Un Poète romancier de l’Allemagne du Nord - Fritz Reuter

La bibliothèque libre.
Un Poète romancier de l’Allemagne du Nord - Fritz Reuter
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 80 (p. 433-457).
UN
POÈTE-ROMANCIER
DE L’ALLEMAGNE DU NORD

FRITZ REUTER.

I. Fritz Reuter, Sämmtliche Werke, Wismar 1868. — II. Fritz Reuter und seine Dichtungen, von Otto Glagau, Berlin 1866.

Il y a une quinzaine d’années, un Holsteinois, M. Klaus Groth, publia, sous le titre un peu ambitieux de Quickborn (sources vives), un recueil de poésies en bas-allemand[1]. M. Groth ne briguait point le suffrage populaire, et il ne l’obtint pas; comme autrefois Hebel, c’était « aux amis de la nature et des mœurs champêtres » qu’il s’adressait de préférence. Le livre n’avait de bas-allemand que la forme, juste de quoi réveiller le goût d’un public blasé, en quête de sensations nouvelles. Malgré mainte page heureuse, ce n’était qu’un pastiche après tout que ces sources vives; l’intention de renouveler la poésie nationale s’y trahissait à chaque instant. La manière ne déplaît point aux raffinés, et ses défauts même achevèrent de gagner à M. Groth l’admiration des beaux esprits. Ce succès remit en vogue la littérature bas-allemande, fort négligée alors, bien qu’elle eût depuis le commencement du siècle produit des œuvres estimables. Cependant les connaisseurs ne s’y trompèrent point. « M. Groth, écrivait en 1857 un critique autorisé, M. Robert Prutz, reste dans la plupart de ses poésies sous l’influence de notre culture moderne : c’est la société et les idées allemandes qu’il habille en plat-deutsch... Ceux qui l’exaltent si bruyamment ne devraient point négliger un autre écrivain qui s’est acquis par ses poésies en ce langage une célébrité hors ligne dans son pays. Je veux parler du Mecklembourgeois Fritz Reuter. Celui-là est bas-allemand dans l’âme. Sa muse est une robuste fille de campagne, de forme un peu carrée et de manières agrestes, mais brillante de santé, les membres dégourdis, qui porte autour d’elle ses yeux espiègles et malins, toujours prête au propos joyeux et à la répartie. » C’était la première fois que le nom de Reuter parvenait au grand public allemand. Le jugement était juste, mais incomplet, et M. Prutz ne signalait ici qu’un des côtés du talent de l’écrivain mecklembourgeois. L’éloge cependant ne parut point être du goût de M. Groth. Il était en possession d’un monopole, il entendait le conserver, et, dans des lettres sur le haut et le bas-allemand qu’il publia peu de temps après, il entreprit de réduire à néant la réputation naissante de ce rival qu’on lui suscitait si mal à propos. Il lui reprochait, et dans les termes les moins distingués du monde, d’être commun, trivial, réaliste, de ne rien respecter et de ne mettre en scène que des natures vulgaires. Il fait, disait-il, de notre héros Blücher le sujet d’un conte ridicule. Sa muse n’est point une belle villageoise, c’est une gardeuse de vaches. « Et ce serait là, s’écriait-il enfin, la fleur de la vie du peuple! Non, ce n’est rien qu’une écurie d’Augias de balourdises et de grossièretés. » Ces querelles de poète ne sont plus guère de notre temps, et M. Groth nous ramenait de plus d’un siècle en arrière. L’attaque cependant ne resta point sans riposte. Reuter répliqua, non pas dans son dialecte mecklembourgeois, mais dans le meilleur allemand, avec une ironie mordante et fine qui rappela le ton des fameuses polémiques de Lessing, et qui mit tout d’abord les délicats de son côté. Tout cet éclat fait autour de lui n’eut d’autre résultat que de mettre en lumière son nom, qui jusque-là n’était célèbre que dans le Mecklembourg.

On n’apprit point sans étonnement que ses livres comptaient plusieurs éditions, et que les provinces du nord saluaient en lui avec enthousiasme leur poète national. Les beaux esprits l’ignoraient encore qu’il avait conquis déjà des milliers de lecteurs. Il n’y eut d’abord que de la curiosité, une curiosité un peu dédaigneuse et défiante peut-être, dans l’empressement qu’on mit à le connaître ; mais ce sentiment se changea bientôt en une sympathie marquée. Il ne s’agissait pas ici en effet d’une célébrité de convention, d’un auteur de pastiches plus ou moins réussis; rien de voulu, rien d’apprêté : c’était un esprit spontané et original avant tout. Il écrivait en bas-allemand parce qu’il pensait en cette langue. Dans la disette littéraire où l’on se trouvait, ce fut comme une surprise délicieuse. Il n’y avait point à dire, l’Allemagne comptait un écrivain de plus. Les livres de Reuter se répandirent rapidement. Les Allemands du nord comprennent aisément son dialecte, ceux qui ne l’entendaient point se mirent à l’apprendre. On publia un lexique spécial pour ses ouvrages, on en fit des lectures publiques, et les maîtres même de la science ne dédaignèrent point de lui servir d’introducteurs et de truchemens. On ne se contenta point de le lire, on s’enquit de sa personne. Ce qu’on apprit de sa vie n’éveilla pas moins de surprise et d’intérêt. Tout ici était nouveau, en dehors du convenu, et au premier abord déroutait les esprits. Ce qui avait charmé chez lui, c’était une saveur naïve, quelque chose de jeune et de primitif qui rafraîchissait les cœurs, une bonhomie fine, un bon rire clair, une sorte de sérénité saine et virile; on se le figurait volontiers dans la force de l’âge, dans la pleine maturité d’une existence heureuse et calme. Rien de moins exact : il approchait du déclin de la vie, et avait publié son premier livre à quarante ans passés. Peu d’existences avaient été plus traversées que la sienne, peu d’hommes avaient rencontré autant de mauvais hasards et de revers de fortune. Cette nature tendre et douce qui sentait si bien la poésie des choses simples et que les passions semblaient n’avoir point effleurée, c’est parmi les épreuves les plus dures qu’elle s’était trempée. Il avait langui plus de sept ans dans des prisons d’état; il avait essayé vainement de plusieurs carrières; ruiné enfin et réduit à vivre de leçons au cachet, il ne s’était mis à écrire qu’en désespoir de cause, et, devenu poète, pour ainsi dire, à son insu, il avait trouvé la fortune dans ce métier des lettres où ses pareils la rencontrent si rarement. On admira comment une telle vie avait pu développer en lui un pareil talent. Il y avait là une étude curieuse à entreprendre. Je voudrais l’essayer aujourd’hui et tracer une esquisse de la vie de Reuter avant de donner un aperçu de ses œuvres. Son nom n’est point inconnu aux lecteurs de la Revue, et ils ont pu entrevoir ici même un des côtés les plus charmans de son esprit. Les documens ne manquent point sur son compte : outre le livre consciencieux que lui a consacré un critique allemand, M. Glagau, il nous a fourni lui-même, dans ses Souvenirs de prison, des renseignemens précieux sur l’époque la plus intéressante de son existence. Je serai ainsi naturellement amené à faire connaître un des ouvrages qui ont à juste titre le plus contribué à sa réputation.

I.

Fritz Reuter est né le 7 novembre 1810 à Stavenhagen, petite ville du Mecklembourg-Schwerin. Son père y remplissait les fonctions de bourgmestre et de juge municipal. Il possédait en outre une exploitation agricole assez considérable qu’il dirigeait lui-même. C’était un homme actif, exact et rigide. L’enfant, écarté par ses dehors sévères, se tourna de préférence vers sa mère, qui, condamnée par un mal cruel à ne pas quitter sa chambre, n’avait d’autre joie que de s’occuper de ses enfans. Sensée, instruite, douce avec une teinte de tristesse qui venait de son état, il ne la vit jamais que « tricotant au fond de sa bergère ou lisant accoudée sur son oreiller. » Elle commença l’éducation de Fritz, entremêlant les leçons de toute sorte d’histoires merveilleuses qu’elle inventait pour lui. Il resta jusqu’à sa quatorzième année sous cette direction, et il nous a tracé dans les Souvenirs de l’an treize des portraits charmans des premiers amis de sa jeunesse, qui furent aussi ses premiers maîtres. Enfant gâté de tous les braves gens qui entouraient sa mère, il se développa en toute indépendance parmi ces natures simples et originales. Il sortit de là non pas formé, mais préparé. De cette atmosphère pure et fraîche, de ce grand air libre où on l’avait laissé s’épanouir à l’aise, il emporta la bonne santé morale qui affermit le cœur. Ce bonheur inconscient des premières années ne reste point stérile. Tandis que l’enfant laisse la vie affluer joyeusement en lui, des affections témoignées, des belles choses entrevues, de tout ce qu’il a ressenti d’heureux et de bon, il se dépose comme une alluvion insensible qui plus tard fera l’homme. Reuter garda de ces premières années une empreinte caractéristique. Tout le germe de son talent est là.

