Un brelan d’excommuniés (1889)/Texte entier

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À


Georges Landry


En souvenir de Notre Seigneur Jésus-Christ.



UN BRELAN D’EXCOMMUNIÉS


UN BRELAN D’EXCOMMUNIÉS





Nous assistons en France, et depuis longtemps déjà, à un spectacle si extraordinaire que les malheureux appelés à continuer notre race imbécile n’y croiront pas. Cependant, nous y sommes assez habitués, nous autres, pour avoir perdu la faculté d’en être surpris.


C’est le spectacle d’une Église, naguère surélevée au pinacle des constellations et cathédrant sur le front des séraphins, tellement tombée, aplatie, caduque, si prodigieusement déchue, si invraisemblablement aliénée et abandonnée qu’elle n’est plus capable de distinguer ceux qui la vénèrent de ceux qui la contaminent.


Que dis-je ? Elle en est au point de préférer et d’avantager de ses bénédictions les plus rares ceux de ses fils qu’elle devrait cacher dans d’opaques ombres, dans d’occultes et compliqués souterrains, dont la clef serait jetée, au son des harpes et des barbitons, dans l’abîme le plus profond du Pacifique, par des cardinaux austères expédiés à très grands frais sur une flotte de trois cents vaisseaux !


Quant à ceux-là qui sont sa couronne, ses joyaux, ses éblouissantes gemmes et dont elle devrait adorner sa tête chenue autrefois crénelée d’étoiles, elle décrotte ses pieds sur leur figure et délègue des animaux immondes pour les outrager.


Je l’ai dit autre part, avec force développements. Les catholiques modernes haïssent l’Art d’une haine sauvage, atroce, inexplicable. Sans doute, il n’est pas beaucoup aimé, ce pauvre art, dans la société contemporaine et je m’extermine à le répéter. Mais les exceptions heureuses, devraient, semble-t-il, se rencontrer dans ce lignage de la grande Couveuse des intelligences à qui le monde est redevable de ses plus éclatants chefs-d’œuvre.


Or, c’est exactement le contraire. Partout ailleurs, c’est le simple mépris du Beau, chez les catholiques seuls, c’est l’exécration. On dirait que ces âmes médiocres, en abandonnant les héroïsmes anciens pour les vertus raisonnables et tempérées que d’accommodants pasteurs certifient suffisantes, ont remplacé, du même coup, la détestation surannée du mal par l’unique horreur de ce miroir de leur misère que tout postulateur d’idéal leur présente implacablement.


Ils s’effarouchent du Beau comme d’une tentation de péché, comme du Péché même, et l’audace du génie les épouvante à l’égal d’une gesticulation de Lucifer. Ils font consister leur dévote sagesse à exorciser le sublime.


On parle de critique, mais le flair de leur aversion pour l’Art est la plus sûre de toutes les diagnoses ! S’il pouvait exister quelque incertitude sur un chef-d’œuvre, il suffirait de le leur montrer pour qu’ils le glorifiassent aussitôt de leurs malédictions infaillibles.


En revanche, de quelles amoureuses caresses cette société soi-disant chrétienne ne mange-t-elle pas les cuistres ou les imbéciles que sa discernante médiocrité lui fait épouser ! Elle les prend sur ses genoux, ces Benjamins de son cœur, elle les dorlote, les mignotte, les cajole, les becquette, les bichonne, les chouchoute, les chérit comme ses petits boyaux ! Elle en est assotée, coqueluchée, embéguinée de la tête aux pieds ! C’est une osculation et une lècherie sans fin ni rassasiement !


Qu’on se souvienne seulement du récent prodige, raconté par tous les journaux, d’une audience accordée par le Saint Père à cette raclure de dépotoir, à ce résidu d’abcès anticlérical, — dont il faut se garder à tout prix d’écrire le nom diffamant, — que la plus élémentaire pudeur ecclésiastique aurait dû condamner au silence éternel, si sa prétendue conversion n’était pas une sacrilège matassinade, mais que la bassesse cafarde a dévotement exalté, dans l’espoir que ce vermineux crétin pourrait encore fienter sur les ennemis de l’Église, après avoir si longtemps suppuré sur elle !


Les journaux producteurs de ce document racontaient que Léon XIII avait causé familièrement une demi-heure avec ce pacant et l’avait ensuite congédié en le frétant de sa bénédiction papale pour qu’il s’en allât combattre le bon combat. Ils faisaient observer enfin que c’était là une grandissime faveur rarement accordée par le Souverain Pontife.


Il est probable que les trois artistes royaux dont je vais parler n’auraient pas même obtenu de ce Vicaire de Jésus-Christ le quart de seconde qui suffit à un clin d’œil paternel et que les domestiques du Vatican, en leur jetant vingt portes à la figure, auraient déclaré ne pas même savoir le nom de ces présomptueux étrangers.


Il n’y a jamais eu qu’un seul catholique de talent accepté ou subi dans cet incroyable milieu. C’est Louis Veuillot. Mais celui-là, c’était l’amant à coups de bottes par qui les vieilles infantes sont quelquefois subjuguées et qui entretient l’amour à renfort de giffles et d’engueulements. On sait d’ailleurs, l’usage qu’il fit de son autorité, ce laïque majordome de la pitance des âmes, qui ne voulut jamais partager avec aucun autre et qui, jalousement, écarta, tant qu’il vécut, les rares écrivains qui eussent pu rompre moins parcimonieusement aux intelligences le pain d’enthousiasme dont il les frustrait.


Si Dieu était beau, pourtant ! Si tous ces sacrilèges adorateurs qui le supposent à leur image se trompaient, décidément, et qu’au lieu de cet écœurant Adonis des salons, sans Calvaire ni Sueur d’agonie, — qui devient si facilement le Moloch des humbles, — ils eussent à compter, une bonne fois, avec un Jésus d’une splendeur terrible, revenu sur terre, foudroyant de magnificence, ruisselant, pour brûler les yeux et pour fondre les métaux, de cet Idéal essentiel dont les poètes et les artistes furent, dans tous les temps, les pauvres fontaines disséminées et mal famées, — dans quelles cavernes pourraient-ils bien cacher leur stupéfaction et s’abriter de ce déluge ?…

L’ENFANT TERRIBLE


L’ENFANT TERRIBLE




I


C’est Barbey d’Aurevilly, auteur de l’Ensorcelée et des Diaboliques, auteur aussi de la Vieille Maîtresse et de plusieurs autres ouvrages dont le titre seul donne la nausée aux pudiques détenteurs du Vrai.

Mais cette nausée est compliquée d’épouvante. La colique et le haut-le-cœur sont simultanés. On ne connaît pas d’écrivain qui ait infligé de pareilles suées aux amiables et mitigatifs bergers des consciences et qui ait autant retourné sur le gril de l’anxiété ces involontaires martyrs.

Car ils ne peuvent ignorer que Barbey d’Aurevilly est un catholique, un indubitable chrétien romain par la tête et par le cœur, par son éducation et par ses doctrines, et voilà ce qui les désole ! Ils s’arrangeraient mieux d’un athée, d’un hérétique, ou tout au moins, d’un croyant suspect. Ce ne serait qu’un ennemi de plus pour des gens cossus qui ne tiennent pas à être aimés et qui ont sagement renoncé, depuis longtemps, à tout juvénile esprit de conquêtes. Ils sont entre eux et Dieu les bénit. Cela répond à tous les besoins de rédemption et d’apostolat.

Mais un homme tel que Barbey d’Aurevilly les embarrasse et les met dans de très petits souliers. Il est absolument avec eux, respectueux pour eux, même, ce qui me paraît héroïque. Il professe dans tout ce qu’il écrit le catéchisme le plus irréprochable et il a toujours pris à son compte les querelles historiques ou philosophiques suscitées à leur coma. Impossible, par conséquent, de le déporter ouvertement, en compagnie des hérésiarques et des infidèles, dans l’inclémente Calédonie de leurs anathèmes. Cependant, ils voudraient bien pouvoir se débarrasser d’un aussi compromettant zélateur.

