arbre. L’habitation de son père était bien là, entourée d’arbres que la vigne sauvage parait de ses festons ; il reconnaissait le champ où les blés commençaient à jaunir, la prairie où erraient les troupeaux ; un peu plus loin, il distinguait la petite rivière qui coulait derrière un rideau de noyers à l’exubérant feuillage. Rien n’était changé, mais il régnait autour de l’habitation de Mehemmedda un calme, un silence si profonds, que Benjamin ne put se défendre d’un mouvement de terreur. On eût dit que la maison était déserte. Pour se rassurer, le jeune homme eut besoin de se dire qu’on était à l’heure la plus brûlante d’un jour d’été, que la famille n’osait en ce moment s’exposer à l’ardeur du soleil ; il se rappela d’ailleurs que plus d’une fois, à son retour des champs, il avait été frappé par l’air de solitude et d’immobilité qui régnait autour de la chère maison, tandis qu’à l’intérieur tout était joie et animation. Tout en réfléchissant ainsi, Benjamin promenait des regards curieux sur le paysage qui réveillait en lui de si douces impressions d’enfance, quand son attention se concentra soudain sur un objet qui parut exciter au plus haut degré sa surprise : c’était un cheval richement sellé et harnaché, retenu par la bride à l’un des arbres qui bordaient la rivière. Où était le cavalier ? À qui pouvait appartenir cette monture assez richement équipée ? Le cavalier serait-il dans la maison ?… Mais un hôte de Mehemmedda aurait conduit son cheval à l’écurie, et ne l’aurait pas abandonné dans la campagne. Benjamin se leva, sauta en selle ; un moment il dirigea son cheval vers la vallée, puis, obéissant à l’un de ces mouvemens d’indécision et de timidité puériles qu’il n’avait encore pu vaincre, il fit volte-face, et sans regarder en arrière, il prit à toute bride le chemin de la ville.

Arrivé à Angora, il se hâta de recueillir des renseignemens sur sa famille. Le premier informateur qui s’offrit à lui, ce fut le khandj (le maître du khan). Ce vénérable personnage, possesseur d’une barbe aussi longue et aussi blanche que celle d’un muphti, presque aussi bavard et aussi menteur qu’Athanase lui-même, vint à la rencontre de l’hôte illustre dont la suite était arrivée quelques heures auparavant, l’aida à descendre de son cheval et le conduisit avec respect dans l’appartement retenu et disposé pour lui. C’était une chambrette ressemblant pas mal à une cellule de chartreux ou même à un cachot, donnant par une porte et par une fenêtre haute sur le portique qui entourait la cour carrée. Le plancher avait été récemment balayé ; les toiles d’araignée formant draperies le long des murs avaient disparu sous une poignée de plumes d’oie servant de plumeau ; des tapis avaient été étendus sur le sol humide par les gens de Benjamin ; des coussins étaient disposés en forme de divans le long des murs, et d’autres tapis pendus devant la porte et la fenêtre. On voyait des coffres épars çà et là. Un petit meuble en bois d’ébène incrusté en nacre et en écaille, tenant le milieu entre la table et l’écritoire, occupait un coin du divan et sur un grand panier turc placé à terre entre le divan et la cheminée était disposé un élégant service à café en porcelaine de Chine. Une collection de pipes et de narghilés complétait l’ameublement improvisé par les serviteurs du major. L’un d’eux attendait son maître, une robe de chambre déployée à la main ; un second lui présentait des pantoufles en maroquin jaune, un troisième allumait une pipe à son intention, et les autres versaient le café dans une tasse, brossaient le tapis à mesure qu’un pied chaussé se posait dessus, ou vaquaient à quelque autre détail du service turc, tandis que les palefreniers étaient occupés et même affairés autour du cheval du koulassy.