Il fallut bien cependant qu’il quittât la maison paternelle. Il passa d’abord au gymnase de Friedland une année, pendant laquelle il perdit sa mère. Il ne montrait alors de dispositions prononcées que pour les mathématiques et le dessin. Un beau jour même, il déclara qu’il voulait devenir peintre; mais son père, qui s’était mis en tête de faire de lui un juriste, ne l’entendait point ainsi. Il fit cesser les leçons de dessin, et envoya Fritz terminer ses classes à Parchim. Il y resta jusqu’en 1831, et s’en alla ensuite commencer ses études de droit à l’université de Rostock, qu’il quitta bientôt pour celle d’Iéna. Le milieu était dangereux pour un homme fait comme lui. Il avait vingt-deux ans à peine : enthousiaste et naïf à la fois, sans expérience des choses réelles, avec une imagination de poète et la générosité téméraire de son âge, il tombait sans guide au milieu d’une jeunesse exaltée. Ce fut sa période de tempête, Sturm und Drang, comme disent les Allemands; mais il choisissait mal son jour, et la tempête l’emporta. Une digression historique ne serait point ici de mise; il y a peu d’écrivains en effet qui aient moins reflété leur temps que Fritz Reuter. La politique n’a eu sur sa carrière qu’une influence indirecte, objective, pour parler la langue du pays. Ce fut pour lui comme une de ces aventures où l’on se jette à l’étourdie et dont les suites pèsent sur la vie entière. Qui ne connaît d’ailleurs l’état des universités d’Allemagne à cette époque? Les étudians d’Iéna marquaient parmi les plus ardens. Ils s’étaient partagés en deux associations, l’Arminia, plus idéaliste, plus scientifique, la Germania, politique avant tout. C’est dans cette dernière société que Reuter se fit admettre, et il s’y distingua bientôt par la chaleur qu’il apportait dans toutes les réunions. « Un grand flandrin d’étudiant, au long corps étiré suivi d’un long cou, coiffé d’un bonnet aux rubans noir, rouge, or, — quelque chose d’antédiluvien dans toute la personne, » telle est l’image qu’il nous donne de lui-même en ce temps-là. Le droit l’attirait moins que l’activité tapageuse dans laquelle s’étourdissaient ses compagnons de la Germania. Tout était pour eux occasion de discourir, de boire, de s’exalter et de flétrir surtout la niaiserie des arminiens, qui rêvaient au lieu d’agir. Anniversaires glorieux pompeusement célébrés, promenades en corps, chants patriotiques, flots de bière, torrens d’éloquence, voilà sans doute ce que la Germania entendait par l’action. Toute cette effervescence était-elle bien redoutable? les étudians conspiraient-ils? La plupart étaient inoffensifs. Ils jouaient avec conviction un rôle qui leur plaisait; mais, la pièce finie et les lumières éteintes, ils reprenaient leur costume de tous les jours, et s’en retournaient tranquillement chez eux rêver de l’avenir de la patrie allemande. Au bout de trois ans, ils devenaient, comme leurs prédécesseurs, de paisibles pasteurs et de pesans conseillers. A la distance où nous sommes, on serait tenté de sourire de ces écarts juvéniles, si les répressions qu’ils amenèrent ne nous forçaient à prendre les choses au sérieux.

En janvier 1833, un commandement militaire fut installé à Iéna; on opéra plusieurs arrestations, et la Germania jugea prudent de se dissoudre. Reuter quitta même la ville et s’en retourna dans son pays. Il y était depuis quelque temps lorsque les événemens de Francfort, dans lesquels plusieurs anciens membres de la Germania se trouvèrent compromis, vinrent ranimer les poursuites, qui prirent dès lors un caractère beaucoup plus grave. De toutes parts, l’opinion conservatrice réclama des mesures rigoureuses contre les « démagogues. » On organisa dans différentes villes des commissions d’enquête, et les arrestations se multiplièrent. Reuter s’était retiré à temps, et, à l’abri de tout danger sérieux, il pouvait tranquillement attendre en Mecklembourg que la tempête fût passée. Il n’en fit rien; malgré tous les conseils, il se rendit ouvertement à Berlin au mois de novembre de 1833. Il comptait sur sa qualité d’étranger; mais elle ne le protégea point. Il fut arrêté et, malgré les réclamations du gouvernement mecklembourgeois, compris dans l’instruction commencée alors contre un grand nombre de ses camarades. Elle dura toute une année, dont six mois se passèrent pour Reuter dans la Hansvogtei (conciergerie) de Berlin, sous le régime le plus dur et dans les privations les plus pénibles. Il avait un sac de paille pour tout mobilier, et pour toute vue un coin de ciel large de deux mains. L’ennui et l’anxiété étaient pires encore que les souffrances matérielles. Il trouva moyen d’écrire : d’un morceau de cuiller, qu’il avait réussi à dérober et qu’il aiguisa, il se fabriqua un couteau; il tailla une plume dans une lamelle de bois, et se fit de l’encre en brûlant des coquilles de noix qu’on lui avait données pour la fête de Noël. Il transcrivit ainsi de mémoire un poème entier de Byron, la Fille de Jephté. Byron était alors son homme. Il composait aussi des poésies, « des vers simples, dit-il, où je mettais toute l’amertume de mon état, où je détruisais le monde entier pour m’établir sur les décombres comme un second Dieu. Heureusement pour le monde, tout cela est perdu, et ces poésies n’ont plus d’écho dans mon cœur. »

Les accusés comparurent enfin. Plusieurs furent condamnés à mort pour crime de haute trahison ; Reuter était du nombre. Le jugement, en ce qui le concerne, n’était pas motivé, paraît-il. La réserve qu’il a gardée sur ce point honore trop son caractère pour qu’on ne la respecte pas; mais, si l’on considère la suite de sa vie, sans rancune, sans haine, en dehors et au-dessus de toutes les passions révolutionnaires, il est permis de croire qu’il a payé bien cher quelques excès de jeunesse. Il se pourvut en grâce, et obtint que la peine fût commuée en trente années de prison. Le Mecklembourg cependant n’avait cessé de le réclamer; mais tous les efforts furent vains, et le 15 novembre 1834 il partit pour la forteresse de Silberberg en Silésie. Il avait la vie sauve, mais à quel prix! Qu’on se le figure ainsi séquestré à vingt-quatre ans, seul avec lui-même et sans autre perspective que trente années de prison. Dans quel état en sortirait-il, s’il n’y succombait pas? Il y avait entre le monde et lui un abîme entr’ouvert et qu’il n’osait sonder; son imagination surexcitée grossissait encore les fantômes et les ombres : il y a là des vertiges de pensée qui font horreur. Les regrets s’y joignaient avec de tristes retours vers son enfance et tous ceux qu’il aimait, dont maintenant il faisait le désespoir. Il paraît cependant qu’il trouvait dans ces rêveries le seul adoucissement à ses peines : il se plaisait à ramener devant ses yeux les images de son pays, les traits de personnes chères. Vus du sein de cette nuit, ces tableaux lui apparaissaient dans une lumière plus puissante et plus vraie, il les gravait pour toujours dans son esprit. Qui sait si cet effort pour grouper les souvenirs, ressaisir et ranimer le passé, ne fut point ce qui développa en lui ce talent de peindre et de reproduire la vie qui est le grand charme de ses livres?

Il resta deux ans et trois mois à Silberberg sans autre distraction que quelques ouvrages de droit et de mathématiques. On le transporta ensuite à Glogau. Il y fut mieux traité : le commandant parlait bas-allemand et connaissait Stavenhagen. Il parut s’intéresser à son prisonnier et lui procura le moyen d’écrire dans son pays. Peu de temps après, il lui apporta une lettre de son père, de l’argent, des livres et la permission de se promener. On était au printemps, mais ce qu’il ressentait de ce réveil des choses n’inspirait à Reuter que des réflexions pénibles. Il y eut un de ces retours de froid et de vent qui sont si fréquens au mois de mars. Notre captif, relégué dans sa cellule, en fut réduit à regarder par sa fenêtre la bourrasque qui faisait voler la neige. Il prenait à ce spectacle une sorte de joie mélancolique. « Quand le soleil rayonne, dit-il, que les oiseaux chantent et que les arbres sont en fleur, quand le monde entier se réjouit et que les cœurs battent plus joyeusement, c’est le pire temps pour un prisonnier; le meilleur pour lui est quand il pleut à verse, ou que la tempête fait rage avec la neige. » Un autre poète, détenu aussi, mais dans des circonstances bien autrement lugubres, Roucher, écrivait à sa fille en avril 1794 de sa prison de Saint-Lazare : « Tu ne connais pas tous les élans de mon âme vers la liberté depuis le rajeunissement de la nature. J’ai supporté avec le courage d’un stoïcien la captivité pendant les six mois brumeux, neigeux et pluvieux qui ont passé sur ma tête en prison. Ce courage ne m’a point abandonné; mais à mon insu et malgré moi ma pensée me quitte à tout moment, et, quand je la retrouve, c’est au milieu des jardins et des campagnes dont je ne jouis pas. »