Barbey d’Aurevilly est un artiste, hélas ! l’un des plus hauts de ce siècle, et son indépendance est à sa mesure. C’est un chevalier qui ne traite ni ne capitule. Lorsque l’Univers reparut, il y a quelque vingt ans, après la levée de l’embargo impérial, Louis Veuillot acculé à sa promesse antérieure de prendre avec lui ce redoutable compagnon, allégua, pour s’y dérober, l’impossibilité de discipliner un pareil confrère, — tirant, comme une couverture, cette lâcheté de son esprit sur une lâcheté plus basse de son pouilleux cœur. Veuillot en réalité, redoutait fort le voisinage immédiat de Barbey d’Aurevilly dont le talent énorme eût offusqué ses prétentions au califat des intelligences chrétiennes. Alors, il trouva l’expédient d’offrir à cet indompté, un tout petit mors d’acier fin dont l’effet répulsif n’était pas douteux, se jurant, sans doute, à lui-même de mieux surveiller sa langue désormais et de ne plus s’aventurer en d’aussi téméraires pollicitations.

Le premier des écrivains catholiques modernes n’a donc jamais pu écrire dans un journal catholique, et l’unique roman chrétien qui doive être lu par des êtres appartenant à l’espèce humaine, le Prêtre marié, miraculeusement édité dans un pieux bazar, fut aussitôt mis au pilon sur l’ordre formel de l’Archevêché de Paris.

Seulement, il aurait, en même temps, fallu pouvoir étrangler l’auteur, ou, du moins, lui fermer toutes les issues, assourdir autour de lui tous les échos, le retrancher enfin de la conversation des hommes.

Imperturbable et sans aigreur, il continua de s’agenouiller, au fond de son âme, devant l’ostensoir du Dieu vivant qu’il voyait toujours fulgurer, en ce crépuscule des âges, par dessus les cadavres asphyxiants de ses délétères adorateurs. Il écrivit où il put, dans des milieux indifférents ou hostiles à l’orthodoxie de sa pensée, assuré d’atteindre, malgré tout, les rares cerveaux à la débandade qui sont tout l’auditoire dont un artiste supérieur doit se contenter.

Il lança sur le monde quelques grands livres autour desquels s’amassèrent, avec une admirative mais circonspecte lenteur, les gens amoureux de ce qui leur paraît descendre du ciel.

D’imbéciles gémissements furent entendus chez les catholiques épouvantés et dolents du déshonneur d’être épousés par un aussi grand écrivain, et c’est ainsi qu’il est devenu, pour les pasteurs de cet incomestible troupeau, l’enfant terrible qui les abreuve de tant d’absinthe, — ces Janissaires fainéants de l’Apostolat !


II


Je tiens à rappeler ici que je n’eus jamais la prétention d’être un critique. J’ai déclaré, depuis longtemps, mon incompétence en cet arpentage et je n’ai pas plus à recenser qu’à examiner l’ensemble des travaux littéraires de Barbey d’Aurevilly.

J’ai surtout à cœur de dévoiler, en parlant de lui, la nudité maternelle, à la façon d’un nouveau Cham plus maudissable que l’ancien. Nudité sans nom d’une Mère Église vautrée dans des Pentapoles d’imbécillité et reniant avec fureur ceux de ses enfants qui s’avisent de lui façonner des manteaux de pourpre.

Il suffira de l’accablant exemple d’un seul chef-d’œuvre, non seulement rejeté par elle, mais tellement rélégué par son mépris, si lointainement déporté par l’indignation de ses intestins, que le titre même en est inconnu des grouillants fidèles qui se bousculent à ses orifices.

L’idée seule de proposer la lecture des Diaboliques à cette répugnante famille paraît une dérision et une cocasserie sans excuse.

Bernardin de Saint-Pierre a dit, je ne sais où : « La vérité est une perle fine et le méchant un crocodile qui ne peut la mettre à ses oreilles, parce qu’il n’en a pas. Si vous offrez une perle à un crocodile, au lieu de s’en parer, il voudra la dévorer, il se cassera les dents et, de fureur, il se jettera sur vous. »

Les chrétiens actuels ne veulent d’aucune parure de cette sorte et leurs oreilles sont éternellement absentes pour la pendeloque de l’Art. Leur colère, impuissante par bonheur, en cette époque de peu de foi, ne les emporte pas jusqu’à dilacérer physiquement ceux qui les voudraient moins imbéciles. Mais je vous jure que le sort des bêtes les plus immondes pourrait être envié par des hommes tels que Barbey d’Aurevilly, si la France était assez maudite pour que le retour d’une monarchie réintégrât ces sépulcres dans leur crédit.

On serait alors très diligemment expédié dans les moins salubres colonies du Pacifique et le réprouvé qui écrit ces lignes aurait, sans doute, fort affaire pour sauver sa peau.

Les Diaboliques parurent pour la première fois en 1874, c’est-à-dire en pleine effervescence des pèlerinages propitiatoires, des comités catholiques et royaux pour organiser l’ordre moral et régénérer la patrie. Oiseuse fomentation des enthousiasmes décédés et des paroxysmes éteints, dont le souvenir même est, aujourd’hui, complètement effacé.

Le chef-d’œuvre, aussitôt fut dénoncé à toutes les vindictes et ce fut au prix de démarches infinies et en considération de l’imposante notoriété de l’écrivain, qu’une ordonnance de non-lieu fut obtenue et que Barbey d’Aurevilly, déjà frustré de son salaire par la saisie, put échapper à je ne sais quelle infamante condamnation.

L’immoralité des Diaboliques fut notifiée surprenante, et des multitudes équitables, à qui toute lecture du livre avait échappé, reconnurent, en bavant de pudeur, que jamais aucun romancier n’avait aussi dangereusement excité la muqueuse des magistrats les plus austères.

Une vraie conspiration fut ourdie en vue d’étouffer la vente pourtant si précaire, hélas ! des autres ouvrages de l’auteur, et de non cocufiantes épouses trimballèrent en masse leur vertu dans les boutiques, pour intimer aux négociants éperdus de comminatoires défenses. Tout libraire du faubourg Saint-Germain fut avisé que le débit d’un seul tome de ce pestilent élucubrateur serait inexorablement châtié par la désertion de sa clientèle.

C’est une ressource vraiment admirable que la chasteté ! L’éducation catholique moderne, demeurée fidèle à des traditions deux fois séculaires, enseigne imperturbablement que le plus énorme de tous les forfaits est l’impureté des sens. Il ne tient qu’aux âmes novices d’être persuadées que cette faute sans égale est l’attentat mystérieux que l’Évangile a déclaré sans pardon, tant les apophtegmes et les maximes de leurs pédagogues sont épouvantants à cet endroit.

Sans doute, les rigueurs du ciel doivent s’exercer sur les menteurs ou les paresseux, mais elles doivent triplement sévir contre les cœurs lascifs et les reins coupables. Le pardon des mains de Jésus en croix pleut à torrents sur les avares, sur les perfides, sur les bons chrétiens qui ne connurent jamais la pitié, mais il se refuse à brumer seulement du côté des fornicateurs. Enfin, il est tout à fait permis d’être sans amour quand on est sans libertinage.

Des êtres ainsi cultivés peuvent grandir et se mêler au convoi du genre humain. Ils peuvent, en secret, camper dans les marais de la luxure, acheter des études de notaires à Sodome, réaliser l’acclimatation de leur crottin dans la Voie lactée, ou bien s’en tenir pleutrement aux pratiques recommandées de la conjugale vertu ; ils n’arriveront jamais à vaincre le pli de cet enseignement initial. Et d’ailleurs, pourquoi chercheraient-ils donc à se débarrasser d’une aussi tutélaire bêtise, où s’abrite — ainsi qu’un monstre précieux entretenu par l’orgueil d’un prince — la terrifiante médiocrité de leur foi ?

Précisément, Barbey d’Aurevilly leur flanque au visage le livre le plus fait pour les atterrer : celui, je crois, de tous les livres modernes qui va le plus loin dans la vallée de la mort dont ils avaient cru boucher les passages ; une complainte horrible du Péché, sans amertume ni solennité, mais grave, mais orthodoxe et d’une inapaisable véracité.