Benjamin subit patiemment toutes les cérémonies exigées par l’étiquette orientale ; il échangea son habit contre sa robe de chambre, ses bottes contre ses pantoufles, s’assit sur le divan, but du café et fuma sa pipe, puis, en homme bien élevé qu’il était, il engagea le khandj à faire comme lui, c’est-à-dire à s’asseoir, boire et fumer. Ni Benjamin ni le khandj n’avaient encore prononcé un mot, les règles de la politesse turque s’opposant à ce qu’on se hâte d’entamer la conversation, lorsque la voix du muezzin annonça que l’heure de la quatrième prière du jour était venue. Un tapis de Smyrne, dont le dessin irrégulier se terminait en pointe à l’une des extrémités, était étalé dans un coin de l’appartement et disposé de façon que cette pointe fût tournée vers l’orient. Un des domestiques de Benjamin s’approcha de son maître, tenant une aiguière d’une main, une cuvette de l’autre et une serviette sur le bras. Benjamin se lava dévotement les mains et la barbe, après quoi il se prosterna dix ou douze fois sur le tapis, la tête tournée du côté de la pointe, les bras tantôt croisés sur la poitrine, tantôt pendans le long des cuisses. Les prières terminées, il se replaça sur le divan, reprit sa pipe et commença la conversation avec le khandj.

Benjamin s’était aperçu que son hôte ne le connaissait pas, et, jugeant l’incognito favorable à ses projets, il s’informa, comme l’eût fait un étranger, du caïmacan régnant, de l’époque de son arrivée, du pays d’où il venait, etc. Du caïmacan, il passa au cadi, à tous les conseillers, au muphti ; puis il s’enquit de la population grecque et arménienne, des banquiers, des négocians les plus riches. Une fois sur ce terrain, Benjamin demanda le nom et l’adresse du banquier correspondant avec Constantinople, et par l’intermédiaire duquel il lui serait possible de faire venir son argent.

— Je ne saurais trop vous dire, excellence, répondit le khandj, car depuis la dissolution de la fameuse compagnie de Natolie (il y avait de fameux brigands dans cette compagnie, excellence), je ne sache pas qu’il y ait de correspondance régulière entre cette ville et la capitale pour le transfert de l’argent, si ce n’est au moyen du tatar. Il y a bien plusieurs négocians qui font des affaires avec Constantinople, mais il n’y a dans leurs relations avec cette ville rien de fixe, rien de régulier. Vous pourriez cependant vous adresser à Alexandre le maçon, ou bien encore à Christophe le fourreur… Mais, tenez, il me vient une idée qui pourrait bien être bonne. Connaissez-vous Athanase ? (Benjamin haussa les épaules avec un geste négatif.) Non ? continua le khandj ; ah ! c’est un étrange personnage ! Athanase est un Grec, un chien, mais habile, adroit, délié. Il ne possède rien, et il est toujours cousu d’argent. Athanase connaît tout le monde à Constantinople ; c’est l’homme qu’il vous faut.

— Ah !… Et où demeure-t-il ?

— Il demeure dans le quartier grec. Un de mes serviteurs vous conduira chez lui, si vous le voulez ; mais je crains que vous ne le trouviez pas : il est absent, j’en suis presque certain.

— Et savez-vous où il est ?

Le khandj sourit, secoua la tête, haussa les épaules, porta la main à sa barbe, puis à son nez, regarda Benjamin en dessous, puis le regarda en face, et, riant tout à fait, il répondit : — Je crois que je le sais, oui, et je ne suis pas le seul à le savoir. Ces choses-là se savent toujours.

Pendant que le khandj s’égayait ainsi sur le compte d’Athanase, la pensée de Benjamin s’était reportée, je ne sais pourquoi, sur le cheval richement harnaché qu’il venait de voir retenu à un arbre près de la maison de son père.

— L’endroit où se trouve Athanase est-il loin d’ici ? demanda le bey après un court silence.

— Oui, c’est loin pour un homme qui a tant d’affaires, et la femme qu’il va voir fait perdre bien du temps à ce pauvre Athanase.

— Il est donc question de mariage ?

— Non pas ! excellence, y pensez-vous ? un Grec épouser une musulmane ! Oh non ! il n’est pas question de mariage, mais il est amoureux, voilà tout.

