Un paysan turc/Texte entier

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Un paysan turc
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 12 (p. 68-93).

I.

Nous sommes en Asie-Mineure, à trois journées de marche d’Angora, dans l’humble habitation d’un paysan turc. Veut-on savoir quelle influence salutaire la vie de famille exerce encore dans quelques régions de cette Turquie menacée par tant d’élémens de ruine, veut-on connaître aussi quelles natures énergiques et naïves se conservent çà et là au milieu de la société corrompue de l’Orient, qu’on s’arrête un moment devant le modeste foyer autour duquel se grouperont les principaux incidens de cette histoire, et qui pourrait servir de modèle à plus d’un foyer civilisé.

La principale pièce de l’habitation est une grande chambre carrée, au plafond bas, aux parois percées de maintes petites fenêtres se suivant les unes les autres sans intervalle. Plancher, plafond, lambris, tout est en bois de sapin. Une immense cheminée, une estrade couverte de tapis et de matelas qui borde le mur au-dessous des fenêtres, quelques coussins devant la cheminée, deux étagères chargées de tasses, de cafetières, et des menus objets dont se compose un capharnaüm asiatique, ainsi se complète l’ameublement du riche paysan de Natolie chez lequel nous introduisons le lecteur. Sur l’un des coussins entassés près de la cheminée se tient assis le maître de la rustique demeure. C’est un vieillard grand et droit comme l’un des arbres dont sa maison est construite, aux yeux bleus, limpides et sourians, aux lèvres vermeilles, aux dents blanches et à la longue barbe argentée. Il est vêtu à la mode des paysans d’Asie ; son large pantalon en étoffe brune et grossière se termine par des guêtres étroites et échancrées au-dessus de la cheville, comme en portent les Grecs, et surtout les Albanais ; le bas de la jambe et les pieds sont nus, une large ceinture est roulée et serrée autour de la taille. À sa veste en gros drap, brodée en laine bleue et rouge, de longues manches pendent par derrière. La tête est coiffée d’un fez, autour duquel se déroule gracieusement une écharpe d’Alep en mousseline blanche, ornée d’une broderie de soie écrue imitant l’or. Un caftan, que nous appellerions robe de chambre, en drap bleu clair, doublé et garni en fourrure, est suspendu à un clou près de la cheminée ; de gros souliers en maroquin rouge sont placés sur le bord du tapis.

La journée est close. Le travail quotidien qui entretient la force dans le corps du vieillard et la sérénité dans son âme est terminé. La pipe appelle tout doucement le sommeil, qui jamais ne se fait longtemps attendre. Quelques momens encore, et le vieillard lâchera sa ceinture, ramènera sur son corps une courte-pointe piquée actuellement posée sur un coussin, étendra ses membres robustes et fatigués, puis s’endormira jusqu’au lever d’un nouveau jour.

Cette maison, nous l’avons dit, est celle d’un riche paysan de Natolie, et ce vieillard, qu’on nomme Mehemmed-Aga ou Mehemmedda par une abréviation usitée dans le pays, en est le maître. Son activité, une intelligence bornée, mais supérieure à celle de ses voisins, l’heureux choix d’une compagne, et ce que les voisins appellent de la chance, lui ont assuré petit à petit une aisance dont il se sent complètement satisfait. Ses récoltes sont presque toujours les meilleures du district ; sa vigne porte les plus beaux raisins ; les poulains que ses deux jumens lui donnent chaque année atteignent ordinairement l’âge de service, et ceux dont il n’a que faire pour son propre usage sont vendus à de très bons prix. Mais que dire de son troupeau de chèvres ? La contrée qu’habitait Mehemmedda, quoique éloignée seulement de trois jours d’Angora, ne possédait guère que des chèvres communes, et le préjugé populaire établissait en fait qu’en dehors du territoire même d’Angora, les belles chèvres aux soies blanches et argentées qui portent le nom de la ville ne pouvaient se propager. Mehemmedda n’était pas un esprit fort, tant s’en faut : il n’avait pas été accoutumé à examiner si ce que l’on disait autour de lui avait ou n’avait pas le sens commun ; mais l’occasion s’étant présentée un jour d’acheter à très bas prix deux magnifiques boucs d’Angora, il en avait fait l’acquisition. Il avait obtenu en moins d’une année une génération de jolis métis, qui donnèrent à leur tour de véritables angoras, et les produits de ceux-ci n’avaient rien à envier à leurs arrière-grands-pères. La fortune de Mehemmedda se trouva plus que doublée du coup, car les chèvres d’Angora donnent trois fois plus de laine que les autres, et cette laine se vend quatre et cinq fois plus cher que le poil des chèvres communes. Mehemmedda remercia le seigneur et son prophète, et ne songea pas un seul instant qu’il avait fait une découverte dont les conséquences pouvaient enrichir toute la contrée. Jamais, lorsqu’il entendait ses compatriotes et ses amis affirmer que les chèvres d’Angora ne prospéraient qu’à Angora, jamais il ne s’avisa de citer son troupeau comme un argument contre cette assertion. Il ne perdit même pas l’habitude de répéter l’axiome qui avait frappé son oreille dès sa plus tendre enfance ; mais il continua de soigner son troupeau, d’en exclure les métis, d’introduire la propreté dans son étable, de surveiller ses bergers et de confier ses chèvres à de bons chiens de garde. Il se procura d’excellens ciseaux pour tondre ses angoras sans perdre la moitié de leur poil et sans les blesser ; enfin il fit si bien qu’au bout de quelques années il se vit presque embarrassé de son revenu.

À l’époque où nous le trouvons assis au coin de son feu, Mehemmedda était donc l’un des plus riches cultivateurs de sa province, sans qu’il eût pourtant rien changé aux habitudes de sa vie. Sa maison, nouvellement bâtie, comme il était facile de le deviner à la blancheur des boiseries, était construite d’après le plan très primitif des chaumières turques. Un grand hangar, des greniers, un poulailler, une étable et une écurie au rez-de-chaussée, une galerie couverte au premier et donnant accès à quatre pièces qui formaient en quelque sorte le cœur de l’édifice, — c’était tout ; mais les fenêtres avaient des vitres, les planchers des tapis, les estrades des matelas faisant divan, et pas la moindre toile d’araignée ne remplaçait les rideaux absens. Les vêtemens de Méhemmedda et de sa famille n’étaient ni en lambeaux ni rapiécés de couleurs diverses. Leur tabac et leur café étaient de bonne qualité, et il n’était pas rare de trouver chez le digne paysan du pain cuit au four avec du levain. Tout enfin respirait le bien-être dans cette honnête famille.

À l’âge de seize ans, Mehemmedda avait épousé la fille d’un de ses voisins, âgée de douze ans et demi. De nombreux enfans, échelonnés à peu de distance dans l’espace de quarante années, avaient détruit de bonne heure la beauté délicate d’Ansha ; mais Mehemmedda paraissait ne s’en être jamais aperçu. Quoiqu’à l’âge de vingt ans Ansha pût déjà être prise pour la mère de son mari, jamais celui-ci ne lui avait donné de rivales, jamais il ne s’était montré fatigué ni ennuyé de son aspect maladif ; loin de là, une tendresse presque paternelle et un respect que l’excellente femme méritait sous tous les rapports, une confiance sans bornes enfin, avaient répandu sur une existence monotone et dure au fond les doux rayons du bonheur domestique. De tous les enfans qui avaient béni cette union et épuisé les forces d’Ansha, quatre filles et autant de garçons vivaient encore.

L’aîné des fils, entré comme distributeur de café (caïvédj) chez un pacha établi à Constantinople et élevé plus tard aux fonctions de son secrétaire, s’était marié dans la capitale et n’avait pas revu ses parens depuis nombre d’années. Les deux puînés avaient épousé des filles du pays. L’une des jeunes femmes avait apporté dans sa nouvelle famille un petit champ de riz qui contribuait puissamment à son bien-être, car un champ de riz en Asie équivaut presque à une mine d’or en Californie. L’autre bru, moins favorisée de la fortune, était une orpheline de père et de mère, dont l’enfance délaissée s’était écoulée presque exclusivement dans la maison de Mehemmedda et dans la société de ses filles, jusqu’au jour où le troisième de ses fils s’était aperçu qu’Anifé était charmante, et que personne ne faisait aussi bien qu’elle le sirop de raisin. Il avait donc demandé à son père la permission de l’épouser, et l’avait obtenue sans trop de peine.

Ainsi composée, la famille de Mehemmedda vivait heureuse. Chaque année amenait au moins un nouvel habitant dans la maison de bois ; les femmes étaient suffisamment occupées, et les hommes, cultivant de leurs propres mains les terres dont ils tiraient toutes leurs richesses, épargnaient au père bien des journées de paie. Il ne faudrait pas supposer d’ailleurs que le soin de donner de nouveaux habitans à la maisonnette fût entièrement dévolu aux deux jeunes couples. Ansha, presque aussitôt après avoir marié son second fils, avait mis au jour deux jumeaux, — une fille et un garçon, Malek et Benjamin. Au moment même où commence ce récit, les deux jumeaux étaient âgés de sept ans, et un petit enfant de quelques mois pressait de ses mains délicates les mamelles fécondes de la mère de famille, en y puisant le lait nourricier. Quant aux premières filles de Mehemmedda, toutes étaient mariées dans les environs ; devenues à leur tour mères de famille, elles ne fréquentaient plus guère la maison natale.

Mehemmedda, auquel il est bien temps de revenir, était encore accroupi auprès de la cheminée, lorsque ses deux fils rentrèrent des champs, et se placèrent de l’autre côté du foyer, sur le tapis, aucun des deux n’étant assez malappris pour s’asseoir non invité sur le siège qu’occupait le père de famille. Bientôt après, Ansha, suivie de ses deux brus, apporta la table et le dîner. Sous ce nom de table, on désigne en Orient un tabouret que l’on place les jambes en l’air, et que surmonte un grand plateau en cuivre posé sur les quatre pieds du tabouret comme sur des colonnes. Tout autour du plateau, des feuilles de pain sans levain pliées en quatre représentent les serviettes absentes, tandis qu’une véritable serviette, ou, si on l’aime mieux, une nappe longue de trois ou quatre mètres fait le tour de la table sur les genoux des convives, et leur sert à essuyer leurs doigts, après qu’ils ont rempli l’office de fourchettes. Quand ces apprêts furent terminés, l’une des brus déposa sur le plateau un demi-chevreau rôti, farci de riz et de raisin ; l’autre apporta un plat de boulettes de grains de froment concassés, bouillis et roulés dans des feuilles de vigne ; puis la petite Malek présenta à son père et à ses frères l’aiguière remplie d’eau limpide et la cuvette au fond de laquelle s’élève une espèce de promontoire portant à son sommet un morceau de savon. Les convives prirent successivement le savon entre leurs mains et reçurent la douche d’eau froide qu’y versait la petite, et qui, tombant dans la cuvette percée de petits trous, allait se perdre dans un double fond.

Le souper commença aussitôt et ne fut pas long, car le père de famille semblait silencieux et préoccupé, et personne dans la maison n’osait parler lorsqu’il gardait le silence. Le café fut servi par Mehemedda lui-même sans que son front se déridât. Le vieillard fit signe ensuite à sa femme de s’asseoir auprès de lui, et, après avoir allumé sa pipe, il dit entre deux.bouffées de tabac : « Le muletier Ahmed est arrivé ce matin de Constantinople. » Un moment de silence suivit cette brève communication. Ansha cherchait dans son esprit en quoi l’arrivée du muletier Ahmed pouvait intéresser son mari et le rendre aussi soucieux ; puis, comme si un rayon de lumière l’eût subitement éclairée, elle s’écria avec vivacité : — A-t-il apporté des nouvelles d’Osman-Bey ?

Hich Allah ! répondit Mehemmedda.

— De bonnes nouvelles ? reprit Ansha.

Le vieillard secoua la tête et demeura pensif, sa longue barbe blanche tremblait sur sa poitrine.

— Est-il plus malade ? demanda encore la mère alarmée.

— Beaucoup plus malade qu’il ne l’a jamais été, répondit Mehemmedda. Puis, faisant un effort pour se décharger des tristes nouvelles qui pesaient sur son cœur, il ajouta : — Le muletier Ahmed l’a vu avant de quitter Constantinople. Il était allé lui demander s’il avait quelques commissions pour nous, et notre fils, ayant appris qu’il était là, voulut le voir. Il était fort mal, et sa vie semblait ne devoir pas se prolonger au-delà de quelques jours ; il pria Ahmed de nous dire qu’il nous avait toujours aimés et qu’il nous aimait encore, qu’il eût voulu nous voir encore une fois et nous recommander sa plus jeune femme et les deux enfans de celle-ci, qui seront sans ressources après la mort de leur père. Ahmed m’a dit que la femme et les enfans pourraient bien nous arriver d’un jour à l’autre, car notre pauvre Osman avait tout disposé pour qu’ils se missent en route aussitôt qu’il aurait fermé les yeux.

Mehemmedda dit tout cela d’une voix assez ferme ; son visage était triste et des larmes roulaient dans ses yeux, mais sa physionomie exprimait le fatalisme religieux plus encore que l’émotion. Moins habituées à dominer ainsi leurs affections, la mère, la fille et les brus éclatèrent en sanglots, tandis que les fils, suivant l’exemple de leur père, conservaient un air calme et grave.

— Et que deviendront ses autres femmes et ses autres enfans ? demanda Ansha après un long silence.

— Ahmed dit qu’elles appartiennent à des familles riches et haut placées qui prendront soin d’elles et de leurs enfans. Sa plus jeune femme seule doit venir nous demander asile.

— Et le pacha ne pourrait-il pas la reprendre maintenant qu’elle va être veuve ? dit timidement un des frères.

— Il paraît que notre fils ne le désire pas, repartit le vieillard en haussant légèrement les épaules ; peut-être est-ce à cause des enfans… Il a sans doute ses raisons pour cela.

— Tant mieux, tant mieux, ajouta la pauvre mère en se reprenant à sangloter ; si je ne dois plus revoir mon pauvre Osman, mon premier né, mon cher fils, ce sera au moins une consolation que d’embrasser et de soigner ses enfans.

— Êtes-vous prête à les recevoir, Ansha ? reprit le père ; d’après ce qu’Ahmed m’a dit, ils ne doivent pas tarder.

— Je vais tout préparer, répondit la mère. Et satisfaite d’avoir à se distraire ainsi de sa douleur, la digne femme ouvrit toutes les armoires, compta et examina les matelas et les couvertures, tandis que ses fils poursuivaient la conversation avec leur père.

— Cette jeune femme doit posséder de belles choses, disait l’un ; quand un pacha donne une esclave à son favori, il ne la lui donne pas toute nue, m’a-t-on dit ; il la couvre de belles étoffes et de riches pierreries ; il la fait suivre par des coffres remplis de beaux coussins brodés, de vaisselle d’or et d’argent, des plus beaux vêtemens et des plus beaux meubles du pays.

— C’est selon, répondit froidement le père. Et d’ailleurs, depuis que mon fils a épousé cette jeune fille, il peut avoir disposé des présens du pacha ; peut-être aussi faut-il rendre au pacha ses présens lorsque le mariage est dissous : je ne sais. Hich Allah nous devons nous préparer à recevoir notre fille et ses enfans aussi pauvres que les plus pauvres, et à leur faire une part des richesses que Dieu nous envoie.

II.

Des environs d’Angora, qu’on se transporte maintenant à Constantinople : c’est encore chez une famille musulmane que je vais conduire mon lecteur ; mais celle-ci ne ressemble guère à celle du brave paysan Mehemmedda. Nous sommes dans un palais riche, mais délabré, un des palais du pacha protecteur d’Osman. Ce haut fonctionnaire en a permis l’usage au jeune fils de Mehemmedda lorsqu’il l’a élevé à la dignité de son secrétaire et qu’il lui a donné, sa jeune esclave, la Circassienne Sarah. Non content de cet acte de générosité, le pacha avait envoyé à son secrétaire un curieux mélange de meubles de rebut, quoique bien conservés, mais n’ayant jamais été destinés à faire ménage ensemble. Les rideaux étaient ou trop courts ou trop longs pour les fenêtres ; les divans s’arrêtaient à moitié chemin du mur, les tapis formaient comme des îles au centre des planchers, ou bien on les avait roulés sur les bords pour en dissimuler les proportions exagérées. Mais ce qui était plus triste encore que ce défaut d’ensemble, c’était le désordre qui régnait sans partage dans cette demeure. Partout des toiles d’araignées formaient d’immondes draperies ; des morceaux de plâtre détachés de la muraille laissaient à découvert la brique ou la pierre de la première construction ; des pans de l’ancienne boiserie, qui avaient alimenté le maigre foyer dans des jours de pénurie, étaient remplacés par des planches en sapin blanc. Le malheureux penchant qu’ont les Turcs à rapiécer leurs vêtemens avec des morceaux totalement étrangers à l’étoffe primitive avait laissé des traces profondes et nombreuses dans tout l’appartement. Plusieurs vitres n’étaient maintenues dans leur situation normale que par des bandes de papier huilé qui remplaçaient les parties absentes.

Dans l’une des chambres composant le harem étaient rassemblés les meubles les mieux conservés, et un grand feu brillait dans l’âtre ; c’était dans ce réduit privilégié que l’objet de l’intérêt général gisait étendu sur deux matelas placés à terre devant la cheminée, à demi suffoqué sous une multitude de vêtemens fourrés et de couvertures piquées. C’était un jeune homme de jolie figure, mais si maigre et tellement accablé par la maladie, qu’il eût été difficile de préciser son âge. Plusieurs mouchoirs entouraient son front hâve et creusé ; ses prunelles, qui semblaient flotter trop à l’aise dans l’enfoncement de leurs orbites, brillaient du feu de la fièvre ; les pommettes saillantes de ses joues étaient marquées de taches d’un rouge vif ; des lèvres bleuâtres, sèches et entr’ouvertes, laissaient apercevoir une rangée de dents longues et aiguës, dont l’émail avait perdu tout son éclat ; sa poitrine se soulevait rapidement chaque fois qu’une espèce de sifflement sortait de sa bouche. Ce malade, ou pour mieux dire ce mourant, était le pauvre Osman, le fils si tendrement aimé et regretté par ses vieux parens d’Asie. Il avait quitté la maison paternelle dix ans auparavant, à la suite d’un pacha voyageur, dont l’intendant, parent éloigné de Ansha, avait imaginé de soulager la famille de sa cousine en établissant l’aîné de ses fils dans une des grandes maisons de Constantinople. Admis chez le pacha en qualité de distributeur de café, sa jolie figure lui avait attiré l’attention et les sympathies du maître, qui, lui ayant fait apprendre tant bien que mal à lire et à écrire, l’avait élevé ensuite à la dignité de son secrétaire, sorte de sinécure qui le rapprochait de sa personne. Je ne suivrai pas Osman dans la carrière des honneurs et de la fortune, car je ne saurais le faire sans m’aventurer sur un terrain des plus glissans, et sans courir le risque de choquer mes lectrices : je dirai seulement qu’Osman, une fois secrétaire du pacha, ne se préoccupa plus que d’amasser de l’argent et de se donner du plaisir. Il vendait la protection, la bienveillance et jusqu’à la présence de son maître ; il passait les heures de liberté que ce maître lui laissait à jouer ou à boire dans la compagnie de ses nombreux esclaves de l’un ou de l’autre sexe. Le maître lui-même prenait quelquefois sa part de ces divertissemens. Les jours, par exemple, où il n’avait pas à se montrer au palais du sultan ni à visiter quelques-uns des ministres, il fermait sa porte vers quatre heures de l’après-midi, et il employait le reste de la journée et une partie de la nuit dans la société de son favori Osman et de plusieurs autres de ses pareils à boire du vin et des liqueurs, et à se réjouir je ne sais comment jusqu’à l’heure où on le transportait complètement anéanti dans l’intérieur de son harem. Osman n’était pas plus sobre que son protecteur, mais il était moins vigoureux, ou peut-être son éducation rustique et les habitudes de son enfance ne l’avaient-elles pas prédisposé à supporter sa nouvelle existence. Sa santé ne résista pas longtemps à de tels excès, et nous venons de le voir luttant sur un lit de douleur contre les angoisses d’une mort prématurée.

Et pourtant Osman n’avait perdu ni toute la naïveté de son âge, ni la délicatesse de ses sentimens, ni cette fraîcheur et cette pureté d’âme qu’il avait apportées naguère de ses montagnes. On se récriera peut-être contre une assertion en apparence trop indulgente. Un homme vénal, débauché, qui emploie l’argent mal acquis à défrayer son hideux libertinage, qui éteint sa jeunesse et jusqu’à sa vie dans les plus tristes excès, peut-il conserver une seule partie de son âme pure de toute souillure ? Le prétendre, n’est-ce pas enlever à la pureté son charme, et au vice son caractère odieux ? Qu’on le remarque bien cependant, il ne s’agit pas ici d’un chrétien élevé dans la société chrétienne. Bien que né de parens honnêtes, Osman, éloigné de la maison paternelle dès son enfance, n’avait pu profiter ni de leurs exemples ni de leurs leçons. Pour lui comme pour plusieurs de ses compatriotes, l’ignorance de toute loi morale ou du moins de tout ce que nous entendons par ces mots n’avait que trop bien secondé les fatales influences auxquelles avait été exposée sa jeunesse. Le même homme qui dans un autre milieu eût aimé et pratiqué la vertu, égaré par les conseils d’un maître dépravé, l’avait suivi dans une voie mauvaise sans se rendre compte de sa chute. C’était dans la plénitude d’une certaine innocence qu’Osman était arrivé au bord de la tombe. Aussi n’était-il guère effrayé de la mort ; les désordres de sa vie passée ne pesaient nullement à sa conscience, et fidèle à la croyance musulmane, il ne voyait dans l’autre vie que des plaisirs analogues à ceux qu’il allait quitter.

Une seule question troublait Osman : il avait entendu sa plus jeune femme, Sarah, balbutier quelques paroles où se trahissait une douloureuse inquiétude sur l’avenir de ses enfans. N’avait-il pas fait un usage coupable de l’argent destiné à entretenir sa famille ? Que deviendrait après sa mort la plus aimée comme aussi la moins riche de ses femmes ? que deviendraient ses enfans ? Ces sombres pensées amenaient à leur suite la terreur et le délire. L’âme du malheureux flottait ainsi entre des préoccupations toutes matérielles et des souvenirs de sa première enfance ou des visions du paradis musulman, qui l’arrachaient passagèrement à ses inquiétudes. Tantôt il revoyait les vieux arbres du vieux verger éclairés des premiers rayons du soleil, il entendait le mugissement des buffles que son père conduisait au pâturage, il se croyait lui-même encore à la recherche des nids d’aigle sur la montagne ; tantôt il adressait des invocations à ces beautés toujours souriantes et toujours jeunes qui attendent le vrai croyant dans l’autre vie. Brisé par ces aspirations de la fièvre, il tomba enfin dans une morne somnolence qui permit à quelques femmes groupées à l’extrémité de la chambre de reprendre leur causerie interrompue.

Parmi ces femmes se trouvaient les trois épouses d’Osman, Fatma, Anifé, Sarah. Fatma, sœur du pacha protecteur d’Osman, était entrée dans le harem du favori après la mort de son premier époux. Bien que mère déjà de trois enfans, elle n’avait donné aucun héritier à Osman, qui avait alors pris pour femme la fille d’un de ses collègues en favoritisme, veuve aussi, mais beaucoup plus jeune que Fatma. Anifé cependant n’avait donné à Osman qu’un enfant maladif, et elle était bientôt tombée en disgrâce. Enfin était venue Sarah, esclave circassienne, qui avait passé du harem du pacha dans celui du favori. En deux ans de mariage, elle était devenue mère d’une fille charmante, idole de son père, et d’un garçon âgé de huit mois à l’époque même où le pauvre Osman se débattait contre la mort. Pendant sa longue maladie, Osman avait toujours voulu avoir ces enfans à son chevet, et ils faisaient avec Sarah partie du groupe dont nous venons d’indiquer les principaux personnages.

Une conversation insignifiante, à laquelle ne prenaient point part les trois épouses rivales, se continuait depuis une heure entre les esclaves réunis autour d’elles, lorsqu’un soupir et quelques mots prononcés d’une voix sourde annoncèrent le réveil du malade. Le silence se rétablit aussitôt, et Sarah courut se placer au chevet d’Osman. D’une main tremblante, le jeune homme saisit un flacon posé près de lui et le porta à sa bouche. Après avoir bu quelques gorgées du cordial qu’il contenait (et ce cordial n’était autre que de l’eau-de-vie), Osman retrouva un moment assez de force pour adresser à Sarah ces quelques mots : — Mon père t’attend, toi et mes enfans. As-tu de l’argent pour le voyage ?

Un geste négatif de la jeune femme fut sa seule réponse.

— Allah ! Allah ! s’écria douloureusement le malade. Et ses regards parcoururent tous les recoins de la grande chambre comme pour y chercher quelque objet précieux de nature à être transformé en argent. Ils venaient de s’arrêter sur les aigrettes de diamant qui paraient le front de sa première épouse, quand Sarah comprit la secrète pensée d’Osman, et se hâta de dire à voix basse : — Ne pourrai-je aller à pied ?

— À pied ? avec tes deux enfans ! Mais il faut huit jours pour faire à cheval le voyage de Constantinople à la maison de mon père… Et comment vivrais-tu pendant la route ?

Sarah hésitait à répondre ; enfin elle balbutia : — Et si je m’adressais à la beiuk-kanum (grande dame) ? — On désignait ainsi la première épouse du pacha.

— La beiuk-kanum ! Oui, tu as raison, Sarah. Elle est bonne, elle ne nous refusera pas son appui… — Et un sourire de satisfaction succéda un moment à l’expression d’inquiétude qui contractait les traits du malade.

Le temps pressait, la nuit était venue. Sarah voulut partir sans retard pour se rendre chez la beiuk-kanum. Osman ne résista que faiblement au désir de sa femme, et au bout de quelques instans, enveloppée d’un caftan et les traits cachés sous le yakmak, Sarah se dirigeait, suivie de deux négresses, vers la demeure du pacha.

À peine était-elle sortie, qu’Osman se reprocha d’avoir consenti à une démarche que la timidité enfantine de sa jeune femme pouvait faire échouer. Ses regards s’étaient portés de nouveau sur les aigrettes resplendissantes de Fatma. En même temps il avait retrouvé, grâce aux perfides excitations de l’alcool, une sorte de vigueur qu’il avait hâte de mettre à profit pour régler les questions d’intérêt matériel, devenues sa dernière préoccupation. Il ne recula donc pas devant un appel désespéré au dévouement de sa première femme, dont il prononça le nom d’une voix assez distincte pour que Fatma, restée à l’extrémité de la salle, accourût aussitôt près de lui. Comment rapporter la conversation qui s’engagea entre les deux époux ? Qu’il nous suffise d’en indiquer les traits qui peuvent caractériser la femme musulmane. Osman eut d’abord à essuyer les lamentations hypocrites de Fatma, qui se plaignait de l’abandon où l’avait laissée jusqu’alors son puissant seigneur. Il fallut qu’Osman réunît toutes ses forces pour couper court à ces récriminations et formuler nettement sa demande. Il s’agissait pour Fatma de vendre une de ses épingles en diamant et d’en remettre le prix à Osman, qui pourrait ainsi faciliter à Sarah et à ses enfans le voyage de Constantinople au district d’Angora. Il faut renoncer à peindre la douleur et la surprise que cette ouverture provoqua chez la noble Fatma. — Allah ! Allah ! malheur à moi ! s’écria-t-elle. Que n’avez-vous parlé plus tôt !… — Et la digne personne se confondit en protestations de tendresse habilement entrecoupées de larmes, de sanglots et de gestes pathétiques ; puis elle finit par déclarer à son mari que ses bijoux ne lui appartenaient plus, et qu’elle en avait disposé, en faveur de ses fils, qui lui avaient seulement accordé le droit de les porter jusqu’à sa mort. Comme on le pense bien, il n’y avait rien de vrai dans cette étrange histoire ; mais la mise en scène n’en était pas moins des plus saisissantes. Osman en fut-il dupe ? Si quelques doutes s’éveillèrent dans son esprit, il n’en laissa rien voir. L’effort qu’il venait de faire avait épuisé ses forces, et sans témoigner aucune mauvaise humeur à Fatma, il interrompit ses lamentations en la priant d’aller prendre du repos.