Il est, alors, tout de bon, un enfant terrible, puisqu’il est venu s’asseoir, pour dire ces choses, au milieu des docteurs de la panique et du cœur figé et de l’abominable innocence, qui veulent que l’homme authentique soit cadenassé dans les lieux obscurs, afin que la face désolée de ce transgresseur du Sixième Commandement ne vienne pas détraquer les automates qu’ils ont engendrés.


III


« Passionnées pour le mystère et l’aimant jusqu’au mensonge », jusqu’à l’enivrement du mensonge ! Telles sont les femmes endiablées dont Barbey d’Aurevilly nous raconte l’effrayante histoire.

Une eau-forte de Félicien Rops nous montre l’une d’elles, debout, les pieds sur un enfant mort et de ses deux mains tragiquement ligaturées sur ses lèvres, bâillonnant, calfeutrant, séquestrant sa bouche. Garrottée dans son mensonge, comme le Prince des maudits au fond de son puits de ténèbres, c’est la fantaisie de ce fantôme de descendre ainsi l’emblématique bandeau de la passion et de signifier, en cet ajustement nouveau, pour les supputes des démons, la déchéance de la cécité.

L’amour, ici, n’a plus même l’honneur mythologique de paraître un rapsode aveugle ; c’est une cariatide de la maison du Silence, fagottée par les serpents du crépuscule, pour d’insoupçonnables attentats.

Les femmes des Diaboliques sont, en effet, tellement les épouses du Mensonge que, quand elles se livrent à leurs amants, elles ont presque l’air de Lui manquer de fidélité et d’être adultères à leur damnation pour la mériter davantage.

Tout en elles semble porter en dedans, suivant l’expression de l’auteur. Elles sont inextricables de replis, entortillées comme des labyrinthes, serpigineuses comme des ulcères, et leur abominable gloire est d’avoir dépassé toute fraude humaine pour s’enfoncer dans l’hypocrisie des anges.

« Je suis convaincu, dit Barbey d’Aurevilly, que, pour certaines âmes, il y a le bonheur de l’imposture. Il y a une effroyable, mais enivrante félicité dans l’idée qu’on ment et qu’on trompe, dans la pensée qu’on se sait seul soi-même et qu’on joue à la société une comédie dont elle est la dupe et dont on se rembourse les frais de mise en scène par toutes les voluptés du mépris. »

À l’exception d’une seule, dont l’effroyable sincérité n’est qu’un luxe de vengeance et qui se traîne elle-même, en bramant de désespoir, sur la claie choisie de son stupre éclaboussant, — la tapisserie de ces bayadères est plombaginée, fil à fil, de toutes les nuances pénombrales de l’imposture, de la cafardise de la femme et du sycophantat de sa luxure.

L’imagination peut toujours surcharger le drame ou le mélodrame, ou ne dépassera pas cette qualité d’horreur.

Le belluaire de ces vampires félins partant de ceci, que « les crimes de l’extrême civilisation sont certainement plus atroces que ceux de l’extrême barbarie par le fait de leur raffinement, de la corruption qu’ils supposent et de leur degré supérieur d’intellectualité,… » fait observer que « si ces crimes parlent moins aux sens, ils parlent plus à la pensée ; et la pensée, en fin de compte, est ce qu’il y a de plus profond en nous. Il y a donc, pour le romancier, tout un genre de tragique inconnu à tirer de ces crimes, plus intellectuels que physiques, qui semblent moins des crimes à la superficialité des vieilles sociétés matérialistes, parce que le sang n’y coule pas et que le massacre ne s’y fait que dans l’ordre des sentiments et des mœurs. »

Ce genre de tragique, il l’a donc trouvé précisément où il le cherchait, dans le dénombrement des cancers occultes, des inexplorés sarcomes, des granulations peccamineuses de l’hypocrisie.

Ah ! le cagotisme grossier conçu par Molière paraît peu de chose à côté ! C’était la répercussion, dans une cervelle de matassin, du borborygme religieux d’un siècle ignoble, et toutes les formules jansénistes ou gallicanes qui précédèrent ou suivirent le chef-d’œuvre prétendu de cet inane farceur, n’ont jamais donné rien de plus, en somme, que la rudimentaire assertion d’une grimace aussi centenaire que le sentiment religieux dans l’humanité.

Barbey d’Aurevilly ne mentionne point de simagrées. Il n’a que faire du cul-de-poule et des contorsions physiques enregistrées par un saltimbanque pour la trop facile désopilation des bourgeois. Ce grand artiste prend quelques âmes, les plus fortes, les plus complètes qu’il ait pu rêver, des âmes sourcilleuses et inaccessibles qui semblent faites pour la solitude éternelle, il les enferme dans le monde, maçonne autour d’elles des murailles d’imbéciles, creuse des circonvallations de chenapans et des contrevallations de pieds-plats ; puis, il verse en elles, jusqu’au nœud de la gorge, des passions d’enfer.

Le résultat de cette expérience est identique à la damnation des anges superbes. Ces captives réduites à se dévorer elles-mêmes, finissent par se trouver du ragoût et leur apparente sérénité mondaine est le masque sans coutures de leurs solitaires délices. Dissimulation si profonde qu’elle n’a plus même en vue l’estime sociale, mais simplement le déblai des mammifères ambiants et la volonté fort précise de n’être jugée par personne !

D’ailleurs, il ne s’agit plus du tout, à l’heure qu’il est, pour un être puissamment organisé, mais nauséabond, de paraître un fervent chrétien. C’est une remarque étrange, mais certaine, qu’une pure hypocrisie est rigoureusement intimée par un moindre Dieu. Or le Dieu du Calvaire et des Sacrements est depuis longtemps au rancart, c’est bien entendu, et le Narcisse qui est au fond de tout cœur humain l’a très plausiblement remplacé. Chaque moderne porte en soi une petite Église infaillible dont il est le Christ et le Pontife et la grosse affaire est d’y attirer le plus grand nombre possible de paroissiens. Mais, comme il est de l’essence de toute foi de tendre à l’œcuménicité, la momerie se dilate naturellement en raison inverse de l’exiguïté du tabernacle. On voit alors cette merveille d’une âme publique se badigeonnant de vertu pour s’absoudre et se communier elle-même et mériter par ce moyen, le Paradis de ses propres complaisances.

Barbey d’Aurevilly a voulu montrer cette âme dans l’exercice de sa liturgie de ténèbres, en plein conflit de son mystère avec la convergente police des yeux des profanes…

C’est pourquoi son livre donne l’impression d’une espèce de sabbat, le sabbat effréné de la Luxure autour du Baphomet du Mensonge, dans quelque endroit prodigieusement solitaire et silencieux, où l’atmosphère glaciale absorberait jusqu’au plus aphone soupir. Cela, au milieu même d’un monde superficiel dont l’insignifiance hostile ne soupçonne rien du voisinage de ces épouvantements.

C’est un trou d’aiguille à la pellicule de civilisation qui nous cache le pandémonium dont notre vanité suppose que des cloisons d’univers nous séparent. Le redoutable moraliste des Diaboliques n’a voulu que cela, un trou d’aiguille, assuré que l’enfer est plus effrayant à voir ainsi que par de vastes embrasures.

Et c’est bien là que son art est véritablement affolant, l’horreur qu’il offre à nos conjectures étant, d’ordinaire, beaucoup plus intense que l’horreur qu’il met sous nos yeux. On a parlé de « sadisme » à propos de lui. Je me garderais bien de l’en défendre, puisque la logique de son œuvre exigeait précisément qu’il y pensât. Ce qu’on entend par sadisme est-il autre chose qu’une famine enragée d’absolu, transférée dans l’ordre passionnel et demandant aux pratiques de la cruauté le condiment des pratiques de la débauche ? Pourquoi donc pas cette réalité, puisqu’il fallait que le Diable soufflât sur ce livre esthétiquement conçu comme le véridique miroir d’un état d’âme tout à fait humain et que, par conséquent, l’extrémité du péché mortel y devait être indispensablement déroulée ?