Reuter était à Glogau depuis six semaines quand on lui annonça qu’il allait partir. Il se mit en route par un froid très vif; enfermé dans une mauvaise voiture, il parcourait le pays entre deux gendarmes, en butte aux propos injurieux des habitans, qui le traitaient en malfaiteur. Il passait la nuit dans les villages, le plus souvent à l’auberge. Tandis que les gendarmes se reposaient et buvaient dans la salle commune, il demeurait dans une chambre à part, flanqué de deux bourgeois désignés par le landrath pour le garder à vue, braves gens pour la plupart, qui l’accablaient de questions, et, après l’avoir écouté silencieusement, hochaient la tête et concluaient toujours : « C’est égal, vous avez voulu tuer notre roi. » Ce mot de haute trahison, qui circulait autour de lui et effarouchait ses paisibles gardiens, lui valait les témoignages d’admiration d’un public bien différent. Il se trouva un jour près d’un groupe de collégiens de dernière année qui discouraient bruyamment le verre en main. Dès qu’ils eurent appris son nom, ils accoururent à lui avec toute sorte de démonstrations, et lui confièrent qu’ils avaient formé une petite société secrète. S’ils s’attendaient à quelque diatribe enflammée, ils furent bien déçus. Il leur parla en « honnête homme, » revenu de toutes les illusions de ce monde. « Laissez, leur dit-il, l’Allemagne aller son train oblique, et ne m’imitez pas. » Il traversa ainsi toute la Prusse, et arriva au commencement d’avril 1837 à Magdebourg. Les cellules étaient malsaines, la discipline était rigoureuse. Aussi, dès qu’on lui proposa de changer de prison, Reuter accepta sans même connaître la forteresse où il serait transporté. Un de ses camarades d’université, qu’il avait retrouvé parmi les prisonniers de Magdebourg et avec lequel il s’était lié d’amitié, voulut l’accompagner. C’était un ancien auditeur de haute taille, d’une maigreur extrême, que sa raideur martiale et sa tenue militaire avaient fait surnommer « le capitaine. » Imagination emportée, esprit nébuleux et plein de minuties, excellent homme du reste et l’honneur même, le capitaine était susceptible à l’excès et sérieux en toute chose. Offusqué un jour de lire sur l’adresse de ses lettres « au démagogue Sch..., » il avait réclamé à Berlin, et fait décider bureaucratiquement qu’on l’appellerait désormais « M. le criminel d’état. » Ils partirent au mois de février 1838 dans toute la rigueur de l’hiver. Le voyage fut court, et la voiture s’arrêta bientôt devant la conciergerie de Berlin. C’est là que Reuter avait passé les plus durs momens de sa captivité. Était-ce le terme du voyage? devaient-ils donc regretter Magdebourg? Ils restèrent quatre jours dans des angoisses cruelles. Le pauvre capitaine ne résista point au froid et à la fatigue; la fièvre le prit. Il lutta tant qu’il put, mais il sentait son esprit s’en aller : il se promenait de long en large en lisant la Bible; à la fin, il n’y tint plus, et tomba dans le délire. Reuter, qui s’était en vain efforcé de le calmer, commençait à désespérer lui-même. Le lendemain heureusement, on leur annonça qu’ils allaient se remettre en route.

Cette fois la fortune les servait mieux. On les conduisit à Graudenz, sur la Vistule, et dès l’abord l’accueil du commandant de place leur donna bon espoir. C’était un vieux soldat qui avait autrefois servi sous Napoléon. « Ces hommes-là, dit Reuter, qui avaient fait leur devoir sur le champ de bataille et savaient le train du monde, ne nous ont jamais maltraités. » Celui-ci examina leurs papiers. « Je vois, dit-il, que vous êtes des gens convenables; on vous traitera bien, car mon devoir n’est pas de faire souffrir davantage des hommes qui sont déjà dans le malheur; mais, prenez garde, il y a ici quelqu’un que vous devez connaître, un certain S..., détenu pour les mêmes raisons que vous, et dont autrefois j’ai beaucoup connu le père. Il m’a fait le méchant tour de se fiancer avec la fille d’un officier, — honnêtes fiançailles assurément. Je lui ai permis de la visiter trois fois par semaine ; ne l’imitez pas, je ne pourrais en faire autant pour vous. » — Ce S... était bien connu des deux amis; personnage vaniteux et plein de prétention, il désolait le capitaine par la peinture de ses amours et fatiguait Reuter de la lecture de ses œuvres poétiques. L’un et l’autre s’étaient établis dans des casemates claires et bien aérées. Avec ce qu’ils recevaient de leurs familles, ils arrivaient à se nourrir convenablement; enfin ils pouvaient communiquer entre eux, dessiner, lire, écrire et se promener matin et soir dans une grande allée de tilleuls sous la surveillance d’un sous-officier. La forteresse elle-même n’avait pas trop l’air d’une prison. Il y avait de vastes cours et le long de la promenade des logemens occupés par les familles des officiers. Comparée à celle qu’ils venaient de mener, cette vie leur semblait presque heureuse. Elle s’améliora encore avec le temps. De nouveaux détenus politiques arrivèrent : joyeux compagnons jadis, il fallait bien que par momens leur bonne humeur reparût. Ils cherchaient à prendre leur mal en patience, et ils y parvinrent la plupart du temps. Figures originales, dont Reuter nous trace d’aimables portraits : il ne nous dit point leurs noms; mais les sobriquets qu’ils se donnaient entre eux sont plus expressifs pour nous. C’était d’abord don Juan, libraire de son état, beau garçon, d’humeur libertine, de goût changeant, et qui menait l’amour du côté positif, puis un petit homme tout sec, au teint bilieux, aux cheveux bruns, qui avait des inclinations scientifiques sans doute, car on le nommait Kopernikus, enfin le dernier venu, gras, replet, teint rosé, calvitie vénérable, démarche affable, parler onctueux, œil noyé de componction, et que ses camarades appelaient l’archevêque. Le fait est qu’à son arrivée tout le monde le prit pour un prélat polonais que l’on attendait justement ce jour-là. On se pressa sur son passage, la foule lui demanda sa bénédiction, il ne la refusa point, et les choses n’en allèrent ni mieux ni plus mal.

La jeunesse est comme les plantes vivaces; qu’importe où le vent les jette? Un brin de terre, une échappée de soleil, et voilà que la sève remonte et que le rocher se couvre de fleurs. Les casemates s’animèrent, chaque jour apportait aux captifs une invention nouvelle; puis l’amour se chargea d’embellir leur domaine. Des familles d’officiers habitaient la forteresse; on n’y voyait donc point que des mines rébarbatives; parfois, à l’heure de la promenade, une main blanche soulevait les rideaux des fenêtres, une ombre gracieuse apparaissait au loin. Prisonniers et jeunes filles, c’étaient oiseaux en cage qui chantaient même chanson. De la compassion, un peu de curiosité, quelque coquetterie, voilà plus qu’il n’en fallait pour enflammer nos gens. Qu’avaient-ils de mieux à faire qu’à devenir amoureux? Ils n’y manquèrent point, et, malgré les adjurations du surveillant Bartels, chargé de prévenir toute tentative de fiançailles, la fille du proviantmeister, Mlle Aurélia, « la belle aux cheveux jaunes, » vit chaque jour s’arrêter sous son balcon un adorateur nouveau. Kopernikus dressait un siège en règle, le capitaine poussait des soupirs, don Juan rêvait un enlèvement, l’archevêque un mariage, et le pauvre Bartels tremblait pour sa consigne. On devine l’événement, — les confidences, les explications, les rivalités qui éclatent et la guerre qui s’allume. Reuter s’interpose : l’archevêque se résigne, don Juan consent à anticiper sur son inconstance; mais ni Kopernikus ni le capitaine ne cèdent. Ce dernier surtout ne voulait rien entendre. Il s’écartait de ses amis, il se morfondait dans la solitude; enfin au bout de huit jours on le vit apparaître dans la cellule de son rival. Tout le monde redoutait une querelle; mais le capitaine, solennel et impénétrable, s’approche de son ami. « Aimes-tu Aurélia? lui dit-il par deux fois; et comme l’autre se contentait de répondre oui : — L’aimes-tu, reprit le capitaine, avec la même profondeur que moi?» — Sur ces choses insondables, les Allemands d’habitude n’entendent pas raillerie, et cette simple question était grosse d’orages; mais Kopernikus était homme pratique. « — Ma foi! répondit-il, cette jeune fille me plaît, et je l’aime tout bonnement. — A la bonne heure, reprit le capitaine; mais tu ne l’aimeras jamais comme je l’ai aimée. » Et toujours du même ton de gravité émue le voilà qui se jette dans les bras de son ami, et le fiance avec Aurélia. Il avait le goût du sacrifice, puis il trouva bientôt où reporter le trop-plein de son cœur, et la fille du major, qu’il aperçut un jour étendant du linge, « pareille, disait-il, à une rose épanouie parmi les lis blancs, » lui fit oublier la fille du proviantmeister. Celle-ci du reste ne se doutait absolument de rien. Poursuite ardente d’une ombre vaine, course furieuse dans le vague, bataille pour l’abstraction, nous sommes ici en pleine Germanie comique; mais, dans toutes ces aventures qu’il nous conte avec tant de grâce et de belle humeur, Reuter joue lui-même un rôle trop effacé pour que l’on s’y arrête davantage. Il ne donnait point en effet dans les extravagances sérieuses où se complaisaient ses amis; il se bornait à s’en amuser et à empêcher les choses de tourner au tragique. Il dessinait beaucoup, lisait le plus possible; son âme était ailleurs, et le souci dévorant de la jeunesse perdue le rongeait sourdement. Il n’était point au quart du chemin, et ces années lui avaient paru si longues! « Je voudrais vieillir de vingt-cinq ans, » disait-il à ses camarades de prison. Parfois cependant une émotion douce, quelque chose comme un parfum frais et léger de vie, venait réjouir son cœur. Aurélia avait une sœur cadette qui jouait souvent sur la promenade à l’heure de son passage. « C’était, dit-il, une enfant si merveilleusement gracieuse que Bartels lui-même en était touché, et me permettait de m’arrêter un peu plus longtemps auprès d’elle. De ses grands yeux bruns rayonnait une gaîté si espiègle, et sur son frais visage l’ombre et la lumière se succédaient si rapidement, qu’on l’eût crue née sous un rayon de soleil, à l’ombre douce d’un tilleul. Il semblait que sa courte vie se fût écoulée dans un pays au printemps éternel. Elle est morte, je suis devenu vieux; mais, quand je rencontre une jolie enfant, je la compare malgré moi avec ma petite Ida, et je remercie Dieu aujourd’hui encore de m’avoir fait sentir par ce petit être une joie aussi pure. » Ce fut là tout son roman.