Au moment même d’ailleurs où Fatma retournait près de son brasier, Sarah reparaissait, et Osman eut bientôt oublié le mécompte qu’il venait d’éprouver. Le visage de la jeune femme exprimait la sérénité. Elle déposa sur le lit de son époux une bourse assez bien remplie. — La beiuk-kanum t’envoie cela, seigneur, dit-elle avec un faible sourire. Elle a été bien bonne pour moi, et cette bourse contient, m’a-t-elle dit, plus d’argent qu’il n’en faudra pour mon voyage.

À partir de ce moment, le jeune malade, rassuré sur le sort de ceux qu’il aimait, ne lutta plus contre le délire et s’abandonna sans résistance au tourbillon vertigineux de ses pensées. Il languit ainsi quelques jours. Enfin, au terme d’une nuit passée dans un assoupissement causé par l’extrême faiblesse, il se leva sur son séant, murmura le nom de Sarah, celui de sa mère, et retomba sur ses oreillers. Quelques mots, qui s’adressaient à sa famille absente, errèrent encore sur ses lèvres ; puis un grand soupir souleva une dernière fois sa poitrine, et la pauvre âme s’enfuit de la terre.

Quelques jours après cette triste mort, dont un palais délabré de Constantinople avait été le théâtre, la modeste ferme que nous avons décrite au début de cette histoire recevait Sarah, ses deux enfans et un fidèle serviteur, qui n’avait pas voulusse séparer de sa maîtresse. La même femme qui avait vu le fils de Mehemmedda mourir victime des funestes influences d’une fausse civilisation allait voir, au sein de la famille du paysan, la lutte des élémens de décadence et de régénération que possède la Turquie se poursuivre sous une autre forme. Cette fois heureusement la corruption ne devait pas triompher de la vertu.

III.

Ce fut un jour mémorable pour la famille du vénérable Mehemmedda que l’arrivée de la belle veuve d’Osman. Les femmes et les enfans se pressaient autour de Sarah et des petits orphelins, criant, pleurant, riant, culbutant tous les paquets, sous prétexte de mettre chaque chose à sa place. Une mule chargée de linge et d’objets de literie charma les regards de la vieille Ansha, qui reconnut avec joie que l’arrivée de sa belle-fille ne causerait aucun embarras à la famille. On offrit la pipe et le café au vieux serviteur Hassan. La digne femme de Mehemmedda reconnut sur les frais visages de ses petits-enfans les traits de son premier né, et la douloureuse émotion causée par cette ressemblance se trahit en une explosion de sanglots. Sarah fit alors observer timidement que les deux enfans lui paraissaient plutôt le portrait de leur grand-père, et cette remarque lui gagna d’emblée le cœur du vieillard.

Les jours qui suivirent se passèrent pour la famille et pour Sarah à faire des questions et à y répondre. Il fallut que Sarah racontât et racontât encore la maladie et les derniers instans d’Osman, qu’elle répétât autant de ses paroles qu’elle pouvait s’en rappeler. Et quand la vieille mère apprit que son nom était sorti le dernier des lèvres de son fils expirant, Ses filles craignirent qu’elle ne fondît littéralement en larmes. — Mon pauvre enfant ! criait-elle, pourquoi ai-je consenti à son départ ? qu’avait-il besoin d’honneurs et de renommée ? Ni le pain, ni le riz n’ont jamais manqué à la maison, et le fils de mes entrailles n’avait que faire des richesses d’autrui. Hélas ! pourquoi le pacha a-t-il jeté les yeux sur lui ? Moins de dignités, plus de calme et de bonheur, voilà ce qu’il lui fallait. Que n’est-il resté auprès de moi, puisqu’il n’a jamais cessé de me regretter ? — Et la pauvre femme reportait son regard sur le dernier né de son Osman comme sur l’image de celui qu’elle ne devait plus revoir.

Mais Osman n’était pas le sujet unique de ces conversations ; les jeunes filles et les jeunes femmes voulaient être mises au courant des usages de Constantinople et de l’intérieur d’un harem renfermant plusieurs maîtresses. Les autres femmes d’Osman étaient-elles aussi belles et aussi jeunes que Sarah ? Avaient-elles des enfans, et combien en avaient-elles ? Sarah était sans doute la plus aimée, mais les autres avaient-elles toutes la même part dans ce qui restait du cœur d’Osman ? Étaient-elles jalouses les unes des autres ? étaient-elles bonnes, douces ou colères ? Le gardien du harem jouissait-il d’une grande autorité et n’en abusait-il pas ? Sarah sortait-elle pour aller au bain, ou prenait-elle des bains dans l’intérieur du harem ? Sarah répondait à tout de la meilleure grâce du monde ; mais tant de curiosité l’étonnait un peu, et le premier moment passé, lorsque son innocente vanité se fut accoutumée à la pensée de savoir tant de choses que ses parens ignoraient, l’ennui descendit lentement sur la pauvre enfant. Elle se dit avec tristesse et presque avec effroi que ces conversations avec ses belles-sœurs, sa belle-mère et quelques voisines formeraient désormais son unique passe-temps.

Une semaine s’était écoulée depuis l’arrivée de Sarah, et toute la population de la maisonnette avait repris ses occupations et ses habitudes, lorsque Mehemmedda ordonna à ses deux fils aînés de le suivre aux champs, parce qu’il voulait causer affaires avec eux. Les femmes s’entre-regardèrent aussitôt avec surprise et inquiétude ; quant aux jeunes gens, ils suivirent leur père en silence, et attendirent patiemment que le vieillard leur expliquât sa pensée.

Quand ils eurent atteint une prairie où les fameuses chèvres d’Angora broutaient l’herbe à leur aise sous la garde du jeune fils de Mehemmedda, ce dernier s’assit à terre à l’ombre d’un immense noyer, et permit à ses fils d’en faire autant ; il tira ensuite de sa poche une dizaine de petites poires vertes qu’il se mit à découper avec le grand couteau qu’il portait d’ordinaire à la ceinture, puis, tout en découpant et en mangeant ses poires : — Mes enfans, dit-il à ses fils, la mort de votre frère vous impose d’autres devoirs que ceux de partager avec sa veuve et ses orphelins l’abri et la nourriture ; Sarah est jeune et seule : or ces deux mots-là ne feront jamais bon ménage ensemble. Vous savez que la loi et la coutume sont d’accord pour assurer à la veuve d’un musulman un nouvel époux dans son beau-frère, ou à défaut de beau-frère dans le plus proche parent de son défunt mari ; mais, mach’Allah ! les beaux-frères ne manqueront pas à Sarah, et il s’agit seulement de savoir auquel de vous deux elle appartiendra. L’aîné de vous a le droit de la réclamer pour sa femme ; pourtant je sais combien vous vous aimez l’un l’autre, mes enfans, et je suis convaincu qu’Erjeb, quoique l’aîné, ne voudrait pas user d’un droit qui chagrinerait Ahmed. C’est pourquoi j’ai voulu parler à tous deux en même temps. Qu’en pensez-vous ? Lequel de vous présenterai-je pour époux à ma fille et pour père âmes enfans ?

Les deux jeunes gens se regardèrent interdits et en silence ; enfin Ahmed dit avec timidité : — C’est à mon frère de parler le premier.

— Pourquoi ? dit Erjeb, qui semblait peu empressé de profiter de son privilège.

— Tu es l’aîné, reprit Ahmed.

Erjeb haussa les épaules, comme s’il eût fait peu de cas dans cette occasion de son droit d’aînesse. Il répondit pourtant : — Je n’ai nullement l’intention de t’enlever Sarah ; pour ce qui me concerne, je te laisse parfaitement libre de l’épouser.

— Et je fais absolument comme toi, repartit Ahmed. Je suis heureux avec ma femme ; je n’ai jamais songé à en épouser une seconde. Notre père n’en a qu’une ; il n’en a jamais eu davantage, et si une lui a suffi pendant un si grand nombre d’années, je ne vois pas pourquoi je serais plus difficile que lui.

— Mes chers fils, reprit le vieillard, ceci est de l’enfantillage. Quelle importance attachez-vous donc au fait d’épouser deux femmes au lieu d’une ? Si les circonstances n’étaient pas aussi impérieuses, vous auriez passé votre vie avec une seule épouse, puisque tel eût été votre bon plaisir ; mais le ciel en a ordonné autrement. Ce n’est pas là un grand malheur, et je ne vois pas ce qui vous contrarie si fort dans ce nouvel arrangement. Rien n’est plus commun ; pareille chose arrive tous les jours, à tous et dans le monde entier. Celui de vous qui épousera Sarah sera aussi heureux avec ses deux femmes que l’autre avec son unique épouse. Croyez-en mon expérience, mes enfans.

Et, voyant qu’il ne recevait point de réponse, le vieillard leva la tête et considéra attentivement le visage soucieux de ses fils ; puis il dit avec quelque inquiétude : — Auriez-vous remarqué dans la personne de Sarah quelque chose qui vous déplût ?

— Non, mon père, répondirent froidement les deux jeunes gens.

— Eh bien ! alors, reprit le père rassuré et retrouvant toute sa sérénité, décidez-vous, et que cela finisse. Mach’Allah ! ne dirait-on pas qu’une femme de plus ou de moins dans un ménage peut faire ou défaire le bonheur d’une famille ?

Les fils de Mehemmedda sentirent l’inutilité de la résistance. Pressés de nouveau par leur père, ils consentirent enfin à épouser Sarah, mais à la condition que la veuve d’Osman choisirait entre eux. Chacun d’eux s’engagea de son côté à ne pas refuser le bonheur qui lui serait offert, et, satisfait de cette concession, le vieillard reprit avec les deux jeunes gens le chemin de la maison.

Les débats suscités par le mariage projeté ne devaient cependant pas se terminer si vite. À peine les jeunes gens se virent-ils seuls avec leurs femmes, qu’ils leur firent part des propositions paternelles. Les jeunes femmes qui avaient épousé les deux fils du vieux couple constant et fidèle avaient considéré la monogamie comme un privilège de la famille où elles entraient. La pensée de partager avec d’autres femmes l’amour de leurs époux et le titre d’épouses n’avait jamais traversé leur esprit, et le projet du vieillard leur sembla une intolérable offense. Les femmes turques ne sont pas toujours ni très douces ni très soumises. Aussi devine-t-on que le débat terminé entre le père et les enfans ne tarda pas à recommencer entre ceux-ci et leurs compagnes. La mère de famille fut elle-même appelée à y prendre part, et les propositions de Mehemmedda furent combattues par la femme même du paysan. Nous ne donnerons pas ici les argumens intéressés produits pour ou contre la monogamie dans le cours de cette discussion de famille. Qu’il nous suffise de dire qu’alarmée par d’injustes insinuations de ses belles-filles, la vénérable Ansha faillit douter un moment du cœur de son mari, et craindre que lui aussi ne voulût mettre en pratique les conseils donnés à ses fils. Il s’ensuivit une scène touchante où le digne paysan, pour rassurer sa vieille compagne, n’eut qu’à la serrer contre son cœur, en jurant qu’il n’aurait jamais d’autre femme qu’Ansha. La mère de famille ne put alors que se ranger du parti de Mehemmedda, et les deux jeunes femmes, comprenant que toute opposition était devenue inutile, se retirèrent soumises, mais non résignées.

En sortant de la chambre où Mehemmedda était resté avec sa femme et ses fils, elles rencontrèrent Sarah, accompagnée de ses enfans, qui revenait des champs rappelée par un message de son beau-père. L’union avait régné jusque-là entre les trois brus ; mais en apercevant celle qui renversait tout l’édifice de leur bonheur, les deux femmes lui lancèrent un regard tout enflammé de haine, et passèrent rapidement auprès d’elle sans lui adresser un seul mot. Sarah s’arrêta tout étonnée, sans pouvoir s’expliquer cette colère qui succédait à des dispositions jusqu’alors bienveillantes ; puis, espérant apprendre chez son beau-père la raison de cet étrange revirement, elle hâta le pas et fut bientôt devant le vieillard, qui l’accueillit avec un doux sourire. — Ma fille, lui dit-il, vous êtes veuve, et vos enfans n’ont plus de père. Notre devoir envers vous et envers celui que nous pleurons encore est de combler ces deux vides, de vous donner un autre protecteur en remplacement de celui que Dieu vous a retiré. J’agirais plus conformément à la règle et à l’usage en vous présentant pour époux l’aîné des fils qui me restent ; mais mes enfans ont préféré un autre procédé, et comme on a dans ma famille, à vrai dire, des notions tant soit peu bizarres sur les choses de la vie, je me suis rendu à leurs désirs. Mes deux fils vous offrent leur main et vous laissent le choix entre eux. Si vous désirez prendre quelque temps pour réfléchir, vous n’avez qu’à parler, ma fille.

— Mes sœurs sont-elles instruites de la proposition qui m’est faite en ce moment ? demanda Sarah.

— Oui, répondit le vieillard ; leurs maris ne leur ont rien caché.

— Et qu’ont-elles dit ? demanda encore Sarah, se rappelant les sombres regards qu’on venait de lui lancer.

— Que vous importe, ma fille, ce qu’ont dit vos sœurs ? Toutes deux connaissent leurs devoirs et sont de bonnes femmes ; elles vous ont aimée dès le premier jour que vous avez passé parmi nous, et elles vous aimeront chaque jour davantage, quel que soit le compagnon que vous aurez choisi.

— Me permettez-vous de me retirer pendant une heure ? dit Sarah. Je reviendrai ensuite vous rendre réponse.

— Nous l’attendrons ici jusqu’à midi, mon enfant, et si à ce moment tu n’es pas revenue, nous en conclurons que ton choix n’est pas encore fixé, et nous nous rassemblerons de nouveau quand tu le voudras.

Sarah descendit dans la vigne avec ses deux enfans, et alla s’asseoir sur l’herbe au bord d’un petit ruisseau qui arrosait le verger, à l’ombre d’un grand mûrier. La petite fille se mit aussitôt à ramasser les fruits dont le sol était jonché, et le petit garçon ne tarda pas à s’endormir, abandonnant sa mère à ses propres réflexions. Sarah n’était pas une héroïne de roman ; son cœur ne débordait pas de tendresse, et l’humilité ne formait pas le fonds de son caractère. C’était une bonne fille, assez douce, beaucoup plus simple et plus vraie que les femmes parmi lesquelles elle avait vécu à Constantinople, mais beaucoup plus avancée dans la connaissance des choses de la vie que ses rustiques parentes. Elle comparait ses nouveaux prétendans à l’homme qu’elle avait fidèlement aimé, et la comparaison n’était pas à leur avantage. Venait ensuite la pensée des tracas et des amertumes que la jalousie des deux jeunes femmes n’épargnerait pas à leur rivale. Épouse imposée et acceptée à contre-cœur d’un paysan mal élevé et déplaisant, opprimée par une rivale qui exercerait en quelque sorte sur elle l’autorité d’une maîtresse, Sarah n’apercevait dans le sort qui lui était offert, et sous quelque aspect qu’elle essayât de l’envisager, qu’ennui et tourmens. Trop jeune pour se rendre compte du poids d’une longue et solitaire existence totalement dénuée de toute occupation, de tout intérêt et de tout plaisir, Sarah se disait que le monde entier n’était pas enfermé dans la maisonnette de Mehemmedda, qu’il y avait d’autres hommes que ses beaux-frères, qu’elle était encore jeune et jolie, que rien ne s’opposait à ce qu’elle rencontrât dans un temps plus ou moins éloigné un parti plus sortable qui la replaçât dans son monde à elle, et qui lui rendît les plaisirs dont la mort d’Osman l’avait sevrée. Je ne jurerais pas non plus que Sarah ne cédât au désir d’étonner ses parens par un refus auquel ils étaient loin de s’attendre, et d’apprendre à ses belles-sœurs qu’elle ne leur enviait pas les maris dont elles étaient si jalouses, et si fières. Ce fut donc avec un faible, mais fin sourire sur les lèvres, quelle reparut dans la salle où l’attendaient Mehemmedda, Ansha et leurs fils, quelques minutes avant que l’heure fût écoulée.

— Je viens vous faire part de ma résolution, mon père, ma mère et mes frères, dit-elle en s’adressant tour à tour à ces divers personnages. Je vous remercie pour votre tendre sollicitude envers moi et mes enfans ; mais vous avez si bien su me rendre heureuse au milieu de vous tous, que je ne souhaite rien changer à ma position.

— Je ne te comprends pas, ma fille : qu’entends-tu par ne rien changer à ta position ? Tu ne changeras que ton titre de veuve contre celui d’épouse, qui vaut assurément mieux.

— Je le préférerais de beaucoup, mon père, si je pouvais le reprendre avec celui qui me le donna jadis ; mais puisque cela est impossible, je garderai celui de veuve qu’il m’a laissé, et je n’accepterai pas un nouvel époux. Pardonnez-moi ce refus, mon père, ma mère, et vous aussi, mes frères ; mais vous ne voudriez pas me voir triste et malheureuse, et je le serais certainement si j’acceptais votre généreuse proposition.

— Dieu me préserve de faire ton malheur, ma pauvre enfant ! Mais je ne vois pas ce qui arrivera de toi !… Enfin c’est toi qui le veux… Allons, vous autres, ajouta le vieillard en se tournant vers ses fils, donnez avis de cette réponse à vos femmes.

Les deux jeunes gens se dirigeaient déjà vers la porte, charmés d’en être quittes à si bon marché, lorsque Sarah fit un mouvement pour annoncer qu’elle avait quelque chose à dire encore. Les jeunes gens s’arrêtèrent et se regardèrent non sans inquiétude. Sarah dit alors de sa plus douce voix et avec une émotion véritable : — Je n’ajouterai plus qu’un mot. Vous m’avez offert un protecteur pour moi et pour mes enfans, et je l’ai refusé pour eux comme pour moi ; mais, tout en refusant l’époux et le père, je ne repousse ni la protection ni le protecteur. Loin de là, j’ai prévenu par mon refus bien des soucis et des discordes ; sachez-m’en bon gré, et surtout ne m’en veuillez pas. Le sang qui coule dans les veines de ces enfans est le vôtre, quoique je ne sois la femme d’aucun de vous. Promettez-moi de ne jamais l’oublier ; promettez-moi qu’aussi longtemps que l’un des descendans de Mehemmedda vivra, mes enfans ne seront pas délaissés, qu’ils auront une maison et une famille, tout aussi bien que si j’avais accepté aujourd’hui la main de l’un de mes frères.

— Nous te le promettons, ma fille, se hâta de répondre le vieillard, visiblement ému ; je te le promets pour moi et pour les miens, et je suis sûr que mes fils ne contrediront pas mes paroles. D’ailleurs, si tu n’épouses aucun de ces jeunes gens, ta fille du moins épousera notre Benjamin dès qu’elle aura l’âge convenable.

— Vous avez raison, mon père ; nous ratifions tous votre promesse, dirent les fils de Mehemmedda, et nous la tiendrons.

Cet engagement pris, les jeunes gens se retirèrent, et Sarah de son côté s’empressa de regagner sa chambre. À partir de ce moment, les difficultés soulevées par l’installation de la veuve d’Osman dans la ferme de Mehemmedda semblaient écartées. Il en restait une pourtant, que personne n’avait soupçonnée, et que quelques indications données sur le caractère du plus jeune fils de Mehemmedda feront aisément comprendre.

Le vieux paysan avait, on s’en souvient, désigné cet enfant, nommé Benjamin, comme devant épouser la fille de Sarah. La sollicitude de la belle veuve ne se concentra plus dès-lors exclusivement sur sa petite Attié et sur son frère ; elle se détourna un peu sur Benjamin, ainsi que sur sa jeune sœur Ansha[1], et les soins donnés à ces frêles créatures devinrent peu à peu sa plus douce et même son unique distraction. Le caractère de Benjamin méritait à plus d’un titre, il faut le dire, l’intérêt de Sarah. Pâle et chétif, quoique grand pour son âge, sombre et réfléchi, il fuyait les jeux et la société des enfans du même âge pour s’essayer à déchiffrer quelques livres turcs, ou pour s’entretenir avec la jeune femme qui se plaisait à former son esprit. Cet esprit était assurément des plus naïfs et des plus incultes. À tout moment, l’élève de Sarah trahissait son ignorance par des questions ou des réponses singulières, qui amenaient un sourire sur les lèvres de la veuve d’Osman. Blessé alors, mécontent de lui-même et par conséquent de tous ceux qui l’entouraient, Benjamin disparaissait pendant des journées et quelquefois pendant des semaines entières. Sous prétexte de poser des trappes à loup et à renard, ou de découvrir dans les montagnes de plus frais pâturages pour les troupeaux, Benjamin gravissait les rochers, traversait les ravins, se glissait dans l’épaisseur des forêts vierges ; puis, quand il se sentait hors de la portée des regards et des voix humaines, il s’asseyait à l’ombre des grands arbres, sur le gazon que nul pied n’avait encore foulé. Là, les yeux fixés ou sur les profondeurs verdoyantes ou sur la voûte étoilée, il tombait dans un certain engourdissement des sens et de la pensée plein de douceur et qui produisait sur son âme l’effet d’un bain tiède sur des muscles irrités. Tous ses souvenirs se confondaient comme dans une rêverie d’où seule la figure de Sarah se détachait vivante et entourée de lumière. Les paroles tombées de ses lèvres et prononcées de sa voix basse et cadencée résonnaient à ses oreilles comme de lointains accords. Ainsi retrempé aux sources pures de la solitude et de la contemplation, Benjamin arrivait à se sentir plus fort, à douter moins de lui-même. Pourquoi seul, en présence des sapins et des chênes, dans le silence des forêts, sous les blancs rayons de la lune, n’accusait-il jamais Sarah de caprice, d’indifférence pour lui, d’injustice ni d’humeur ? Pourquoi son image lui apparaissait-elle alors comme unie par une parenté mystérieuse à toutes les belles choses dont la calme influence le rendait si heureux ? C’est là une question que je ne cherche point à résoudre. Je dis seulement qu’il ne faut pas s’étonner si les absences de Benjamin devenaient de plus en plus fréquentes, et s’il s’oubliait chaque fois plus longuement dans ses silencieuses retraites. Il était de ceux dont l’oreille saisit de bonne heure ce qu’il y a de discordant dans les voix et dans les bruits de ce qu’on appelle le monde, qui n’écoutent avec docilité que les leçons données dans le silence des déserts par l’âme à l’âme elle-même. Aussi Sarah remarqua-t-elle plus d’une fois avec étonnement le singulier rayonnement qui éclairait le visage de son fantasque élève, lorsqu’il revenait de ses longues excursions dans les montagnes, et l’accueil qu’elle lui faisait se ressentait de cette impression favorable. Alors se levaient pour Benjamin quelques jours d’ineffable félicité. Le sourire affectueux de Sarah ne lui avait pas échappé. Il se sentait le bien-venu ; il se sentait distingué, aimé de celle dont l’éblouissante image avait rempli ses rêveries dans la montagne ; il formait le projet de mériter par son dévouement et son application cette bienveillance qui lui était si précieuse, et tout allait bien,… tout jusqu’à l’heure où un nouveau froissement replongeait Benjamin dans cette vie errante, seul remède qu’il eût trouvé aux précoces tristesses de son âme.

Ainsi s’écoulaient les jours et les mois pour le pauvre enfant, qui devait plus tard s’en souvenir comme d’une époque de joies ineffables, tant il est vrai que le mirage du temps est le plus étrange, le plus inexplicable de tous, tant il est vrai que nous changeons à chaque instant l’unité à laquelle nous mesurons le bonheur et le malheur de cette vie ! »

IV.

Dix ans se sont passés, et pendant ce long espace de temps aucun incident notable n’est venu modifier la condition de nos personnages. Les deux belles-sœurs de Sarah sont entourées d’une nombreuse famille dont elles s’enorgueillissent considérablement. Les deux beaux-frères sont un peu plus-gros, ils boivent, mangent, fument et dorment un peu plus que par le passé. Le chef de la famille porte toujours dignement sa noble vieillesse. Seule, Ansha se ressent visiblement des infirmités de l’âge ; mais le bon Mehemmedda n’en témoigne que plus de soins et une affection plus vive à celle qui tient depuis quarante ans la première place dans son cœur. Deux personnages cependant doivent surtout ici appeler notre attention. Quels changemens dix années ont-elles pu apporter dans la beauté de Sarah et dans le caractère de Benjamin, le fiancé de sa jeune fille ? C’est là ce qu’il importe de savoir.

À l’époque dont nous parlons, Sarah, disons-le tout de suite, eût été trouvée belle à Paris ; mais en Asie, et dans la famille de Mehemmedda, on la classait parmi les vieilles, tandis que les deux belles-sœurs, quoique plus âgées qu’elles, étaient considérées comme jeunes ? Pourquoi cette différence ? Parce que l’idée de jeunesse se lie étroitement en Turquie à l’idée de fécondité. Or les deux belles-sœurs avaient depuis dix ans donné le jour à de nombreux enfans, tandis que Sarah, condamnée par son veuvage à la stérilité, était, pour cette stérilité même, traitée de vieille. Les Turcs n’y regardent pas de si près. Avait-elle réellement perdu toute beauté ? Sarah n’avait pas vingt ans quand elle était venue habiter la maisonnette de Mehemmedda. Elle eût passé pour belle à Paris, ai-je dit : qu’on en juge. Dix années d’ennui et presque d’isolement, tel était le lourd fardeau qu’elle avait à supporter. Aussi avait-elle perdu les fraîches couleurs et l’embonpoint de la jeunesse, ses grands yeux noirs s’étaient légèrement enfoncés dans leur orbite ; mais sa physionomie, plus pâle, gardait tout son charme, sa taille était devenue plus élégante et plus svelte. En somme, les contours du visage de Sarah restaient si délicatement tracés, qu’un sculpteur eût refusé d’y changer une seule ligne. Ajoutons que Sarah avait le bon goût de ne pas compliquer sa coiffure au moyen de ces élégantes queues de chèvre teintes en orange que les belles dames d’Asie aiment à laisser pendre sur leur dos. Sarah ne mêlait aucun ornement aux grosses tresses couleur d’ébène qui flottaient sur ses épaules. Cette négligente façon d’arranger ses cheveux était même pour les deux belles-sœurs un grief de plus. L’absence des queues de chèvre était attribuée à une affectation d’économie qui ne laissait pas d’être quelque peu insultante pour le riche Mehemmedda.

En réalité, Sarah n’était pas heureuse. Elle aimait ses vieux parens et ses jeunes enfans, mais cette affection paisible laissait dans son âme un vide que le souvenir d’Osman lui avait plus d’une fois douloureusement révélé. Elle ne trouvait aucun charme aux entretiens des veillées, où il n’était question que des accidens de la saison, du progrès des moissons, ou de quelques épisodes vulgaires de la vie intime des familles voisines. Ses heures les plus douces étaient celles qu’elle consacrait à l’éducation de ses enfans et du fiancé de sa fille Attié, Benjamin.

Nous avons dit ce qu’il y avait d’étrange dans le caractère de ce jeune homme. Pendant dix ans, les dispositions sauvages que nous avons déjà signalées chez Benjamin n’avaient fait que prendre sur lui plus d’empire. Âgé de dix-sept ans, Benjamin avait gardé sa santé délicate son visage pâle et mélancolique ; mais sa taille était plus haute, et sous un extérieur frêle il cachait une vigueur nerveuse qui manque souvent aux tempéramens les plus robustes. Le jeune homme se consumait toujours en de vagues rêveries, il s’abandonnait à des aspirations douloureuses vers un avenir inconnu où l’image de Sarah lui apparaissait au milieu d’incohérentes visions. Ainsi la veuve du premier né de Mehemmedda exerçait sur son plus jeune fils une fascination plus puissante encore que celle qui avait trop tardivement agi sur Osman.

Après tant d’années de souffrances et d’émotions contenues, un jour vint enfin qui apporta dans la destinée de Benjamin et par conséquent dans celle de Sarah un changement décisif. C’est à ce moment que nous reprenons notre récit. Depuis le matin, Sarah était assise avec sa fille Attié sur les bords d’une petite rivière qui coulait à quelques centaines de pas de la maison du paysan. Pendant que son jeune fils s’amusait à cueillir des mûres le long des haies, Sarah cherchait à vaincre chez Attié, destinée à devenir l’épouse de Benjamin, la vague répugnance que lui inspirait son futur mari. Les confidences par lesquelles Attié répondait aux conseils de sa mère n’étaient que trop de nature à éclairer Sarah sur le caractère du sentiment que Benjamin éprouvait pour elle-même. — Hier, lui disait Attié, il m’a reproché d’avoir les cheveux blonds et les yeux clairs. « Pourquoi, répétait-il sans cesse, n’as-tu pas les cheveux noirs comme ta mère ?… » Et la jeune fille allait s’étendre avec complaisance sur les mille bizarreries de Benjamin, lorsque celui-ci parut tout à coup et vint s’asseoir près de Sarah. Effrayée, la pauvre enfant se sauva à toutes jambes, laissant sa mère seule avec le fantasque jeune homme.