Il resterait, peut-être, à écrire une autre série de Diaboliques, où les hommes, exclusivement, cette fois, seraient les boute-feux de la perdition. La matière serait copieuse. Mais Barbey d’Aurevilly a choisi les femmes qu’il voyait mieux dans leur abomination, et qui lui semblaient devoir porter avec plus de grâce la fameuse chape dantesque dont l’affublement sied, pourtant, si bien à de certains hommes.

N’importe, les femmes qu’il a peintes sont exécrables et sublimes. Pas une qui ne soit complice de la moitié des démons et qui ne reçoive, en même temps, la visitation d’un art angélique. Le grand artiste qui les créa semble gardé spécialement par des esprits non moindres que des Dominations ou des Trônes,… mais triés, sans doute, parmi ceux-là dont les lèvres sont demeurées pâles depuis les siècles, ayant été, — pendant un millionième de la durée d’un clin d’œil, — fascinés par Lucifer et sur le point de tomber dans les gouffres piaculaires.


IV


Barbey d’Aurevilly n’ignore pas plus qu’un autre qu’il peut exister des Célestes, immergées dans un bleu très pur, qu’il en existe certainement. Mais voilà, il n’en connaît pas assez et, surtout, elles ne vont pas à la nature de son esprit. Il est de ceux qui vinrent au monde pour être les iconographes et les historiens du Mal et il porte cette vocation dans ses facultés d’observateur.

Aussi ne faut-il pas trop compter sur la promesse vague de la préface des Diaboliques. L’auteur, assurément fort capable d’enthousiasme pour la vertu et même d’un enthousiasme du lyrisme le plus éclatant, n’a pas l’égalité d’humeur tendre qu’il faudrait pour s’attarder à la contempler sans fin. Puis, je le répète, la structure de son cerveau, le mécanisme très spécial de sa pensée lui font une loi rigoureuse d’être surtout attentif aux arcanes de ténèbres et de damnation.

Il voit mieux qu’aucune autre chose l’âme humaine dans les avanies et les retroussements de sa Chûte. C’est un maître imagier de la Désobéissance et il fait beaucoup penser à ces grands sculpteurs inconnus, du Moyen Âge, qui mentionnaient innocemment toutes les hontes des réprouvés sur les murs de leurs cathédrales.

L’Église n’était pas bégueule alors et les cœurs purs avaient des yeux purs. On ne se salissait pas aussi facilement qu’aujourd’hui et les esprits chastes pouvaient affronter sans péril l’ostentation même des folies charnelles qu’une foi profonde faisait abhorrer comme des manifestations du pouvoir du Diable. En dehors du Sacrement, l’amour ne paraissait plus qu’une immondice et la représentation matérielle de ses désordres, bien loin de troubler les simples qui s’en venaient adorer le Fils de la Vierge et le Roi des Anges, les fortifiait, au contraire, dans l’exécration du vieux Tentateur.

Parce que nous sommes aujourd’hui phosphorés comme des charognes, Barbey d’Aurevilly semble un incendiaire. Telle est la justice. Mais les catholiques allumables, surtout, ont sujet de le détester, pour la double injure de les menacer eux-mêmes de son brandon et de prétendre, néanmoins, leur appartenir. L’Église romaine en vénère pourtant beaucoup, sur ses autels, de ces vieux Docteurs qui n’y mettaient pas tant de façons et qui ne croyaient pas le moins du monde qu’il fût si nécessaire de cacher l’opprobre dont le Rédempteur s’était accoutré comme d’un vêtement de fiancé !

Jusqu’à l’avènement des deux cliques de Luther et de Jansénius, ç’avait été une tradition parmi les chrétiens de crier la vérité « par dessus les toits » et de ne jamais reculer devant les « scandales nécessaires. » Maintenant, les mêmes chrétiens insensiblement inoculés, depuis longtemps, des sales virus de ces deux malpropres engeances, en sont venus à se persuader que la vérité n’est pas bonne à dire et que le scandale est toujours funeste, — blasphémant ainsi, sans même s’en apercevoir, les leçons du Maître qu’ils font profession d’adorer et qui mourut en croix pour leur certifier sa Parole.

Qu’importe, après tout, l’universelle coalition de ces infusoires ? Les œuvres puissantes et belles ont une longévité prodigieuse qui les fait aïeules des pensées futures. Ah ! sans doute, la postérité ne décerne pas infailliblement la justice, mais en la supposant plus abjecte encore que les générations avilies du présent siècle, il y aura toujours une élite pour se souvenir et pour témoigner.

Piètre réconfort, je le sais bien, que cet espoir d’un salaire d’admiration si posthume devant être ordonnancé, dans un siècle ou trois, par quelques loqueteux de génie dont la naissance est incertaine et qui ne viendront que pour recommencer les mêmes douleurs ! Pourtant, la nature de l’homme est ainsi faite que c’est un réconfort tout de même.

Quand les titulaires actuels du nom de chrétiens seront tellement défunts et amalgamés au néant que leurs savoureuses carcasses auront été oubliées, même sous la terre, des générations d’helminthes qui les auront dévorées ; quand un nouveau siècle sera venu transformer les cacochymeuses passions du nôtre et que le requin de la sottise éternelle aura renouvelé ses ailerons ; — il est présumable qu’en des solitudes sans douceur, les œuvres des anciens maîtres seront admirées encore par des artistes sans espérance qui légueront à d’autres leurs extases.

Pour ceux-là, certainement, un livre tel que les Diaboliques apparaîtra ce qu’il est en réalité : une monographie pénale du Crime et de la félicité dans les bras du crime, — document implacable qu’aucun moraliste n’avait apporté jusqu’ici, dans un ciboire de terreur d’une aussi paradoxale magnificence !

LE FOU


LE FOU




I


— Ernest Hello est un fou ! me disait, un jour, un chef d’ordre presque fameux dans l’Église, organisateur vanté de beaucoup de pèlerinages.

Insuffisamment édifié de cet arrêt, j’eus l’audace d’objecter quelques éclairs. — Voyons, mon père, ne lui en accorderez-vous pas des éclairs, à cet aliéné ?

— Des éclairs ! me répartit aussitôt le conducteur des caravanes de la piété. Mais, mon cher enfant, tout a été dit depuis longtemps par saint Thomas et saint Augustin et nous n’avons aucun besoin des éclairs de monsieur Hello ni d’aucun autre.

Ce moine routier que je veux supposer harnaché de toutes les vertus, exprimait la pensée de tout son monde. Le Dieu conçu par ces cerveaux n’a plus de grandes choses à faire désormais, puisqu’il est enfin pourvu de pareils adorateurs, C’est vrai qu’il a dû créer, dans des temps très anciens, quelques impeccables docteurs qui donnassent à l’esprit chrétien son gabarit éternel. Mais aujourd’hui, sa parfaite sagesse lui défend de recommencer et si l’on veut absurdement supposer qu’il lui plût, tout à coup, de se remettre à confectionner des grands hommes, il lui faudrait aussitôt quitter cette fantaisie.

Le malheureux Hello qui ne pouvait croire à une confiscation si sévère de la liberté divine, fut taxé de folie et retranché de la considération littéraire des autres chrétiens, ce dont il resta désespéré jusqu’à sa mort.

Rejeté par les catholiques qui ne lui pardonnaient pas d’avoir été quelquefois sublime, inaperçu des non catholiques auxquels il ne parlait pas, toujours exterminé d’avance par le grotesque transcendant de sa personne physique, Ernest Hello promenait avec lui dans d’incirconscrites étendues l’originalité la plus furieuse qui se pût rêver.

Son âme étant faible, il ne parvint pas à se consoler d’être sans gloire et de paraître choisi pour assumer toutes les disgrâces du génie dans l’obscurité. Vers la fin, on ne réussissait pas à se le représenter comme ayant jamais été vraiment jeune, tant il semblait courbattu de ses illusions à vau-l’eau, grabataire de ses espérances déçues.

Il appartenait à cette théorie trois fois lamentable des vieux débutants qui défile, suivant des rites si lugubres, à travers les entrecolonnements plus ou moins austères du grand journalisme. Il a pourtant écrit et publié une dizaine de volumes et un nombre infini d’articles, en l’espace de vingt ans. La critique a parlé de lui, quelquefois même avec un certain faste. N’importe, la célébrité ne vint pas, la gloire encore moins, et, par malheur, il n’était pas en son pouvoir d’accepter qu’il en fût ainsi.