Le temps s’écoulait, et Reuter commençait à perdre courage. Presque tous ses anciens camarades d’Iéna avaient été remis en liberté. Le gouvernement mecklembourgeois l’avait par trois fois réclamé sans succès. Enfin le grand-duc Paul-Frédéric intervint personnellement auprès du roi de Prusse, son beau-père: mais tout ce qu’il put obtenir, ce fut que Reuter achèverait sa captivité dans une prison de son pays. Il quitta donc Graudenz et se sépara de ses amis: ceux-ci du reste espéraient bientôt obtenir leur grâce. On le dirigea sur Domitz, en Mecklembourg. Il retrouvait sur son chemin des visages amis, et, pour la première fois depuis six ans, il revoyait la campagne, les fleurs et la verdure. Le premier bois qu’ils traversèrent, ce fut un ravissement. La route montait, il obtint de suivre la voiture à pied. « Le postillon sonna une joyeuse fanfare, le bois embaumait; ma poitrine se dilatait, les insectes dansaient dans le soleil. On pouvait, de joie, redevenir enfant, un véritable enfant. Je me laissai tomber sur le bord du fossé, et je me mis à pleurer. » A Domitz, il était presque prisonnier sur parole; le commandant de place le recevait dans sa famille. Il resta là un an et trois mois, étudiant l’agriculture. Cependant le roi de Prusse était mort, et Frédéric-Guillaume IV avait inauguré son règne par une amnistie; mais Reuter n’y était point compris. On réclama, et, comme la réponse tardait, le grand-duc prit sur lui de le remettre en liberté. On était au mois d’octobre 1840; sa captivité avait duré sept ans et demi. Il dit adieu à tout le monde et partit à pied. Il était libre; mais la joie fut courte, et cette heure tant désirée fut pour lui celle des plus poignantes angoisses. Le pays était triste, rien que du sable et des sapins. Il s’assit, et toutes sortes de pensées affligeantes lui vinrent à l’esprit. Sept années s’étendaient derrière lui, sept années dont le poids l’accablait, et qu’il pouvait croire entièrement perdues. Il se trompait sans doute, mais le fruit qu’il devait tirer de ses malheurs n’était encore qu’un germe latent au fond de son cœur. Il ne lui restait pour le moment que des regrets et de l’amertume. Dans chaque ville qu’il traversait, il rencontrait des amis d’autrefois qui le fêtaient au passage. Ils étaient heureux, mariés pour la plupart, leur vie était faite, leur avenir assuré. En présence de ce bonheur tranquille, il ne pouvait se garder d’un retour mélancolique sur lui-même. Toute la joie du retour était gâtée pour lui. « Je ne m’entendais plus avec eux, dit-il, je me sentais comme un arbre découronné qui voit les arbres voisins verdir au-dessus de lui, prendre son air et sa lumière. » Enfin il arriva à Stavenhagen, où sa famille l’attendait. La première effusion passée, la terrible question : que faire maintenant? « retomba sur nous comme du plomb, et devant cette question je me suis arrêté des années. J’essayais tantôt une chose, tantôt une autre; rien ne me réussissait. Je sais bien que c’était ma faute : les gens le disaient; mais cela ne servait de rien, et je n’en étais pas moins malheureux, plus malheureux qu’à la forteresse. »

Il se trouvait en retard sur tout le monde et pour toutes choses. Ce n’était point seulement sept ans qu’il avait à regagner, il avait oublié beaucoup; il lui fallut reprendre ses études interrompues et commencer à trente ans tous les apprentissages de la vingtième année. C’était un labeur aride et tout plein de mécomptes; puis il n’était pas apte aux travaux pratiques. Il y réussissait mal, et s’en lassait vite. Au moment où il se désolait de ses échecs et de ses défaillances, il ne pressentait point le talent que mûrissaient en lui les agitations mêmes qui l’éprouvaient de la sorte. Son père n’avait point abandonné l’idée de faire de lui un juriste. Reuter fut envoyé à Heidelberg. Il n’avait jamais eu de goût pour l’étude du droit, il sortait de prison, et c’eût été vraiment trop demander à notre poète que de pâlir sur le Digeste au milieu de ces sites enchanteurs, parmi toute cette jeunesse qui le fêtait en héros. Ce n’est point de ce train-là que son père entendait qu’il rattrapât le temps perdu. Reuter fut rappelé à Stavenhagen. Il s’était occupé d’agriculture dans sa prison de Domitz; les travaux de la campagne ne lui déplaisaient point; son père possédait un bien assez vaste qu’il faisait valoir lui-même; il l’y employa en qualité de strom, c’est le nom qu’on donne en Mecklembourg aux jeunes gens attachés à une exploitation agricole. Le père ne méconnaissait nullement la situation où se trouvait son fils, il ne se montrait à son égard ni injuste ni exigeant; mais il avait toujours été d’humeur austère, il ne pouvait dissimuler ni ses regrets ni ses craintes. Ils avaient beau faire tous deux, ce n’étaient plus les rapports d’autrefois. « Il avait toujours pour moi la même bonté, dit Reuter, mais les sept années qui avaient emporté mes espérances avaient aussi brisé les siennes : il s’était habitué à me considérer, ainsi que je le faisais moi-même, comme un malheur. Il s’était fait de l’avenir une autre image : quelque chose nous séparait; la faute était de mon côté bien plutôt que du sien, elle était là surtout où gisaient mes sept années perdues. »

Le vieillard mourut en 1845; il redoutait l’avenir pour son fils, et ses inquiétudes n’étaient que trop justifiées. Les temps étaient mauvais, et plus encore que l’expérience les capitaux manquaient à Reuter. Ses affaires allèrent de mal en pis. Cependant cette vie au grand air, cette activité libre en pleine nature, lui convenaient; « cela fait le teint et le sens frais, » dit-il quelque part. Dans ce calme de la famille et de la campagne, il se remettait peu à peu en équilibre avec le monde, et le bon tempérament de ses jeunes années reprenait le dessus. Avec la santé morale, il retrouvait sa belle humeur. Aussi lorsqu’en 1850 il dut renoncer décidément à l’agriculture, vendre son bien, et demander à un travail plus rude les ressources qui lui étaient nécessaires, il le fit bravement et sans murmure. Il obtint de rentrer en Prusse, se retira à Treptow en Poméranie, et se mit à donner des leçons au cachet. La résolution était énergique. Peut-être ne l’eût-il pas prise de lui-même, car, malgré ses turbulences d’étudiant et toute sa vivacité d’esprit, il avait beaucoup de ce flegme germanique qui a besoin, pour se résoudre à l’action, des impulsions du dehors; mais il avait reçu la plus forte de toutes. Un attachement sérieux, le seul, paraît-il, où se soit engagé son cœur, le liait à la fille d’un pasteur de son pays. Pour épouser celle qu’il aimait, il lui fallait un état : il prit le premier qui s’offrit à lui. Il touchait pourtant à la gloire et à la fortune, et cette crise devait être la dernière.