— Amoureux d’une musulmane ! Comment l’a-t-il vue ? où la voit-il ? quelle est cette femme ?

— Elle habite la campagne avec sa famille, c’est-à-dire la famille de son mari, car elle est veuve depuis fort longtemps, et qui plus est, elle est vieille, puisqu’elle a une grande fille à marier ; mais ces chrétiens ont d’étranges goûts ! Athanase est amoureux de cette Sarah comme il le serait d’une femme de douze ans. Il la dit belle, spirituelle, gracieuse.

— Comment a-t-il l’audace de parler ainsi d’une musulmane ? N’a-t-elle pas des parens pour la défendre ?

— Elle a des parens, c’est vrai : un vieux beau-père qui n’y voit goutte, des beaux-frères qui ne songent qu’à manger et à dormir, Athanase fait toute sorte d’affaires avec les parens ; il vend la laine des chèvres du vieux paysan, le riz du frère aîné, les pommes du second ; que sais-je, moi ? Il leur promet des profits, des richesses sans fin, et en attendant il dispose de tout dans la maison. Moi, cela m’inquiète. J’en ris quelquefois, parce que ces choses-là, ce n’est jamais bien triste ; mais je n’en préférerais pas moins le voir amoureux d’une Grecque, — sans compter qu’il parle d’enlever cette femme et de la mener à Constantinople ! Enfin c’est une vraie folie !

Benjamin allait adresser au khandj de nouvelles questions, mais il s’arrêta au moment de demander si Sarah consentait à suivre Athanase, si elle l’aimait, etc. Prolonger cet interrogatoire, n’était-ce pas dévoiler à un confident fort peu discret ses sentimens les plus intimes ? Il laissa donc le khandj discourir à son aise sur mille autres sujets insignifians jusqu’à l’heure où il lui plut de se retirer. Une fois seul, Benjamin eut encore à réprimer un mouvement de fiévreuse impatience. La nuit était close, ses chevaux étaient fatigués, ses gens endormis. Quelque envie qu’il eût de partir sur-le-champ, il fallait remettre le départ au lendemain, sous peine de paraître fou. Il se contenta de faire savoir au khandj que les exigences de son service ne lui permettaient pas de prolonger son séjour dans l’hôtellerie, et qu’il se mettrait en route de bon matin pour éviter les chaleurs.

Trois heures avant le point du jour, le jeune bey avait chaussé ses bottes de voyage et jeté son manteau sur ses épaules ; il sortit de sa chambre sans faire de bruit, et alla droit à l’écurie où son cheval, tout sellé selon l’usage, mangeait sa dernière bouchée de paille. Il le brida, éveilla un seis (palefrenier) qui couchait sur une estrade, à l’extrémité de l’écurie, et le chargea d’avertir ses gens de se tenir prêts à suivre le guide qu’il leur enverrait, après quoi il lança résolument son cheval au galop à travers des rues dont le pavage datait du règne de l’impératrice Hélène. En quelques minutes, il fut dans la campagne, et le soleil n’était pas encore bien haut à l’horizon que Benjamin mettait pied à terre à quelques pas de la maison paternelle. Tout autour de lui respirait le calme, et le doux paysage qu’il avait salué la veille lui apparaissait plus riant encore, noyé dans la blanche lumière du matin ; mais de la maison du paysan le regard de Benjamin se porta presque aussitôt vers les arbres qui bordaient la rivière : le cheval richement sellé et harnaché était encore à la même place, et sans doute il y avait passé la nuit, ce qui, vu la saison et les coutumes du pays, n’avait rien d’extraordinaire. Sous l’impression des récits du khandj, Benjamin se dit cependant que ce cheval toujours prêt au départ pouvait bien être celui d’Athanase, et que sans doute il était là pour servir à un projet de fuite. Attachant aussi sa monture à un arbre, il suivit à pas lents le sentier qui devait le conduire vers l’habitation de Mehemmedda ; mais il venait à peine de s’y engager, que son attention fut éveillée par quelques mots prononcés à voix basse. Ceux qui parlaient devaient être sous les arbres du verger. Benjamin avait reconnu ces deux voix, qui toute la nuit avaient troublé ses rêves : c’étaient celles d’Athanase et de Sarah. Il se rapprocha sans bruit de l’endroit d’où elles partaient, et, caché derrière un buisson, il put ne rien perdre d’un entretien sans doute commencé depuis longtemps, et qui s’animait de plus en plus.