Il faudrait être un tragique grec pour raconter les douleurs de ce chrétien que le seul mot de résignation faisait éclater en rugissements et qui croyait sincèrement que la gloire de Dieu sortirait de sa propre gloire. Mais laissons ce propos dont quelques greffiers de sacristie ont indignement abusé pour exaspérer un homme malheureux dont la grandeur épouvantait leur misère. L’Œil du Maître divin, qui compte exactement « les jougs et les colliers » dans les étables de ses troupeaux, est seul capable, sans doute, de discerner rigoureusement l’équité d’une lamentation de sa créature, si déraisonnable qu’elle puisse paraître aux clairvoyants farceurs qui rompent à la multitude le pain savoureux de leurs jugements.

De quelque ridicule qu’on se soit plu à l’accabler, Ernest Hello fut, au moins, cette merveilleuse rareté qu’on appelle une âme, et, certes, l’une des plus vivantes, vibrantes et intensément passionnées qui se soient rencontrées sur notre planète. Il fut, en même temps, un écrivain d’un art étrange et mystérieux. Mais, pour comprendre cet art et pour en jouir, il faut un sens esthétique assez indépendant pour se supposer chrétien dès l’instant qu’on ouvre ses livres. Difficile effort, j’en conviens, pour des intelligences aussi jetées que les nôtres aux murènes affamées du rationalisme.

Ce catholique a précisément, au suprême degré, ce qui horripile plus que tout les toléranciers du monde : je veux dire la haine de l’erreur. Voici, d’ailleurs, la façon peu tolérable dont il s’exprime :

« Quiconque aime la vérité déteste l’erreur. Ceci est aussi près de la naïveté que du paradoxe. Mais cette détestation de l’erreur est la pierre de touche à laquelle se reconnaît l’amour de la vérité. Si vous n’aimez pas la vérité, vous pouvez jusqu’à un certain point dire que vous l’aimez et même le faire croire ; mais soyez sûr qu’en ce cas, vous manquerez d’horreur pour ce qui est faux, et, à ce signe, on reconnaîtra que vous n’aimez pas la vérité. »

Cette haine de l’erreur qui ne vise que les doctrines sans toucher aux personnes est si brûlante qu’elle pénètre profondément son style et le colore de teintes violentes et orageuses, qu’il n’aurait, sans doute, jamais obtenues sans cela.

Sans ce que Joseph de Maistre appelle la colère de l’amour, il n’aurait peut-être été qu’un dialecticien quelconque, un apologiste religieux après tant d’autres, armé tout au plus d’une ironie très douce et très bénigne, et l’inattention universelle l’aurait très silencieusement enseveli dans le recoin le plus obscur de ses catacombes. Mais ce sentiment seul lui donne une personnalité inouïe, un accent littéraire tellement à part qu’il est impossible, avec la meilleure volonté d’être injuste, de ne pas en être frappé.

« Il y a cette différence, écrivait-il, entre l’amour et le zèle, que l’amour se contente d’aimer et de posséder son objet. Le zèle fait mourir tout ce qui lui est contraire. »

Chez Hello, le zèle fait mourir en dévorant. Il ne dévore pas seulement ce qui lui fait obstacle, il engloutit tout ce qui ne brûle pas autant que lui et du même feu. Cet homme si tendre est un exterminateur au nom de l’Unité de foi.

On peut assurer que cette charité qui déteste le mal est bien certainement la grande passion qui domine tout en lui, et, comme le temps où il vit doit lui paraître épouvantablement mauvais, cette passion s’exaspère et se transporte jusqu’aux notes les plus aiguës, les plus stridentes, du paroxysme de l’indignation. Noblement éperdu d’Unité, il s’enlace et s’enroule désespérément à ce tronc mutilé de l’arbre de vie. Si la stupide cognée philosophique veut le frapper encore, c’est sur lui-même que tombent les coups et ce sont ses membres, à lui, qu’il faut abattre pour commencer.

Peu d’écrivains illustres furent, autant que cet obscur, coupés par morceaux. L’ignoble critique des envieux et des sots, dans son propre entourage, a très exactement accompli l’office des bourreaux sur la pensée et sur les écrits de cette espèce de saint Jacques l’Intercis de la littérature catholique. Il pouvait crier, comme le sublime martyr persan : « Seigneur, Maître des vivants et des morts, exaucez-moi, je n’ai plus de mains à étendre vers vous, je n’ai plus de genoux à fléchir devant vous, je suis un édifice ruiné que ne soutiennent plus les colonnes sur lesquelles il s’appuyait. Écoutez-moi, Seigneur, et retirez mon âme de sa prison ! »


II


On comprend de reste ce qu’une tension aussi continuellement violente des facultés supérieures peut donner de ressort à un écrivain, surtout lorsque les dons naturels sont déjà réellement extraordinaires.

Seulement, il faut bien l’avouer, le pauvre Hello aurait certainement raturé les derniers mots de la prière du martyr. Il n’aurait pas voulu sortir de la prison de son corps, quelque misérable, quelque douloureuse qu’elle fût, parce qu’il ne pouvait, malgré tout, se dévêtir d’une espérance qui adhérait à ses os beaucoup plus exactement que sa propre chair.

Il était de ces êtres infiniment rares qui attendent encore le triomphe terrestre de Dieu et son visible règne. La seule pensée de mourir auparavant le révoltait comme une injustice, ayant conçu dans un abîme de prières l’assurance d’être le créancier de cet avènement.

La moquerie était vraiment trop facile et ne lui fut pas refusée. Tout ce qui pouvait parler ou écrire dans le marécage de la dévotion lui devint ennemi, bassement et salaudement. Toute la benoîte racaille des écrivassiers vertueux, toutes les trichines à plumes de la librairie catholique, toutes les larves, tous les lombrics, tous les ténias soi-disant littéraires du vieil intestin sacré ; des Lassere, des Pontmartin, des Roussel, des Aubineau, des Loth, des Léon Gautier, exultèrent à cette occasion de ricaner d’un grand homme, en demeurant eux-mêmes de sérénissimes crétins à jamais obscurs. Veuillot lui-même ne l’épargna guère, Dieu le sait !

Il eût été facile à tout autre qu’Hello de ne pas même les apercevoir. Il en fut, à la lettre, crucifié, parce que la véhémence de son magnifique désir avait fini par se confondre avec sa propre conscience et qu’il se supposait désigné pour une part quelconque dans la mise en œuvre du prochain triomphe de la Justice. Par conséquent, il ne fallait pas, selon ses vues, que l’apôtre qu’il pouvait devenir un jour fût, à l’avance, ruiné dans son nécessaire prestige.

C’est pour cette raison qu’à tant de pages de ses livres, il parle de lui-même instinctivement, quand il veut exprimer la tribulation des choisis de Dieu, méconnus et inécoutés du monde qu’ils ont pour mission d’avertir. Qu’il parle de Job, de saint Jean-Baptiste, de Jésus-Christ même, s’il est question de leurs douleurs et de leurs dérélictions par les hommes, on sent aussitôt le retour, sur sa propre infortune, de ce harangueur des déserts.

Mais, après tout, c’est un besoin de l’amour de se configurer à son objet, d’adhérer à lui, d’entrer en lui, et de s’y perdre jusqu’à ne savoir s’en dépêtrer. Cet éperdu de la Gloire du Dieu vivant ayant incontestablement de grandes choses à dire, il était assez naturel qu’il souffrît de n’être pas écouté et que cette souffrance fût à la mesure de ses pensées. Je ne me scandalise donc pas autrement de sa pitié pour cette catégorie d’indigents affamés du Beau que les grands hommes ont le devoir de saturer et qui mendient en vain leur pitance de sublime, quand les grands hommes sont absents ou sacrifiés. « L’admiration, disait-il, est un pauvre qui demande son pain, comme les autres. »

N’est-il pas misérable, d’ailleurs, et cent fois imbécile, de faire le procès à la personnalité d’un artiste, de lui reprocher son essentielle façon d’être, sans laquelle il ne serait pas même le dernier des hommes et ne mériterait pas de ronger les glands dédaignés par les pourceaux ?