On devine que les premières paroles échangées entre Sarah et Benjamin eurent pour objet la terreur manifestée à son approche par Attié. Sarah avait commencé à réprimander vivement le fils de Mehemmedda sur ses brusques allures, lorsque Benjamin l’interrompit en arrêtant un regard sévère sur le visage de la veuve d’Osman. — Avez-vous connu des femmes grecques à Constantinople ? lui demanda-t-il.

Sarah était si peu préparée à cette question, qu’elle demeura un instant interdite ; mais Benjamin ayant répété les mêmes mots non sans quelque impatience, elle avoua qu’elle en avait connu plusieurs.

— Étaient-elles vieilles ?

— J’en ai connu de vieilles et de jeunes.

— Et les vieilles, que faisaient-elles ?

— L’une d’elles apportait dans le harem diverses marchandises, des broderies, des étoffes, des coiffures et toute sorte de choses à l’usage des femmes ; une autre était appelée lorsque l’une de nous était en mal d’enfant ; une autre s’occupait de médecine.

— Ah ! dit Benjamin.

— Quel intérêt tout cela peut-il avoir pour vous, Benjamin ?

— La vieille femme qui soignait les malades ne vendait-elle pas autre chose que des médicamens ? Ne vendait-elle pas des charmes ?

— Probablement ; mais pourquoi me regardez-vous ainsi, Benjamin ? Avez-vous donc, besoin de secrets merveilleux ?… Qu’une femme délaissée ou maltraitée emploie des moyens magiques pour recouvrer l’amour de son époux, ou même pour se venger d’une rivale, comme on dit que cela arrive quelquefois, je le comprends ; mais un homme ! mais vous, Benjamin ! votre volonté ne vaut-elle pas tous les talismans du monde ?

— Vous comprenez qu’on emploie la sorcellerie pour se venger ?

— Je comprends qu’on l’emploie pour se procurer ce qu’on ne peut obtenir sans elle.

En ce moment, Sarah leva les yeux sur Benjamin. Le visage du jeune homme exprimait un trouble qui touchait au délire ; il gardait le silence, mais sa bouche entr’ouverte semblait murmurer des mots auxquels la voix se refusait. Ses yeux ouverts et fixes semblaient faire effort pour lire dans l’âme de Sarah.

— Qu’est-ce donc ? s’écria celle-ci effrayée ; qu’avez-vous, Benjamin ? Éprouvez-vous quelque mal ?

Benjamin répondit par un geste négatif. On pouvait aisément deviner qu’il s’efforçait de vaincre son trouble et de retrouver ses esprits. Quand il y eut réussi en partie, il reprit avec calme : — Ce n’est rien, Sarah ; vous savez que je suis sujet à des crises singulières. Qui sait d’où elles me viennent ? Eh ! vous l’ignorez sans doute… Oui ; vous l’ignorez ; c’est bien, n’en parlons plus.

Ainsi engagé, l’entretien ne pouvait manquer de devenir intime. Sarah supplia Benjamin d’avoir pitié de sa jeune fille. Évitant de répondre aux étranges discours du frère d’Osman, elle lui avoua les inquiétudes que lui inspirait l’avenir d’Attié. Pouvait-elle confier cet avenir si cher à celui dont la conduite était pour elle une redoutable énigme ? Ces inquiétudes, franchement manifestées, blessèrent l’irritable amour-propre du jeune homme. — Vous ne me connaissez pas ! s’écria-t-il. Oui, je suis malheureux, mais je ne suis ni méchant ni injuste… Attié est une sotte d’avoir peur de moi, et la sottise m’impatiente, voilà tout… Son visage ne me plaît guère non plus, cela est vrai ; mais ce n’est pas ma faute. Pourquoi ne vous ressemble-t-elle pas ? Ne voit-on pas tous les jours des filles ressembler à leur mère ? — Et Benjamin allait peut-être révéler à Sarah ses sentimens les plus secrets, quand un incident fort imprévu vint l’arrêter au début de ses confidences.

Un bruit de pas et de chevaux se faisait entendre depuis quelques instans. D’abord éloigné, ce bruit se rapprocha bientôt. Un cavalier parut au détour du sentier, puis un autre ; enfin tout un corps de soldats à cheval, suivis d’autres soldats à pied, déboucha sur la route qui longeait la rivière. C’était un régiment du contingent turc levé par les Anglais, et composé d’hommes de toutes les nations, de toutes les croyances, presque tous gens sans aveu, répudiés par leur pays, et cachant sous le titre de réfugiés politiques une existence déshonorée. Il y avait bien aussi de véritables Turcs parmi ces Européens transformés en Turcs faute de mieux et en désespoir de cause ; mais ces vrais Turcs ne formaient pas l’élite de leur nation : c’étaient d’anciens janissaires, des bachi-bouzouks congédiés et chassés de leur corps pour cause d’inconduite ou d’insubordination. À la suite de ce ramassis de vagabonds venait une tourbe de drogmans, véritable écume de ces ondes fangeuses qui croupissent dans Stamboul ; Grecs, Arméniens, Juifs, renégats ou non renégats, menteurs, voleurs, incapables d’une bonne pensée comme d’un bon sentiment, ignorans, lâches, ils étaient recherchés par les chefs de corps (la plupart officiers polonais ou hongrois) comme l’intermédiaire indispensable pour communiquer avec leurs soldats. Quant aux soldats, qui connaissaient ces drogmans pour les avoir vus à Constantinople exerçant les métiers les plus vils, ils les méprisaient et leur refusaient toute confiance, tandis que les drogmans eux-mêmes, suivant en cela l’invariable coutume de leur caste, ne traduisaient jamais ce qui leur était dit, mais faisaient des intentions, à eux bien connues, des chefs l’usage qui convenait le mieux à leurs propres intérêts, et se plaisaient à semer là discorde entre les soldats et les officiers.

Le groupe des drogmans suivait les cavaliers à quelque distance. Lorsqu’ils furent près de Sarah, qui s’était enveloppée à la hâte dans son grand voile en calicot blanc, et se tenait debout, à demi cachée par des arbres, le dos tourné aux passans, l’un d’eux parut frappé de sa haute taille et d’un je ne sais quel reflet d’élégance qu’elle avait rapporté de la capitale, et conservé malgré son long séjour parmi des campagnards. — Ah ! la jolie fille ! s’écria l’effronté Grec, enchanté de pouvoir insulter impunément ses anciens et terribles maîtres, devant lesquels il avait si longtemps tremblé. — Que fais-tu là, et pourquoi te caches-tu ? Montre-nous ton visage, ou, par saint George ! je vais dire partout que tu es vieille et laide. Les jolies femmes ne se cachent plus, n’est-ce pas, Michel ? ajouta-t-il en se tournant vers l’un de ses compagnons. La mode du voile est passée, et nous voyons à présent autant de jolis minois qu’il nous plaît.

Sarah ne répondait pas, et paraissait ne rien entendre des mots qui lui étaient adressés. Alors le Grec, qui avait probablement bu plus d’un verre d’eau-de-vie dans la journée, sauta à bas de son cheval, et, suivi de deux ou trois camarades, il arriva d’un bond auprès de Sarah ; puis, la prenant brutalement par la taille, il essaya d’écarter les plis de son voile. — Laissez-moi ! s’écriait Sarah d’une voix étouffée par les draperies et par l’émotion ; mais ni ses cris ni ses prières n’eussent arrêté le bras de l’insolent, si un poignet d’acier ne l’eût saisi tout à coup et ne l’eût forcé de lâcher prise. Le Grec fît un pas en arrière, vaincu un moment par la douleur, car les doigts de Benjamin, avaient noirci son bras ; mais Benjamin était seul de son côté, et le Grec comptait sur l’appui de tous ses camarades ; Aussi, le premier mouvement de surprise et d’engourdissement passé, la rage vint s’ajouter au caprice, et la conquête de Sarah fut irrévocablement résolue dans l’esprit du drogman.

— Arrière ! hurla-t-il en portant la main à son couteau, qui, à vrai dire, n’était pas des mieux affilés ? arrière, misérable ! Est-ce ainsi que tu respectes tes sauveurs ? — Puis, se tournant vers Sarah : — Et toi ! la fille, montre-moi ton visage tout de suite, et s’il me plaît, je t’ordonnerai de me suivre à notre campement, où tu chanteras et tu danseras toute la soirée pour nous désennuyer, et ensuite nous verrons ; peut-être te ferai-je l’honneur de ne te renvoyer que demain matin.

Honneur soit rendu à la simplicité des mœurs du peuple des campagnes en Asie ! Sarah ne comprenait qu’imparfaitement les grossières paroles qu’on lui adressait ; mais elle voyait que le Grec voulait la forcer à découvrir son visage. C’était là une insulte sans exemple et qui la faisait frémir. Ses craintes ne tardèrent pourtant pas à changer de nature et d’objet. Entouré par les amis du drogman, Benjamin avait à se défendre contre les assauts réitérés de ces lâches agresseurs. Le fils de Mehemmedda était d’apparence frêle et presque maladive ; mais il avait une de ces organisations nerveuses auxquelles dans certains momens rien n’est impossible. D’un élan vigoureux, il avait repoussé ses trois antagonistes, qui se tenaient à distance, quand d’autres drogmans accoururent au secours des premiers combattans. Aussi pouvait-on prévoir le moment où Benjamin, malgré sa fière attitude, succomberait sous le nombre. Heureusement il se trouvait quelques vrais Turcs dans cette arrière-garde. En voyant une femme et un jeune musulman insultés par des Grecs, ils perdirent patience. Ils commencèrent par se placer entre le chef de la bande et Sarah, priant le premier de renoncer à son entreprise et recommandant à Sarah de courir s’enfermer chez elle. Celle-ci était trop émue par le danger que courait Benjamin pour suivre ce conseil. — Laisserez-vous périr cet enfant ? s’écria-t-elle avec angoisse en se tournant vers ceux qui l’avaient délivrée du Grec, et dans son trouble elle ne s’aperçut pas que son voile venait de se dénouer, laissant son visage à découvert. — Elle est merveilleusement belle ! s’écria le drogman grec. Ah ! je savais bien qu’elle ne se cacherait pas toujours avec un visage comme celui-là. — Un des Turcs se hâta aussitôt de replacer respectueusement le voile sur le visage de la veuve. Les autres coururent vers l’endroit où Benjamin se défendait encore, et réussirent, non sans quelque peine, à prendre position entre le jeune homme et ses trop nombreux assaillans. Une lutte nouvelle allait donc s’engager entre les Turcs et les Grecs, lutte dont l’issue pouvait être douteuse, quand un officier supérieur parut tout à coup sur le terrain du combat, et sa voix tonnante exerça une action presque magique. Les drogmans restèrent comme pétrifiés, tandis que les Turcs, calmes et fiers, attendirent les questions du maître. En même temps Benjamin, les bras croisés sur la poitrine, attachait sur le capitaine un regard assuré, tandis que Sarah s’enveloppait soigneusement de son voile.

— Que faisiez-vous ? dit enfin l’officier, Polonais de naissance et musulman par accident ; que signifient ces violences ?

Et cette question ayant provoqué cinquante réponses en dialectes différens, l’officier, en homme qui savait déjà de quel côté pouvaient lui venir les informations les plus sincères, appela auprès de lui les Turcs. Ceux-ci justifièrent pleinement la confiance qu’on plaçait en eux. Le récit exact qu’ils firent du triste conflit provoqué par l’insolence du drogman grec valut à celui-ci et à ses compagnons une réprimande sévère. Puis le capitaine appela Benjamin et Sarah ; il les interrogea sur leur condition, sur leur famille, et s’enquit avec bienveillance si l’un et l’autre étaient sortis sans blessure du combat. Benjamin avait reçu plusieurs coups à la tête et une grande égratignure au bras gauche, mais son amour-propre ne lui permettait pas de se plaindre dans un pareil moment et devant un aussi grand personnage. L’officier finit par offrir à Benjamin quelques piastres que le jeune homme reçut d’assez mauvaise grâce ; cependant le fils de Mehemmedda se dérida un peu à l’invitation que lui fit le capitaine d’aller lui rendre visite à Angora, où il comptait résider quelques jours, et où il aurait, dit-il, beaucoup de plaisir à faire plus ample connaissance avec un aussi brave jeune homme, qui ne comptait pas ses adversaires lorsqu’il s’agissait de défendre une femme. Depuis longtemps en effet, Benjamin cherchait un prétexte pour se rendre à la ville, où il voulait consulter quelque savant personnage sur l’espèce de malaise moral dont il se sentait frappé. Aussi promit-il au capitaine de lui rendre prochainement visite ; puis, faisant signe à Sarah de le suivre, il se dirigea vers la maison paternelle sans daigner jeter un regard en arrière.

Deux jours plus tard, Benjamin se mettait en route pour Angora, et avec ce voyage allaient commencer ce qu’on pourrait nommer les années d’apprentissage du jeune paysan turc.

UN
PAYSAN TURC

seconde partie.[2]

V.

En allant rendre visite au capitaine dont l’intervention inopinée avait été aussi utile à Sarah qu’à lui-même, Benjamin, on s’en souvient, se proposait de mettre à profit son séjour à Angora pour consulter quelques-uns de ces sorciers ou magiciens toujours si nombreux dans les villes turques. C’était pour la seconde fois qu’un fils du paysan Mehemmedda allait se trouver en contact avec ce qu’un habitant des campagnes de la Turquie peut regarder comme la société civilisée. Benjamin devait être plus heureux cependant que son frère Osman dans cette dangereuse tentative pour se transporter au milieu d’un monde étranger à sa rustique famille. Ses années d’enfance, passées dans la solitude et agitées par d’étranges rêveries, ne l’avaient guère préparé sans doute aux épreuves redoutables au-devant desquelles l’entraînait une curiosité naïve ; mais ce qu’il avait perdu en expérience à vivre seul, ou du moins à ne rechercher qu’une seule société, celle de Sarah, le jeune homme l’avait gagné, on le reconnaîtra bientôt, en persévérance, en fermeté, en énergie individuelle. Les qualités propres au paysan turc s’étaient assez librement développées chez lui pour qu’il n’eût rien à craindre des mauvaises influences auxquelles Osman, moins bien trempé pour la lutte, avait prématurément succombé.

La conversation entre Benjamin et le capitaine turco-polonais fut assez insignifiante. Le capitaine, après avoir assuré Benjamin de sa bienveillance, n’eut garde de prolonger un entretien que sa connaissance incomplète de la langue turque et la timidité du jeune homme rendaient peu intéressant. Benjamin de son côté avait hâte de prendre congé de son protecteur pour s’occuper du principal objet de son voyage. Aussi, dès qu’il fut sorti de la maison du capitaine, son premier soin fut-il de courir à une mosquée, rendez-vous ordinaire des saints personnages qui font métier en pays musulman de prédire l’avenir et de répondre gravement, pour une poignée de piastres, aux questions les plus excentriques. Grâce à quelques informations prises chez le capitaine, Benjamin savait d’ailleurs qu’il rencontrerait à coup sûr dans la cour de cette mosquée un vieux derviche, très renommé à Angora et aux environs comme donneur de conseils et faiseur de miracles.

Nul lieu n’était plus propre à inspirer la confiance et un pieux recueillement que l’enceinte sacrée où s’était installé le célèbre derviche. Dans un des coins de la cour qui entourait la mosquée, un groupe de cerisiers et d’amandiers projetait une ombre bienfaisante sur le pieux vieillard et sur une fontaine limpide servant aux ablutions des fidèles. Un petit tapis de Smyrne étendu près du derviche était destiné à préserver ses genoux et son front du contact des pierres auquel l’exposaient ses nombreuses génuflexions. Benjamin s’approcha, vivement ému, du saint homme, baisa et plaça sur son cœur et sur sa tête le pan de sa robe, puis il demeura debout et interdit devant l’oracle qu’il hésitait à consulter. Il aurait voulu que le derviche l’encourageât, mais c’est à peine si Benjamin put se flatter d’en avoir été aperçu : le regard du vieillard restait fixé sur la terre, ses doigts pressaient successivement les grains de son long chapelet, et ses lèvres semblaient murmurer des paroles mystérieuses. Un narghilé allumé était placé auprès du saint, et un petit garçon à la mine fraîche et réjouie soufflait avec béatitude et précaution le charbon à demi consumé, en attendant que le derviche interrompît ses méditations pour aspirer quelques bouffées de tombeki.

— Père ! dit enfin tout bas Benjamin en s’inclinant de nouveau, père !… je venais vous demander vos prières !

Le derviche tendit machinalement la main ; ne recevant rien, il leva la tête et regarda Benjamin d’un air d’étonnement qui redoubla l’embarras de celui-ci. Ce fut le petit souffleur de narghilé qui vint au secours des deux parties, en prononçant le mot de backchich et en lançant un regard significatif à Benjamin, tandis qu’il désignait du doigt son vénérable maître. — Bien volontiers, se hâta de répondre Benjamin en fouillant dans sa ceinture et en mettant dans la main du derviche tout le contenu de sa bourse, qui n’était pas richement garnie ; je viens demander les prières de mon père, ainsi que ses conseils, dans une affaire des plus délicates, et qui me tient fort à cœur.

Il s’arrêta sur ces mots, car le derviche s’était prosterné sur son tapis et s’empressait de gagner honnêtement la petite somme perçue à l’avance. Sa prière ne fut pas très longue, et à dire vrai Benjamin ne pouvait s’attendre à mieux, vu la modicité de son bachchich ; il était impatient d’ailleurs d’exposer ses craintes et ses douleurs, et lorsqu’il vit le derviche se relever et se disposer à profiter des soins que son petit clerc ne cessait d’accorder au narghilé, Benjamin éprouva une vive satisfaction. — S’il vous plaît maintenant de m’entendre, mon père,… commença-t-il ; mais il s’arrêta encore en voyant le derviche, qui, loin de l’écouter, fouillait dans un sac pendu à sa ceinture et en tirait divers objets mystérieux, tels que cailloux, chiffons, sachets en papier contenant diverses poudres, un vieux livre, etc. Dans cette macédoine sacrée, le vieillard choisit deux cailloux, de forme et d’espèce différentes, un bout de ruban de fil et une pincée de poudre qu’il présenta à Benjamin en lui ordonnant de porter les deux cailloux sur son cœur, d’attacher le ruban autour de son poignet, et de jeter la pincée de poudre sur la braise du foyer domestique aussitôt qu’il serait rentré dans sa maison. Le tout valant six piastres, Benjamin, qui avait vidé sa bourse pour obtenir les prières du saint homme, fut obligé d’aller emprunter les six piastres à un de ses compatriotes, c’est-à-dire à un habitant de son village qui possédait une baraque en bois sur la place du marché de la ville, où il se rendait deux fois la semaine pour vendre les légumes et les fruits que les paysans lui cédaient à vil prix. Le fils de Mehemmedda aurait volontiers emprunté et payé une somme plus forte pour obtenir un moment d’attention de la part du derviche ; mais il ne fallait pas y songer. Le saint homme avait l’air profondément stupide, et le petit garçon qui remplissait auprès de lui les fonctions de serviteur, de drogman et d’intendant, assura Benjamin que les remèdes du saint docteur guérissaient tous les maux, de quelque nature qu’ils fussent, et que l’usage établi dans ces sortes de consultations ne permettait pas au consultant d’expliquer ses sensations ni de décrire ses souffrances. — Croyez-vous que mon père ne connaisse pas votre état cent fois mieux que vous ne le connaissez vous-même ? s’écria le petit serviteur, légèrement indigné ; croyez-vous qu’il ait besoin de votre récit pour savoir ce que vous éprouvez ? S’il en était ainsi, vous seriez donc plus savant que lui, et dans ce cas pourquoi le consulteriez-vous ? Allez, effendi, et soyez parfaitement tranquille sur votre santé, elle est en bonnes mains, pourvu toutefois que vous me donniez aussi quelque chose, afin que je recommande à mon père de vous nommer dans ses prières.

Benjamin, dont la bourse était à sec, offrit au petit clerc un couteau qu’il portait pendu à sa ceinture, et qui fut accepté de la meilleure grâce du monde, après quoi le petit garçon pria Benjamin de se retirer pour laisser la place libre à d’autres illustres cliens du derviche qui étaient attendus incessamment. Ne trouvant aucun prétexte pour prolonger sa visite, Benjamin s’éloigna. Il se dirigea de nouveau, la tête basse, vers la maison habitée par le capitaine, à qui il tenait à raconter son histoire. Chemin faisant, il se demandait, ce jeune esprit fort, si les cailloux, le ruban de fil et la poudre pouvaient empêcher un homme de trop dormir ou de trop veiller, d’avoir trop chaud ou trop froid ; il en était là de ses réflexions lorsqu’il arriva dans l’antichambre du capitaine.

Le secrétaire ou plutôt le factotum de l’officier causait à voix basse dans l’embrasure d’une fenêtre avec un homme vêtu à la mode de Constantinople, âgé d’à peu près cinquante ans, à la taille haute et bien prise, au teint excessivement brun et marqué de la petite-vérole, doué de deux beaux yeux très grands et très noirs, au regard expressif et mobile, tour à tour doux et paisible comme celui d’un mangeur d’opium, fier et cruel comme celui du tigre, ou couvert, pénétrant et rusé comme celui d’un jésuite de roman. Ce personnage, ai-je dit, était vêtu à la mode de Constantinople, ce qui en Asie-Mineure est le costume réservé aux étrangers, aux hauts dignitaires de l’état ou aux très riches seigneurs. Les vêtemens de l’inconnu n’annonçaient pourtant pas un millionnaire ; les coutures en étaient considérablement plus pâles que le reste de l’étoffe, et un morceau de drap marron se montrait effrontément au milieu du dos d’une redingote en drap noir. Les moustaches et les sourcils étaient de cette belle couleur d’ébène qui n’appartient qu’à la jeunesse ou à un excellent cosmétique ; autour des tempes et le long des joues, rasées, mais non pas aussi fréquemment qu’on eût pu le désirer, quelques poils gris semblaient considérer avec étonnement et jalousie les reflets bleus et luisans de la moustache. Enfin autour de la tête et en dehors du fez flottait une chevelure mélangée de mèches couleur acajou et de mèches d’un bel orangé. Pour expliquer cette bizarrerie, il me suffira d’apprendre au lecteur que les cosmétiques européens sont aussi chers que rares en Asie ; tel peut en employer pour sa moustache qui doit se contenter des teintures indigènes pour la masse plus considérable de sa chevelure, et les teintures indigènes sont perfides, hélas ! elles se montrent d’abord d’un beau brun et se transforment ensuite et successivement en rouge et en orangé. Les miroirs comme les valets de chambre sont peu nombreux en Asie ; le personnage en question accomplissait, sans l’aide ni du valet ni du miroir, les mystères assez compliqués de sa toilette : faut-il s’étonner maintenant du défaut d’harmonie que je viens de signaler ? J’ajouterai encore que l’inconnu ne portait pas le costume de la capitale dans toute sa pureté, mais que le costume asiatique semblait pousser peu à peu sur l’autre comme la mousse envahit petit à petit la pierre. Un mouchoir ou plutôt un foulard en coton rouge et jaune était roulé en guise de turban autour du fez ; une ceinture en cuir rouge lui serrait la taille, et eût pu même couvrir la pièce en drap marron, pour peu qu’il y eût mis de la coquetterie ; enfin des revers en drap blanc ourlés et ornés de ganse bleue retombaient sur d’énormes bottes confectionnées de ce côté du Bosphore où il se trouvait alors.

L’ensemble de ce costume peut paraître grotesque, mais celui qui le portait avait un air d’aisance et de supériorité qui désarmait la critique. Peut-être en ce moment recevait-il du factotum du capitaine, avec lequel il s’entretenait, une commission peu sérieuse et peu digne : rien pourtant n’indiquait en lui ni l’humiliation de rendre de tels services, ni la grossière ignorance de ce qu’ils ont d’humiliant. Un sourire fin et légèrement narquois errait sur ses lèvres, tandis que son regard hautain était fixé sur son interlocuteur, dont les paupières clignotaient involontairement.

Au bruit que fit Benjamin en entrant, les deux personnages se retournèrent ; ils échangèrent encore quelques mots à la hâte, et tous deux sortirent, le factotum insistant pour reconduire l’autre jusqu’à la porte de la maison. Quand il rentra tout seul dans l’antichambre où Benjamin s’était assis en l’attendant, il poussa un soupir d’aise comme un homme qui vient de déposer un lourd fardeau et qui se sent soulagé.

— Quel est ce seigneur ? dit Benjamin.

— Comment ? répondit le factotum, vous ne connaissez pas le Grec Athanase, et vous êtes du pays !

— Je connais plusieurs Athanase, reprit Benjamin, honteux de ne pas connaître un personnage aussi considérable ; mais…

— Oh ! les autres Athanase ne sont rien auprès de celui-ci.

— Mais qu’est-il ? Est-ce un banquier ?

— Banquier ? Pas précisément. Il est,… il est tout ce qu’il veut,… et probablement il ne veut être rien !

— Bah ! s’écria Benjamin au comble de l’étonnement. Il est donc très riche ?

— Hum ! Il a… beaucoup de dettes, à ce qu’on dit.

— C’est peut-être un grand savant ?

— Oh ! pour cela, oui. Je crois qu’il sait tout.

— Ah ! si je pouvais lui parler ! mais je n’oserai jamais…

— Si vous avez les poches pleines, osez toujours.

Benjamin soupira. — Je n’ai pas d’argent sur moi, dit-il tristement.

— Pourvu que vous en ayez chez vous, cela revient au même ; un beau mouton, une chèvre, une vache, un poulain, que sais-je ? Athanase accepte tout.

— Vraiment ! En ce cas, il est mon homme, et je vous remercie de tout mon cœur.

— Hum ! répéta le factotum, mais sur un autre ton. Si vous avez un avis à demander, Athanase est votre homme en effet ; mais vous ne pouvez aller tout droit chez lui comme vous iriez chez un médecin ou chez un homme de loi dont la profession est d’écouter tous ceux qui vont lui conter leurs affaires. Il faut que quelqu’un vous présente à lui, vous recommande, et réponde pour vous.

— C’est vrai ; mais vous qui me connaissez, ne pourriez-vous répondre pour moi ?

— Je ne demande pas mieux que d’être utile à un jeune homme aussi généreux, aussi grand seigneur que vous ; mais, voyez-vous, mon cher, tout mon temps est pris, et s’il faut que je me dérange pour m’occuper de vos affaires, c’est absolument comme si je dépensais de l’argent. Chaque heure que j’emploie au service de mon maître me vaut deux piastres et demie.

— Eh bien ! je vous en donnerai trois.

— Chut ! ne parlons pas de piastres entre nous. Je ne veux pas de votre argent, et d’ailleurs vous n’en avez pas. Je vous ai dit cela seulement pour que vous compreniez, combien il faut que je vous sois attaché, puisque je sacrifie dans votre intérêt un temps qui m’est si précieux… Vous avez une belle vigne, m’a-t-on dit : vous donne-t-elle beaucoup de raisin ? Ah ! comme j’aime le raisin ! Je ne suis jamais malade quand le raisin ne me manque pas.

— Je vous enverrai du raisin aussitôt que je serai de retour au village ; je vous en enverrai un panier chaque semaine.

— Non, non, mon ami, de temps en temps, et pas davantage. Je suis sûr aussi que vous faites de l’excellent bekmès, du véritable bekmès, que l’on conserve dans des boîtes en bois blanc, non pas de cette drogue liquide que font les habitans de cette maudite petite ville, et qui me soulève le cœur.

— Oui, oui, nous faisons du bekmès comme vous l’aimez. Il nous en reste encore quelques boîtes de l’année dernière, et je vous les enverrai.

— Oh ! pas toutes, une ou deux… Allons, disons trois, pourvu qu’elles ne soient pas bien grandes. Ah ! mon garçon, vous avez découvert mon côté faible : j’aime les bonnes choses, et on en trouve si peu ici !