Athanase déclarait qu’il ne pouvait consentir à de nouveaux retards. Pour décider Sarah à la fuite, il parlait de dangers qui les menaçaient : lui, chrétien, accusé d’aimer une musulmane ; elle, Sarah, qu’on soupçonnait de partager cet amour. — Mais, seigneur, répondait Sarah, vous savez bien que ces soupçons ne sont pas fondés, que je suis innocente !… — Comment le prouveras-tu ? reprenait Athanase, et il étalait alors devant la pauvre femme une perspective de persécutions et de calomnies. N’était-elle pas délaissée, méconnue dans sa famille ? On la croyait vieille et laide, tandis que la société de Constantinople serait éblouie de sa beauté ! C’est donc à Constantinople qu’elle vivrait désormais, dans un monde digne de l’apprécier, et à ce propos, voulant prouver à Sarah quel pouvait être le prestige de sa beauté, Athanase eut l’imprudence de rappeler le nom de Benjamin, de raconter la singulière démarche qu’était venu faire près de lui le jeune paysan. Quelle influence exerça sur Sarah ce triste et doux souvenir ? À voir le trouble subit de la jeune femme, Athanase put croire qu’il avait gagné sa cause, alors que Sarah venait au contraire de trouver des forces nouvelles pour la résistance. Aux instances d’Athanase elle opposa ses devoirs de mère, son attachement à l’humble famille dont elle partageait depuis si longtemps les peines et les joies. Il ne restait plus au Grec qu’à user de la force, et il en était à se demander si l’heure était venue de prendre un parti extrême, quand l’apparition inattendue de Benjamin vint fort heureusement enlever Sarah à ses craintes et le Grec à ses hésitations.

Avant que l’un fût revenu de son trouble, et l’autre de sa joyeuse surprise, le jeune homme avait saisi d’une main le bras de Sarah, qu’il attirait vers lui ; de l’autre, il brandissait son épée, sommant son misérable adversaire de se défendre, car en ce moment suprême Benjamin restait encore fidèle aux sentimens d’honneur qui devaient le diriger à toutes les époques de sa vie. Athanase, lui aussi, prenait conseil de l’esprit de ruse qui chez lui ne se trouvait jamais en défaut. — Êtes-vous fou, Benjamin ? s’écria-t-il. La belle plaisanterie !… Pour une vieille femme qui n’appartient à personne ! — Et tout en débitant ce bel exorde, il trouvait le temps de saisir sournoisement un pistolet de poche, de l’armer, enfin d’en presser la détente ; mais la fortune se déclarait décidément contre le Grec, et la capsule éclata sans que le coup partît. Cette fois Benjamin n’avait plus de ménagemens à garder. Il se précipita sur son perfide adversaire, qui chercha, par un effort désespéré, à lui enlever son épée. À peine cependant le bey avait-il réussi à dégager l’arme des mains crispées qui l’avaient saisie, qu’un cri terrible sortit de la poitrine d’Athanase. — Je meurs !… je suis mort !… — Et le Grec tomba lourdement sur la terre. Était-il mort ? était-il même blessé ? Benjamin ne songea pas un moment à se poser ces questions, tant il était persuadé qu’il n’avait plus à ses pieds qu’un cadavre. Épouvanté, stupéfait, tenant dans ses bras Sarah évanouie, le fils de Mehemmedda courut vers la maison, devant laquelle à cette heure matinale quelques-uns de ses frères commençaient à se grouper.