Les personnalités de cette étonnante espèce sont des mamelles pour un grand nombre et leur nourricière splendeur jaillit miséricordieusement autour d’elles, du fond de leurs insolites gouffres, comme l’eau brûlante des geysers.

« La petite critique n’osera jamais dire devant l’œuvre d’un homme encore ignoré : Voilà la gloire et le génie ! Voit-elle un homme débordant de vie et d’amour, elle l’entoure d’un cimetière… Le génie est la seule souffrance qui ne trouve nulle part de pitié, pas même chez les femmes… Elles aiment ce qui brille, elles n’aiment pas ce qui resplendit. »

Quand l’auteur de L’Homme écrivait ces lignes, il pensait à lui, sans doute, parce qu’il n’est pas possible qu’un personnage d’une si nette supériorité s’oublie soi-même quand il parle de la douleur, mais il n’était à ses propres yeux qu’une unité dans la déplorable compagnie des parias de l’intellectuelle majesté, sur lesquels sanglotait son âme.

Mais voici venir une clameur plus distincte.

« Ne crois pas, ô terre, que j’adresse à toi ma plainte. Tu n’es que le théâtre, tu n’es pas le but de mes cris et je ne te permets pas de les garder un seul instant dans tes entrailles. Ils vont à Dieu, à Dieu seul. Ne les retarde pas, ils sont pressés. Ils parlent de toi, ils ne vont pas à toi. Mes cris sont mes trésors. Ils sont ma richesse immortelle. Si je te les confie un moment, c’est pour qu’ils te frappent du pied et que, prenant sur toi leur élan, ils s’élancent plus haut dans le ciel. Mais ne dérobe pas le plus petit d’entre eux. Ne dérobe rien, ne cache rien. Que le moindre de mes gémissements ne s’attarde pas dans l’un des replis de ton sol. Que pas une goutte de mon sang ne soit perdue ! Je suis avare, sois fidèle ; j’ai compté mes gouttes de sang, j’ai compté les rugissements de mon cœur. Je te demanderai compte de tout jusqu’à un atome. Lance à l’instant vers le ciel ce que je laisse tomber sur toi ; les secondes aussi sont comptées. »

Un être capable de vociférer de telles admonitions dépasse évidemment tout formulable critère et ne relève plus que de l’intuition des admirateurs. Tout ici est exceptionnel. On est en présence d’un chrétien que le christianisme n’a pu combler, parce qu’il le juge inaccompli, et qui se désespère de voir les promesses de l’Évangile indéfiniment prorogées. En même temps, il est pénétré jusqu’aux moelles du pressentiment de la très imminente advenue d’un Seigneur qui s’est évadé de nos misères, il y a dix-neuf siècles, en promettant de revenir.

La confrontation des événements actuels avec les prophéties sacrées lui démontre surabondamment que cette heure est proche et il en a une soif terrible. Ce serait, en une seule fois, l’absolu de la Vérité, de la Justice, de l’Amour et de la Magnificence ! Ce serait la vengeance du Pauvre et l’humiliation infinie des sages vautrés dans le fumier de leurs oracles, dont la puanteur d’assouvissement l’a tant fait souffrir. Ce serait enfin la réhabilitation de Dieu, qui ne paraît pas se souvenir de ceux qui l’aiment et qui fait banqueroute à sa Parole en dormant d’un si long sommeil.

« Votre victime déchirée vous redemande ses membres, » crie-t-il, s’adressant aux bourreaux éternels du Christ, et l’on s’aperçoit sur-le-champ que c’est à peine s’il pense à ces animaux d’orgueil.

L’invective pourrait aussi bien s’envoler vers la Victime elle-même, qui ne fait rien pour récupérer ses lambeaux terrestres, depuis bientôt deux mille ans qu’elle s’est assoupie dans le fond des cieux.

Le malheureux, néanmoins, n’est pas prophète. Il ne sait pas le moment précis, la minute élue pour l’apparition de la Face conspuée dont l’aspect changera la neige des monts en ruisseaux de feu. Mais il croit deviner que cette minute est sa voisine et son désir déflagrant la veut manifeste, soudaine, extemporanée, crevant tout de son éclat, comme une intrusion de soleil.

Cette minute est la vierge de son choix, l’idéale vierge de dilection infinie, que tous les ancêtres de sa convoitise ont successivement attendue ; mais cette inviolable est voilée nonpareillement, emmaillotée de même façon qu’une reine de Saba défunte, empaquetée de ténèbres, grillagée comme une lionne, et les mains du pauvre fiancé sont si débiles !…

Ernest Hello est un nouveau Siméon, douloureux et inexaucé, qui ne voudrait pas s’en aller, lui non plus, sans avoir tenu dans ses bras la « Lumière des nations » guettée si longtemps par lui du haut des cadavres de ces siècles morts qui s’étaient abattus de vieillesse en renonçant à la voir venir.

Il s’en est allé, pourtant, les bras vides et le cœur brisé, abandonnant son rêve, — ainsi qu’un empire de douleurs, — à d’autres Tantales de l’Honneur de Dieu, s’il plaît à ce Maître infiniment redoutable de se conditionner encore de pareils martyrs !


III


Qu’on se représente maintenant un homme non seulement assoiffé de justice et de vérité, mais incendié à en mourir, dès son premier jour, de la concupiscence du Beau, — étant affublé, par néfaste sortilège, de cette livrée de facultés qui constituent l’écrivain de grand talent et s’accroupissant, avec cela, toute sa vie, dans la fondrière d’une obéissance imbécile.

Ernest Hello ne publia jamais une seule ligne sans l’avoir humblement soumise à l’examen. J’ai appris que, dans plusieurs circonstances, il n’avait pas hésité à sacrifier d’importantes pages sur la simple appréhension d’un vague danger de scandale ou d’équivoque pour certaines âmes au découragement facile. Ceux qui savent la tendresse jalouse des vrais artistes pour les créations de leur art et les déchirements atroces de ces sortes d’immolations de leur propre pensée, pourront mesurer sur ce seul fait la profondeur du sentiment catholique chez cet apparent effréné.

Évidemment, les docteurs consultés par lui ne pouvaient pas être des ennemis affichés de sa personne ou de son talent. Mais, bon Dieu ! qu’ils devaient faire d’étranges amis, ces prêtres ou ces culminants laïques, inférieurs, à coup sûr, à ce concurrent formidable qui venait, contre toute espérance, livrer sa prose à leur merci !

Dans l’étonnante ingénuité de son cœur, l’innocent Hello ne pouvait admettre l’irrémédiable cécité des chrétiens modernes à l’endroit de toute œuvre d’art, le dessèchement fossile, l’aridité polaire de cette société sans sève et sans renouveau, où sa timide conception de la charité lui faisait un devoir de se consumer.

Il voulut supposer, quand même, la possibilité de galvaniser ou de ressusciter cette nécropole, se condamnant à ne jamais regarder du côté du vaste monde des vivants étrangers au Christ et privés d’apôtres, pour qui le Rédempteur n’a pas moins souffert.

Il ne se mêla point aux profanes et ne fut jamais leur convive dans les oasis, non qu’il crût avoir le droit de les détester, mais parce qu’il redoutait leur contact et croyait obstinément à l’obligation d’exhorter d’abord l’Arabie Pétrée.

Ce fut une grande pitié de voir ce noble esprit saturé d’idéal et gourmand de magnificence s’efforcer opiniâtrement à l’ingrate besogne d’ensemencer de son enthousiasme la désolante caillasse du christianisme contemporain, l’infertile silex des cœurs dévots, d’où les marteaux et les meules de la plus concassante fureur ne pourraient pas même tirer d’illusoires étincelles ! Il s’y acharna sans repos, comme un insensé, et jamais on n’avait vu sous l’arche des cieux un prédicateur si solitaire !