Pour se délivrer des importunités du factotum, Benjamin en était venu à promettre, après les raisins et le bekmès, du miel, du beurre, etc., lorsque le capitaine vint interrompre la conversation. S’il avait pu en deviner le sujet, peut-être se fût-il bien gardé de troubler son majordome au moment où celui-ci recourait à de si habiles manœuvres pour remplir le garde-manger commun. Le factotum congédia Benjamin au nom de son maître en lui promettant de préparer Athanase à le bien recevoir, et le jeune paysan regagna, plein de confiance, le café qui lui servait d’asile.

Qu’était-ce donc que ce Grec Athanase ? La question mérite peut-être qu’on y réponde à loisir, et, pour tracer ce portrait, qui demande quelques développemens, je veux profiter de la nuit qui apporte à Benjamin un sommeil paisible, égayé de beaux rêves. Le personnage qui va nous occuper représente en effet une des classes les plus actives, les plus intelligentes, et malheureusement aussi les plus corrompues de la société orientale.

Athanase était né à Angora, d’une famille grecque établie depuis longtemps dans le pays. Ses parens n’étaient pas plus riches que leurs voisins, et ceux-ci étaient tous excessivement pauvres. Athanase, dont la physionomie éveillée et les manières agréables attiraient tous ceux qui le rencontraient, plut à un pacha qui rechercha sa société et accepta de lui quelques services. Athanase sut les faire valoir. Il ne tarda pas à s’associer à un Arménien qui passait pour riche, et à obtenir pour son camarade et pour lui la charge de banquiers du pacha. Chaque pacha entretient ou du moins entretenait dans sa maison un ou même plusieurs de ces utiles fonctionnaires, dont la charge consistait à recevoir et à dépenser l’argent du maître. On suppose généralement que le banquier d’un pacha possède des fonds sur lesquels il ouvre à son noble patron ce que nous appellerions en Europe un compte courant ; mais c’est là une hypothèse tout à fait inadmissible. La banque d’Athanase et compagnie n’était pas mieux garnie que celle de tous ses collègues les autres banquiers des autres pachas ; mais les revenus de ces hauts fonctionnaires étant d’une nature excessivement irrégulière, les banquiers avaient beau jeu pour s’approprier en peu de temps un pécule particulier qu’ils prêtaient dès-lors au pacha à l’intérêt légal d’un et demi jusqu’à trois pour cent par mois. Athanase avait reçu de la nature une merveilleuse aptitude pour faire passer dans ses poches l’argent d’autrui. Le pacha dépensant d’ordinaire un peu plus qu’il ne recevait, on pourrait se demander comment s’y prenait Athanase pour détourner à son profit et à l’insu de son maître une assez forte part des revenus. Le moyen employé par Athanase était pourtant bien simple, il n’était même pas nouveau : il consistait d’une part à ne pas payer les dépenses du pacha, de l’autre à exiger de tous ses cliens le double des backchich ordinaires. Personne n’ignorait que le pacha croyait ses comptes soldés et qu’il ne touchait qu’une partie des backchich exigés par le banquier ; mais telle était l’influence, je dirais presque la fascination exercée par Athanase sur tous ceux qui le connaissaient, qu’il ne se trouva pas un seul délateur ni parmi les créanciers, ni parmi les protégés du pacha.

Cet homme était donc un misérable ? me dira-t-on. Je ne sais, car il était meilleur à coup sûr que la plupart de ses pareils. Il aimait à rendre service indépendamment de la récompense qu’il attendait de ceux qu’il obligeait, et qui bien souvent l’avaient oublié une fois le service rendu. La vue d’une créature souffrante lui était si pénible, qu’il eût donné jusqu’à son dernier para pour la soulager, quitte à se refaire l’instant d’après aux dépens du premier venu. Son intelligence n’était pas seulement subtile et déliée, elle était parfois accessible à des aspirations élevées et fortes. Or c’était là précisément ce qui faisait de lui l’homme le plus dangereux, non-seulement pour la bourse, mais pour la conscience de ses amis.

Lorsqu’Athanase eut amassé quelque argent, il quitta son pacha en lui laissant tous ses comptes des trois dernières années à solder, et il entra au service, toujours comme banquier, de l’un de ces déré-beys qui ensanglantèrent le règne du sultan Mahmoud, et qui vivaient en princes souverains, percevant les impôts et faisant la guerre à leur seigneur suzerain. Athanase se distingua fort dans sa nouvelle dignité ; il fut employé comme négociateur secret entre son maître et les pachas envoyés de Constantinople pour châtier le rebelle. Pas une ville ne fut prise ou rendue, pas un prisonnier ne fut échangé ou rançonné, pas un traité ne fut signé, sans rapporter des profits considérables au banquier diplomate. Malheureusement l’abîme est ouvert pour ceux qui planent à de grandes hauteurs. Un sombre nuage enveloppe cette époque de la vie d’Athanase. Un seul fait précis ressort des informations que j’ai pu recueillir : c’est que le maître de l’habile banquier, le déré-bey, fut livré, victime d’une trahison domestique, au souverain irrité, qu’il perdit mystérieusement la vie et qu’Athanase émigra subitement. Où alla-t-il planter sa tente ? Les uns disent chez certaine tribu kurde avec laquelle il était lié par je ne sais quel nœud de parenté ; d’autres affirment qu’il devint l’associé d’un célèbre bandit qui ravageait alors les provinces occidentales de l’Asie-Mineure. Le fait est que, bien des années plus tard, il parlait avec un singulier intérêt de ce fameux brigand, des bons offices qu’ils s’étaient réciproquement rendus, et de certains trésors cachés, personne ne savait où[3].

Quoi qu’il en soit, c’est en Europe qu’Athanase reparut ouvertement sur la scène du monde. Il y reparut, je m’en souviens, en qualité de prince arménien possédant d’immenses richesses, connaissant les secrets de tous les états, promenant un magnifique costume de fantaisie qu’il faisait passer pour le vêtement ordinaire de tous les Arméniens de condition, faisant sa cour aux dames, jouant gros jeu, envoyant et acceptant force cartels, marchant bras dessus, bras dessous, avec les grands seigneurs les plus riches et les plus titrés, marchandant des terres et des duchés qu’il n’achetait pas, parce que l’embarras du choix était trop grand. Il fut sur le point d’épouser une jeune fille belle et riche, que sa bonne mine et ses vaillantes allures avaient fascinée. Il s’arrêta cependant sur le seuil du mariage, soit par un scrupule de conscience, soit par la crainte d’appeler une curiosité importune sur ses antécédens. Pendant les quelques années qu’il passa en Europe, Athanase fit de grosses dépenses. D’où lui venait tant d’argent ? Il en gagna sans doute une bonne partie au jeu, il en emprunta aussi considérablement ; mais il est difficile de croire que ses revenus se limitassent à ces deux branches d’industrie. Sa bourse d’ailleurs était encore assez bien garnie lorsqu’il rentra à Constantinople, accompagné d’une beauté un peu sur le retour, qu’il appelait respectueusement madame la comtesse, et qui n’était en réalité qu’une aventurière du midi de l’Italie. Force lui fut, en arrivant à Constantinople, de déposer son titre de prince arménien, personne dans cette capitale n’ignorant qu’il n’existe pas de princes arméniens sur la terre ; mais il continua de jouer son rôle de nabab, donnant des bals et des dîners dans un magnifique logement, ne sortant qu’en carrosse, déployant en un mot le luxe le plus effronté. Ce fut à cette époque que la fortune sembla l’abandonner. Les spéculations qu’il tenta échouèrent avant que l’audacieux opérateur eût réussi à dépouiller ses associés. L’antique Byzance, atteinte enfin par l’influence occidentale, semblait secouer cette bienheureuse inertie qui avait livré jusque-là tout Osmanli et ses trésors à la rouerie grecque et arménienne. Tel pacha, maître d’un harem bien peuplé, ne s’enflammait plus sur le simple rapport que lui faisait Athanase de la beauté incomparable d’une esclave de grand prix, et n’achetait plus chat en poche. Tel autre avait découvert que parmi les objets de manufacture européenne il y en avait de beaux et de médiocres, de précieux et d’autres absolument sans valeur. Un autre ne donnait plus les poulains issus de ses jumens par cette bonne raison qu’ils étaient trop jeunes pour servir, et il attendait patiemment qu’ils se fussent corrigés de ce défaut. Athanase fut près de tomber à la renverse lorsqu’ayant présenté à l’un de ses plus riches patrons une vieille et horrible montre en étain, aussi lourde qu’un boulet de calibre, et en ayant demandé cinq cents francs, le riche patron sourit gracieusement et lui rendit sa montre en ajoutant qu’il en avait acheté une la veille infiniment plus belle et plus neuve pour la moitié de cette somme. — La fin du monde approche, se dit alors Athanase stupéfait, et cette effrayante prophétie sortit maintes fois de ses lèvres pendant son séjour à Constantinople, car tout le fonds de vieille quincaillerie qu’il avait rapporté d’Europe, et qu’il se proposait d’offrir à ses anciens protecteurs en témoignage de reconnaissance et en échange de quelques centaines de mille francs, lui resta sur les bras et ne lui rapporta que les remerciemens assez froids de quelques serviteurs de troisième classe dont l’amitié lui était presque inutile.

En homme de résolution, notre Grec eut bientôt pris son parti. Il laissa à ses créanciers les regrets, le blâme à sa compagne la prétendue comtesse, se réservant à lui-même le rôle de victime. C’était la comtesse, une grande dame accoutumée au luxe effréné de sa maison princière d’Italie, qui avait entraîné le pauvre Grec dans des dépenses bien supérieures à ses moyens ; mais Athanase était un homme d’honneur malgré sa pauvreté, et il ne faisait de dettes qu’autant qu’il trouvait des amis confians dont la bourse lui était ouverte. Ces amis confians, ces bourses ouvertes, lui manquaient-ils, Athanase avouait hautement sa situation désespérée, et n’empruntait plus. Paierait-il ses dettes ? Qui pouvait le dire ? Il était ruiné et forcé de vivre misérablement dans un des plus humbles khans de Constantinople ; cependant il ne lui manquait qu’une occasion pour renaître, comme le phénix, de ses cendres. Le banquier ruiné ne tarda pas, on le comprend, à se dégoûter du séjour de la capitale, où peut-être bien il courait quelque danger, et il écouta la voix de son cœur, qui le rappelait impérieusement aux lieux où il avait vu le jour, auprès de sa vieille mère, de ses païens, et de ses amis. Il trouva encore moyen de faire le voyage sans bourse délier, en se constituant le guide et le cicérone d’une société de touristes européens, qu’il s’engagea à conduire à Trébizonde, et qu’il dirigea adroitement vers sa propre province, où il les quitta en prétextant une maladie subite causée par les fatigues mêmes du voyage, ce qui lui valut une forte indemnité, payée avec empressement par les généreux touristes. Après avoir vu les candides voyageurs se décider à continuer sans guide leur marche vers Trébizonde (Dieu sait où ils allèrent aboutir !), Athanase rentra paisiblement sous le toit paternel. Son père et ses frères étaient morts ; sa mère et ses sœurs menaient, malgré leur misère, une vie plus gaie que régulière. Il employa l’argent que lui avaient laissé les bons voyageurs à se poser en homme riche, puis il exploita sa réputation aux dépens de ses concitoyens. La position qu’il se fit alors, et dans laquelle il se maintenait encore à l’époque où nous l’avons trouvé dans l’antichambre du capitaine, constitue à mon avis l’une des singularités les plus frappantes que la société orientale présente à l’observateur chrétien.

Malgré son ostentation et l’argent qu’Athanase dépensa réellement pendant les premiers mois qui suivirent son retour à Angora, le bruit ne tarda pas à se répandre qu’il ne possédait rien ; mais cette conviction, qui s’empara peu à peu de la population tout entière, ne fit qu’ajouter à l’admiration et au respect que l’ancien banquier d’un pacha, le chargé d’affaires d’un déré-bey, le visiteur intrépide des quatre parties du monde inspirait naturellement. Tous les métiers, toutes les professions de l’Orient, avaient leurs représentans dans la ville d’Angora. Athanase donnait des leçons ou des conseils à tous les artisans : ni ces leçons ni ces conseils n’étaient fournis gratuitement aux ouvriers, qui se trouvaient toujours un peu plus pauvres après avoir causé avec Athanase, ce qui ne les empêchait pas de se regarder comme ses obligés. Athanase avait-il besoin d’un habit, d’une pièce d’étoffe, d’un quartier de mouton, d’une livre de tabac, de café, de sucre ou de chandelle, il entrait dans la première boutique, choisissait et emportait la marchandise en grondant le marchand de ce qu’il ne lui en offrait pas de meilleure, et le menaçait de lui retirer sa pratique, s’il ne s’amendait pas. Jamais il ne payait rien de ce qu’il achetait, mais il savait faire reluire dans un vague lointain aux yeux du marchand interdit une récompense si précieuse, que l’espoir seul de l’obtenir méritait une reconnaissance éternelle. Et quand la perspective de cet inappréciable avantage avait réjoui pendant quelque temps le cœur et l’imagination du pauvre débitant, Athanase inscrivait celui-ci parmi les hommes qui avaient reçu de lui un bienfait, et, ce qui est admirable, c’est que le marchand lui-même partageait bientôt la conviction d’Athanase.

La ville ne possédait ni médecin ni pharmacien. Athanase avait quelques connaissances en médecine ; il savait rouler des pilules avec de la mie de pain et confectionner des extraits de toutes les plantes aromatiques dont l’Asie-Mineure est si riche : il déclarait hautement que la profession de médecin lui était antipathique, que rien ne l’ennuyait plus que d’entendre les consultations des malades ; mais malheur au malade qui ne s’adressait pas à ce nouveau médecin malgré lui pour acheter une drogue ! Athanase le rangeait au nombre de ses ennemis. Celui qui priait timidement le grand docteur de s’occuper de lui ne recevait qu’un accueil froid et décourageant, souvent même un refus péremptoire ; mais le malade savait fort bien comment adoucir le rétif esculape. L’offre d’un fromage, d’une oque de miel ou de beurre frais, voire d’une chèvre ou d’un chevreau, était reçue avec dédain. « Je n’ai que faire de vos présens, répondait Athanase ; si je consens à vous soigner, ce n’est vraiment que par compassion et aussi pour me soustraire à votre importunité. Payez-moi seulement ce que me coûte la drogue que je vais vous donner, et je ne vous en demande pas davantage, car je me suis déjà ruiné six fois à acheter au poid de l’or des médicamens que je donnais gratis, et j’ai juré que cela ne m’arriverait plus. » On devine comment se terminait la consultation. Athanase offrait pour vingt piastres à son malade des pilules qui, disait-il, valaient à Constantinople cent piastres la douzaine. Le malade payait vingt piastres une pincée de farine privée de toute vertu curative, et quand il ne succombait pas, il restait l’obligé du faux médecin.

L’art du vétérinaire rapportait aussi à ce grand industriel un assez beau revenu. Aucun cheval ne tombait malade qu’Athanase ne fût immédiatement appelé à le soigner. Quelquefois l’animal se rétablissait malgré le docteur ; souvent aussi la maladie se prolongeait. Athanase la déclarait contagieuse, et consentait, non sans débats, à prendre le cheval pour lui. « Vous me faites là un présent dont je me passerais volontiers, disait-il avec humeur ; je tiens beaucoup à la bonne bête qui me sert depuis plusieurs années, et qui, sans être ce que vous appelez un beau cheval, n’en est pas moins de pur sang arabe. Il est vrai que je puis jusqu’à un certain point la préserver de la contagion, moyennant un secret que j’ai juré de ne révéler à personne ; mais je préférerais ne pas l’exposer à ce danger, et je n’ai pas une entière confiance dans les remèdes secrets. Cependant vous le voulez absolument, et je ne puis rien vous refuser. Rappelez-vous pourtant que vous devez nourrir votre cheval jusqu’au jour où son sort sera décidé ; s’il guérit et qu’il devienne capable de me servir, oh ! alors je m’en charge. » Et pendant un temps plus ou moins long le propriétaire du cheval malade nourrissait non-seulement ce dernier, qui ne lui appartenait plus, mais le pur sang d’Athanase, tout en s’étonnant in petto de l’appétit extraordinaire que la maladie communiquait aux chevaux.

Athanase ne reculait jamais devant une friponnerie, quelque inique et dangereuse qu’elle fût, ou quelque insignifiant qu’en parût le résultat. Jamais il n’éprouvait ni fatigue, ni scrupule. Les circonstances les plus ordinaires, les conversations les plus banales, un orage, le beau temps, les nouvelles politiques, tout devenait pour lui un moyen de s’enrichir. Son esprit était perpétuellement aux aguets, et si quelqu’un eût pu lire la multitude de projets qui s’y ourdissaient et s’y développaient incessamment, il se fût écrié : « Voici le génie de la fraude, » et il eût dit vrai.

Quel était en définitive le résultat de cette singulière conduite ? Athanase, aussi pauvre que Job, devait de l’argent à tout le monde, ce qui n’empêchait personne de lui en prêter encore. Il était généralement méprisé et peu aimé, mais on le craignait, tout en ayant un certain goût pour lui. On le trouvait amusant, on le croyait merveilleusement érudit et savant. En réalité, il connaissait tout le monde et chacun, le caractère, les moyens, les ressources de tous les habitans de la ville. Si un tel homme n’avait jamais subi de condamnation judiciaire, c’était grâce à la législation orientale, qui n’admet la culpabilité d’un accusé que sur le témoignage direct d’au moins deux témoins oculaires. D’ailleurs, placé sous une autre législation, il eût trouvé d’autres moyens de salut, il n’en faut pas douter.

J’ai cru devoir m’étendre un peu longuement sur ce personnage : tout un côté de la civilisation orientale, l’influence bizarre du Grec sur le Turc et même sur l’Européen, se résume dans la physionomie de ce digne petit-fils d’Ulysse. Encore ne sais-je trop si Athanase ne l’emportait pas comme génie inventif sur son illustre aïeul. Placez notre Grec dans le conseil des généraux, sous les murs de Troie : jamais cette ville n’eût été prise, et jamais non plus les Grecs n’eussent été battus ; le siège de Troie se fût prolongé autant que la vie d’Athanase, et les deux peuples se fussent ruinés à son profit.

VI.

Tel est l’homme chez qui Benjamin se rendit un matin, accompagné du factotum du capitaine, lequel avait déjà, par avance, perçu son tribut. Bien en prit au secrétaire de cette précaution, car Athanase, qui devinait ses motifs pour se faire l’introducteur du jeune homme, se donna le divertissement de montrer à celui-ci qu’il ne faisait aucun cas de son compagnon, et que le bon accueil que lui-même recevait n’était dû qu’à son propre mérite et à la sympathie qu’il avait su lui inspirer. Benjamin comprit l’insinuation, et regretta l’argent si inutilement dépensé, mais il était trop occupé de la consultation qu’il allait avoir pour arrêter longtemps sa pensée sur le nouveau vide fait dans sa bourse.

— Vous avez donc besoin de ma science ? dit Athanase aussitôt qu’ils furent seuls.

— Je n’espère qu’en vous, effendi, répondit le jeune homme.

— Eh bien ! expliquez-moi sans rien omettre tout ce que vous éprouvez ; je pourrais sans doute le découvrir sans votre aide, mais je préfère vous entendre parler, car l’opinion qu’un malade se forme de son propre état est un symptôme des plus importans pour un médecin.

Benjamin, qui ne demandait pas mieux que de raconter ses souffrances, commença aussitôt. Ses insomnies, ses vagues tristesses, ses ardentes aspirations le mécontentement étrange qu’il éprouvait dans la société de ses parens ou de ses amis, le jeune homme n’oublia rien. Les symptômes qu’il décrivait avec une précision naïve ne pouvaient guère embarrasser un observateur aussi expérimenté qu’Athanase. À peine le jeune homme eut-il terminé sa confession, que le Grec, tout en gardant un sérieux imperturbable, lui adressa cette question : — Soupçonnez-vous quelqu’un de vous avoir jeté un charme ?

— Hélas ! oui, noble effendi.

— Une vieille femme sans doute ?

— Précisément.

— Et la voyez-vous souvent ?

— Tous les jours de ma vie : c’est ma belle-mère, la mère de ma fiancée, et elle demeure avec nous, car c’est la veuve de mon frère aîné, qui est mort à Constantinople.

— Est-ce une méchante femme ?

— Il faut qu’elle le soit pour m’avoir réduit à cet état, moi qui ne lui ai jamais rien fait ; mais à la voir et à l’entendre, on ne le dirait pas.

— Et vous devez épouser sa fille ? votre future vous plaît-elle ?

— Pas du tout, noble effendi ; comment l’aimerais-je, puisque je n’aime plus personne, et que je ne trouve plus dans mon cœur que de la colère et de l’aversion pour tout le monde ?

— Cela est grave ! Éprouvez-vous aussi quelque douleur dans l’estomac ?

— J’ai souvent mal à la tête ; j’éprouve des battemens de cœur qui me coupent la respiration.

— Ces battemens de cœur, en quels momens vous prennent-ils ?

— Que sais-je, effendi ?… Ils me prennent à chaque instant quand je suis à la maison… Et tenez, je n’en suis pas exempt même à présent que je vous parle.

— Ces battemens vous prennent-ils surtout en présence de votre fiancée ?

— Oui, quand sa mère est avec elle.

— Ah ! Et quand sa mère est seule avec vous, votre cœur bat-il aussi fort qu’en ce moment ?

— Oh ! bien plus fort, noble effendi ! En ce moment, je puis parler ; mais quand je suis seul avec elle, les mots s’arrêtent dans mon gosier, et d’ailleurs je ne sais plus que dire, tant ces crises troublent mes idées.

— Et vous dites qu’elle est vieille ?

— Oui, noble effendi ; je crois qu’elle l’était déjà lorsqu’elle vint demeurer avec nous ; je n’ai jamais entendu parler d’elle comme d’une jeune femme, et je la suppose à peu près du même âge que ma mère. En tout cas, elle est certainement assez vieille pour être sorcière.

— Et vous l’avez toujours détestée ?

— Non pas ; lorsque j’étais enfant, j’avais l’habitude de l’appeler ma mère à moi, parce que je la préférais à ma propre mère ; j’étais toujours auprès d’elle, et je n’étais jamais content lorsqu’elle était absente.

— Ah ! ah ! dit Athanase en réprimant un sourire, je commence à y voir clair. Oui, mon jeune ami, vous êtes plus malade que vous ne pensez, et c’est bien votre belle-mère qui est la cause de votre maladie. Pauvre garçon ! elle vous a ensorcelé ! Décrivez-moi un peu sa figure. A-t-elle des cheveux blancs ?

— Elle ! noble effendi, des cheveux blancs ! Pas plus blancs que les plumes de ce grand corbeau qui est là perché sur cet arbre dans votre cour. Sarah a les plus beaux cheveux noirs que j’aie jamais vus.

— Elle a des rides autour des yeux, sur le front, sur les joues ?

— Des rides ! Ah ! noble seigneur ! on voit bien que vous ne la connaissez pas. Elle a la peau la plus unie…

— C’est bon ; je comprends. Ses dents sont-elles noires ?…

— Ce sont des perles, effendi, de vraies perles.

— Quel âge a sa fille ?

— Onze ou douze ans.

— Et quand votre belle-mère épousa Osman, votre frère, savez-vous quel âge elle avait ?

— Elle assure qu’elle n’avait pas encore treize ans.

— Treize et onze… Hum !… Oh ! c’est bien l’âge des sorcières en effet. Mon jeune ami, continua Athanase de l’air d’un orateur qui va débiter un long discours, je sais maintenant ce que j’avais besoin de savoir ; je connais votre état, je le connais à fond, et j’entreprendrai de vous rendre la santé et le contentement, si vous me promettez de m’obéir aveuglément. Réfléchissez avant de prendre un pareil engagement, car, une fois pris, une fois mon traitement commencé, malheur à vous si vous manquez à votre promesse !

— À Dieu ne plaise, effendi ! Je vous obéirai en tout.

— Une assurance aussi simplement donnée ne saurait me suffire lorsqu’il s’agit de votre vie. Vous allez prêter serment sur une pierre de La Mecque qui me vient d’un bon derviche, et qui punit de mort subite le parjure.

Athanase avait toujours à son service une des pierres en question ; il tendit à Benjamin un galet ramassé dans sa cour, et Benjamin s’acquitta en tremblant de la prestation du serment exigé. À peine se fut-il engagé, qu’il retrouva son courage et sa confiance dans le grand docteur qui lui promettait la santé et la joie. — Et maintenant, dit-il, que faut-il faire pour commencer, noble effendi ?

— D’abord vous ne retournerez pas pour le moment à votre village (la figure de Benjamin s’allongea) ; vous séjournerez quelque peu à la ville jusqu’à ce que j’aie préparé ce dont vous avez besoin.

— Je puis revenir, si vous l’ordonnez ; mais il faut absolument que j’aille, ne fût-ce que pour un jour, chez moi, parce que je manque… Ne sachant pas que mon absence durerait aussi longtemps, je n’ai pas emporté… je n’ai plus…

— Vous n’avez plus d’argent, voulez-vous dire ?

— Oui, seigneur, répondit Benjamin les yeux baissés.

— Qu’à cela ne tienne, je vous en prêterai.

— Oh ! noble effendi…

— Enfantillages ! Qu’est-ce que l’argent entre amis ? Ce qui est à moi est à vous, et ce qui est à vous est à moi. Si jamais j’avais à emprunter de l’argent (que Dieu m’en préserve !), eh bien ! je m’adresserais à vous.

— Et vous me rendriez bien heureux, et vous n’auriez pas à craindre un refus, s’écria Benjamin, vivement ému de l’affection que lui témoignait Athanase. Puisque vous êtes si bon, ajouta-t-il timidement, je resterai dans cette ville aussi longtemps que vous l’ordonnerez.

— C’est bien. Vous irez de ce pas trouver Michel au Long-Nez ; le connaissez-vous ?

— Non, effendi.

— C’est le cordonnier qui demeure à côté de la fontaine, dans la rue qui conduit au moulin…

— Je demanderai mon chemin, et je le trouverai.

— Bien. Vous présenterez ce papier à Michel, et vous direz que c’est de ma part. Il me doit de l’argent, trois mille piastres ; il y a cinq ans que je les lui ai prêtées, et je ne lui ai jamais demandé ni l’intérêt ni le capital. Il est à son aise pourtant, et il me paierait du jour au lendemain, si je le voulais. Je lui écris de vous ouvrir un crédit sur ces trois mille piastres, et de vous avancer ce dont vous pourrez avoir besoin.

— Je n’ai que faire de tant d’argent, et si vous daignez me prêter seulement vingt ou trente piastres, elles me suffiront pour quelques jours. Je pourrai ainsi demander des fonds à mon père.

— Mais à quoi bon envoyer de pareils messages à votre père ? Il croira que vous voulez vous établir ici, que vous allez dépenser votre héritage à l’avance, et il ne vous enverra pas le sou, pour vous contraindre à rentrer dans le nid paternel. Suivez mon conseil, et vous me rendrez service, car je vous préfère, comme débiteur, à Michel au Long-Nez. Allons, c’est convenu, mais ce n’est pas tout. Vous êtes un garçon distingué, et le premier coup d’œil que j’ai jeté sur vous m’a révélé que l’avenir vous réservait une riche moisson d’honneurs et une grande existence. Pourvu que le charme qui pèse aujourd’hui sur vous soit brisé, votre fortune est faite. L’époque à laquelle nous vivons présente des chances nombreuses de succès à ceux qui savent les saisir. Je vois sur votre front le signe des grandeurs et des richesses futures. Voulez-vous être un grand homme, un homme puissant ?

— Assurément, noble effendi, si je savais comment m’y prendre.

— Il faut entrer dans l’armée.

— M’enrôler ? me faire soldat ?

— Qui parle d’enrôlement et de soldat ? Je vous ai demandé si vous vouliez être un homme puissant.

— Et je vous ai répondu que je ne demandais pas mieux ; mais me conseillez-vous de m’enrôler pour atteindre ce but ?

— Il y a enrôlement et enrôlement. Je ne conseillerai jamais à un homme comme vous de se faire soldat. Si je vous voyais prêt à commettre pareille folie, je me placerais devant vous, et je vous dirais : Vous ne ferez point un pas de plus sans passer sur mon corps. Vous faire soldat ! allons donc !… Mais vous n’ignorez pas qu’il existe entre les officiers supérieurs et les jeunes gens de mérite qui veulent suivre la noble carrière des armes des engagemens secrets, moyennant lesquels le jeune guerrier qui entre dans un corps est assuré d’obtenir à la première vacance un grade plus ou moins considérable.