Il déposa Sarah évanouie dans les bras de l’un des jeunes gens, et, ordonnant à un autre de le suivre, il retourna en toute hâte à l’endroit où il avait laissé sa victime.

Au bout d’une grande heure, Benjamin revenait seul et soucieux. Il n’avait point eu cependant à contempler la douloureuse agonie de son ennemi, il n’avait même pas, et là était la cause de son inquiétude, il n’avait pas retrouvé le corps de celui qu’il croyait avoir mortellement blessé. Comment expliquer cette disparition ? Athanase avait-il pu retrouver assez de forces pour se traîner jusqu’à son cheval, également disparu, et regagner la ville ? Après d’inutiles recherches, le frère qui accompagnait le jeune bey avait bien voulu se rendre à Angora pour recueillir quelques indications à ce sujet, et donner en même temps avis à la suite de Benjamin du lieu où elle devait rejoindre son maître.

Rentré enfin sous le toit du paysan, Benjamin trouva toute la famille dans l’agitation. L’évanouissement de Sarah, les mots entrecoupés qu’elle avait prononcés en reprenant ses sens, mais surtout le retour inattendu de Benjamin, la terreur peinte sur son visage, le riche costume militaire qui annonçait son rang, tout cela était plus que suffisant pour donner le vertige à toutes les générations empressées autour du jeune homme. Mais la civilité orientale interdit l’expression d’une curiosité qui peut être importune ou offensante, tandis qu’elle n’autorise personne à parler de ses propres affaires sans invitation préalable. Les sujets de conversation entre Benjamin et ses parens ne manquaient pas d’ailleurs, sans qu’il fût besoin d’entrer sur le terrain défendu des secrets et des mystères. Mehemmedda se sentait heureux de rendre à son illustre fils les honneurs qui lui étaient dus. — à chacun sa place ! disait gravement le vieillard. Nous sommes d’humbles paysans ! il est grand seigneur ; il est bey aujourd’hui ; demain peut-être il sera pacha, qui sait ? grand-vizir…

Quant à Sarah, elle s’était retirée dans sa chambre, d’où elle ne sortit que le soir pour présenter avec un embarras bien concevable sa fille grandie et embellie à son ancien fiancé. Benjamin cependant n’avait d’yeux que pour la mère, et avant l’heure où la famille se sépara, il trouva le temps de demander à Sarah une entrevue dans le jardin dès l’aube du jour suivant.

Le lendemain, sous un berceau de chèvrefeuille, éclairé des premiers feux du soleil, avait lieu l’entretien d’où allait dépendre la destinée de Benjamin. — J’ai désiré vous parler, Sarah, dit d’une voix émue le jeune bey à la belle veuve qui venait de le rejoindre à l’endroit convenu. Oui, j’ai beaucoup de choses, des choses très importantes à vous dire. Il s’agit du bonheur ou du malheur de ma vie entière.

Sarah interdite murmura le nom de sa fille Attié. — Non, reprit Benjamin ; ce n’est pas Attié qui me préoccupe en ce moment. Écoutez-moi, Sarah. Je vous demande une réponse sincère. Quelle opinion aviez-vous de mon caractère avant mon départ ?

Sarah garda le silence, et Benjamin crut deviner sa réponse.