Vingt ou trente ans, il s’agita dans son rêve de ranimer ceux qu’il nommait ses frères, par l’inoculation d’un immense espoir, et lorsqu’il criait au centre même des foules, on lui répondait par une si prodigieuse absence de tympans que la soudaine abolition du genre humain n’aurait pu l’isoler davantage.

Il s’abaissait, plein de soupirs, vers ces gisants de la médiocrité, se déshonorait jusqu’à leur parler leur langue. Ses livres, hélas ! sont, parfois, ocellés de platitudes comme la queue maléficiée d’un paon extraordinaire. C’était le moyen de se rendre, par miracle, encore plus incompréhensible, puisqu’alors, il était forcé d’aboucher ensemble, monstrueusement, les litanies de l’extase et le meuglement des bestiaux.

Hello se persuada, dans la démence de son zèle, qu’il pouvait y avoir un art chrétien, sans soupçonner, un instant, l’expérimentale zizanie évoquée par cette expression et sans entendre les hurlements simultanés de ces deux vocables incompatibles.

Cet assembleur de nuages ne comprit jamais que l’effort supposé de l’art vers le christianisme est celui d’une courbe vers l’asymptote et que c’est la vieille nourrice de la foi, la Raison en personne, qui l’a démontré. Il peut se rencontrer d’exceptionnels infortunés qui soient, en même temps, des artistes et des chrétiens, — c’est justement le cas de mes trois excommuniés, — mais il ne saurait y avoir un art chrétien.

L’Art est un parasite aborigène de la peau du premier Serpent. Il tient de cette extraction son immense orgueil et sa suggestive puissance. Il se suffit à lui-même comme un Dieu et les couronnes fleuronnées des princes, comparées à sa coiffure d’éclairs, ressemblent à des carcans. Il est aussi réfractaire à l’adoration qu’à l’obéissance et la volonté d’aucun homme ne l’incline vers aucun autel. Il peut consentir à faire l’aumône du superflu de son faste à des temples ou à des palais, quand il y trouve à peu près son compte, mais il ne faut pas lui demander un clin d’œil surérogatoire.

Les paganismes anciens avaient avec lui plus d’affinité et le trouvaient beaucoup plus flexible. Il y avait entre eux et lui comme une solidarité mystérieuse de transgression et de blasphème, en vue d’obnubiler la face de Jéhovah et d’effacer de l’esprit humain les primordiales illuminations. Ce fut un enlacement de monstres divins dans les cryptes redoutées des Sérapéums géants et des sanctuaires crottés de sang de l’épouvantable Asie. L’Art fut prodigue, en ces temps anciens, de ses plus colossales chimères et son implacable beauté servait à multiplier partout les affres de l’idolâtrie. Quand le Christianisme triompha, ce Benjamin du soleil s’enfuit, en barrissant, dans les solitudes.

Et ce fut fini pour des siècles. Il fallut mille ans pour que des adorateurs de la Croix, chemisés d’acier, treillissés et papelonnés de fer, ramenassent avec eux, de Palestine ou d’Égypte, ce farouche captif destiné par la Providence à l’ultérieure dislocation du catholicisme.

On construisit alors des cathédrales. On exfolia les montagnes pour qu’elles résonnassent, aussi bien que les forêts, du « gémissement de l’Esprit-Saint ». On viola les pierres et les métaux pour des parturitions d’effigies célestes ou infernales comme il ne s’en était jamais vu. On chanta des hymnes si belles que notre incroyante génération pleure encore en les écoutant. Un peu plus tard, on se mit à peindre, et, pendant trois sublimes siècles environ, les chrétiens purent se persuader qu’ils avaient enfin courbé devant Jésus-Christ l’antique suppôt des Dieux effrayants.

La renaissance, un beau jour, souffla sur ces illusions. L’Art, quelque temps dompté par l’enfantine ferveur du Moyen-Age, se cabra dans un soubresaut tout-puissant, aussitôt qu’il ne sentit plus le caveçon de cette innocence.

Il n’y avait pas à recommencer en Occident les fredaines sanguinaires de Moloch ou d’Astarté, mais les âmes furent jetées, pour n’en plus sortir, dans les soupiraux brûlants de la forme et de la couleur, et, désormais relaps convaincu, l’ancien compétiteur du Très-Haut afficha partout son antagonisme éternel.

Aujourd’hui l’expérience a suffisamment divulgué cette antinomie et il fallait l’innocence têtue d’Ernest Hello pour espérer la soumission d’un si vieux rebelle. Il serait oiseux de reprendre ici ce que j’ai dit ailleurs à propos d’Émile Zola, mais il me semble que l’extrême incompatibilité de l’art moderne avec les exigences d’un catholicisme pratique aurait dû précisément avertir un pareil métaphysicien de la présence de quelque mystère. Cet expectant du règne de l’Esprit-Saint, ce millénaire impatient de tous les miracles et de toutes les consommations divines, ne se devait-il pas à lui-même de conjecturer un renouvellement de toutes choses analogue, par exemple, à la Transsubstantiation ?…

Et puisqu’il est démontré que les âmes les plus parfaites et les plus capables de laver les Pieds saignants de Jésus-Christ sont justement les plus quémandeuses de nard profane, ce rêveur ne pouvait-il pas augurer quelque céleste péripétie qui justifierait enfin les antichrétiennes pratiques de l’Art, en canonisant sa rébellion ? Il est possible qu’une véritable intuition de prophète eût été la récompense de cette audace.

Seulement, il aurait fallu ne pas croupir, comme un Job dénué d’Orient, sur le fumier des librairies catholiques. Il aurait fallu ne pas être le sublime et navrant Jocrisse d’un apostolat du Beau assez comparable à la dissémination d’une caraque de perles ou de diamants sous les sabots profanants des porcs.


IV


Le copieux in-octavo intitulé L’Homme est, sans contredit, l’ouvrage le plus important qu’Ernest Hello ait écrit, le seul qui donne l’ensemble de cet esprit inégal et troublant comme un phénomène, avec ses coups de lumière et ses rafales d’obscurité. Ses autres livres : Paroles de Dieu, Physionomies de saints, Contes extraordinaires, etc., ne paraissent que des variantes plus ou moins heureuses de ce texte générateur.

Je ne vois guère d’analogue à cet écrivain désorbité que le solitaire Pascal. Ils sont, en effet, tous deux, surtout des poètes, et l’étonnement du lecteur est infiniment plus déterminé par leur accent que par leurs pensées. Tous deux se sont trompés à des profondeurs incroyables, en dépensant une force à contre-peser la gravitation des cieux. Ils ont lapidé le bon sens avec des comètes. Mais, sacrebleu, quel spectacle !

Quand Ernest Hello a vociféré son amour pour l’Art, sa fringale de Justice et sa rage d’être obscur, il ne lui reste pas grand’chose à nous proposer. Néanmoins, quelques chapitres de L’Homme, inouïs d’analyse et de vivisection sur les cœurs, à propos de l’Avarice et de la Médiocrité, par exemple, trahissent assez l’étonnant pouvoir de ce cerveau hanté du mystère, s’il avait plu à Dieu de le pondérer.

Partout ailleurs, il est en cris et en extase. On dirait qu’il ne connaît pas d’autres procédés que l’enthousiasme. Dans Paroles de Dieu, livre sans ordre qui n’est qu’un essai d’interprétation de quelques versets du Saint Livre, on le voit s’arrêter subitement devant un texte, comme on s’arrête devant un homme extraordinaire, et cette clameur du ciel, il la répercute aussitôt en poussant des cris de la terre. Il renvoie sur ce texte toutes les flammes qui viennent de s’allumer en lui pour qu’il éclate comme la foudre. Dans le transport de son zèle, il se jette sur le langage humain, sur ce langage prostitué à toutes les formules de l’idolâtrie littéraire, il le traîne aux pieds du Seigneur Dieu et le force à confesser son impuissance et sa nudité. Il sent à des profondeurs inconnues le néant de la parole de l’homme en présence de la Parole de Dieu et dénonce à toute page le blasphème effrayant de l’antagonisme supposé par l’orgueil. Enfin, il n’en revient pas que Dieu ait parlé et que les hommes aient trouvé ensuite quelque chose à dire.