Il avait quarante ans. Bien qu’il eût dans sa prison crayonné quelques vers et produit depuis lors bon nombre de petites poésies de circonstance, il n’avait jamais songé sérieusement à écrire. A Treptow, il avait plus de loisirs, des loisirs plus littéraires surtout. Possédant à fond le dialecte de son pays, il avait recueilli dans son séjour à Stavenhagen et rapporté de son enfance toute sorte de contes joyeux et d’aventures plaisantes, pleins de cette finesse narquoise et de cette grosse joie franche qui est la marque du bon esprit populaire. Pour son plaisir d’abord et sans autre dessein que d’amuser quelques amis qui l’entouraient, il reprit une à une ces historiettes anonymes, les mit en scène et les personnifia. Au lieu de types convenus et de désignations vagues, il peignit des hommes et des caractères. Nos plus grands conteurs souvent n’ont point fait autre chose. Il ne voulait que fixer ces récits populaires et leur donner une forme; il se trouva qu’il avait produit une série de tableaux de genre où étaient représentés sous les plus vives couleurs les choses et les gens de son pays. C’est à eux seuls qu’il avait pensé en écrivant, il fallait avant tout qu’ils se reconnussent; mais les portraits étaient des œuvres d’art d’autant plus achevées que l’effort se sentait moins. Beaucoup de ces historiettes étaient de petits chefs-d’œuvre. Il hésitait à les publier : ses amis l’y décidèrent, et le succès dépassa toute attente (1853). Bourgeois et paysans s’arrachèrent ce livre[2], où, sous une forme dont ils subissaient le charme sans le bien comprendre, ils retrouvaient leur vie même et leurs plus plaisans souvenirs. Sans doute cette gaîté était quelquefois un peu exubérante et frisait la trivialité. Le mot souvent était cru, l’allure gaillarde; mais cela tenait au genre même, et ne pouvait choquer les lecteurs rustiques. Rien d’égrillard d’ailleurs, c’était de la naïveté un peu agreste et nue, pas autre chose, et Reuter pouvait en toute sincérité s’appliquer le mot de Sterne : « mon livre est cet enfant qui joue sur le tapis. » Il ne prêchait pas, et laissait aux gens le soin de tirer eux-mêmes le suc et la moelle de ses contes; une morale saine les imprégnait tous et s’insinuait doucement avec le large rire : la verve était railleuse sans doute, mais de la bonne façon, et ne versait le ridicule que sur les choses égoïstes, mesquines et calculées.

L’idée qu’il pourrait être né poète et que les lettres étaient la vocation secrète qui l’avait conduit par de si longs détours commença de poindre alors dans l’esprit de Reuter. Il s’était laissé façonner par la vie; elle avait maintenant achevé son ouvrage, le temps était venu d’en recueillir les fruits. Il s’engagea donc dans la voie nouvelle qui s’ouvrait à lui, non sans quelque défiance d’abord, essayant son pas, mesurant ses forces, ne s’enhardissant qu’à mesure, et ne s’arrêtant jamais. Il compléta son recueil de contes en 1854. D’autres sans doute eussent cherché à exploiter une veine aussi féconde; mais il était artiste dans l’âme et de ceux qui s’élèvent toujours. Sans sortir précisément de son premier cadre, il tenta des œuvres plus personnelles. Il alla ainsi chaque jour plus assuré de lui-même et mieux apprécié du public. Le produit de ses livres lui procurait déjà une large aisance, et lui permettait de se consacrer exclusivement aux lettres. C’est de 1857 à 1864 qu’il a fait paraître ses ouvrages les plus marquans, des poèmes champêtres d’abord, puis une série de livres en prose, publiés sous le titre original de Olle Kamellen[3], et qui semblent être à la fois le terme et l’apogée de l’évolution de ce talent si souple et si varié. C’est à cette série qu’appartiennent les souvenirs de prison, Ut mine Festungstid, qui parurent en 1862. Le lecteur en a pu prendre une idée dans ce qui précède; c’est sinon la plus accomplie des œuvres de Reuter, du moins celle qui fait le mieux juger de la portée de son esprit et de la nature de son caractère. Il ne se pose point en martyr, il n’a point de goût aux lamentations, et c’est l’originalité charmante et relevée de ce livre que cette absence de toute diatribe, ce dédain de toute rancune. Reuter d’ailleurs y parle moins de lui-même que des hommes qui l’ont entouré; il a rencontré des compassions touchantes, il y a eu des instans de trêve et comme des éclaircies durant ces jours de peine lourde et monotone, voilà les seules choses que du sein de son bonheur calme et reposé il aime à se rappeler et se plaise à nous peindre. « Si le miroir, dit-il dans la dédicace adressée à un de ses anciens compagnons de captivité, ne te présente point une image entièrement exacte, si la lumière qui s’y joue te semble trop gaie, pense que la plaie s’est cicatrisée et que des années nous séparent de ces mauvais temps... Sans doute, ajoute-t-il, la tristesse me prend quand je pense que cette tempête a dû justement tomber sur le printemps de ma vie; mais ce n’est point une tristesse amère, car Dieu m’a donné un beau soir où je puis me réchauffer... » Reuter est là tout entier; dans cette mansuétude qui s’étend sur le passé il y a plus en vérité que de la bonne humeur, il y a de l’art, et du plus pur. Cependant parmi cette lumière réjouissante il se glisse çà et là quelques traînées d’ombre; elles laissent deviner ce qu’il ne montre pas, et elles frappent d’autant plus qu’elles sont plus rares.

Depuis 1863, Reuter a quitté son pays de Mecklembourg et s’est retiré à Eisenach, au pied de la Wartbourg. C’est là qu’il accueille avec une cordialité toute germanique les nombreux amis qui viennent le visiter, et qu’il jouit des loisirs glorieux qu’il a payés assez cher pour pouvoir en goûter le charme. Telle a été cette carrière si agitée au début, si sereine au déclin. Reuter peut vraiment contempler son passé sans haine et sans aigreur; il n’est que juste envers la vie. Si cruelles qu’elles aient été, les épreuves qu’il a traversées l’ont grandi singulièrement : il leur doit sans doute d’être ce qu’il est devenu. Qui sait si, dans le courant d’une existence facile, il ne se fût point abandonné à une satisfaction indifférente, laissant dormir les facultés qui se cachaient en lui? Il fallait que cette nature fût secouée pour pousser au dehors toute sa sève. Rien n’est perdu pour qui sait vivre. Il languissait dans sa prison et se plaignait de manquer de livres; mais ne lisait-il pas en lui-même le plus instructif de tous? S’il voyait peu d’hommes, il les voyait de près et dans un lieu où l’on ne songe guère à prendre le masque. Il en apprenait là sur l’âme plus qu’en vingt ans ailleurs : il allait au fond et du premier coup. La privation est un grand maître; elle aiguisait son sens poétique en même temps qu’elle ramenait son esprit à la mesure. Dans le tourbillon du monde, le futile et le frivole nous aveuglent comme fait la poussière des chemins, et nous cachent les grandes lignes; de la solitude on voit les choses dans leur vrai jour, et l’on connaît bientôt celles qui seulement valent qu’on les poursuive. Cette opération intime de la nature en lui, il ne la sentait point dans le moment qu’elle se faisait : les regrets et l’anxiété l’absorbaient trop pour cela; mais quand il eut retrouvé la santé dans l’air libre, les forces cachées se développèrent tout à coup, et ses premières qualités se réveillèrent grandies et transformées. L’infortune avait élevé son cœur sans l’aigrir; l’expérience ne l’avait point désenchanté. Il eût été toujours un poète aimable, les événemens, en trempant son caractère, firent de lui un écrivain.


II.

Nous ne reviendrons pas ici sur le premier ouvrage de Reuter, les Contes en vers. Ils méritent sans doute le succès qu’ils ont obtenu, mais ces peintures prises sur le vif ont une couleur trop locale pour qu’elle ne s’efface pas avec la distance. L’attrait et le piquant de ces petits récits est dans toute sorte de figures de langage, d’allusions, de citations proverbiales, que l’étranger ne peut saisir. Des saillies expliquées perdent toute leur pointe; l’idée seule d’alourdir d’un commentaire ce livre d’une gaîté si fantasque et si légère prête au ridicule et ne se peut admettre. Tout ce qui plaît ici du reste se retrouve ailleurs à un degré plus élevé. Bien qu’achevés en eux-mêmes, ces contes ne sont qu’un essai dans l’œuvre de Reuter : c’est, si l’on veut, comme une série d’études dont il a fait plus tard ses grands tableaux. C’est à ceux-ci qu’il faut mener directement le lecteur. Reuter a écrit des poèmes et des romans. Les uns et les autres partent de la même inspiration et se distinguent par les mêmes qualités; mais il n’a point confondu les genres, ni choisi arbitrairement sa forme; il n’a entendu faire ni des romans en vers, ni des poèmes en prose. Peintre original de la nature champêtre dans ses poèmes, c’est par la représentation vive des caractères qu’il frappe surtout dans ses romans. Ce sont les deux faces remarquables de son talent.