— Une opinion peu favorable, n’est-ce pas ?… Je comprends votre regard. Oui, je devais vous paraître violent, soupçonneux, presque insensé. Eh bien ! faut-il vous avouer la cause de mes emportemens et de mes tristesses ? Je vous aimais, Sarah, je vous aimais avec passion, comme on n’aime guère dans le pays où nous sommes. J’étais jaloux de tous ceux à qui vous parliez, de tous ceux qui avaient une part dans votre tendresse, jaloux de votre fille même… Mais ce n’est pas tout encore. Je me suis imposé cette confession pour châtiment, et je ne dois rien vous cacher. Eh bien ! Sarah, ce qui faisait de mon amour un véritable supplice, c’était la pensée que vous étiez… vieille, et qu’un pareil amour ne pouvait être l’effet que de coupables sortilèges ! Pardonnez-moi (Benjamin avait pu voir un léger sourire errer sur les lèvres de Sarah)… Mon enfance s’était passée tout entière dans cette vallée : comment aurais-je pu m’élever au-dessus des préjugés de ma famille ? Je vous aimais donc, mais en me disant que vous rêviez ma perte, et que cet amour si doux et si poignant à la fois, toutes ces joies et ces tortures pour moi si nouvelles, s’expliquaient par quelque odieux maléfice. Ce que furent alors mes angoisses, qui le saura jamais ? Je partis, je me décidai à fuir ma vallée, ma famille, ma fiancée, vous-même, pour échapper à la folie dont je croyais sentir les premières atteintes. Et, faut-il vous le dire ? je bénis aujourd’hui la résolution qui me jeta au milieu d’une vie toute nouvelle, au milieu de ces Européens que nous considérons comme des barbares, et qui comprennent l’amour comme moi. Oui, dans ce que m’apprirent leurs conversations et leurs livres sur cet amour pur et sublime que les hommes d’Occident vouent à leurs femmes, cet amour qui survit à tout, même à la mort, je reconnus un sentiment étranger aux musulmans, et c’était le sentiment que j’éprouvais pour vous, Sarah ! Combien alors j’eus hâte de vous revoir, de courir vous demander si vous aussi vous pouviez comprendre, éprouver un pareil amour ! Mais je rougissais de reparaître devant vous comme un obscur paysan ; j’étais devenu ambitieux, je voulus non-seulement savoir les langues de l’Occident, mais m’assurer par de nobles actions une position digne de vous. Et c’est au moment même ou j’avais réussi qu’un misérable imposteur…

— Vous n’avez pas cru qu’un chrétien pût me séduire ! s’écria Sarah, rendue en ce moment à l’orgueil de sa race.

— Un chrétien, Sarah ! répéta doucement et non sans tristesse Benjamin. Hélas ! que sommes-nous tous pour nous élever ainsi les uns au-dessus des autres ? Mais, non, je n’ai pas cru qu’un étranger qui n’avait à partager avec vous que la honte d’une vie coupable pût vous séduire. Et pourtant… je vous le demande, Sarah, pouvez-vous m’affirmer sans rougir que cet homme n’a pas laissé de regrets dans votre cœur ?

Sarah ne répondit que par un geste, mais ce geste en disait assez.

— Pouvez-vous, la main dans la mienne, repasser sans trouble dans votre mémoire tous les entretiens que vous avez eus avec lui.

Et en parlant ainsi, Benjamin fixait sur la veuve d’Osman un regard qui aurait voulu pénétrer jusqu’au fond de son âme. Il y avait dans ce regard une sévérité, une tristesse infinies ; mais Sarah le soutint bravement. Pourtant elle ne répondait pas.

— Me comprenez-vous, Sarah ? ajouta Benjamin, dont la voix était devenue tremblante. — Un éclair d’intelligence et de joie brilla subitement dans les yeux de Sarah, en même temps que ses joues se couvraient de rougeur ; mais ce n’était pas la rougeur de la honte ni celle du mensonge qui se sent découvert : c’était une protestation de l’innocence, de la pudeur offensée, pudeur et innocence qui venaient de se reconnaître en interprétant les craintes et les soupçons de Benjamin. Ce trouble ne dura qu’un instant, et le visage de Sarah resplendissait d’une noble et joyeuse assurance, lorsque, fixant son beau regard sur Benjamin, elle lui dit : — Je vous comprends, je vous serre la main, et je vous regarde en face, car il n’y a pas dans toute ma vie un seul instant dont le souvenir puisse me troubler devant vous en ce moment, ni jamais.

— Que Dieu me punisse, reprit Benjamin, si je vous adresse jamais un mot de plus à ce sujet ! Et maintenant une dernière question : pouvez-vous m’aimer ?

— Je vous aime.