— Bah ! s’écria Benjamin, au comble de l’étonnement.

— C’est comme je vous le dis, mon cher ami, et je suppose qu’un pareil arrangement vous conviendrait.

— Je serais bien difficile, s’il ne me convenait pas ; mais en attendant que la vacance se présente, comment serais-je traité ?

— Comme un jeune homme qui suit la carrière des armes pour s’amuser, et qui n’est tenu à… presque rien… jusqu’au moment où il devient capitaine, major, colonel, ou même général.

— Mais ne faudrait-il pas consulter d’abord mon père ?

— Oh ! si vous en êtes là, il vaut mieux ne plus y penser.

Et Athanase fit mine de se diriger vers la porte. Aussitôt le pauvre jeune homme, véritablement effrayé, se précipita au-devant de l’irascible docteur, et le supplia, avec des larmes dans les yeux, de lui pardonner ce moment d’involontaire hésitation. Athanase ne parut pas complètement inexorable.

— Croyez-vous que mon départ cause de la peine à mon père,… à Sarah ? balbutia Benjamin.

— Elle regrettera sans doute un mari pour sa fille, répondit Athanase, et l’on affirme d’ailleurs que les sorcières éprouvent de secrètes jouissances proportionnées aux tortures qu’elles infligent à leurs victimes.

Benjamin baissa les yeux, poussa un soupir, et renouvela la promesse qu’exigeait Athanase. Avant de se séparer, le Grec et le jeune Turc convinrent des démarches à faire dans l’intérêt de ce dernier. Benjamin protesta de sa reconnaissance, et supplia Athanase de disposer librement de lui et de tout ce qui lui appartenait, ainsi que de tout ce qui pourrait lui appartenir un jour, lorsque les beaux projets formés pour son avenir seraient exécutés et auraient réussi. Athanase sourit. — Dans deux jours, assura-t-il, l’engagement sera prêt, vous n’aurez qu’à le signer et à partir. — Il conseilla au futur soldat d’employer ces deux jours à s’équiper convenablement, lui et son cheval, parce que les jeunes gens qui s’enrôlaient dans ces conditions spéciales s’équipaient à leurs frais, et faisaient même un présent plus ou moins considérable à leur chef, ce qui n’était du reste que simple et pure justice. Le fils de Mehemmedda se montra quelque peu embarrassé du nouvel aspect sous lequel Athanase lui présentait pour la première fois sa situation. Comment pourrait-il en si peu de temps, séparé de sa famille, se procurer les fonds et les objets nécessaires ?

— Et les trois mille piastres ? répondit Athanase. Je savais bien qu’elles ne seraient pas de trop.

Et ils se quittèrent là-dessus.
VII.

Benjamin, qui avait vidé sa bourse chez le derviche, s’occupa aussitôt de trouver ce Michel au Long-Nez, chez lequel Athanase lui avait ouvert si généreusement un crédit. Il eut bientôt découvert la boutique du cordonnier et se présenta résolument au débiteur de son nouvel ami ; mais sa surprise fut grande, lorsque Michel, ayant pris connaissance du billet d’Athanase, s’écria avec une indignation que combattait pourtant une violente envie de rire : — À qui en a-t-il donc, ce fripon d’Athanase ? Moi son débiteur ! Athanase m’aurait prêté trois mille piastres ! Non, le mensonge est trop fort pour que je m’en fâche sérieusement. Moi qui vous parle, je lui ai prêté l’an dernier quinze cent cinquante piastres dont j’ai le reçu dans mon tiroir ; voilà toutes les transactions pécuniaires que nous avons eues ensemble. Comment suis-je devenu son débiteur, de son créancier que j’étais il y a cinq minutes ? C’est ce que je serais curieux d’apprendre. Non, il n’y a pas sous le ciel d’imposteur plus impudent que mon ami Athanase… Tenez, mon pauvre garçon, reprenez ce chiffon de papier, et si vous n’avez pas d’autre moyen de vous procurer de l’argent, tâchez de vous en passer. C’est tout ce que je puis vous dire.

Benjamin était demeuré bouche béante pendant ce discours. Les protestations d’Athanase résonnaient encore à ses oreilles, et il ne pouvait croire à tant de fausseté. D’ailleurs pourquoi Athanase aurait-il essayé de le tromper par une ruse aussi grossière ? Ce n’était pas Athanase qui devait toucher l’argent de Michel, et si Michel disait vrai, Athanase ne devait-il pas s’attendre à être immédiatement démasqué ? C’était là cependant une des fourberies accoutumées d’Athanase. Il débitait des contes si maladroits, si aisément controuvés, qu’on avait peine à croire qu’un homme aussi fin se flattât de les faire passer pour vrais. Lorsque l’obus éclatait, ou, pour mieux dire, lorsqu’il faisait long feu, Athanase soutenait son dire, et s’écriait : — Si j’avais voulu vous tromper, croyez-vous que je m’y fusse pris aussi maladroitement ? Il se peut que je sois un drôle, mais pour Dieu ! je ne suis pas un sot, et personne n’a jamais dit que je le fusse ! — Et ce raisonnement-là ne manquait presque jamais de produire son effet. Cette fois ce fut Benjamin lui-même qui argumenta de la sorte, et il se sentit fortifié dans sa confiance par la merveilleuse solidité de cette argumentation. Il se rappela aussi qu’Athanase avait laissé échapper quelques mots peu respectueux sur ce Michel, et le ton de protection ironique que le cordonnier avait pris en lui parlant contribua à l’indisposer contre lui. — Il y a probablement erreur et malentendu dans cette affaire, répartit le jeune paysan d’un air sérieux et digne. Cette somme n’était pas pour Athanase, mais pour moi, et, grâce au ciel, je n’en suis pas réduit à chercher de l’argent sous le couvert de quelqu’un, ou à m’en priver, comme vous avez bien voulu me le conseiller. C’est Athanase qui m’a offert de me passer sa créance sur vous, et si j’ai accepté, c’était simplement pour ne pas l’offenser par un refus, car je voulais écrire à mon père, et c’est Athanase qui a insisté pour que je devinsse son débiteur à votre place. Il n’y a pas de mal, et je vous salue.

Michel se repentait déjà de sa vivacité. Ce jeune homme devait être riche, puisque Athanase s’occupait de ses affaires. Qui sait si, en l’envoyant vers lui muni de cet étrange billet, Athanase n’avait pas conçu quelque merveilleux dessein pour dépouiller le jeune homme et partager le butin avec celui qui l’aurait aidé dans l’entreprise ? Pourquoi s’était-il si fort pressé de dire la vérité ? N’est-il pas toujours assez tôt pour cela ? Si Athanase avait menti, il avait sans doute de bonnes raisons ; s’il l’avait mis de moitié dans le mensonge, il le mettrait de moitié dans le profit qu’il en tirerait.

— Jeune homme, dit Michel à Benjamin, qui se disposait à sortir, je crains de ne pas vous avoir fait l’accueil auquel vous avez droit, et comme l’ami d’Athanase, et pour vous-même, car je vois bien que vous êtes d’un rang élevé. J’ai été surpris, je l’avoue, à la première lecture de ce billet ; et je n’ai pas rempli mon devoir envers vous. Asseyez-vous, je vous prie, et acceptez une pipe et une tasse de café. Nous causerons de vos affaires pendant que vous fumerez.

Pareille offre n’est jamais refusée en Orient, si ce n’est par un ennemi mortel et irréconciliable, et Benjamin n’était encore l’ennemi de personne ; il grimpa donc sur le divan placé au fond de la boutique, et s’y accroupit en prenant des mains d’un petit apprenti cordonnier la pipe bourrée et allumée. Michel adressa ensuite à Benjamin une série de questions pour l’obliger à déclarer son nom, et il apprit bien vite qu’il avait affaire au fils d’un des plus riches paysans des environs d’Angora. Il prit sur-le-champ un air parfaitement gracieux ; il connaissait de réputation l’honorable Mehemmedda et ses richesses.

— Je disais donc, mon cher Benjamin, reprit Michel, que nous n’avons pas à nous préoccuper de ma dette ou prétendue dette envers Athanase, qui saura bien la prouver, si elle existe ; mais ce qui importe, c’est de ne pas vous laisser dans l’embarras.

— Je ne suis nullement embarrassé, Michel. J’ai accepté la proposition d’Athanase pour ne pas l’offenser, comme je vous l’ai dit ; mais je n’ai qu’à écrire à mon père…

— Je comprends parfaitement ; mais il ne sera jamais dit qu’un jeune homme tel que vous n’ait pas trouvé d’argent dans cette ville.

— Puisque je n’en cherche pas…

— Mais vous en cherchiez tout à l’heure en venant chez moi ; et si vous me quittiez sans en avoir trouvé, ce serait une honte pour moi. Les trois mille piastres sont à votre disposition tout comme si vous me les aviez prêtées et que vous me les réclamiez aujourd’hui.

— Vous êtes mille fois trop bon.

— Si vous n’acceptez pas, c’est que vous ne croyez ni à ma bonté ni au désir que j’éprouve de vous être utile.

— J’y crois, Michel, j’y crois.

— En ce cas, prouvez-le-moi. Voici trois billets de mille piastres chacun. Ils sont de bon aloi, je vous en réponds.

La conversation se prolongea ensuite pendant quelque temps jusqu’au moment où Benjamin se leva pour prendre congé de son hôte. Celui-ci, qui pendant l’entretien avait écrit quelques mots sur un chiffon de papier, le présenta à Benjamin en lui disant : — Vous ne refuserez pas, âme de ma vie, de signer ce papier, qui a rapport aux trois mille piastres ; votre parole vaut pour moi tous les papiers du monde, mais un malheur peut arriver, puis enfin c’est l’usage, et je ne m’écarte jamais des usages reçus.

— C’est très juste, balbutia Benjamin, fort embarrassé ; mais ne dois-je pas tenir compte au seigneur Athanase…

— Ne vous inquiétez pas d’Athanase, je m’en charge ; vous avez reçu les trois mille piastres de moi, n’est-ce pas ?

— Sans doute.

— Eh bien ! c’est tout ce que je vous demande de reconnaître par écrit.

— Si c’est là tout ce que contient ce billet, je puis signer en effet. Michel, qui comprit à ces mots que Benjamin n’était pas très versé dans la science des lettres, continua en redoublant d’assurance : — Rien que cela, et les formalités d’usage.

— Le billet porte-t-il que vous m’avez payé ces trois mille piastres pour le compte d’Athanase ?

— Je ne puis dire cela, puisque ce serait me déclarer le débiteur d’Athanase, ce qui est au moins douteux pour moi ; mais qu’est-ce que cela vous fait ? Vous n’avez reçu que trois mille piastres, vous les avez reçues de ma main. La question de savoir à qui vous les rendrez est une question entre Athanase et moi ; ce qui peut vous arriver de pire, c’est de garder les trois mille piastres jusqu’à ce qu’Athanase et moi nous soyons tombés d’accord sur l’affaire qui nous concerne.

— Vous avez raison, et je vois bien que je ne puis vous refuser honnêtement un reçu pour les trois mille piastres que vous venez de me compter. Vous déplairait-il pourtant d’ajouter que ces trois mille piastres vous avaient été demandées par moi au nom et de la part d’Athanase, comme remboursement d’une créance d’égale somme qu’il aurait sur vous ?

— Nullement, âme de ma vie, et j’ajouterai encore que, n’ayant aucun souvenir de cette créance et désirant néanmoins vous obliger sans perdre de temps, je vous ai remis les trois mille piastres à mon compte et indépendamment de ma situation relativement à Athanase, ce qui est l’exacte vérité.

— C’est bien, répondit Benjamin, qui commençait à ne plus rien comprendre à cette affaire, et il signa.

Dès le lendemain, il courut chez plusieurs marchands dont Athanase lui avait donné l’adresse pour se procurer les objets d’équipement dont il pensait avoir besoin ; mais il ne trouva rien qui lui convînt. Les marchands le regardaient d’un air de méfiance, lui montraient le rebut de leurs magasins, lui demandaient des prix tout à fait déraisonnables, et semblaient ne pas regretter que le jeune homme se retirât sans rien acheter. Ces gens-là sont singuliers, se disait Benjamin ; on dirait, qu’ils me regardent comme une mauvaise pratique ? Je ne dois pourtant rien à personne, et je n’ai jamais eu de dettes.

Après avoir vainement parcouru le bazar, Benjamin retourna chez son ami, son protecteur et conseiller Athanase, qui le reçut à bras ouverts.

— Où en sont vos emplettes ? lui demanda-t-il après l’avoir fait asseoir sur le divan et lui avoir mis un tchibouk à la main.

— Je venais justement vous consulter à ce sujet, répondit Benjamin ; mais je dois d’abord vous rendre compte de mon entrevue avec Michel.

— Vous a-t-il remis l’argent ?

— Oui, mais…

— C’est là l’essentiel ; le reste importe peu. Avez-vous un bon cheval ?…

— Permettez-moi, Michel m’a dit…

— Oh ! je suis persuadé qu’il vous a dit bien des choses, et probablement plus de fausses que de vraies, car c’est un fameux menteur, un bon homme au fond, mais qui préfère dix mensonges à une vérité. C’est son goût, et chacun à le sien.

— Permettez-moi, il a nié absolument que…

— Il a nié qu’il me dût de l’argent, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’en étais sûr, je l’aurais parié ; je le disais hier au caïmacan, avec qui je parlais de vous. Michel a commencé par nier qu’il me dût de l’argent ! Le vaurien ! le misérable ! Il a fini pourtant par reconnaître sa dette, puisqu’il vous a donné l’argent ; c’est tout ce que je voulais de lui.

— Mais non, effendi, il m’a prêté l’argent à moi ; je ne le voulais pas, mais il a insisté…

— En vérité ! Depuis quand un homme qui a quelque argent est-il si impatient de le prêter à un autre ? Allons donc ! si Michel vous a compté les trois mille piastres, c’est qu’il se reconnaissait mon débiteur et qu’il n’osait pas refuser d’obéir à l’ordre que vous lui présentiez de ma part.

— Mais il n’a pas accepté cet ordre ; il m’a pour ainsi dire forcé à le reprendre et à lui signer un reçu, en mon nom, des trois mille piastres.

— J’espère, dit Athanase avec gravité, que vous ne vous êtes pas prêté au tour que ce misérable Michel voulait évidemment me jouer ; ce serait une triste récompense pour l’intérêt que je vous ai témoigné et pour les services que je vous ai rendus.

— Rien n’est plus éloigné de ma pensée, et je serais au désespoir de vous causer la moindre contrariété ; mais d’après ce que Michel m’a dit et ce que j’ai cru comprendre dans cette affaire, qui, pour tout vous dire, ne me semble pas claire, rien n’est changé entre Michel et vous. Si Athanase m’a prêté de l’argent, m’a-t-il dit, il en a certainement la preuve, et je le paierai. Le prêt qu’il m’a fait de trois mille piastres est un fait complètement étranger à la question.

— Étranger à la question, dites-vous ! s’écria Athanase indigné, étranger à la question, lorsque mon débiteur vous a payé sur un ordre de moi le total de sa dette ! Vous croyez qu’il paiera deux fois, — vous d’abord, et moi ensuite ?

— Mais, mon cher effendi, s’écria piteusement Benjamin, puisque je lui rendrai les trois mille piastres, il ne pourra pas dire les avoir payées deux fois ; je les lui rendrai dans quelques jours. Demain, si vous le voulez, vous m’accompagnerez chez lui, et en votre présence je lui remettrai l’argent de telle façon que vous puissiez le réclamer à l’instant même.

— Ah ! c’est à lui, c’est à Michel que vous comptez rendre les trois mille piastres que je vous ai prêtées ? Faites ; c’est encore une leçon comme j’en reçois tant. Allons ! vous trouverez sans peine dans la ville des conseillers ou des docteurs plus riches que moi. Adressez-vous à eux.

Benjamin n’en aurait pas autant entendu, si la voix ne lui eût fait défaut. Être soupçonné de déloyauté, de fourberie, avoir causé un dommage aussi considérable à l’homme qui lui avait rendu les plus grands services, pour lequel il éprouvait la plus profonde reconnaissance ; se voir méconnu, abandonné par cet homme qui allait opérer son salut ! Jamais Benjamin ne s’était senti aussi malheureux, aussi mécontent de lui-même, et il pensa aussitôt que la terrible sorcière était pour quelque chose dans cette catastrophe. — Au nom de Dieu ! s’écria-t-il enfin lorsque Athanase se fut renfermé dans la grandeur de son dédain, au nom de Dieu ! noble seigneur, ne me traitez pas ainsi. Je suis un étourdi, un imbécile, un fou ; punissez-moi, mais non pas de cette manière. N’ai-je pas promis de vous obéir en toute chose ? n’êtes-vous pas mon maître ? Ne vous suffit-il pas d’ordonner ?

Athanase se sentit je ne dirai pas touché, mais embarrassé. Il avait peut-être été trop loin, plus loin sans doute que cela n’était nécessaire, et reculer coûte toujours, au moins du temps. Il fallait maintenant calmer ce pauvre garçon, signer la paix, sans pourtant reculer d’un pas. — Ne vous désolez pas ainsi, mon jeune ami, dit Athanase d’un air d’indulgente supériorité ; j’ai été si souvent trompé par ceux auxquels j’ai rendu des services, que je suis peut-être trop prompt à voir de l’ingratitude là où je ne devrais reconnaître que de l’ignorance. Si vous êtes réellement disposé à vous laisser conduire et à n’agir dans cette affaire que d’après mes instructions, ce qui est, à ce qu’il me semble, votre devoir envers moi, je ne puis en demander davantage, et je consens à oublier votre entêtement de tout à l’heure. Je ne tiens pas à ces trois mille piastres, que vous me rembourserez quand il vous plaira, et que vous garderez si bon vous semble ; tout ce que je demande, c’est que vous ne les payiez pas à d’autres que moi. Voilà tout. Que Michel ne tire pas profit de son imposture, ni des soupçons qu’il a réussi à vous inspirer sur mon compte, et je suis satisfait.

— Tout ce que vous voudrez, noble effendi, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez ; mais, par pitié, ne croyez pas que j’aie conçu des soupçons sur votre compte, ne m’attribuez pas l’intention de vous désobéir.

Convaincu cette fois de la docilité de Benjamin, Athanase l’interrompit : — Parlons affaires, dit-il. Qu’avez-vous fait de vos trois mille piastres ?

— Rien, noble Athanase ; j’ai voulu acheter un cheval, une selle, des couvertures et des armes, mais rien de tout cela ne m’a plu, et l’on m’en demandait cependant des prix extraordinaires.

— Hélas ! mon pauvre ami, on vous a reconnu pour un jeune habitant de la campagne, loyal, ingénu, et on a voulu profiter de votre innocence. Nous arrangerons cela ; vous viendrez avec moi, et nous verrons si ma société ne vous portera pas bonheur.

Le fait est que dès la veille Athanase avait parcouru les boutiques des divers, marchands dont il avait donné l’adresse à son protégé, et il s’était assuré leur concours dans sa tentative pour exploiter le plus largement possible la naïveté du jeune paysan. Il prit donc très volontiers rendez-vous avec Benjamin pour le diriger dans ses emplettes ; il trouva moyen d’avertir tout bas les marchands, qu’il lui avait procuré trois mille piastres, et qu’il était bon pour cette somme. Chacun des marchands, cela va sans dire, conçut aussitôt la pensée d’attraper intégralement les trois mille piastres, et cette fois Athanase fut réellement de quelque utilité à Benjamin, ou du moins il empêcha les limiers que lui-même avait lancés à ses trousses de le dévorer complètement. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’Athanase se chargea du partage des trois mille piastres, que les marchands n’en touchèrent en effet qu’une très petite portion, et qu’à sa nouvelle visite à la ville Benjamin se trouva, à son inexprimable étonnement, devoir de l’argent à tous ses fournisseurs ; mais cette seconde visite n’eut lieu que bien longtemps après la première, et le moment n’est pas venu d’en parler.

VIII.

Nous ne suivrons pas Benjamin dans toutes ses pérégrinations à travers le bazar : il suffit de l’accompagner chez le Grec Cyriagul, parent d’Athanase et maquignon par état. Lui-même se donnait pour marchand de grains ; mais cette profession l’obligeant à entretenir et à employer un assez grand nombre de chevaux, il en avait toujours quelques-uns de fourbus ou d’épuisés, dont il se défaisait volontiers au détriment de ses amis. Athanase avait prévenu Benjamin qu’il allait le conduire chez un des plus habiles connaisseurs en fait de chevaux. — Déguisez un cheval comme il vous plaira, coupez-lui la queue et la crinière, rasez-lui le poil, laissez-le pendant trois semaines sans manger ni boire, déferrez-le, rendez-le boiteux, faites ce que vous voudrez enfin : si ce cheval a une goutte de bon sang dans les veines, dans quelque état que vous l’ayez mis, il le reconnaîtra au premier coup à œil. Je l’ai vu faire des marchés merveilleux. Il acheta il y a dix-huit mois un cheval auquel tous les connaisseurs donnaient vingt ans, et qui paraissait tout au plus pouvoir remuer les jambes. Cyriagul n’écoute personne, il laisse chacun rire et se moquer ; il achète le cheval pour le prix qu’on lui en demande (deux cent cinquante piastres) et l’amène dans son écurie, où il le tient enfermé quarante-sept jours sans le laisser voir à personne. On croyait le cheval mort depuis longtemps, lorsqu’un beau matin (le matin même du quarante-huitième jour) nous voyons paraître Cyriagul monté sur un arabe magnifique, un cheval comme on n’en voit que dans les écuries du padischah. Eh bien ! le croirez-vous, Benjamin de ma vie ? c’était le cheval de deux cent cinquante piastres ! Savez-vous combien il l’a vendu cinq jours plus tard ? Quinze mille piastres !… Et il pleurait encore en empochant l’argent. Il ne l’aurait pas vendu s’il eût osé ; mais le moyen de refuser Mahmoud-Pacha, qui voyageait précisément pour le service des écuries du sultan ? C’est ce même cheval que le sultan montait aux cérémonies du dernier baïram. Vous en ayez peut-être entendu parler ?…

Benjamin avait écouté bouche béante le récit d’Athanase. Comme tous les Turcs, il se connaissait passablement en chevaux ; mais la science des hommes lui manquait complètement. Il croyait à la véracité de tous et s’étonnait d’apprendre tant de choses nouvelles en un jour. Athanase parlait encore lorsqu’ils arrivèrent chez le marchand de grains maquignon Cyriagul. En voyant entrer son cousin accompagné d’un jeune étranger vêtu assez proprement, Cyriagul comprit tout de suite qu’Athanase lui amenait un oison à plumer.

— Nous venons voir tes chevaux, Cyriagul, commença le Grec. Mon jeune ami est connaisseur, et comme je lui ai parlé de ton rare talent et de tes magnifiques bêtes, il a désiré visiter tes écuries. Ce n’est pas qu’il ait besoin de chevaux, c’est simplement par curiosité.

Cyriagul introduisit ses hôtes dans une petite cour fort malpropre, autour de laquelle s’élevaient de petits bâtimens informes construits avec des cailloux et de la boue, recouverts de branches sèches et entrelacées. Chacun de ces petits édifices renfermait plusieurs chevaux attachés par la tête à une longue corde tendue diagonalement sur le sol, et par une jambe de derrière à un piquet. Outre ces deux attaches, chaque animal avait le pied droit de devant rivé au pied droit de derrière par une autre corde qui l’empêchait de marcher et de s’étendre. Un petit sac à moitié rempli d’orge enfermait la partie basse de la tête, et remplaçait la mangeoire. Du fumier desséché et réduit en poudre était ramassé dans un coin de l’écurie, et servait de litière pendant la nuit. L’atmosphère était étouffante, car, outre la présence des chevaux et le défaut absolu d’air, un bon feu flambait dans une cheminée construite sur une estrade en bois à l’extrémité de l’écurie, et cette estrade contenait aussi le lit du palefrenier, dont elle composait tout l’appartement.

Benjamin regarda attentivement tous ces chevaux, et pria Cyriagul d’en faire sortir quelques-uns dans la cour, où l’on pourrait les mieux examiner. Cyriagul s’empressa de le satisfaire, mais Athanase hochait doucement la tête en souriant d’un air fin, sans prononcer un mot. Aucun des chevaux choisis par Benjamin n’était remarquablement beau ; l’un d’eux cependant, quoique de race complètement turque, et non pas arabe, ni kurde, ni turcomane, avait d’assez jolies formes, les jambes fines, les reins cambrés, et paraissait devoir être léger à la course. Lorsqu’Athanase s’aperçut que Benjamin était prêt à faire un choix tolérable, il s’approcha du jeune homme, et lui dit à voix basse : — Benjamin, mon ami, prenez garde à ce que vous faites ; ne voyez-vous pas ce petit bouquet de poils blancs au-dessus de la lèvre ? Vous savez bien ce que cela signifie ? Au nom d’Allah, pas d’imprudence !

— Vous avez raison, effendi ; mais je pensais que ce pouvait être la cicatrice de quelque blessure faite par la bride.

— Il n’y a pas de blessure là-dessous ; jamais les chevaux de Cyriagul ne sont blessés. Non, c’est un signe, et des plus funestes[4]. D’ailleurs il n’a pas de sang ; c’est un cheval bien rembourré, et rien de plus. Regardez celui que je vais faire sortir, et ouvrez bien les yeux.

Benjamin se garda bien de négliger cette précaution ; mais quelqu’ouverts qu’ils fussent à l’avance, ses yeux se dilatèrent encore infiniment plus lorsque le cheval ainsi annoncé parut à la suite d’Athanase, qui le traînait par le licou. C’était ce que nous nommerions tout simplement une rosse, et même une rosse à sa dernière phase de dépérissement. La tête basse, les flancs vides et haletans, les membres lourds et engorgés, le poil galeux, l’œil éteint, les oreilles longues et pendantes, rien n’y manquait. Athanase fit le tour de la cour en tirant le licou, puis il vint se placer au centre, et, appelant Benjamin, il lui dit à voix basse et avec précipitation : — Laissez-moi faire, voilà ce qu’il vous faut ; c’est le pendant du cheval dont je vous parlais tout à l’heure, mais Cyriagul fera tout son possible pour le garder.

La dernière partie de cette allocution fit grand plaisir à Benjamin, qui, ne souhaitant pas le moins du monde devenir le possesseur de l’animal et craignant d’offenser Athanase en exprimant une autre opinion que la sienne, se rassura en se disant que l’entêtement de Cyriagul le tirerait d’embarras sans qu’il eût à s’en mêler directement. Aussi se promit-il de ne point prendre part à la discussion ; pourtant il se hasarda à demander d’un ton soumis à Athanase : — Ne vous semble-t-il pas qu’il boite ?

— Boiter, lui ! répondit Athanase avec l’accent de la plus profonde compassion ; mon pauvre enfant, ne dites donc pas de pareilles choses. Ne savez-vous pas que tous les chevaux véritablement arabes marchent de cette manière lorsqu’ils ne sont pas montés ? S’il marchait autrement, ce cheval-ci ne vaudrait pas un pour cent de son prix.

— Ah ! répondit Benjamin, je l’ignorais en effet. Et croyez-vous qu’il puisse jamais engraisser ? Il a l’air tout à fait étique.

— Il engraissera un peu, mais pas beaucoup ; s’il était tout rond comme celui que vous aviez choisi, ce ne serait pas un arabe.

Benjamin allait dire que le mal ne serait pas grand, mais il se retint de peur d’offenser son susceptible protecteur, et il n’ajouta qu’une seule remarque : — Croyez-vous qu’il y voie de l’œil droit aussi bien que de l’œil gauche ?

— Pourquoi pas ? Ah ! à cause de ce reflet blanchâtre que vous apercevez dans la prunelle ? C’est le reflet de ce mur blanc qui est là en face de lui ; passez de l’autre côté, et vous verrez que le reflet blanchâtre y est également.

Benjamin fit le tour du cheval comme Athanase le lui demandait, et en levant au hasard la tête, il aperçut celui-ci tenant un mouchoir blanc de façon qu’il se réfléchît dans la prunelle du cheval comme dans un miroir. Athanase allait recommencer ses grossiers mensonges, lorsqu’il aperçut le mouvement de Benjamin. Celui-ci baissa aussitôt les yeux comme s’il eût été surpris commettant une mauvaise action. Le Grec remit précipitamment le mouchoir dans sa poche, sourit, toussa, et conclut en disant : — Il y voit à merveille, soyez-en convaincu.