C’est dans Hanne Hüte et Kein Hüsung que les qualités poétiques de Reuter se montrent sous le meilleur jour. Les deux ouvrages se tiennent par des rapports étroits : ce sont des pastorales dramatiques auxquelles se mêle, dans Hanne Hüte, l’élément merveilleux. L’un et l’autre pèchent par le même défaut : la composition est lâche, l’action presque nulle; tout l’intérêt est dans les épisodes. Il ne faut chercher ici rien qui rappelle Hermann et Dorothée, rien de cette forme plastique que l’on y admire. Reuter est d’un autre temps et nous transporte dans un autre monde. Si la source première de sa poésie est la même, la nature, il voit et rend les choses d’une façon toute différente. Il écrit en dialecte meckleinbourgeois : on connaît la saveur particulière de ces langages primitifs formés spontanément par la parole et l’instinct populaire; « c’est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche. » Les dialectes provinciaux ont, en même temps qu’une richesse étonnante de mots et de tournures, quelque chose de hardi et de décousu, de la force, presque de la véhémence, avec cela des délicatesses enfantines, une sorte de grâce indécise et embarrassée, comme un parfum de plante sauvage. « Les dialectes, a dit Goethe, c’est l’élément dans lequel l’âme respire. » Cela est vrai de Reuter plus que de personne; il parle cette langue parce qu’il sent comme ceux qui l’ont créée. Sa naïveté n’est point réfléchie, il n’y a rien chez lui qui rappelle le pastiche; mais, par l’esprit comme par la forme de ses poèmes, il procède en droite ligne des auteurs des vieux chants populaires, de ces admirables Lieder qui sont le joyau poétique de l’Allemagne. Ces rapprochemens frappent à chaque page. Il a cette impression vive, cette vision de l’enfance qui découvre partout la petite vie joyeuse dont elle se sent animée. La nature est enchantée aux yeux de l’enfant, et se peuple d’êtres mystérieux et charmans comme lui. Tout se personnifie, prend une âme et lui parle. C’est entre le monde et lui un dialogue continu, un échange incessant de sourires. Les aspects se modifient, les images deviennent plus tristes; mais la sensation reste la même : l’hiver est méchant, la nuit se remplit de fantômes, l’orage entraîne avec lui toute sorte de créatures sinistres. Tel est Reuter dans ses poèmes. Il décrit moins les choses qu’il ne les met en scène.


« Et comme le soleil monte dans sa magnificence, dira-t-il par exemple pour peindre le lever du jour, il tire du sommeil de la nuit le son et la couleur; la fleur se colore, l’arbre devient vert, le ciel bleu, la terre belle à voir, et en haut dans l’espace court une flotte de nuages au-dessus du lac tranquille. C’est un baiser que, dans son amour profond, le ciel donne à la terre, et par le monde résonne un bruissement qui semble dire : Vie! vie! c’est la chanson du matin de la terre. La fleur lève sa corolle, la grive lance son premier chant, le chevreuil sort du bois, et tout salue le jour nouveau. »


Il représente ainsi l’existence elle-même et non pas seulement l’effet qu’elle produit sur nous. Toutes ses images, toutes ses comparaisons, viennent de la même source, toutes ont le même éclat de fraîcheur naturelle. « L’amour, dit-il quelque part d’un de ses héros, traversait tout son être comme les cloches de la fête de Pentecôte traversent les prés verts et les arbres en fleur. » Ailleurs il a un mot charmant sur la joie. « Je l’aime, dit-il, quand elle arrive à nous comme un oiseau chanteur à travers le feuillage, plus près, toujours plus près, de branche en branche, jusqu’à ce que dans l’arbre voisin il me chante à l’oreille sa chanson. » Ses personnages sont dans un commerce continuel avec la nature, qui prend part à leur bonheur, compatit à leurs peines, pleure avec eux et les console; la nature est pour eux comme un témoin sympathique de leur vie, une conscience vivante qui les entoure. Toute la magie sans doute vient d’eux-mêmes, c’est leur âme qui se projette sur les choses et les anime. Dans toutes ces voix qu’ils croient entendre, il n’y a qu’un écho de leur propre pensée; mais ils ne s’en doutent pas, l’illusion est complète pour eux et le miroir est en vie. Tel chant d’oiseau éveille telle idée, évoque tel souvenir; ils ne séparent point la cause de l’effet, et les mots que murmure en eux la voix secrète de leur cœur, ils croient les distinguer dans le ramage du petit être. Les bêtes prennent une voix; de là à leur prêter la conscience de leurs actes et à les intéresser à l’action du poème, il n’y a qu’un pas. Il est vite franchi, et c’est encore un des traits de la vieille poésie populaire qui se retrouve à chaque instant chez Reuter. Il y a même une de ses idylles, Hanne Hüte, où les oiseaux jouent un rôle pour le moins aussi important que les hommes : ils se mêlent au récit et en font le dénoûment. Leur petit monde donne lieu en même temps à des allusions pleines d’humour; mais Reuter ici ne vise pas plus à l’apologue qu’ailleurs au merveilleux, et tout cela procède du même sentiment naïf qui charme sans étonner. Cette féerie cependant n’est pas le seul attrait de ses poèmes; on y trouve des pages émouvantes, et surtout de ces tableaux de genre que l’on admire si justement dans son pays. J’en voudrais présenter au moins un au lecteur.

Hanne Hüte est le fils d’un forgeron. Il a pris ses vingt ans, et s’en va partir le sac sur l’épaule pour faire son tour d’Allemagne. Il se rend chez le vieux pasteur du village pour lui faire ses adieux. Il le trouve se promenant sous ses tilleuls, tout ragaillardi et rasséréné par le retour du printemps. Hanne lui annonce son départ pour le lendemain. « — Hé! hé! voilà qui est charmant, s’écrie le vieillard; au premier jour de mai se mettre en voyage, lorsque la nature vient de se réveiller, lorsque tout verdit et se couvre de fleurs, aux chants du rossignol et de l’alouette s’en aller par le monde, le monde est si beau !... » — Il fait apporter une bouteille de vin. On boit à la santé du voyageur un verre, puis un autre; le temps est tiède, toutes les choses renouvelées sourient alentour; c’est comme un flot de sang jeune et frais qui vient dilater le cœur du vieillard et fait briller ses yeux.


« N’était mon âge et ma pince qui me retiennent, dit-il, je partirais, ma foi, volontiers avec toi. Tu vas loin, tu fais bien. Il faut qu’un garçon, vois-tu, apprenne à se tirer d’affaire, à parer les coups et à les rendre, à combattre l’ennemi et à le vaincre, jusqu’à ce qu’en lui se soit formé un homme qui puisse à son tour se vaincre lui-même... Reviens au pays en brave et bon garçon. Encore un coup, parbleu! et, si tu le peux sans nuire à ton travail, cherche à orner avec les fleurs du chemin ton bâton de voyage. Va par les belles campagnes allemandes, contemple du haut des montagnes la verdure des vallons et le ruban argenté des torrens qui serpente parmi les blés. Salue les murs blanchis des vieilles cités où se conservent les mœurs et le caractère allemands, et salue aussi en mon nom la noble contrée où ce vin fut vendangé. Regarde-moi, mon fils : dans mon vieil âge vit tout frais encore le souvenir du temps où, comme toi, libre et jeune, je pris mon essor vers le pays lointain. Ah! Iéna! Iéna! mon cher fils... Écoute, as-tu jamais entendu le nom d’Iéna, l’as-tu lu quelque part? J’y demeurai une année, la belle année que ce fut là!»