— Pouvez-vous, voulez-vous me suivre ? Serez-vous ma femme ?…

— Que je suis heureuse ! allait répondre Sarah, quand elle pâlit et se troubla tout à coup. Elle pensait à sa fille. Benjamin avait compris ce trouble : il devinait des craintes qu’expliquait trop bien l’éducation orientale de Sarah. — Je serai son père, dit-il.

Le même jour, à l’heure où les vieux parens sortaient du harem, Benjamin se présentait devant Mehemmedda pour lui annoncer son intention d’épouser la veuve d’Osman. Le vieux paysan crut d’abord avoir mal entendu ; mais Benjamin répéta nettement sa demande, et la mère de famille s’étant hâtée d’approuver le choix de son fils, le vieillard répondit enfin : — Eh bien ! puisque cela convient à ton excellence, cela me convient aussi, et je suis bien sûr que cela convient mieux encore à Sarah. Tu es née sous une heureuse étoile, ma fille, ajouta-t-il en se tournant vers Sarah. Seulement ne va pas te mettre en tête que Benjamin fera comme moi et qu’il ne te donnera pas de rivales. Tiens-toi toujours prête au contraire à faire bonne mine à la compagne ou aux compagnes qu’il te donnera sans doute, à partager avec elles tout ce que tu tiens de la générosité de ton mari. Et maintenant que Dieu vous couvre de ses bénédictions !

Le frère de Benjamin revint dans le courant de la journée avec les équipages du major. Son visage exprimait une affliction mêlée d’inquiétude. Benjamin le prit à part et reçut de lui d’assez tristes nouvelles. Le bruit s’était répandu de la mort d’Athanase, que des voyageurs avaient rencontré, disait-on, expirant au pied d’un arbre, et avaient ramené à sa mère. Personne ne connaissait la cause de ce déplorable événement. On soupçonnait certains créanciers d’Athanase ; quelques-uns étaient arrêtés, mais l’opinion publique blâmait ces mesures arbitraires, et l’innocence des inculpés était universellement proclamée.

Benjamin prit sur-le-champ son parti. Il pria son père de tout disposer pour que son mariage pût avoir lieu sous peu de jours, et il prétexta quelques affaires qui le forçaient à se rendre sur-le-champ à Angora, où il comptait passer vingt-quatre heures. Il fut plus explicite avec Sarah, et il se mit en route, accompagné seulement de celui de ses frères qui, déjà formé au rôle de confident, se croyait devenu tout à coup indispensable à son excellence. Benjamin alla directement chez le caïmacan, qui lui accorda une audience particulière. Seul avec le gouverneur, le bey lui raconta la tentative de séduction dont il avait cru devoir punir l’auteur. Le caïmacan se caressa la barbe et la moustache, toussa plusieurs fois, et finit par remarquer que le meilleur parti à prendre était le silence. — Puisque le mal est fait, dit-il, à quoi bon en parler ? Cela ne ressuscitera pas le mort. D’ailleurs le mort était très coupable. Séduire une musulmane ! Benjamin-Bey, je vous engage à ne pas ébruiter cette affaire. Il dépend de vous qu’elle n’ait aucune suite.

— Je ne demande pas mieux, répondit Benjamin ; mais je suis venu vous faire ma confession, dans la crainte que d’autres ne fussent soupçonnés et inquiétés pour mon crime. Me promettez-vous de ne poursuivre personne pour ce meurtre ?

— Comme il vous plaira ; mais on trouvera extraordinaire que je n’arrête personne…

— Si j’apprends que quelqu’un souffre pour une action que j’ai commise, je m’accuserai publiquement devant le tribunal.

Le caïmacan regarda fixement Benjamin comme s’il eût voulu découvrir le motif caché qui lui dictait une conduite aussi bizarre. L’expression du visage de Benjamin l’embarrassa, et il abandonna aussitôt un examen dont il n’espérait aucun résultat. La conférence terminée, le caïmacan se dit à part lui : — Quel baragouin parle-t-il donc, ce jeune homme ? Je ne comprends pas la moitié de ce qu’il dit.