Pour rien au monde, l’honnête Benjamin n’eût voulu paraître en douter ; il répondit donc : — Si vous pensez que ce cheval me convienne, et que Cyriagul consente à me le vendre, je l’achèterai volontiers.

Quoiqu’il ne s’attendît pas au choix étrange qu’Athanase venait de faire au nom de son protégé, Cyriagul ne perdit pas la tête, et demanda sur-le-champ un prix dix fois trop fort, mille piastres.

— Pouah ! s’écria Athanase d’un air de dédain ; me prenez-vous pour un enfant ? Voulez-vous vendre ce cheval, ou ne le voulez-vous pas ? Et si vous le voulez, qui donc vous le paiera mille piastres ici ?

— Je vais l’aller vendre ailleurs.

— À Constantinople par exemple, n’est-ce pas ?… Allons donc ! songez à qui vous parlez. Et le voyage, et les frais de nourriture pendant la route, et si le cheval tombe malade, car il n’est pas en bon état au moins… Oui, oui, je sais bien ce que vous allez dire, ajouta-t-il en voyant que Benjamin passait lentement la main sur les flancs haletans de la pauvre rosse ; je sais aussi bien que vous que cela tient à la courroie dont vous avez trop serré les nœuds lors de cette course que votre cheval a gagnée. — Benjamin retira sa main et prit un air plus satisfait. — Mais cela n’empêche pas, continua Athanase, que ce cheval ne demande des soins, une bonne nourriture, un bon traitement, et ce régime que vous et moi connaissons seuls. Et en vérité si ce n’était précisément ce régime que je puis enseigner à mon jeune ami, je ne lui conseillerais jamais d’en faire l’acquisition. Voulez-vous sept cents piastres ?

— Impossible.

— Eh bien ! nous trouverons ailleurs. Partons, mon jeune ami ; j’ai autre chose en vue pour vous.

— Voyons, mon cousin, ne soyez pas si dur pour les pauvres gens. Donnez-moi ce que vous voudrez au-dessus des sept cents piastres et n’en parlons plus.

— Envoyez le cheval près de la fontaine, au khan des voyageurs, où demeure mon jeune ami. Quant au paiement, vous viendrez le chercher chez moi ; mais ne vous flattez pas de recevoir un para au-delà de sept cents piastres. Ah ! j’oubliais, le licou est compris ? (C’était un bout de vieille corde noué autour de la tête de l’animal.

— Oh ! cousin, noble effendi, seigneur, vous êtes en vérité trop dur pour un pauvre diable tel que moi. Ajoutez dix piastres pour le licou…

— Pas un para, ai-je dit ; le licou par-dessus le marché, ou rien n’est fait.

— Hélas ! hélas ! vous êtes le maître. À la prochaine fois du moins traitez-moi avec plus de charité. Me le promettez-vous ?

— Oui, oui, je t’aiderai à te refaire sur quelque riche étranger à la prochaine occasion.

Cyriagul essaya bien encore de se défaire d’un autre cheval et de tous les vieux harnais dont il ne se servait plus, mais Benjamin était devenu pensif, et Athanase craignait que la petite scène du mouchoir ne lui fût restée dans l’esprit. Aussi s’empressa-t-il de le distraire en le conduisant d’abord dans un café où il commanda des pipes et des liqueurs que Benjamin paya, et ensuite chez d’autres marchands où l’équipement du jeune volontaire fut complété.

J’ai hâte d’en finir avec ce triste épisode. Aussi me bornerai-je à exposer brièvement quelle fut, après l’achat du cheval borgne, la conduite d’Athanase vis-à-vis de Benjamin. L’obligation pour les trois mille piastres que le fils du paysan avait empruntées de Michel demeura entre les mains d’Athanase, qui se réservait d’en faire usage plus tard. Chacun des fournisseurs qu’Athanase se chargea de satisfaire avec les trois mille piastres en question ne reçut qu’un faible à-compte sur le prix des objets achetés par Benjamin, de telle sorte que la très grande partie des trois mille piastres demeura dans les poches d’Athanase. Ce fut également entre les mains d’Athanase que Benjamin déposa une traite sur son père de la somme qu’il croyait due à son futur chef militaire pour la faveur qu’il lui accordait en l’admettant dans ce corps d’élite imaginaire destiné à fournir des officiers, et il va sans dire que jamais Athanase ne déboursa un denier pour cet objet. Il y a plus, le gouvernement turc, ayant alors grand besoin de soldats, payait une prime à tout volontaire bien bâti, bien monté et bien équipé, qui s’offrait à le servir, et cette prime, qui fut remise à Athanase pour qu’il la transmît à son jeune ami, alla tenir compagnie aux autres sommes dont le pauvre Benjamin avait été dépouillé. Si l’on se dit maintenant que ces innombrables mensonges, ces ruses multipliées, ces intrigues compliquées et ténébreuses formaient l’occupation constante, et remplissaient exclusivement la vie d’Athanase, on aura une idée, quoique faible encore, du type oriental que j’appelle le fourbe grec d’Asie, et dont il est inutile de faire ressortir la parenté manifeste avec un type parisien depuis longtemps célèbre au boulevard.

Benjamin aurait donné beaucoup pour revoir sa famille et pour prendre congé de sa belle-sœur. Depuis qu’il se sentait séparé d’elle par son enrôlement dans l’armée, il ne se souvenait plus de ses doutes, de ses craintes, de ses colères, et il retrouvait au fond de son cœur affligé toute la tendresse et tout le pur amour qui avaient fait pendant tant d’années le bonheur de sa vie ; mais Athanase ne lui laissa pas même le temps de la réflexion, et le lendemain du jour qui vit Benjamin revêtu des insignes militaires, le jeune homme reçut l’ordre de rejoindre son corps, parti la veille, pour prendre part aux opérations commencées par les Turcs et leurs alliés d’Occident contre les Russes.

Laissons le fils de Mehemmedda s’essayer dans la rude carrière où l’ont entraîné les conseils intéressés d’Athanase. Il est temps de revenir vers la paisible demeure qu’il a quittée, et dans laquelle l’habile Grec, alléché par les confidences du jeune paysan, se promet bien de venir exercer au premier jour son talent de fascination.

Le départ de Benjamin pour la ville et son séjour prolongé à Angora n’avaient nullement étonné sa famille. On était habitué aux longues excursions que le jeune homme entreprenait sous le moindre prétexte. On attribuait son retard aux mille distractions qu’une ville même d’Asie peut offrir au campagnard qui la visite. Un soir cependant que la famille se reposait des travaux des champs, assise sous les grands arbres qui enveloppaient et couvraient presque entièrement de leur épais feuillage la rustique habitation, un habitant du village voisin, qui revenait du marché hebdomadaire d’Angora, s’approcha du groupe, et, après avoir adressé les civilités d’usage à Mehemmedda et à ses fils, il ajouta : — J’ai vu votre fils qui se porte bien, et qui m’a semblé très satisfait de son nouvel état.

— Quel état ? demanda le père, non sans quelque inquiétude.

— Comment ? ignorez-vous qu’il s’est enrôlé volontairement dans l’armée ? Je croyais que cela avait été convenu à l’avance entre vous, et je vous demande pardon si j’ai commis, sans le vouloir ni le savoir, une indiscrétion.

— Nous n’avons rien à vous pardonner, mon ami ; mais je ne saurais en dire autant de ce garçon, qui depuis quelque temps me semble avoir perdu l’esprit. Et voilà donc où il en est arrivé avec ses humeurs sombres, ses absences soudaines et inexplicables, ses propos incohérens et bizarres !

Et le pauvre père pressa le paysan de questions. — De grâce, dit-il, apprenez-nous tout ce que vous savez. Dans quel corps est entré mon Benjamin ? Dans les kavas du caïmacan sans doute, puisqu’il n’y a pas de troupes en garnison dans notre province. Pourra-t-il venir nous voir souvent ? C’est un caprice sans doute, un caprice d’enfant, comme il en a eu déjà tant depuis quelques mois ; ce n’est rien de plus. Oui, je vois ce que c’est ; il s’est querellé avec sa fiancée et avec sa belle-mère. Voilà ce qui explique ce beau coup de tête. Cela ne durera pas, ajouta Mehemmedda en élevant la voix pour que les femmes, qui s’étaient éloignées à la vue de l’étranger, l’entendissent ; non, ce ne sera que l’affaire de quelques jours.

— Je crains, mon cher voisin, que cela ne soit plus long que vous ne le pensez. Il doit avoir quitté la ville ce matin. Il allait rejoindre son capitaine, qui était parti hier pour Amasia d’abord, et pour Constantinople ensuite, à ce que je crois ; car ce corps-là marche vers la Circassie, m’a-t-on dit, et il faut bien passer par Constantinople pour aller en Circassie, n’est-ce pas, voisin ?

Cette nouvelle répandit la consternation et l’inquiétude dans la maison du paysan. Benjamin était-il donc un véritable soldat, tel que ceux dont le passage à travers la vallée avait excité la curiosité, l’admiration et un secret effroi parmi les jeunes membres de la famille ? Dès le lendemain, cette incertitude fut dissipée par l’arrivée d’Athanase, qui se présenta à Mehemmedda comme l’ami intime de son jeune fils. — C’était à lui, disait le Grec, que Benjamin s’était adressé afin d’obtenir les moyens de satisfaire son goût pour le métier des armes. Après avoir vainement tenté de lui faire abandonner une résolution aussi grave et aussi pénible pour sa famille, Athanase avait consenti à se charger d’apprendre à Mehemmedda la fâcheuse résolution de Benjamin. Le Grec ajouta que le jeune homme avait été vivement recommandé par lui à ses chefs, qu’il trouverait en eux tous les égards auxquels un volontaire d’aussi bonne famille et aussi estimable par son mérite personnel avait droit, que sa protection ne cesserait jamais de l’accompagner dans ses voyages et ses divers résidences, enfin qu’il s’offrait de bon cœur comme intermédiaire entre la famille du paysan et le jeune soldat.

Dans sa première visite, Athanase employa ce rare talent de séduction qui ne manquait presque jamais son effet. Il loua la salubrité de l’air et la pureté des eaux de la vallée, qui suffisaient à ranimer en un instant un appétit aussi blasé que le sien. Il but le café de Mehemmedda et fuma son tabac avec délices ; le bekmès, le fromage, le beurre, le miel et les pâtisseries de la ménagère lui allèrent droit au cœur. Le bon vieillard, déjà charmé, mena son hôte visiter ses troupeaux, ses poulains et ses jumens, et il entendit pour la première fois de sa vie des éloges sur son intelligence et sur son habileté qui le remplirent d’une douce satisfaction. Athanase comprit en un instant toute l’étendue des ressources du vieillard, et il se promit bien de tirer profit des renseignemens obtenus. C’était une mine d’or qu’il venait de découvrir ; mais il lui fallait d’autres conquêtes encore que celle des deniers de Mehemmedda. La confession de Benjamin au sujet de sa belle-sœur et de ses charmes était demeurée gravée dans sa mémoire. Dans les folles explications de Benjamin, il avait promptement reconnu l’existence du véritable et pur amour qui s’ignore encore, et il se disait, en fin connaisseur qu’il était, que la femme assez séduisante pour inspirer une telle passion, assez innocente pour ne pas la deviner, devait être fort supérieure à toutes celles dont il se voyait entouré. Lors de l’arrivée d’Athanase sous le toit du paysan, Sarah s’était d’abord enveloppée de son grand voile, puis elle s’était retirée dans l’intérieur de l’appartement, pour ne plus faire dans la salle commune que de courtes apparitions ; mais un rapide coup d’œil avait suffi à Athanase. — Voilà donc une femme ! s’était-il dit avec joie. Si je ne me suis pas complètement rouillé dans cette maudite province, deux mois ne seront pas écoulés, mon pauvre Benjamin, que la sorcière dont tu redoutais le magique ascendant aura complètement oublié sa victime.

Après avoir dupé le frère d’Osman, Athanase se flattait donc de séduire sa veuve, et la famille du brave Mehemmedda devenait pour l’aventurier grec l’objet d’une campagne en règle dont il nous reste à raconter les opérations.

IX.

Une fois certain d’être bien accueilli dans la maison du paysan, Athanase y multiplia ses visites, et il ne tarda pas à y compter autant d’amis que le père de Benjamin avait de fils et de petits-fils. Quant à Mehemmedda lui-même, de nouveaux modèles d’instrumens d’agriculture, des semences de fruits étrangers, suffirent pour lui rendre nécessaires les conseils et la présence d’Athanase. Enfin les belles-filles de l’honnête cultivateur en vinrent aussi à s’intéresser au visiteur officieux qui leur ménageait l’occasion d’acheter à moitié prix tantôt des bas ou des gants de laine d’Angora, tantôt des étoffes nouvellement arrivées de Brousse, qui n’étaient en réalité que le rebut des manufactures de la Suisse. Un homme si habile en fait d’achats ne devait pas posséder à un moindre degré le génie de la vente : aussi le paysan lui avait-il confié le soin de placer à de bonnes conditions ses laines, son riz et tous les produits de sa terre. Ces marchés, où Athanase déployait réellement une admirable adresse, ne rapportaient cependant à Mehemmedda que la moitié à peine du revenu ordinaire de son travail. Quand le paysan hasardait une observation à ce sujet, Athanase lui répondait sans hésiter que l’excédant de la somme reçue comptant lui serait payé en nature par tous les marchands de la ville, devenus ses débiteurs, et Mehemmedda s’abandonnait naïvement à cette illusion, qu’une démarche de sa part auprès des marchands pouvait dissiper d’un instant à l’autre ; mais le vieillard, trop confiant, reculait sans cesse l’accomplissement de son projet de voyage à la ville, et Athanase se promettait bien de l’ajourner indéfiniment.

Ce qui avait amené Athanase chez Mehemmedda, c’est, je l’ai dit, l’espoir de gagner les bonnes grâces de Sarah. Toutefois le Grec était trop habile pour attaquer directement la belle veuve : il commença par vanter à la jeune mère la beauté et l’intelligence de son petit garçon. Ne fallait-il pas à cet enfant si bien doué un guide éclairé qui prît soin de sa jeunesse ? Le laisserait-on végéter dans l’ignorance et dans la grossièreté ? Ressemblerait-il aux habitans de la campagne ou à ceux de la ville ? — Sarah était ainsi amenée à comparer involontairement les rustiques populations qui l’entouraient avec la société de Constantinople, dont elle regrettait sans cesse les mœurs élégantes. Elle se demandait avec tristesse si le fils de son cher Osman était irrévocablement condamné à mener la vie d’un paysan. Athanase comprit bientôt le trouble que les éloges donnés au fils provoquaient chez la mère, et il sut l’exciter encore par d’adroites insinuations. Il saisit enfin un moment favorable pour s’offrir à élever lui-même le fils de Sarah, à orner ce jeune esprit des trésors d’instruction qu’il prétendait avoir recueillis dans le cours de son orageuse existence. Un moment interdite, Sarah ne put opposer aux ouvertures d’Athanase que de faibles objections. Elle ignorait, disait-elle, si ses parens seraient assez riches pour payer à leur juste valeur des leçons si précieuses. Athanase ne demanda pour prix de ses peines que l’amitié de la jeune veuve, et celle-ci ne répondit qu’en portant respectueusement la main du Grec à ses lèvres. Un moment déconcerté par cette naïve démonstration, Athanase se remit bien vite, et son regard s’arrêta sur Sarah avec une expression tellement protectrice et paternelle, que la pauvre femme ne put concevoir aucune défiance. S’il lui avait adressé la parole avec l’accent de la tendresse et du dévouement, la belle veuve eût pu s’alarmer ; mais du moment que l’officieux Grec prenait avec elle les manières d’un protecteur et d’un maître, quelle raison avait-elle de le redouter ?

En peu de temps, Athanase devint l’oracle de la famille. On le consultait sur toute chose, sur le moment propice aux semailles et à la récolte, sur la manière de tondre les chèvres et de soigner le bétail, sur les variations du temps, sur le prix des denrées, sur l’emploi de l’argent, sur la santé des femmes et des enfans. Toute la maison prenait un air de fête dès qu’on entendait résonner le pas de son cheval. Les mets les plus délicats, les fruits les plus exquis, le café de Moka et le tabac de Latakié, tout ce qui faisait l’orgueil ou la jouissance de Mehemmedda et des siens lui était prodigué. Qui l’eût vu ainsi entouré, choyé, fêté par cette honnête et simple famille, l’eût pris sans doute pour un protecteur généreux, pour le fondateur désintéressé de ce bonheur et de cette prospérité domestique. Pour être juste même envers Athanase, j’avouerai qu’il rendit à la famille de Mehemmedda des services réels, qu’il donna tantôt à l’un, tantôt à l’autre, plus d’un bon conseil. Cette intimité l’enrichissait néanmoins au-delà de ce qu’on pourrait supposer. Non-seulement il vivait, ainsi que son cheval, aux dépens de Mehemmedda aussi souvent et aussi longtemps qu’il le voulait, mais j’en ai assez dit sur lui pour qu’on se rende compte du prix qu’il mettait à son rôle de négociateur universel. Mehemmedda ne vendait ni n’achetait une livre de farine, une poignée de sel, une botte de paille, une peau de martre, qu’Athanase ne se réservât le quart, la moitié, les trois quarts du prix arrêté entre le vendeur et l’acquéreur. Il avait repoussé l’idée d’accepter des émolumens pour l’office de précepteur du petit Osman, mais il acceptait sans scrupule tous les présens qui lui étaient offerts par la famille reconnaissante. Ce n’est pas pour tout le monde, disait-il souvent, ce n’est pas pour tout le monde que j’exercerais ainsi ma patience à instruire un enfant sans recevoir de récompense ; mais grâce à Dieu la cupidité n’a jamais été mon défaut. L’argent ne me manquait pas jadis, et je l’ai répandu autour de moi, sans jamais compter, jusqu’à ce que je me sois vu à sec : maintenant que je n’ai plus d’argent à donner, je prodigue mon temps et mes connaissances avec le même plaisir. — Et chacun admirait ce grand cœur et cet aimable esprit, qui faisait et disait les choses autrement et mieux que tout le monde.

Qu’en pensait Sarah, et quelle part occupait-elle dans les projets de l’habile aventurier ? Athanase, on le sait, n’était rien moins que jeune et beau : une Européenne eût même trouvé ridicule cet homme à la chevelure orangée et aux vêtemens rapiécés ; mais nulle part je n’ai vu la beauté aussi peu recherchée ni aussi mal appréciée qu’en Orient. Une femme de quinze ans éprise d’un vieillard de quatre-vingts est un spectacle qui n’étonne personne, et un tout jeune homme épousera une femme assez âgée pour être sa grand’mère sans éprouver la moindre répugnance et sans se rendre ridicule. J’ai vu bien des hommes mariés à plusieurs femmes, et jamais je n’ai remarqué que la plus belle fût la préférée. Ni l’âge ni la laideur d’Athanase ne pouvaient donc être comptés comme préservatifs contre l’amour qu’il s’efforcerait d’inspirer, et pour le coup sa résolution était bien arrêtée de se faire aimer de Sarah. Il imagina d’abord de la traiter en maître attentif et bienveillant, mais impérieux, de l’accoutumer petit à petit à la soumission et à l’obéissance, de ne pas lui laisser concevoir la possibilité de la révolte ou de la résistance, et une fois établi sur ce pied, de disposer d’elle comme le maître dispose de son esclave. Ce plan de campagne échoua. Sarah exécutait en silence tous les ordres qu’Athanase lui donnait pour constater son empire, mais elle s’arrangeait de façon à paraître devant lui assez rarement pour ne pas être trop exposée à subir son ascendant ; Athanase avait oublié que Sarah n’avait point passé par l’esclavage pour arriver à la couche nuptiale, et que le rôle du maître n’était pas associé dans ses souvenirs avec ceux de l’amant ou de l’époux. Il changea donc son plan d’attaque et prit l’attitude d’un esclave soumis ; il redoubla de soins pour le petit Osman. — Cet enfant a une intelligence extraordinaire, disait-il à la jeune mère, et si vous me confiez entièrement sa direction, je vous promets d’en faire un grand homme ; mais il faut que personne ne se place entre lui et moi. Je l’aime comme s’il était mon fils, et je ne suis jamais aussi heureux que lorsqu’il est auprès de moi. — Athanase ne laissait échapper non plus aucune occasion de faire montre de sa prétendue science médicale. — Qu’a donc Osman aujourd’hui ? disait-il par exemple. Je suis sûr qu’il a la fièvre. Eh ! mon Dieu oui, et une forte fièvre encore. Que lui donnez-vous quand il a la fièvre ? — Mais… rien, répondait Sarah. — Est-il possible ! — Hélas ! effendi, reprenait la mère confuse et alarmée, que pouvons-nous faire ? que savons-nous ? Nous ne sommes que de pauvres Turcs ! — Allons, allons, ce ne sera rien, disait Athanase avec une superbe assurance, je suis arrivé à temps. Et le Grec tirait de sa poche un papier contenant quelques-unes de ses fameuses pilules qu’il faisait immédiatement avaler au pauvre enfant. Il promettait une guérison instantanée, et sans craindre de se tromper, puisque la maladie n’existait que dans sa fertile imagination ; mais la reconnaissance de Sarah était aussi vive pour ces bienfaits imaginaires qu’elle l’eût été pour des services réels.

Faut-il le dire ? Sarah ne voyait pas sans une vague satisfaction d’amour-propre cet homme si généralement admiré et redouté, cet homme dont la supériorité n’était contestée par personne, s’occuper constamment d’elle et des siens, passer à ses côtés des heures et des journées. Athanase lui parlait des pays étrangers, des mœurs bizarres qu’il y avait remarquées, des aventures et des périls qu’il avait bravés. C’était l’éternelle scène d’Othello et de Desdémone qui se jouait sous les arbres séculaires d’une vallée de l’Asie-Mineure, avec cette différence que Desdémone n’était pas une grande dame oubliant le monde entier pour s’attendrir aux récits du More, et que le More lui-même n’était ici qu’un habile aventurier qui n’éprouvait nul embarras à raconter des exploits imaginaires. Athanase possédait quelque instruction acquise pendant son séjour en Europe, et se composait des doctrines scientifiques assez curieuses avec les souvenirs de ses conversations ou de quelques lectures superficielles. Ce qu’il savait était peu de chose, mais il n’en fallait pas beaucoup pour intéresser et surprendre un esprit naïf et inculte comme celui de Sarah. Cueillait-elle une fleur, Athanase lui débitait gravement quelques notions banales de botanique. Le temps se couvrait-il de nuages, Athanase se mettait d’un ton solennel à discourir de météorologie. Quelquefois même, à la vue d’un ciel étoilé, il faisait à Sarah tout un cours d’astronomie, où son éloquence pittoresque se déployait à l’aise. Sarah se sentait transportée dans un monde nouveau, un monde d’enchantemens et de prodiges ; tout dans la nature lui semblait renfermer de sublimes mystères, et elle eût voulu ne jamais se séparer de celui qui pouvait seul les lui révéler. Aimait-elle Athanase ? Non sans doute, mais elle s’habituait à invoquer en toute occasion son omniscience. Sans cesse elle repassait dans sa mémoire les brillans récits d’Athanase, et pourtant elle éprouvait aussi parfois des mouvemens d’aversion et de frayeur en réfléchissant à l’étrange influence que cet homme, un chrétien, un Grec, avait prise sur elle. Fallait-il que son image fût toujours présente à sa pensée ? Fallait-il que ce souvenir impur se mêlât à toutes ses affections ? Que deviendrait-elle s’il s’éloignait jamais, et ne pouvait-il pas un jour demander à Sarah de partir avec lui ? L’image de Benjamin lui apparaissait alors, et des sentimens confus et douloureux s’éveillaient dans son âme. Durant les premières semaines qui avaient suivi son départ, elle ne s’était préoccupée que du changement apporté par ce départ même à l’avenir de sa fille ; mais depuis qu’Athanase s’était en quelque sorte emparé d’elle, Benjamin ne s’offrait plus à son imagination troublée que comme un défenseur et quelquefois comme un juge sévère et irrité. Que dirait-il s’il la voyait ainsi dominée par un Grec ? Comprendrait-il l’espèce de fascination exercée sur elle, l’attrait que lui inspiraient ces récits surprenans et ces explications merveilleuses ? ou bien ne verrait-il dans tout cela qu’un faux et misérable prétexte à une intrigue criminelle ? Et en se posant cette question, Sarah sentait le sang lui monter au visage et son cœur battre avec violence, car les leçons d’Athanase, certaines de ses leçons du moins, avaient été pour elle le fruit défendu ; elles lui avaient donné la science des choses qui font rougir.

La veuve d’Osman ne s’expliquait que trop bien maintenant les bizarreries du caractère de Benjamin, et cette découverte lui causait une émotion à la fois douce et pénible, mais entièrement différente de celle qu’elle éprouvait en voyant Athanase ou en songeant à lui. Plus d’une fois aussi, en regardant ce front sombre, ce visage flétri, elle s’était tout à coup souvenue des grands yeux noirs, tantôt si doux et si tristes, tantôt si fiers ou si brillans de gaieté, du teint si uni, des formes si grêles, mais si gracieuses de Benjamin, et un trouble singulier s’était emparé d’elle. Athanase en réalité avait travaillé à son insu, en faveur de son rival. Sarah savait, grâce à lui, qu’une femme à vingt-six ans n’est pas vieille dans les quatre parties du monde, que les mariages conclus dès le berceau ne sont pas pour cela décrétés dans le ciel, et qu’une jeune fille de onze ans, au lieu d’être une femme, n’est véritablement qu’une enfant.

Athanase devinait cette révolution ; il l’avait prévue, et il se promettait d’en tirer parti. Comment ? C’est ce qu’il n’avait pas encore arrêté. Se contenterait-il de faire de Sarah sa maîtresse ? Ce projet avait un défaut capital. Grec, ou, si on le préfère, poète malgré ses vices et ses bassesses, Athanase aimait à se lancer dans les entreprises dont le but se perdait dans les nuages. Le proverbe vulgaire : « un bon tiens vaut mieux que deux tu l’auras, » n’eût jamais été pris pour devise par l’ex-banquier. Non-seulement il préférait l’avenir au présent, mais c’étaient les brouillards de l’avenir qu’il chérissait par-dessus tout, parce qu’il pouvait élever derrière ces voiles les plus magnifiques constructions. Disposer en maître des biens de Mehemmedda, c’était à coup sûr pour Athanase, qui ne possédait pas un sou vaillant, un grand progrès vers la prospérité ; mais Athanase n’eût jamais su s’en contenter. D’ailleurs était-il bien prudent pour un Grec et un raïa d’entretenir des relations amoureuses avec une musulmane dans une campagne à quelques lieues d’une petite ville, c’est-à-dire là où nul secret n’est gardé, où tout se sait, se répète et se commente, dans une province où le fanatisme religieux existe encore avec toute sa férocité ? Athanase aimait beaucoup les aventures, mais il préférait les moins dangereuses.

Le second projet était plus en harmonie avec les instincts à la fois timides et aventureux du Grec : enlever Sarah ou se faire suivre par elle à Constantinople, c’était s’assurer peut-être la faveur d’un prince régnant qui leur distribuerait à pleines mains l’or et les pierreries ! Feraient-ils ou feindraient-ils d’avoir fait quelque découverte extraordinaire qui, célébrée par des journaux achetés, les mènerait tout droit à la fortune ? Vendraient-ils à des spéculateurs confians une mine, de diamans en Asie-Mineure, et s’arrangeraient-ils pour en toucher le prix à l’avance ? Offriraient-ils à une congrégation religieuse l’honneur de leur conversion ? L’arène était vaste, illimitée, telle qu’il la fallait à l’esprit entreprenant d’Athanase ; mais on est forcé de reconnaître que ces brillans desseins étaient à peu près inexécutables. Comment enlever Sarah sans avoir toute la province à sa poursuite ? comment la cacher à Constantinople, ne fût-ce que le temps nécessaire pour se préparer à un plus long voyage ? Où trouver les premiers fonds indispensables à l’exploitation d’un plan industriel ? Tout ce qui semblait s’opposer à l’exécution de son projet ne faisait, à vrai dire, que le rendre d’autant plus cher à Athanase, dont le naturel tendait plutôt à la spéculation qu’à l’action. Heureusement pour Sarah, ce fut à cette dernière combinaison qu’il s’attacha, en rejetant la première, dont la réussite eût amené la perte irréparable de la pauvre enfant, avec la ruine de la prospérité si laborieusement acquise par Mehemmedda et sa famille.