Et voilà que les souvenirs lui montent à la tête comme une vapeur légère, et l’étourdissent un instant. Les grands coups que l’on buvait, les terribles estocades échangées et les chansons surtout!... Le bonhomme n’y tient plus et se met à chanter : « Les philistins nous veulent du bien; du diable s’ils savent ce que c’est qu’être libre! » À ces accens profanes, la pastoresse accourt tout effarée, « — Eh! père, qu’as-tu donc? quel exemple donnes-tu là ? — C’est ma foi vrai, reprend-il; la jeune et joyeuse vie du printemps, le vin et les souvenirs du temps où nous chantions ces couplets, tout cela m’avait un peu troublé la tête; mais tu as raison... » Et se retournant vers Hanne : — « Mon cher fils, ajoute-t-il, ne t’abandonne jamais à la folie. Tout est vain dans le monde. Le roi Salomon l’a dit il y a longtemps. » Tout en devisant ainsi, il le reconduit à la porte du jardin. « — Vois autour de toi, poursuit-il, toute la création est profondément plongée dans le péché, et depuis la chute primitive elle n’exhale vers le ciel rien que des puanteurs... Attends un peu,... n’est-ce pas le rossignol? En vérité, c’est lui, écoute donc; c’est bien lui, quelle merveille! Oui, la nature est corrompue, et par les délectations de la créature le malin tâche de nous surprendre; c’est pourquoi mon fils... Hé! hé! voilà qu’il chante encore. Comme la voix du rossignol pénètre doucement le cœur et le console! On dirait que, comme une aspiration, elle vient du ciel pour élever et entraîner les âmes : si douce est la puissance de sa mélodie... Ainsi tu pars dès demain, et nous causions tout à l’heure du péché. Dieu soit avec toi, mon fils! Je te dirai une autre fois les raisons de croire à la corruption des choses... — Adieu, dit Hanne, et, comme il s’éloigne, le vieillard, demeuré sur le seuil, lui crie encore de loin : — A ta place, j’irais à Iéna. »

Cette petite scène, si vraie dans sa poésie naïve, peut donner une idée de ces peintures de la vie intime où Reuter a excellé, et qui sont un des grands mérites de ses ouvrages en prose. L’interprétation donnée ici même, sous le titre de En l’année treize, du récit intitulé Ut de Franzosentid me dispense d’en fournir une analyse. Ce petit roman est un des ouvrages les plus achevés de Reuter et montre parfaitement sa manière. Il décrit peu, simplement, ne disant rien que ce qu’il faut pour déterminer le lieu de la scène. C’est l’activité humaine qu’il étudie ici; c’est des caractères qu’il se préoccupe avant tout. — Une esquisse de quelques lignes vous donne les traits et le ton du personnage; vous le voyez se mouvoir ensuite; c’est à vous de le juger comme il vous plaît et de l’expliquer comme il vous convient. Reuter procède en poète plutôt qu’en psychologue; il saisit la vérité d’un élan spontané bien plutôt qu’il ne l’atteint par réflexion. Il raconte et n’analyse pas. Il ne cherche point à pénétrer le travail intime de la conscience, il n’en présente que le résultat et ne montre l’homme qu’en action. Par cette manière brève et simple, il se rapproche bien plus de nos anciens romanciers, Lesage par exemple, que des modernes. Du reste peu d’invention, encore moins de ce qu’on nomme le métier. Avec des facultés d’observation aussi remarquables, cet art consommé de reproduire la réalité vivante qu’aucun écrivain allemand n’avait égalé depuis Goethe, cette fécondité enfin et cette variété si rare de types originaux, il est, en ce qui regarde la composition, d’une insuffisance qui surprend. Il ne trouve point d’événemens ou néglige de les grouper : le récit En l’année treize est une exception à ce point de vue; mais il a écrit un roman en trois volumes, Ut mine Stromtid (du temps où j’étais strom), regardé à juste titre comme son meilleur ouvrage, et dont la trame est d’une simplicité vraiment élémentaire. Un agriculteur, Karl Hawermann, est ruiné par de mauvaises récoltes et forcé de vendre son bien; sa femme meurt dans le même temps. Resté seul avec sa fille Louise, il se remet bravement au travail, et, avec l’aide d’un de ses amis d’enfance, Bræsig, employé comme inspecteur chez un gentilhomme du voisinage, il se refait peu à peu une nouvelle aisance. Il se retire dans la petite ville de Rahnstadt, marie sa fille et meurt entouré d’affections. Voilà, dégagé de ses épisodes, tout le sujet du roman. L’intérêt toutefois n’y languit point un instant, et c’est un des traits les plus particuliers de notre auteur que d’avoir su l’éveiller ainsi en dépit de toutes les règles reçues. C’est qu’en définitive, du moment qu’on le fait voir dans le jour qu’il faut, le spectacle de la vie ne laisse jamais indifférent. Le réalisme grossier, trivial, ennuyeux, c’est la vérité mal choisie, rien de plus. Voyez mieux, de plus haut surtout, et vous atteindrez le but. C’est le fait de Reuter. Il se place au centre d’un petit monde provincial, il le parcourt avec nous et nous le fait connaître ; mais il ne nous fait point entrer par toutes les portes ni à toutes les heures. Il ne nous présente que les gens qui en valent la peine, et même ceux-ci au moment où ils montrent bien ce qu’ils sont. Au bout de peu de temps, nous sommes au fait de toutes les grosses affaires du pays. Ajoutez que le lieu n’est pas pris au hasard : nulle part certainement vous ne trouveriez tant d’originaux aimables ou curieux réunis et mêlés. Comme notre mémoire nous montre les hommes que nous avons connus, Reuter nous présente ses personnages : de là cette sympathie secrète, cet attrait d’humanité qui nous attire vers eux.

Ils le méritent bien. Ils sont gais d’abord pour la plupart, ils nous divertissent par leurs saillies et leur entrain ; puis il y en a de comiques, des sots importans, des méchans ridicules : tous font rire, mais franchement, et jamais aux dépens des choses saines et délicates. Point de caricatures d’ailleurs, de tics ni de grimaces, point de monstres non plus. Il y a sans doute de vilaines gens ici, il en faut bien, le tableau sans cela manquerait d’ombre, et les couleurs ne seraient plus vraies; mais ils sont naturels, et ne dépassent point la mesure. Leur laideur n’est que relative et partielle; c’est ainsi qu’ils restent hommes et qu’ils intéressent. Retors, âpres au gain, capables de menées perfides et de diplomatie douteuse, durs aux pauvres, égoïstes et mesquins, ils sont au logis presque tendres, toujours faibles, suspendus aux caprices de quelque enfant gâté, et tremblant qu’il ne souffre... Mais c’est l’ombre, je le répète : on l’aperçoit à peine ; c’est la belle et pure lumière qui attire et qui frappe, — bons cœurs simples, vertus sans étalage, vaillances muettes, que le monde ignore et qui sont pourtant comme les couches fécondes d’où sort tout ce qui fait l’honneur de l’humanité. Reuter a excellé dans la peinture de ces âmes moyennes et de ces existences modestes : il y a trouvé l’émotion, l’intérêt, le dramatique même. La sincérité en définitive est la seule mesure commune des choses de l’âme : qu’importent le théâtre et le costume des acteurs? C’est le drame humain qui se joue, et, si la scène est vraie, vous serez irrésistiblement saisi. C’est peu de chose sans doute dans le train du monde qu’un campagnard ruiné et qu’une jeune femme morte de peine et de misère. Allez au fond, toute la vie est là : c’est la plus grande affection brisée, toutes les espérances anéanties, une âme qui sombre et se déchire; qu’un peu de lumière d’en haut vienne éclairer le tableau, il grandit et se transforme, ce qu’il a d’humain paraît, et l’émotion s’éveille. Citons parmi tant d’autres les pages qui ouvrent le roman. — On a vendu les derniers meubles chez Karl Havermann, c’est demain qu’on enterre sa jeune femme. Tout le monde s’est retiré, il rentre pour une nuit encore dans la maison vide; une domestique fidèle veillait la pauvre morte, il l’envoie se reposer, et reste seul avec sa fille, qui pleure silencieusement, près du cercueil entr’ouvert. Bientôt il n’y peut tenir, il étouffe, il ouvre la fenêtre, respire et regarde au dehors.