De retour chez lui, Benjamin trouva toute sa famille occupée à préparer la robe de noce de Sarah et les friandises pour le banquet de rigueur. Une semaine se passa ainsi, après laquelle Benjamin, certain de posséder une femme digne de lui, prit congé de ses parens et se dirigea vers Constantinople, avec sa compagne et son cortège ordinaire.


Ici s’arrête l’histoire du jeune fils de Mehemmedda, qui s’apprêtait, comme on vient de le voir, à concilier heureusement les honnêtes et laborieux instincts d’un paysan d’Asie-Mineure avec les nobles ambitions qu’éveille la civilisation occidentale dans toute âme bien douée. Le bonheur des deux époux fut-il dès les premiers jours réellement sans mélange ? Un an après son mariage, Benjamin, il faut bien le dire, était encore sujet à des distractions singulières. Son regard semblait se perdre dans le lointain, son front se plissait, et il ne sortait de cet abattement qu’en poussant un profond soupir, comme s’il eût voulu soulager sa poitrine du poids qui l’oppressait.

Un jour enfin qu’assis sur un divan il lisait les journaux d’Europe, tandis que Sarah achevait de déjeuner avec ses enfans, Benjamin poussa une exclamation de joie qui fit lever la tête à sa jeune femme. Le visage du bey s’était subitement illuminé.

— Qu’y a-t-il ? dit Sarah.

— Tu m’as souvent reproché certains momens de tristesse qui m’obsédaient même auprès de toi. Ils ne reviendront plus désormais. Je croyais avoir commis un meurtre, et j’apprends qu’il n’en est rien. Je puis maintenant remercier Dieu, je puis t’embrasser sans regrets ni remords.

Et Benjamin sortit tout joyeux après avoir embrassé sa femme. Le journal était resté sur le divan. Sarah le prit, le parcourut, et ses yeux s’arrêtèrent sur un passage où éclatait la verve toute méridionale d’un correspondant établi dans une des principales villes de l’Occident. « Notre monde élégant, disait l’auteur de la lettre, est fort préoccupé en ce moment de l’arrivée dans ces murs d’une illustre victime des révolutions de l’Orient. Le prince Alexandre d’Arménie se trouve parmi nous. Impliqué dans une conspiration célèbre, il combattit vaillamment les oppresseurs de son pays, et fut laissé pour mort sous des monceaux de cadavres. Recueilli par une pauvre veuve qui le tint caché dans sa cave pendant plusieurs mois, il parvint enfin à s’échapper et à poser le pied sur cette terre de liberté et de sécurité universelle que nous sommes fiers d’appeler notre patrie. Le prince a réussi à emporter avec lui de précieux écrins ; mais des pierreries ne pouvant être échangées à toute heure contre de l’argent comptant sans subir de grandes pertes, ses amis ont résolu d’ouvrir à son insu une souscription dont le montant est destiné à subvenir à ses besoins les plus pressans. Cette souscription portera le titre de « prêt national en faveur d’une généreuse victime de l’oppression ottomane. » Elle sera remboursée aux souscripteurs avec le produit de la première vente des pierreries apportées par le prince. Ceux qui désireraient contempler les traits expressifs et réguliers de cet homme véritablement extraordinaire peuvent se rendre tous les jours au casino de ***. On pourra ainsi admirer l’un des plus beaux types de la beauté virile chez les peuples orientaux. » Ici se plaçaient quelques lignes qui avaient toute l’exactitude d’un signalement, puis un avis en grosses lettres indiquant le casino choisi par l’illustre exilé pour sa résidence habituelle, ainsi que le maximum et le minimum de la somme demandée aux souscripteurs.

Sarah posa le journal en souriant, et dès lors aucun nuage ne voila plus le front de Benjamin.

Christine Trivulce de Belgiojoso.
  1. On me pardonnera de me conformer, pour l’orthographe de ce mot, à la prononciation orientale, et d’écrire devriche au lieu de derviche.