X.

Que devenait pourtant Benjamin ? La trahison d’Athanase lui avait été bientôt révélée, et il s’était vu subitement dépouillé de son argent, privé de sa liberté et forcément séparé de tous ceux qu’il aimait. C’était une forte et grande leçon que recevait Benjamin. Le monde lui apparaissait tout à coup sous un aspect complètement nouveau. Il avait parcouru en quinze jours cent fois plus de pays qu’il n’en avait vu dans tout le cours de sa vie antérieure. Il entendait résonner autour de lui des langages inconnus ; il voyait les types nouveaux de races étrangères ; il s’initiait à des usages et à des croyances dont il n’avait jamais conçu la moindre idée ; il se sentait comme transporté dans des sphères mystérieuses et enchantées. Un doute immense, universel, s’empara bientôt de lui : il étouffa tous ses autres sentimens, sans en excepter les regrets et l’indignation. Rêvait-il ou veillait-il ? avait-il réellement passé les dix-sept années de sa vie sans sortir de l’étroite vallée qui occupait si peu de place sur la terre ? Le monde n’était-il pas exclusivement peuplé de musulmans ? Y avait-il en dehors de l’empire ottoman de grands pays et de grandes nations, de belles et de bonnes choses, du bonheur et de la vertu ? En même temps que ce doute infini, une soif inextinguible d’apprendre et de connaître s’éveilla en lui ; il oublia qu’il avait espéré se trouver un beau matin général en chef ou même grand-vizir, et qu’il n’était qu’un simple soldat, exposé à la bastonnade et fort peu certain de parvenir seulement au grade de sergent. Que lui importait ? Il venait d’entrevoir des mondes nouveaux et merveilleux ; il voulait en mesurer l’étendue, en sonder les profondeurs, en admirer les magnificences. Dès-lors on ne le vit plus que dans la société des officiers francs. Il questionnait chacun et toujours, s’évertuant à apprendre les langues étrangères. Ses nouveaux camarades, s’amusant de son ardente curiosité, essayèrent plus d’une fois de l’enivrer avec des liqueurs fortes pour jouir du spectacle d’un musulman ivre ; mais ils échouèrent. Rien n’avait d’attrait pour Benjamin que la recherche de notions nouvelles. Tout son passé était concentré pour lui dans un seul souvenir, et ce souvenir était celui de Sarah.

Le jeune soldat écoutait avidement les récits d’aventures, d’intrigues et d’amours que ses camarades échangeaient journellement autour de lui, et le jeune volontaire en vint sans peine à comprendre que la sorcellerie dont il s’était cru l’innocente victime n’avait rien de diabolique. Cette découverte le transporta de joie ; il n’avait donc nul besoin de fuir l’enchanteresse ; le mariage était un remède bien plus facile et plus doux, et son bonheur ne dépendait que de lui. Telle fut d’abord sa pensée ; mais plus tard, et en fréquentant une société plus éclairée que celle des drogmans et des sous-officiers de son corps, il découvrit que les mots amour et bonheur n’avaient pas pour toutes les âmes la même signification. Il comprit que l’amour n’obéissait pas au commandement, qu’il existait un bonheur dont il n’avait jamais eu l’idée, qu’aucun trésor ne pouvait acheter, et qui consistait à être aimé non moins qu’à aimer. À peine eut-il compris ce bonheur nouveau, qu’il lui parut mériter seul ce nom si beau, et qu’il éprouva un désir ardent de le goûter. Les récits d’événemens où une femme jouait le principal rôle, les éloges donnés devant lui au caractère et aux vertus d’une femme le plongeaient dans une sorte d’extase. Il était de ceux qui ont besoin d’aimer au-dessus d’eux-mêmes, et le choix que son cœur avait fait involontairement de celle qu’il s’était accoutumé à regarder comme sa belle-mère témoignait assez de cette disposition de son cœur. Lorsque enfin le premier rayon de lumière eut pénétré dans son âme, lorsqu’il comprit qu’il aimait et que l’objet aimé était une femme raisonnable et sensible, il s’abandonna à des transports de joie qui étonnèrent singulièrement ses camarades. Il voyait clair devant lui, dans son avenir ; toutes ses agitations s’évanouissaient à tout jamais : il épouserait sa belle-sœur, il la conduirait là où son mérite serait apprécié ; il lui rendrait les leçons qu’il en avait reçues dans son enfance ; il s’instruirait pour l’instruire, et il la formerait à l’image de ces héroïnes célèbres dont ses rêves étaient remplis. Mais l’aimerait-elle ? Lorsqu’il se posa pour la première fois cette question, Benjamin fut saisi d’un tremblement nerveux si violent, qu’il dut s’asseoir pour ne pas tomber. Pourquoi ne l’aimerait-elle pas ? Benjamin cependant voulait être aimé de cet amour nouveau qu’il avait longtemps éprouvé sans le comprendre, et qu’il chérissait comme un trésor depuis qu’il le comprenait. Cet amour-là, serait-il assez heureux pour l’inspirer à Sarah ?

Le sort voulut que son régiment fût appelé à Constantinople. Les Anglais, les Français et les Piémontais y affluaient en ce moment. Benjamin ne fraya qu’avec les Européens, et négligea complètement ses compatriotes. En peu de temps, il apprit suffisamment de français, d’anglais et d’italien pour lire assez couramment les ouvrages écrits dans ces trois langues. Il se livra aussitôt à l’étude avec une ardeur fébrile. Les sciences exactes et naturelles le charmaient outre mesure ; mais ce qui le passionnait par-dessus tout, c’était une certaine partie de la morale d’Occident. Tout ce qui se rattachait à la condition des femmes dans la société des chrétiens et au sentiment d’honneur chez les hommes lui semblait dicté par une voix divine. Il portait la tête plus haute, et ne rougissait plus depuis qu’il avait compris les lois de l’honneur et reconnu qu’il était assez bien doué pour les suivre. Le mépris dû au lâche et à la lâcheté, le déshonneur et la honte qui accompagnent le mensonge et la fraude, le respect que personne ne refuse au courage et à la loyauté, cela formait pour Benjamin un code suprême, répondant aux secrets instincts qui l’avaient tourmenté dès son enfance. D’éblouissantes clartés pénétraient dans la nuit de sa conscience, dans ces épaisses ténèbres qui avaient failli plus d’une fois le rendre fou. Celui qui eût rencontré Benjamin dans les rues de Péra dix mois après son arrivée à Constantinople n’eût certes pas reconnu le jeune garçon fantasque, ignorant et irritable, qui faisait pleurer sans cesse sa future épouse et sa belle-mère. Il avait grandi de toute la tête, son teint avait pris le coloris de la santé. Ses yeux, toujours beaux, mais jadis effarés et hagards, rayonnaient maintenant de la douce satisfaction que procurent aux nobles âmes la connaissance de leur devoir et la certitude de l’avoir rempli. Mince et agile, sa taille avait pourtant une certaine dignité. On ne savait trop, en le voyant pour la première fois, à quelle race il appartenait. Malgré certains traits qui révélaient une origine asiatique, on ne pouvait reconnaître dans Benjamin ni un Grec, ni un Arménien, ni un Osmanli !… Et pourtant c’était un Osmanli, mais un Osmanli du XIXe siècle, un jeune Turc, un de ces hommes comme il en naît aux époques de crise et de transformation chez les nations qui ne sont pas condamnées à périr.

Benjamin s’était créé de nombreuses relations dans la société franque de Péra, et ses supérieurs, qu’il rencontrait dans plusieurs maisons, le traitaient avec bienveillance, comme ils eussent traité leur égal, quoiqu’il ne fût encore que caporal. Un jour qu’il était allé rendre visite à la femme de son colonel, il entendit plusieurs officiers, Polonais de naissance, mais au service de la Porte-Ottomane, parler en plaisantant, et avec mépris, du défaut d’ardeur guerrière qu’on remarquait chez le soldat turc. Ces messieurs ignoraient que Benjamin pût les entendre, et ils racontaient force anecdotes dont la morale était toujours que le Turc est naturellement poltron. Benjamin resta triste pendant toute la soirée, et il se retira de bonne heure en se plaignant d’une migraine. Le lendemain, la gaieté ne revint pas, et le séjour de Constantinople lui fut bientôt si odieux, qu’il obtint non sans peine d’être envoyé sur les frontières de la Géorgie, dans un régiment qui était destiné à secourir la ville de Kars, et qui n’avait pas encore réussi à traverser l’étroit espace qui sépare les montagnes de la Géorgie et de la Circassie de l’extrémité de la Mer-Noire.

Lorsque Benjamin rejoignit son nouveau régiment, il le trouva opérant sa retraite des environs de Kars, que les Russes avaient prise, à travers quelques districts de la Géorgie, y commettant des actes de cruauté gratuits, et excitant jusqu’à la fureur le ressentiment et l’indignation de populations belliqueuses et vindicatives. Il assista à d’horribles scènes de carnage, et il ne fut pas tout d’abord fort bien accueilli par ses camarades, auxquels la douceur et la générosité de son caractère faisaient l’effet d’un reproche, ou tout au moins d’un blâme indirect. On l’appelait tour à tour devriche[5], papas, jacoubi (juif), fellah, ce qui, dans le jargon du soldat turc, veut dire plus ou moins clairement lâche et hypocrite. L’un des officiers polonais qui avaient médit des soldats osmanlis en présence de Benjamin se trouvait faire aussi partie du même corps, et souriait dédaigneusement lorsqu’on lui rapportait quelque trait d’humanité dont Benjamin s’était rendu coupable. Benjamin souffrait cruellement ; mais, il faut l’avouer, il n’était pas encore assez avancé en civilisation pour connaître le moyen d’imposer silence à ses détracteurs, ni peut-être pour l’employer, s’il l’eût découvert. Il n’eût jamais songé que ces jeunes gens si amoureux de la bravoure, si dédaigneux pour la timidité, ne cesseraient de le plaisanter que si la plaisanterie devenait dangereuse.

Un jour pourtant le sort le favorisa. Benjamin marchait à l’avant-garde, le long d’un étroit défilé que dominaient de deux côtés des rochers abrupts, élevés et superposés les uns aux autres comme des rochers d’opéra, c’est-à-dire de façon qu’il fût possible à un bon nombre d’hommes armés et même de cavaliers de s’y tenir complètement cachés. Cette fois comme toujours, les Géorgiens avaient été avertis à l’avance de la marche du régiment turc, de l’heure à laquelle il traverserait le défilé, du nombre d’hommes qui le composaient, des malades qu’il traînait à sa suite, etc. Les malades et les blessés étaient placés pêle-mêle dans des paniers sur des mulets, entre le corps d’armée et l’arrière-garde : mais, soit que les soldats composant l’arrière-garde eussent émigré séparément ou en petits détachemens vers le centre, soit pour toute autre cause, le fait est qu’avant d’entrer dans le défilé, les malades et les blessés se trouvaient former eux-mêmes l’arrière-garde. Déjà la tête de la colonne sortait du défilé et débouchait dans la plaine, se félicitant que le secret de la marche eût été si bien gardé, et que les terribles rochers ne recelassent aucune bande géorgienne, lorsqu’un coup de fusil, parti on ne sait d’où, abattit un mulet chargé de malades. Des gémissemens répondirent au coup de fusil, mais c’étaient de faibles gémissemens, et le coup de feu était parti d’un enfoncement si peu sonore, que les soldats déjà parvenus dans la plaine ne pouvaient l’entendre. Les agresseurs décidèrent sur-le-champ qu’ils tomberaient sans faire de bruit sur les blessés pour les dépouiller, s’emparer de leurs montures, les massacrer ou les épargner selon l’occasion. À peine les malheureux comprirent-ils le danger qu’ils couraient, que tous appelèrent d’une voix mourante leurs compagnons valides. En vain les féroces Géorgiens les menaçaient de la mort, s’ils ne se renfermaient dans un silence absolu, en vain plusieurs de ces menaces furent-elles exécutées : les morts ne criaient plus, mais les mourans n’en criaient que plus fort, et les assaillans exaspérés commençaient à faire main basse sur le convoi tout entier, sans perdre plus de temps en vaines recommandations. Cependant quelques cris étaient parvenus aux oreilles des soldats défilant dans la plaine. Les officiers de l’avant-garde s’aperçurent alors que le bataillon destiné à protéger les blessés avait rejoint le corps principal, au lieu d’escorter le convoi. On apprit en même temps que les blessés venaient d’être abandonnés sans défense aux montagnards, qui avaient commencé à les massacrer. Un cri, poussé d’abord par un petit nombre, retentit : « Sauvons nos frères ! » Ce cri ne tarda pas à trouver des échos, et les Turcs, entraînés par leurs chefs, vinrent disputer aux Géorgiens le convoi que, dans un moment de coupable insouciance, l’arrière-garde avait abandonné.

Benjamin déploya dans cette affaire un courage héroïque. On le vit constamment au plus fort du combat, se précipitant au-devant de tous les coups qui menaçaient l’un de ses camarades. Son sang coulait déjà de deux blessures, qu’il ne s’en apercevait pas. Le Polonais qui avait parlé si légèrement devant Benjamin du courage des Osmanlis était aussi dans la mêlée, où il se comporta en brave, mais non pas avec cet élan d’enthousiasme qui décide le succès. Il calculait, examinait, mesurait ses forces, ses moyens, et malgré toutes ces précautions il se vit bientôt dans le plus grand danger. Quatre Géorgiens l’avaient attaqué à la fois. Il se défendait admirablement, mais ses forces commençaient à s’épuiser. Pendant que trois Géorgiens l’attaquaient de face, le quatrième s’était jeté légèrement de côté, puis il avait fait un pas en arrière, et levait déjà son poignard pour frapper le Polonais, lorsque Benjamin, que le danger attirait, comme l’eau attire le chameau du désert, s’élança au secours de son camarade, et commença par terrasser le rusé Géorgien. Les assaillans abandonnèrent aussitôt le Polonais pour tomber sur Benjamin, mais ils rencontrèrent une vaillante résistance et durent se décider à la retraite. En ce moment même, le combat finissait à l’avantage des Turcs, et Benjamin, que l’officier polonais venait de proclamer son sauveur, put se dire avec une légitime fierté qu’il avait pour sa part largement concouru au succès. C’est ce que reconnurent d’ailleurs les chefs de la colonne, qui le félicitèrent chaudement sur son courage et le promurent au grade de iuz-bachi. À la fin de cette journée mémorable, Benjamin se sentit comme transformé ; il était désormais possédé de cet amour du péril, de ce besoin de nobles émotions, qui sont le propre des âmes courageuses et des natures vraiment fortes.

À dater de ce jour aussi, les occasions de manifester ces instincts généreux ne manquèrent pas à Benjamin. Y avait-il une mission dangereuse à remplir, Benjamin en était chargé. On le plaçait tour à tour à l’avant-garde, à l’arrière-garde ou au centre, selon la position de l’ennemi. Loin de s’en plaindre, Benjamin n’était jamais plus content que lorsque la fusillade résonnait à ses oreilles et que les balles sifflaient autour de sa tête. Son cœur battait de joie, ses yeux lançaient des flammes, et il enviait ceux de ses camarades que la mort saisissait au milieu de l’ivresse des combats, qu’il voyait tomber à ses côtés, le sourire du triomphe sur les lèvres. Ces camarades-là n’étaient peut-être pas très nombreux ; mais quand on est emporté, comme l’était alors Benjamin, par l’enthousiasme, le jugement le plus net s’obscurcit, et l’on aperçoit des sourires sur les lèvres les plus douloureusement contractées, de même que les sons les plus discordans se changent pour l’oreille enivrée en une musique de fête.

Cette brillante série de combats eut une fin cependant. La guerre était terminée. Le corps dans les rangs duquel servait Benjamin regagna Constantinople. Hélas ! le jour du retour et du repos, si beau pour la grande majorité des soldats, fut des plus tristes pour le pauvre Benjamin. Le jeune héros s’aperçut pour la première fois que ses jambes étaient raides et douloureuses ; le lendemain amena une autre découverte : son bras droit n’exécutait guère que la moitié des mouvemens exécutés par le bras gauche. À quelques jours de là, une toux accompagnée d’oppression se déclara. Enfin, quand Benjamin se vit installé avec son régiment dans la capitale de l’empire, il était perclus de tous ses membres, menacé de pulmonie, atteint d’une maladie de foie, et souffrait d’un ébranlement au cerveau, le tout ayant éclaté le lendemain du danger.

Les Turcs, grands et petits, ne sont ni ingrats ni insensibles. La maladie de Benjamin ne lui fit perdre aucun des avantages que son mérite lui avait valus. Il fut nommé koulassy (major), et reçut un congé de trois mois pour aller rétablir sa santé dans son pays natal. En Europe, une promotion n’a souvent d’autre résultat qu’un changement dans l’uniforme et dans le traitement. En Orient, la promotion de capitaine à major transforme l’homme presque en entier. Un capitaine turc est un pauvre diable marchant à pied, jouissant des misérables appointemens de cent vingt ou cent trente piastres par mois (vingt-cinq francs à peu près), partageant le logis et la gamelle du soldat, s’il ne préfère coucher à la belle étoile et vivre de pain sec. Un major est un tout autre homme. Il a touché le premier échelon de cette prodigieuse échelle en diamans des fonctions publiques de l’Orient, dont chaque degré est couvert d’or, de palais, de jardins, de houris terrestres, etc. Jadis, au sommet de cette prestigieuse échelle, on trouvait presque toujours le cordon ; mais aujourd’hui la plus éclatante disgrâce se résume dans un exil qui laisse au disgracié la libre disposition de ses trésors et la faculté même d’en acquérir de nouveaux. Tel est l’heureux résultat de l’adoucissement des mœurs.

Mais où donc m’égaré-je ? Benjamin n’est disgracié ni d’après l’ancienne, ni d’après la nouvelle méthode ; tout au contraire il fait aujourd’hui le premier pas dans la voie des honneurs, et je n’ai qu’à expliquer brièvement ce qu’il faut entendre par cette première station. Un major turc est un officier supérieur ; il peut ajouter à son nom le titre de bey. Il est censé posséder quatre chevaux, puisqu’il reçoit de l’état des rations calculées en conséquence. Il a une suite, c’est-à-dire un ou deux palefreniers qui l’accompagnent à pied, lorsque lui, le major, chevauche à travers les rues de Stamboul ou de Pera. Il a un tchiboukdj (allumeur de pipe) qui le suit de même, son long tuyau en bois de jasmin posé sur l’épaule, comme un fusil sur celle du soldat. Il a un kaïvédj (verseur de café) et quelques autres domestiques, dont la presque unique occupation est d’escorter le maître dans ses courses et de passer le reste du temps à dormir, manger, boire et fumer. Voilà ce qu’est un major en Turquie, et voilà ce qu’était devenu le fils de Mehemmedda, le paysan natolien : un grand personnage, comme vous voyez, jouissant de tous les privilèges du rang et de la fortune, y compris la faculté d’emprunter indéfiniment de l’argent à tous les Juifs, Arméniens et Grecs de l’empire, dont la lâcheté naturelle n’est pas rassurée par vingt années d’un régime libéral, et qui n’ont pas encore osé se dire qu’ils peuvent aujourd’hui, sans mettre leur précieuse existence en péril, refuser de prêter leurs trésors aux plus grands pachas du monde.

XI.

Le jour même où Benjamin obtenait son congé et le titre de major, il entrait en pleine convalescence. Aussi une semaine s’était à peine écoulée depuis sa nomination, que le jeune paysan, devenu bey, reprenait gaiement le chemin de sa vallée natale, qu’il avait quittée triste et inquiet dix-huit mois auparavant. Il était bien changé. Les énergiques et sérieux instincts que Benjamin avait apportés de ses montagnes avaient aisément triomphé des influences délétères sous lesquelles son frère Osman avait succombé. Dupe en premier lieu d’Athanase et en butte plus tard aux mauvais traitemens de ses camarades, le jeune fils de Mehemmedda n’en sortait pas moins vainqueur des pénibles épreuves qui avaient marqué sa première rencontre avec les réalités de la vie. Son intelligence s’était rapidement développée, comme se développeraient tant d’intelligences que l’état présent de la société orientale condamne à sommeiller incultes, et qui n’attendent peut-être pour s’épanouir avec puissance qu’une impulsion favorable. Benjamin ne voyait pas moins clair maintenant dans son cœur que dans son esprit. Il savait qu’il aimait depuis sa plus tendre enfance, et il se disait tout bas qu’il n’était pas haï ; cependant il ne voulait former aucun projet d’avenir avant d’avoir revu Sarah, avant d’avoir obtenu d’elle une réponse sincère. De la décision de la belle veuve allait dépendre la destinée du jeune bey. Il se marierait avec Sarah, qui le suivrait à Constantinople, et alors il voyait s’ouvrir devant lui toute une perspective d’indicibles félicités, ou bien il retournerait seul et sans murmurer vers la capitale, où l’accomplissement des austères devoirs du chef militaire l’occuperait exclusivement. L’idée d’épouser la fille de Sarah, la petite Attié, ne lui vint pas même à l’esprit. Il n’y avait plus pour lui dans ce monde qu’une seule femme, et cette femme était Sarah. Benjamin était bien véritablement amoureux, et l’amour qui était entré dans son cœur n’était ni oriental, ni occidental ; c’était l’amour de tous les pays et de tous les temps. Quelquefois il se demandait tristement s’il était encore attendu sous le paisible toit qui abritait sa famille, qui abritait Sarah. Ne le croyait-on pas mort ? ne l’avait-on pas oublié ? Le long veuvage de Sarah n’avait-il pas pris fin ? Si Benjamin essayait de se rassurer en se disant que chacun la considérait comme une vieille femme, il ne pouvait retenir un sourire mélancolique en se représentant une belle femme de vingt-cinq ans sauvegardée par ce seul préjugé, et il tremblait en songeant aux mille circonstances qui pouvaient guérir l’aveuglement de ses voisins, ou amener dans la vallée quelque étranger plus clairvoyant qu’eux. Pourquoi toutes ses lettres étaient-elles demeurées sans réponse ? Benjamin se posait cette question cent fois par jour sans jamais y trouver de solution satisfaisante. Le fait est qu’Athanase avait intercepté toutes les épîtres de Benjamin à ses parens, non toutefois sans les avoir lues et avoir pris connaissance de la transformation prodigieuse qui s’était opérée à l’avantage de son ancienne victime. Depuis quelque temps seulement, Athanase ignorait le sort de Benjamin, car Benjamin, découragé par le silence de ses parens, avait renoncé à toute correspondance. Ni sa promotion au grade de capitaine et à celui de major, ni ses blessures et la nouvelle de son prochain retour n’étaient parvenues aux oreilles d’Athanase, et celui-ci se berçait encore de la pensée que Benjamin était tombé sous quelque balle géorgienne, alors que celui-ci n’était plus qu’à peu d’heures de la maison paternelle.

Mais à mesure qu’il en approchait, Benjamin se sentit saisi d’une timidité et d’une anxiété si douloureuses, qu’il se décida à visiter d’abord la ville d’Angora, pour y apprendre des nouvelles de ses parens. Il envoya ses gens en avant avec ordre de lui retenir un logement dans l’un des khans consacrés aux voyageurs, et lui-même prit un chemin détourné qui menait à la ville, en suivant le sommet des collines au milieu desquelles s’abritait sa chère vallée. C’était un sentier bien connu de Benjamin, qui l’avait parcouru mille fois dans son enfance, tantôt seul ou avec d’autres enfans ses camarades, tantôt avec l’un de ses parens ou avec Sarah elle-même. Que de souvenirs ce sentier et ce paysage rappelaient au jeune major ! Il lui semblait qu’un jour ne s’était pas écoulé depuis que ses regards s’étaient arrêtés sur ces objets si familiers. Arrivé sur une hauteur couronnée de térébinthes et de genévriers, de laquelle on découvrait la maison de Mehemmedda, Benjamin sentit comme un brouillard s’étendre sur ses yeux ; il tira la bride de son cheval, mit pied à terre et s’assit sous un arbre. L’habitation de son père était bien là, entourée d’arbres que la vigne sauvage parait de ses festons ; il reconnaissait le champ où les blés commençaient à jaunir, la prairie où erraient les troupeaux ; un peu plus loin, il distinguait la petite rivière qui coulait derrière un rideau de noyers à l’exubérant feuillage. Rien n’était changé, mais il régnait autour de l’habitation de Mehemmedda un calme, un silence si profonds, que Benjamin ne put se défendre d’un mouvement de terreur. On eût dit que la maison était déserte. Pour se rassurer, le jeune homme eut besoin de se dire qu’on était à l’heure la plus brûlante d’un jour d’été, que la famille n’osait en ce moment s’exposer à l’ardeur du soleil ; il se rappela d’ailleurs que plus d’une fois, à son retour des champs, il avait été frappé par l’air de solitude et d’immobilité qui régnait autour de la chère maison, tandis qu’à l’intérieur tout était joie et animation. Tout en réfléchissant ainsi, Benjamin promenait des regards curieux sur le paysage qui réveillait en lui de si douces impressions d’enfance, quand son attention se concentra soudain sur un objet qui parut exciter au plus haut degré sa surprise : c’était un cheval richement sellé et harnaché, retenu par la bride à l’un des arbres qui bordaient la rivière. Où était le cavalier ? À qui pouvait appartenir cette monture assez richement équipée ? Le cavalier serait-il dans la maison ?… Mais un hôte de Mehemmedda aurait conduit son cheval à l’écurie, et ne l’aurait pas abandonné dans la campagne. Benjamin se leva, sauta en selle ; un moment il dirigea son cheval vers la vallée, puis, obéissant à l’un de ces mouvemens d’indécision et de timidité puériles qu’il n’avait encore pu vaincre, il fit volte-face, et sans regarder en arrière, il prit à toute bride le chemin de la ville.

Arrivé à Angora, il se hâta de recueillir des renseignemens sur sa famille. Le premier informateur qui s’offrit à lui, ce fut le khandj (le maître du khan). Ce vénérable personnage, possesseur d’une barbe aussi longue et aussi blanche que celle d’un muphti, presque aussi bavard et aussi menteur qu’Athanase lui-même, vint à la rencontre de l’hôte illustre dont la suite était arrivée quelques heures auparavant, l’aida à descendre de son cheval et le conduisit avec respect dans l’appartement retenu et disposé pour lui. C’était une chambrette ressemblant pas mal à une cellule de chartreux ou même à un cachot, donnant par une porte et par une fenêtre haute sur le portique qui entourait la cour carrée. Le plancher avait été récemment balayé ; les toiles d’araignée formant draperies le long des murs avaient disparu sous une poignée de plumes d’oie servant de plumeau ; des tapis avaient été étendus sur le sol humide par les gens de Benjamin ; des coussins étaient disposés en forme de divans le long des murs, et d’autres tapis pendus devant la porte et la fenêtre. On voyait des coffres épars çà et là. Un petit meuble en bois d’ébène incrusté en nacre et en écaille, tenant le milieu entre la table et l’écritoire, occupait un coin du divan et sur un grand panier turc placé à terre entre le divan et la cheminée était disposé un élégant service à café en porcelaine de Chine. Une collection de pipes et de narghilés complétait l’ameublement improvisé par les serviteurs du major. L’un d’eux attendait son maître, une robe de chambre déployée à la main ; un second lui présentait des pantoufles en maroquin jaune, un troisième allumait une pipe à son intention, et les autres versaient le café dans une tasse, brossaient le tapis à mesure qu’un pied chaussé se posait dessus, ou vaquaient à quelque autre détail du service turc, tandis que les palefreniers étaient occupés et même affairés autour du cheval du koulassy.

Benjamin subit patiemment toutes les cérémonies exigées par l’étiquette orientale ; il échangea son habit contre sa robe de chambre, ses bottes contre ses pantoufles, s’assit sur le divan, but du café et fuma sa pipe, puis, en homme bien élevé qu’il était, il engagea le khandj à faire comme lui, c’est-à-dire à s’asseoir, boire et fumer. Ni Benjamin ni le khandj n’avaient encore prononcé un mot, les règles de la politesse turque s’opposant à ce qu’on se hâte d’entamer la conversation, lorsque la voix du muezzin annonça que l’heure de la quatrième prière du jour était venue. Un tapis de Smyrne, dont le dessin irrégulier se terminait en pointe à l’une des extrémités, était étalé dans un coin de l’appartement et disposé de façon que cette pointe fût tournée vers l’orient. Un des domestiques de Benjamin s’approcha de son maître, tenant une aiguière d’une main, une cuvette de l’autre et une serviette sur le bras. Benjamin se lava dévotement les mains et la barbe, après quoi il se prosterna dix ou douze fois sur le tapis, la tête tournée du côté de la pointe, les bras tantôt croisés sur la poitrine, tantôt pendans le long des cuisses. Les prières terminées, il se replaça sur le divan, reprit sa pipe et commença la conversation avec le khandj.