« La nuit était sombre pour la saison, aucune étoile au ciel, tout était voilé de noir, une brise douce et chargée de vapeur sifflait et gémissait dans le lointain. La caille fit entendre son appel de pluie, et doucement tombèrent les premières gouttes sur la terre altérée, qui bientôt exhala comme un remercîment ce parfum bien connu de l’agriculteur et le plus précieux pour lui, cette vapeur de la terre où nage toute la bénédiction de son labeur. Combien de fois elle avait rafraîchi son âme, et chassé les soucis eu réveillant l’espoir d’une récolte meilleure! Maintenant il était délivré des soucis, mais aussi des joies... à referma la fenêtre et revint à l’enfant, il la souleva vers le cercueil; elle caressait de ses petites mains chaudes le visage glacé de la morte, et murmurait de douces paroles; puis elle regarda son père avec ses grands yeux comme pour lui demander quelque chose d’incompréhensible, et dans son langage enfantin elle lui dit : « Petite mère a froid... — Oui, dit Hawermann, petite mère a froid, » et les larmes lui tombèrent des yeux... Il s’assit sur un coffre, prit l’enfant sur ses genoux, et pleura amèrement. La petite commençait aussi à pleurer, et en pleurant elle s’endormit. Il la serra contre lui et l’enveloppa chaudement dans son manteau. Il resta ainsi toute la nuit, gardant fidèlement le cadavre de sa femme et de son bonheur. » L’ouvrage est plein de passages de ce genre. Cependant les scènes riantes y sont plus nombreuses encore, la vie du pasteur Behrend surtout a fourni à Reuter une série de tableaux délicieux; mais le grand attrait du livre, le personnage devant lequel s’effacent tous les autres, c’est l’inspecteur Bræsig, le plus original à coup sûr, le plus divertissant et le plus sympathique, qui traverse tout le roman, l’anime et en relie les divers épisodes. Tout le monde le connaît, l’aime et l’estime dans le pays. On l’appelle « l’oncle Bræsig. » Il n’a rien de comique ni de ridicule en lui : sa vue seule inspire la gaîté, et quelque chose de sa bonne humeur se répand autour de lui. C’est un grand discoureur, il aime à conter, il est inépuisable en saillies surprenantes; son langage décousu, tout émaillé de locutions étrangères qu’il dénature et de bribes d’instruction qu’il accommode au gré de sa fantaisie, prête à rire, il le sait, et s’en amuse tout le premier. Il n’a rien pourtant du loustic de village; il est sérieux, le bon sens le plus sain brille dans tous ses propos ; c’est sa manière de dire qui égaie plutôt que ce qu’il dit. Agriculteur consommé et demeuré campagnard au fond, c’est le plus serviable, le plus dévoué, le plus loyal et le plus délicat des hommes. Il a ses petits défauts et ne s’en cache point; aussi ne font-ils que le rendre plus aimable en montrant combien tout est franc et ouvert en lui. On ne peut dire tout ce que Reuter a mis d’observation et d’humour dans ce personnage, le plus étudié de tous ceux qu’il a produits. Ces caractères moyens et prime-sautiers, tout en nuances et en finesses, sont les plus difficiles à soutenir. Celui-ci ne se dément jamais, et si variées que soient les faces sous lesquelles il se présente, il garde une netteté et une précision remarquables. Bræsig est passé dès maintenant en Allemagne à l’état de type.

L’unité des caractères fait l’unité de ce roman. Les deux premières parties avaient atteint déjà plusieurs éditions lorsque parut le troisième volume, qui forme le dénoûment. On l’attendait avec impatience, non que les événemens suspendissent l’intérêt : l’ouvrage aurait pu rester où il en était; mais on s’ennuyait d’être sans nouvelles de tous les amis qu’on s’était faits en Mecklembourg. Qu’étaient-ils devenus? La mort était la seule conclusion possible de la petite épopée de leur existence : quelque peine qu’on y eût, il fallait en venir là; puis Reuter s’était arrêté au seuil de l’année 1848, et, sans qu’il eût rien annoncé, cette date découvrait de curieuses perspectives. On se figurait en Allemagne les braves gens de Rahnstadt en pleine révolution et tout inondés de démocratie. Comment se tireraient-ils d’affaire? On voyait déjà les poltrons aux abois, les mauvais riches affolés de peur, tous les importans en mouvement, tous les bavards en Hesse, et l’on entendait l’éloquence pittoresque de l’excellent Bræsig. Sans doute il ne prendrait point les choses comme tout le monde, et ménagerait au public quelque surprise de son cru. L’attente ne fut point trompée, et ce que l’on désirait, Reuter le donna. Toute cette histoire de la révolution à Rahnstadt est très réussie; cela est observé à fond et écrit avec une verve irrésistible. Reuter n’a point entendu faire de satire : ses héros ont traversé ce temps, il ne nous en parle qu’autant que cela les touche; rien d’abstrait ne vient refroidir ici la vie qui les anime. Il faut voir Bræsig se démenant au milieu des sottises que débitent au « club de la réforme » les grands esprits de Rahnstadt. On y discute l’origine de la pauvreté, et c’est plaisir de voir la sagacité campagnarde aux prises avec la niaiserie ampoulée des tribuns de la petite ville. Hélas ! les badauds sont partout les mêmes, que ne se trouve-t-il toujours des Bræsig pour payer de bon sens dans des momens pareils?

Ce roman consacra la réputation de Reuter. L’Allemagne a raison de le revendiquer parmi ses poètes et de s’en faire gloire. Il n’est point en effet un simple écrivain de dialecte. Il doit beaucoup sans doute à la forme qu’il a adoptée et dont il s’est si profondément pénétré : le bas-allemand se prête à toute sorte de finesses et de grâces de langage qui manquent à la langue littéraire; mais sa sphère est bornée par ses qualités mêmes. Reuter l’a bien senti, et ce n’est pas seulement par recherche réaliste qu’il fait la plupart du temps parler en haut-allemand les personnages cultivés qu’il introduit dans ses récits. Les deux langues se touchent de si près, la transition est ménagée avec tant d’art, qu’elle ne choque point, et passe inaperçue. C’est que, de quelques mots qu’il se serve, la langue de Reuter est à lui, il en est maître absolu, et, comme elle se moule sur sa pensée même, elle en prend toute l’harmonie et toute l’originalité. Il dépasse donc son dialecte, de même que, dans ses tableaux de la nature et de la vie de sa province, il n’a cherché que la vérité humaine et a su s’élever jusqu’à elle. Parce qu’il avait d’abord réussi dans le conte et montré une verve plaisante et franche inconnue en Allemagne, on a voulu le confiner dans ce genre et lui dénier à la fois le sentiment, la grandeur et l’émotion. Il suffit de quelques lignes prises au hasard dans ses ouvrages pour montrer tout ce qu’il y a au contraire de souple et de multiple dans son talent.

Reuter est gai plutôt que spirituel, il tire tout son comique du jeu des caractères, de l’allure dégagée, du ton de bonhomie et de rondeur dont il conte. Il ne cherche pas le trait et ne fait point de bons mots; mais il possède au plus haut degré ce caractère mêlé de sensibilité et d’enjouement que les Allemands appellent Gemüth, et que notre langue est aussi impuissante à exprimer que la leur à traduire ce que nous appelons esprit. Il aime la vie et ne le cache pas ; non qu’il se paie de l’optimisme superficiel des natures bornées et satisfaites; il a cette haute indulgence du cœur qui plane sur les misères communes. Il tient qu’il y a plus de fous que de méchans, qu’il faut rire des uns, qu’il faut plaindre les autres, et que, pour qui sait voir, ce monde renferme assez de beautés pures et de grandeurs simples pour que l’on prenne en patience les médiocrités passagères. Rien donc d’acrimonieux en lui; les violences répugnent à cette âme modérée avant tout. Il ignore ce que l’on appelle les grandes passions, et ne saurait les peindre. L’amour, en tant qu’élément dramatique, est pour ainsi dire absent de ses ouvrages : il n’y est guère qu’un ornement discret. « La plus suprême marque de sagesse, dit Montaigne, c’est une esjouissance constante; son état est toujours serein. » Cette sagesse, chaque page de Reuter en est empreinte, elle est le fond même de sa pensée, et c’est en définitive ce qu’il y a de meilleur en lui. Un bon tempérament moral, un art sans effort, produit direct de la vie, exquis comme toutes les œuvres de la nature, voilà Reuter.

On a beaucoup dit que Reuter était un écrivain populaire; il faut s’entendre sur le mot et ne le prendre ici, comme on fait chez nos voisins, que dans le sens le plus large et le plus élevé. Les Lieder que chante le peuple sont la fleur même de la littérature allemande. Populaire de cette façon, Reuter l’est au plus haut degré. Tout le monde le lit, tout le monde peut l’entendre et l’apprécier, sans qu’il ait eu besoin, pour cela, de faire aucun sacrifice aux passions de la foule. Il tranche complètement sur ses contemporains; depuis Henri Heine, personne d’aussi marquant n’avait paru. Faut-il voir dans le succès de ses ouvrages le début d’une évolution nouvelle dans les goûts du public? Reuter fera-t-il école? Les critiques allemands eux-mêmes, si enclins aux généralisations, n’ont essayé que bien timidement de tirer de ses écrits des conséquences de ce genre, tant cet homme est lui-même, tant il est dégagé de tout parti-pris. S’il marque une tendance, il le fait sans le savoir. L’ingénu, le naturel, voilà où il faut toujours en revenir quand on parle de lui. « Fouillez à pleines mains dans le sein de la vie, disait Gœthe; partout où elle palpite, vous trouverez l’intérêt. » Reuter a suivi ce précepte ; il a puisé à la source qui ne tarit pas, et il y a trouvé la fraîcheur qui ne passe point.


ALBERT SOREL.

  1. Le plat-deutsch ou bas-allemand est parlé, avec des différences de dialecte, dans tout le nord de l’Allemagne, de Memel à Aix-la-Chapelle, par 8 ou 10 millions d’hommes environ. C’est la langue du peuple, des marins et de la petite bourgeoisie. En Mecklembourg, il est répandu même dans les meilleures familles.
  2. Läuschen un Rimels.
  3. Mot à mot, vieilles camomilles. Il entend par là de bons remèdes domestiques, qui chassent les vapeurs et remettent les sens en équilibre.