Benjamin s’était aperçu que son hôte ne le connaissait pas, et, jugeant l’incognito favorable à ses projets, il s’informa, comme l’eût fait un étranger, du caïmacan régnant, de l’époque de son arrivée, du pays d’où il venait, etc. Du caïmacan, il passa au cadi, à tous les conseillers, au muphti ; puis il s’enquit de la population grecque et arménienne, des banquiers, des négocians les plus riches. Une fois sur ce terrain, Benjamin demanda le nom et l’adresse du banquier correspondant avec Constantinople, et par l’intermédiaire duquel il lui serait possible de faire venir son argent.

— Je ne saurais trop vous dire, excellence, répondit le khandj, car depuis la dissolution de la fameuse compagnie de Natolie (il y avait de fameux brigands dans cette compagnie, excellence), je ne sache pas qu’il y ait de correspondance régulière entre cette ville et la capitale pour le transfert de l’argent, si ce n’est au moyen du tatar. Il y a bien plusieurs négocians qui font des affaires avec Constantinople, mais il n’y a dans leurs relations avec cette ville rien de fixe, rien de régulier. Vous pourriez cependant vous adresser à Alexandre le maçon, ou bien encore à Christophe le fourreur… Mais, tenez, il me vient une idée qui pourrait bien être bonne. Connaissez-vous Athanase ? (Benjamin haussa les épaules avec un geste négatif.) Non ? continua le khandj ; ah ! c’est un étrange personnage ! Athanase est un Grec, un chien, mais habile, adroit, délié. Il ne possède rien, et il est toujours cousu d’argent. Athanase connaît tout le monde à Constantinople ; c’est l’homme qu’il vous faut.

— Ah !… Et où demeure-t-il ?

— Il demeure dans le quartier grec. Un de mes serviteurs vous conduira chez lui, si vous le voulez ; mais je crains que vous ne le trouviez pas : il est absent, j’en suis presque certain.

— Et savez-vous où il est ?

Le khandj sourit, secoua la tête, haussa les épaules, porta la main à sa barbe, puis à son nez, regarda Benjamin en dessous, puis le regarda en face, et, riant tout à fait, il répondit : — Je crois que je le sais, oui, et je ne suis pas le seul à le savoir. Ces choses-là se savent toujours.

Pendant que le khandj s’égayait ainsi sur le compte d’Athanase, la pensée de Benjamin s’était reportée, je ne sais pourquoi, sur le cheval richement harnaché qu’il venait de voir retenu à un arbre près de la maison de son père.

— L’endroit où se trouve Athanase est-il loin d’ici ? demanda le bey après un court silence.

— Oui, c’est loin pour un homme qui a tant d’affaires, et la femme qu’il va voir fait perdre bien du temps à ce pauvre Athanase.

— Il est donc question de mariage ?

— Non pas ! excellence, y pensez-vous ? un Grec épouser une musulmane ! Oh non ! il n’est pas question de mariage, mais il est amoureux, voilà tout.

— Amoureux d’une musulmane ! Comment l’a-t-il vue ? où la voit-il ? quelle est cette femme ?

— Elle habite la campagne avec sa famille, c’est-à-dire la famille de son mari, car elle est veuve depuis fort longtemps, et qui plus est, elle est vieille, puisqu’elle a une grande fille à marier ; mais ces chrétiens ont d’étranges goûts ! Athanase est amoureux de cette Sarah comme il le serait d’une femme de douze ans. Il la dit belle, spirituelle, gracieuse.

— Comment a-t-il l’audace de parler ainsi d’une musulmane ? N’a-t-elle pas des parens pour la défendre ?

— Elle a des parens, c’est vrai : un vieux beau-père qui n’y voit goutte, des beaux-frères qui ne songent qu’à manger et à dormir, Athanase fait toute sorte d’affaires avec les parens ; il vend la laine des chèvres du vieux paysan, le riz du frère aîné, les pommes du second ; que sais-je, moi ? Il leur promet des profits, des richesses sans fin, et en attendant il dispose de tout dans la maison. Moi, cela m’inquiète. J’en ris quelquefois, parce que ces choses-là, ce n’est jamais bien triste ; mais je n’en préférerais pas moins le voir amoureux d’une Grecque, — sans compter qu’il parle d’enlever cette femme et de la mener à Constantinople ! Enfin c’est une vraie folie !

Benjamin allait adresser au khandj de nouvelles questions, mais il s’arrêta au moment de demander si Sarah consentait à suivre Athanase, si elle l’aimait, etc. Prolonger cet interrogatoire, n’était-ce pas dévoiler à un confident fort peu discret ses sentimens les plus intimes ? Il laissa donc le khandj discourir à son aise sur mille autres sujets insignifians jusqu’à l’heure où il lui plut de se retirer. Une fois seul, Benjamin eut encore à réprimer un mouvement de fiévreuse impatience. La nuit était close, ses chevaux étaient fatigués, ses gens endormis. Quelque envie qu’il eût de partir sur-le-champ, il fallait remettre le départ au lendemain, sous peine de paraître fou. Il se contenta de faire savoir au khandj que les exigences de son service ne lui permettaient pas de prolonger son séjour dans l’hôtellerie, et qu’il se mettrait en route de bon matin pour éviter les chaleurs.

Trois heures avant le point du jour, le jeune bey avait chaussé ses bottes de voyage et jeté son manteau sur ses épaules ; il sortit de sa chambre sans faire de bruit, et alla droit à l’écurie où son cheval, tout sellé selon l’usage, mangeait sa dernière bouchée de paille. Il le brida, éveilla un seis (palefrenier) qui couchait sur une estrade, à l’extrémité de l’écurie, et le chargea d’avertir ses gens de se tenir prêts à suivre le guide qu’il leur enverrait, après quoi il lança résolument son cheval au galop à travers des rues dont le pavage datait du règne de l’impératrice Hélène. En quelques minutes, il fut dans la campagne, et le soleil n’était pas encore bien haut à l’horizon que Benjamin mettait pied à terre à quelques pas de la maison paternelle. Tout autour de lui respirait le calme, et le doux paysage qu’il avait salué la veille lui apparaissait plus riant encore, noyé dans la blanche lumière du matin ; mais de la maison du paysan le regard de Benjamin se porta presque aussitôt vers les arbres qui bordaient la rivière : le cheval richement sellé et harnaché était encore à la même place, et sans doute il y avait passé la nuit, ce qui, vu la saison et les coutumes du pays, n’avait rien d’extraordinaire. Sous l’impression des récits du khandj, Benjamin se dit cependant que ce cheval toujours prêt au départ pouvait bien être celui d’Athanase, et que sans doute il était là pour servir à un projet de fuite. Attachant aussi sa monture à un arbre, il suivit à pas lents le sentier qui devait le conduire vers l’habitation de Mehemmedda ; mais il venait à peine de s’y engager, que son attention fut éveillée par quelques mots prononcés à voix basse. Ceux qui parlaient devaient être sous les arbres du verger. Benjamin avait reconnu ces deux voix, qui toute la nuit avaient troublé ses rêves : c’étaient celles d’Athanase et de Sarah. Il se rapprocha sans bruit de l’endroit d’où elles partaient, et, caché derrière un buisson, il put ne rien perdre d’un entretien sans doute commencé depuis longtemps, et qui s’animait de plus en plus.

Athanase déclarait qu’il ne pouvait consentir à de nouveaux retards. Pour décider Sarah à la fuite, il parlait de dangers qui les menaçaient : lui, chrétien, accusé d’aimer une musulmane ; elle, Sarah, qu’on soupçonnait de partager cet amour. — Mais, seigneur, répondait Sarah, vous savez bien que ces soupçons ne sont pas fondés, que je suis innocente !… — Comment le prouveras-tu ? reprenait Athanase, et il étalait alors devant la pauvre femme une perspective de persécutions et de calomnies. N’était-elle pas délaissée, méconnue dans sa famille ? On la croyait vieille et laide, tandis que la société de Constantinople serait éblouie de sa beauté ! C’est donc à Constantinople qu’elle vivrait désormais, dans un monde digne de l’apprécier, et à ce propos, voulant prouver à Sarah quel pouvait être le prestige de sa beauté, Athanase eut l’imprudence de rappeler le nom de Benjamin, de raconter la singulière démarche qu’était venu faire près de lui le jeune paysan. Quelle influence exerça sur Sarah ce triste et doux souvenir ? À voir le trouble subit de la jeune femme, Athanase put croire qu’il avait gagné sa cause, alors que Sarah venait au contraire de trouver des forces nouvelles pour la résistance. Aux instances d’Athanase elle opposa ses devoirs de mère, son attachement à l’humble famille dont elle partageait depuis si longtemps les peines et les joies. Il ne restait plus au Grec qu’à user de la force, et il en était à se demander si l’heure était venue de prendre un parti extrême, quand l’apparition inattendue de Benjamin vint fort heureusement enlever Sarah à ses craintes et le Grec à ses hésitations.

Avant que l’un fût revenu de son trouble, et l’autre de sa joyeuse surprise, le jeune homme avait saisi d’une main le bras de Sarah, qu’il attirait vers lui ; de l’autre, il brandissait son épée, sommant son misérable adversaire de se défendre, car en ce moment suprême Benjamin restait encore fidèle aux sentimens d’honneur qui devaient le diriger à toutes les époques de sa vie. Athanase, lui aussi, prenait conseil de l’esprit de ruse qui chez lui ne se trouvait jamais en défaut. — Êtes-vous fou, Benjamin ? s’écria-t-il. La belle plaisanterie !… Pour une vieille femme qui n’appartient à personne ! — Et tout en débitant ce bel exorde, il trouvait le temps de saisir sournoisement un pistolet de poche, de l’armer, enfin d’en presser la détente ; mais la fortune se déclarait décidément contre le Grec, et la capsule éclata sans que le coup partît. Cette fois Benjamin n’avait plus de ménagemens à garder. Il se précipita sur son perfide adversaire, qui chercha, par un effort désespéré, à lui enlever son épée. À peine cependant le bey avait-il réussi à dégager l’arme des mains crispées qui l’avaient saisie, qu’un cri terrible sortit de la poitrine d’Athanase. — Je meurs !… je suis mort !… — Et le Grec tomba lourdement sur la terre. Était-il mort ? était-il même blessé ? Benjamin ne songea pas un moment à se poser ces questions, tant il était persuadé qu’il n’avait plus à ses pieds qu’un cadavre. Épouvanté, stupéfait, tenant dans ses bras Sarah évanouie, le fils de Mehemmedda courut vers la maison, devant laquelle à cette heure matinale quelques-uns de ses frères commençaient à se grouper.

Il déposa Sarah évanouie dans les bras de l’un des jeunes gens, et, ordonnant à un autre de le suivre, il retourna en toute hâte à l’endroit où il avait laissé sa victime.

Au bout d’une grande heure, Benjamin revenait seul et soucieux. Il n’avait point eu cependant à contempler la douloureuse agonie de son ennemi, il n’avait même pas, et là était la cause de son inquiétude, il n’avait pas retrouvé le corps de celui qu’il croyait avoir mortellement blessé. Comment expliquer cette disparition ? Athanase avait-il pu retrouver assez de forces pour se traîner jusqu’à son cheval, également disparu, et regagner la ville ? Après d’inutiles recherches, le frère qui accompagnait le jeune bey avait bien voulu se rendre à Angora pour recueillir quelques indications à ce sujet, et donner en même temps avis à la suite de Benjamin du lieu où elle devait rejoindre son maître.

Rentré enfin sous le toit du paysan, Benjamin trouva toute la famille dans l’agitation. L’évanouissement de Sarah, les mots entrecoupés qu’elle avait prononcés en reprenant ses sens, mais surtout le retour inattendu de Benjamin, la terreur peinte sur son visage, le riche costume militaire qui annonçait son rang, tout cela était plus que suffisant pour donner le vertige à toutes les générations empressées autour du jeune homme. Mais la civilité orientale interdit l’expression d’une curiosité qui peut être importune ou offensante, tandis qu’elle n’autorise personne à parler de ses propres affaires sans invitation préalable. Les sujets de conversation entre Benjamin et ses parens ne manquaient pas d’ailleurs, sans qu’il fût besoin d’entrer sur le terrain défendu des secrets et des mystères. Mehemmedda se sentait heureux de rendre à son illustre fils les honneurs qui lui étaient dus. — à chacun sa place ! disait gravement le vieillard. Nous sommes d’humbles paysans ! il est grand seigneur ; il est bey aujourd’hui ; demain peut-être il sera pacha, qui sait ? grand-vizir…

Quant à Sarah, elle s’était retirée dans sa chambre, d’où elle ne sortit que le soir pour présenter avec un embarras bien concevable sa fille grandie et embellie à son ancien fiancé. Benjamin cependant n’avait d’yeux que pour la mère, et avant l’heure où la famille se sépara, il trouva le temps de demander à Sarah une entrevue dans le jardin dès l’aube du jour suivant.

Le lendemain, sous un berceau de chèvrefeuille, éclairé des premiers feux du soleil, avait lieu l’entretien d’où allait dépendre la destinée de Benjamin. — J’ai désiré vous parler, Sarah, dit d’une voix émue le jeune bey à la belle veuve qui venait de le rejoindre à l’endroit convenu. Oui, j’ai beaucoup de choses, des choses très importantes à vous dire. Il s’agit du bonheur ou du malheur de ma vie entière.

Sarah interdite murmura le nom de sa fille Attié. — Non, reprit Benjamin ; ce n’est pas Attié qui me préoccupe en ce moment. Écoutez-moi, Sarah. Je vous demande une réponse sincère. Quelle opinion aviez-vous de mon caractère avant mon départ ?

Sarah garda le silence, et Benjamin crut deviner sa réponse.

— Une opinion peu favorable, n’est-ce pas ?… Je comprends votre regard. Oui, je devais vous paraître violent, soupçonneux, presque insensé. Eh bien ! faut-il vous avouer la cause de mes emportemens et de mes tristesses ? Je vous aimais, Sarah, je vous aimais avec passion, comme on n’aime guère dans le pays où nous sommes. J’étais jaloux de tous ceux à qui vous parliez, de tous ceux qui avaient une part dans votre tendresse, jaloux de votre fille même… Mais ce n’est pas tout encore. Je me suis imposé cette confession pour châtiment, et je ne dois rien vous cacher. Eh bien ! Sarah, ce qui faisait de mon amour un véritable supplice, c’était la pensée que vous étiez… vieille, et qu’un pareil amour ne pouvait être l’effet que de coupables sortilèges ! Pardonnez-moi (Benjamin avait pu voir un léger sourire errer sur les lèvres de Sarah)… Mon enfance s’était passée tout entière dans cette vallée : comment aurais-je pu m’élever au-dessus des préjugés de ma famille ? Je vous aimais donc, mais en me disant que vous rêviez ma perte, et que cet amour si doux et si poignant à la fois, toutes ces joies et ces tortures pour moi si nouvelles, s’expliquaient par quelque odieux maléfice. Ce que furent alors mes angoisses, qui le saura jamais ? Je partis, je me décidai à fuir ma vallée, ma famille, ma fiancée, vous-même, pour échapper à la folie dont je croyais sentir les premières atteintes. Et, faut-il vous le dire ? je bénis aujourd’hui la résolution qui me jeta au milieu d’une vie toute nouvelle, au milieu de ces Européens que nous considérons comme des barbares, et qui comprennent l’amour comme moi. Oui, dans ce que m’apprirent leurs conversations et leurs livres sur cet amour pur et sublime que les hommes d’Occident vouent à leurs femmes, cet amour qui survit à tout, même à la mort, je reconnus un sentiment étranger aux musulmans, et c’était le sentiment que j’éprouvais pour vous, Sarah ! Combien alors j’eus hâte de vous revoir, de courir vous demander si vous aussi vous pouviez comprendre, éprouver un pareil amour ! Mais je rougissais de reparaître devant vous comme un obscur paysan ; j’étais devenu ambitieux, je voulus non-seulement savoir les langues de l’Occident, mais m’assurer par de nobles actions une position digne de vous. Et c’est au moment même ou j’avais réussi qu’un misérable imposteur…

— Vous n’avez pas cru qu’un chrétien pût me séduire ! s’écria Sarah, rendue en ce moment à l’orgueil de sa race.

— Un chrétien, Sarah ! répéta doucement et non sans tristesse Benjamin. Hélas ! que sommes-nous tous pour nous élever ainsi les uns au-dessus des autres ? Mais, non, je n’ai pas cru qu’un étranger qui n’avait à partager avec vous que la honte d’une vie coupable pût vous séduire. Et pourtant… je vous le demande, Sarah, pouvez-vous m’affirmer sans rougir que cet homme n’a pas laissé de regrets dans votre cœur ?

Sarah ne répondit que par un geste, mais ce geste en disait assez.

— Pouvez-vous, la main dans la mienne, repasser sans trouble dans votre mémoire tous les entretiens que vous avez eus avec lui.

Et en parlant ainsi, Benjamin fixait sur la veuve d’Osman un regard qui aurait voulu pénétrer jusqu’au fond de son âme. Il y avait dans ce regard une sévérité, une tristesse infinies ; mais Sarah le soutint bravement. Pourtant elle ne répondait pas.

— Me comprenez-vous, Sarah ? ajouta Benjamin, dont la voix était devenue tremblante. — Un éclair d’intelligence et de joie brilla subitement dans les yeux de Sarah, en même temps que ses joues se couvraient de rougeur ; mais ce n’était pas la rougeur de la honte ni celle du mensonge qui se sent découvert : c’était une protestation de l’innocence, de la pudeur offensée, pudeur et innocence qui venaient de se reconnaître en interprétant les craintes et les soupçons de Benjamin. Ce trouble ne dura qu’un instant, et le visage de Sarah resplendissait d’une noble et joyeuse assurance, lorsque, fixant son beau regard sur Benjamin, elle lui dit : — Je vous comprends, je vous serre la main, et je vous regarde en face, car il n’y a pas dans toute ma vie un seul instant dont le souvenir puisse me troubler devant vous en ce moment, ni jamais.

— Que Dieu me punisse, reprit Benjamin, si je vous adresse jamais un mot de plus à ce sujet ! Et maintenant une dernière question : pouvez-vous m’aimer ?

— Je vous aime.

— Pouvez-vous, voulez-vous me suivre ? Serez-vous ma femme ?…

— Que je suis heureuse ! allait répondre Sarah, quand elle pâlit et se troubla tout à coup. Elle pensait à sa fille. Benjamin avait compris ce trouble : il devinait des craintes qu’expliquait trop bien l’éducation orientale de Sarah. — Je serai son père, dit-il.

Le même jour, à l’heure où les vieux parens sortaient du harem, Benjamin se présentait devant Mehemmedda pour lui annoncer son intention d’épouser la veuve d’Osman. Le vieux paysan crut d’abord avoir mal entendu ; mais Benjamin répéta nettement sa demande, et la mère de famille s’étant hâtée d’approuver le choix de son fils, le vieillard répondit enfin : — Eh bien ! puisque cela convient à ton excellence, cela me convient aussi, et je suis bien sûr que cela convient mieux encore à Sarah. Tu es née sous une heureuse étoile, ma fille, ajouta-t-il en se tournant vers Sarah. Seulement ne va pas te mettre en tête que Benjamin fera comme moi et qu’il ne te donnera pas de rivales. Tiens-toi toujours prête au contraire à faire bonne mine à la compagne ou aux compagnes qu’il te donnera sans doute, à partager avec elles tout ce que tu tiens de la générosité de ton mari. Et maintenant que Dieu vous couvre de ses bénédictions !

Le frère de Benjamin revint dans le courant de la journée avec les équipages du major. Son visage exprimait une affliction mêlée d’inquiétude. Benjamin le prit à part et reçut de lui d’assez tristes nouvelles. Le bruit s’était répandu de la mort d’Athanase, que des voyageurs avaient rencontré, disait-on, expirant au pied d’un arbre, et avaient ramené à sa mère. Personne ne connaissait la cause de ce déplorable événement. On soupçonnait certains créanciers d’Athanase ; quelques-uns étaient arrêtés, mais l’opinion publique blâmait ces mesures arbitraires, et l’innocence des inculpés était universellement proclamée.

Benjamin prit sur-le-champ son parti. Il pria son père de tout disposer pour que son mariage pût avoir lieu sous peu de jours, et il prétexta quelques affaires qui le forçaient à se rendre sur-le-champ à Angora, où il comptait passer vingt-quatre heures. Il fut plus explicite avec Sarah, et il se mit en route, accompagné seulement de celui de ses frères qui, déjà formé au rôle de confident, se croyait devenu tout à coup indispensable à son excellence. Benjamin alla directement chez le caïmacan, qui lui accorda une audience particulière. Seul avec le gouverneur, le bey lui raconta la tentative de séduction dont il avait cru devoir punir l’auteur. Le caïmacan se caressa la barbe et la moustache, toussa plusieurs fois, et finit par remarquer que le meilleur parti à prendre était le silence. — Puisque le mal est fait, dit-il, à quoi bon en parler ? Cela ne ressuscitera pas le mort. D’ailleurs le mort était très coupable. Séduire une musulmane ! Benjamin-Bey, je vous engage à ne pas ébruiter cette affaire. Il dépend de vous qu’elle n’ait aucune suite.

— Je ne demande pas mieux, répondit Benjamin ; mais je suis venu vous faire ma confession, dans la crainte que d’autres ne fussent soupçonnés et inquiétés pour mon crime. Me promettez-vous de ne poursuivre personne pour ce meurtre ?

— Comme il vous plaira ; mais on trouvera extraordinaire que je n’arrête personne…

— Si j’apprends que quelqu’un souffre pour une action que j’ai commise, je m’accuserai publiquement devant le tribunal.

Le caïmacan regarda fixement Benjamin comme s’il eût voulu découvrir le motif caché qui lui dictait une conduite aussi bizarre. L’expression du visage de Benjamin l’embarrassa, et il abandonna aussitôt un examen dont il n’espérait aucun résultat. La conférence terminée, le caïmacan se dit à part lui : — Quel baragouin parle-t-il donc, ce jeune homme ? Je ne comprends pas la moitié de ce qu’il dit.

De retour chez lui, Benjamin trouva toute sa famille occupée à préparer la robe de noce de Sarah et les friandises pour le banquet de rigueur. Une semaine se passa ainsi, après laquelle Benjamin, certain de posséder une femme digne de lui, prit congé de ses parens et se dirigea vers Constantinople, avec sa compagne et son cortège ordinaire.


Ici s’arrête l’histoire du jeune fils de Mehemmedda, qui s’apprêtait, comme on vient de le voir, à concilier heureusement les honnêtes et laborieux instincts d’un paysan d’Asie-Mineure avec les nobles ambitions qu’éveille la civilisation occidentale dans toute âme bien douée. Le bonheur des deux époux fut-il dès les premiers jours réellement sans mélange ? Un an après son mariage, Benjamin, il faut bien le dire, était encore sujet à des distractions singulières. Son regard semblait se perdre dans le lointain, son front se plissait, et il ne sortait de cet abattement qu’en poussant un profond soupir, comme s’il eût voulu soulager sa poitrine du poids qui l’oppressait.

Un jour enfin qu’assis sur un divan il lisait les journaux d’Europe, tandis que Sarah achevait de déjeuner avec ses enfans, Benjamin poussa une exclamation de joie qui fit lever la tête à sa jeune femme. Le visage du bey s’était subitement illuminé.

— Qu’y a-t-il ? dit Sarah.

— Tu m’as souvent reproché certains momens de tristesse qui m’obsédaient même auprès de toi. Ils ne reviendront plus désormais. Je croyais avoir commis un meurtre, et j’apprends qu’il n’en est rien. Je puis maintenant remercier Dieu, je puis t’embrasser sans regrets ni remords.

Et Benjamin sortit tout joyeux après avoir embrassé sa femme. Le journal était resté sur le divan. Sarah le prit, le parcourut, et ses yeux s’arrêtèrent sur un passage où éclatait la verve toute méridionale d’un correspondant établi dans une des principales villes de l’Occident. « Notre monde élégant, disait l’auteur de la lettre, est fort préoccupé en ce moment de l’arrivée dans ces murs d’une illustre victime des révolutions de l’Orient. Le prince Alexandre d’Arménie se trouve parmi nous. Impliqué dans une conspiration célèbre, il combattit vaillamment les oppresseurs de son pays, et fut laissé pour mort sous des monceaux de cadavres. Recueilli par une pauvre veuve qui le tint caché dans sa cave pendant plusieurs mois, il parvint enfin à s’échapper et à poser le pied sur cette terre de liberté et de sécurité universelle que nous sommes fiers d’appeler notre patrie. Le prince a réussi à emporter avec lui de précieux écrins ; mais des pierreries ne pouvant être échangées à toute heure contre de l’argent comptant sans subir de grandes pertes, ses amis ont résolu d’ouvrir à son insu une souscription dont le montant est destiné à subvenir à ses besoins les plus pressans. Cette souscription portera le titre de « prêt national en faveur d’une généreuse victime de l’oppression ottomane. » Elle sera remboursée aux souscripteurs avec le produit de la première vente des pierreries apportées par le prince. Ceux qui désireraient contempler les traits expressifs et réguliers de cet homme véritablement extraordinaire peuvent se rendre tous les jours au casino de ***. On pourra ainsi admirer l’un des plus beaux types de la beauté virile chez les peuples orientaux. » Ici se plaçaient quelques lignes qui avaient toute l’exactitude d’un signalement, puis un avis en grosses lettres indiquant le casino choisi par l’illustre exilé pour sa résidence habituelle, ainsi que le maximum et le minimum de la somme demandée aux souscripteurs.

Sarah posa le journal en souriant, et dès lors aucun nuage ne voila plus le front de Benjamin.

Christine Trivulce de Belgiojoso.
  1. La mère de famille avait donné son propre nom à sa dernière née ; nous avons déjà fait remarquer plus d’une fois combien les noms de femmes sont peu variés dans l’Asie-Mineure.
  2. Voyez la livraison du 1er novembre.
  3. Je ne trace pas tout à fait ici un portrait de fantaisie. J’ai voyagé en compagnie de l’étrange personnage qui figure dans cette histoire, et dont je me borne à changer le nom. J’ai retenu un des récits que me faisait cet homme, que j’ai dû employer comme guide et interprète. Pendant une journée de marche qui nous avait conduits au milieu d’un ravin dominé par des rochers à pic, il me racontait les scènes de carnage dont ce ravin avait été le théâtre. Lui-même un jour s’y était trouvé au milieu d’une quarantaine de morts et de mourans, que des bandits avaient abandonnés dans ce lieu désert, probablement à la suite d’une lutte acharnée. Il s’était approché d’un blessé gémissant, et il se préparait à lui porter secours, lorsqu’une voix se fit entendre au-dessus de sa tête : « Passe ton chemin sans t’arrêter ni regarder derrière toi, Athanase ; je te connais, et je serais fâché qu’il t’arrivât malheur ; mais si tu t’arrêtes ici, je ne pourrai rien pour toi. — Laisse-moi emporter ce blessé, et je pars, répondit l’intrépide Athanase, le bon Samaritain. » La réponse se fit attendre un moment, mais elle fut favorable. « Soit, reprit la voix ; mais toi et lui, oubliez ce que vous avez vu ici, ou vous aurez à vous en repentir. » Athanase avait reconnu la voix : c’était celle d’un ancien ami, devenu chef de brigands ; mais il garda fidèlement le secret, et il ne s’en était pas mal trouvé, m’a-t-il dit.
  4. Les Turcs, ainsi que les Arabes, reconnaissent dans la disposition du poil des chevaux l’influence que l’animal aura sur son cavalier. Certain bouquet de poils retourné de telle façon signifie par exemple, que le maître du cheval sera tué en guerre. Ces signes sont quelquefois cause qu’un beau cheval est vendu pour rien, et qu’un autre est payé dix fois sa valeur.
  5. On me pardonnera de me conformer, pour l’orthographe de ce mot, à la prononciation orientale, et d’écrire devriche au lieu de derviche.