Cette manière d’être est assurément des plus grandes, mais au prix de quels dangers ! Cet homme vraiment supérieur et, parfois, estampillé de génie en arrivait à écrire d’épouvantables niaiseries, — « pontifiant et vaticinant, ainsi que le déclare cruellement l’auteur d’À Rebours, du haut d’un rocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice. »

Son style eunuque et flétri par le commerce exclusif de frigides pédants et de soutaniers tondeurs, aurait pu, je le crois, devenir tout à fait artiste, s’il avait su trouver assez d’énergie dans sa raison pour s’enquérir d’un autre milieu. Il n’osa jamais et sa punition fut d’être l’auteur des Contes extraordinaires, où la plus emphatique anémie déshonore d’obscures adaptations de sa philosophie religieuse aux dramatiques réalités de la vie. Voilà pour l’amoureux d’art, hélas !

Quant à l’altéré de Justice, au millénaire, il n’avait pas à subir un si grand déchet, mais l’indigence de sa forme rendit blafarde, quelquefois, jusqu’à l’expression de sa charité, tant l’écriture humaine est un mystère !

Pourtant, c’était sa grande beauté, cette vertu-là. Elle fut chez lui continuellement brûlante et suggestive d’immolation. Il pensa toujours que la suprême Justice est décernée par la Charité suprême. Son regard de bas en haut vers le Pauvre était incontestablement sublime.

« La gloire de la charité, disait-il, c’est de deviner… Celui qui aime la grandeur et qui aime l’abandonné, quand il passera à côté de l’abandonné, reconnaîtra la grandeur, si la grandeur est là. »

En écrivant cette chose magnifique, je sais bien, parbleu ! qu’il pensait à lui. J’en ai déjà fait la remarque à propos d’une autre citation, et, bien souvent, il en fut ainsi. Un jour même, il sentit le besoin de se justifier et voici de quelle curieuse façon :

« L’Homme ne s’aime pas et cependant l’homme doit s’aimer beaucoup, car il doit aimer beaucoup son prochain et il doit aimer son prochain comme lui-même. »

Cette apologie, ridicule et même odieuse dans toute autre bouche, n’étonnait pas trop de cet incomparable naïf et produisait presque l’effet d’un aveu touchant.

On lui fit un crime atroce de s’indigner d’être obscur, mais il croyait avec raison qu’étant glorieux, il aurait mieux servi ses frères, qu’il aimait autant que lui-même. Si l’Espérance peut donner la résignation pour soi, l’Amour n’entend rien à la résignation pour les autres, et cet amoureux ne se résigna jamais. « L’ensemble de mon œuvre, me disait-il un jour, pourrait s’appeler le Cri du sang d’Abel. »

Le pauvre, tel qu’il le concevait, c’est celui qui a besoin, n’importe de quoi : c’est l’homme de génie, c’est le héros, c’est l’étranger ; c’est celui qui a faim, c’est celui qui a soif, c’est celui qui est nu ; c’est ce cœur dilaté comme le cœur d’un Dieu et que le monde égorge spirituellement par l’indifférence, comme Caïn égorgea physiquement son frère par le couteau. Le nom de ce Pauvre remplit les Prophètes et les Évangiles. On l’y trouve perpétuellement exalté, à ce point qu’on dirait que le serpent d’Aaron est une figure de cette première des béatitudes évangéliques par qui les autres ont l’air d’être dévorées.

Or, le monde, qui déteste la Béatitude, ne veut pas connaître le Pauvre. Il n’aperçoit pas plus les langueurs de son âme que les haillons de son corps. Mais si cette âme est magnifique, si elle éclate de splendeur, le monde, qui déteste par surcroît la magnificence et la splendeur, suppose la folie pour se dispenser de la justice.

Ernest Hello recueillit toute sa vie le sang spirituel qu’il voyait couler en torrents de l’âme du Pauvre assassiné par l’oubli de tous les Caïns que le monde croit innocents parce que leurs mains ne sont pas rouges et fumantes. Le plus clair de sa destinée fut de prêter sa voix à ce sang et de pousser vers Dieu les clameurs d’Amour qui font pleuvoir la malédiction.

LE LÉPREUX


LE LÉPREUX




I


On ne lui a pas attaché de grelots ni de cliquette, à celui-là, pour avertir les passants.

— Qu’il s’en aille pourrir le monde, s’il veut, ce puant, ce pustuleux, ce croûte-levé, cette ordure d’individu rebelle aux désinfectants ! Notre bercail n’est pas une maladrerie. Nous sommes des immaculés, nous autres, des lactescents, des nitides, et nous savons, au moins, nous barricader contre les typhus et les syphilis de la poésie !

Et les bons catholiques ferment leur porte avec fracas, après avoir jeté dans la rue le plus grand poète qui leur ait apporté son cœur depuis cinq ou six cents ans.

Le volume de vers intitulé Sagesse a été publié, en 1881, par la « Société générale de Librairie catholique », aux frais de l’auteur, je me plais à le croire. Jamais ce livre ne fut mentionné sur les catalogues de la maison ; jamais aucun bibliographe dévot n’en parla ; jamais le moindre effort commercial ne fut accompli pour en débiter un seul exemplaire.

Lorsqu’un nécessiteux d’idéal, à grand peine informé, débarquait dans la boutique de la rue des Saints-Pères, son argent au bout des doigts, briguant le privilège d’émanciper la brochure, il semblait, — tant le postulat était inouï, — qu’on eût affaire à quelque noceur en délire, fourvoyé là par la plus insolite erreur et demandant une priapée !…

Un épidémique balbutiement sévissait aussitôt sur les commis épouvantés. Les vendeurs en détresse et les pâlissants comptables s’agitaient et s’ahurissaient en de rapides colloques ou d’inefficaces délibérations. De claquantes portes voltigeaient, soufflant au visage de l’affronteur, du fond d’antres inexplorés, les chastes courants d’air de la plus boréale circonspection. Tout à coup, un Éliacin de l’étalage ou quelque bombyx incitateur préposé aux pieux rossignols, apparaissait, se déclarant investi pour certifier à l’impétrant l’inexistence regrettable de l’ouvrage sollicité. Bref, il fallait que cet obstiné client notifiât le dessein préconçu de ne pas s’en aller du tout sans son exemplaire, pour que, de guerre lasse, on se décidât à l’en gratifier, moyennant finance, en levant au ciel des yeux affligés.

Enfin, ce drame grotesque durerait encore, si l’intrépide éditeur des autres livres de Paul Verlaine, M. Léon Vanier, n’avait acquis celui-là de la Librairie catholique, enchantée probablement d’une si belle occasion de se purifier.

Car tout est bien là, je vous en réponds. Le chef-d’œuvre de Verlaine était une souillure à la robe de cette hermine. Cela est tout à fait incroyable, mais certain. On ne le répétera jamais assez. La poésie est une façon de stupre aux yeux de ces gens, c’est une tare de mort contre laquelle il faut implorer l’hysope des aspersions pénitentielles et le coup de foudre subtil d’un repentir lustral.

J’ai réservé pour la fin cet infortuné, parce que son cas est le plus concluant des trois. Barbey d’Aurevilly a beaucoup écrit sur l’abominable passion de l’amour, il a surtout divulgué dans ses peintures le ruffianisme des cœurs. Si ce n’est pas exactement pour cela qu’il exaspère, c’est, du moins, le principal considérant de son dam. Le très chaste Hello est ostensiblement réprouvé pour son zèle et ses allures de prophète. Mais Verlaine est évacué pour l’unique raison laxative de sa poésie. On ne peut pas reprocher autre chose à cet artiste des moins copieux et qui n’a vraiment pas mené grand bruit dans le monde. À l’exception d’une petite chapelle de rimeurs bâtie naguère sur le penchant d’un glacier mythologique, à des distances infinies du giron sacré, le nom de l’auteur de Sagesse, dont la célébrité commence à peine, était presque complètement inconnu partout. Quand il vint se livrer aux catholiques, un sur dix mille, tout au plus, avait pu entendre proférer le nom de ce parnassien et encore de façon si vague qu’il n’aurait pas été capable de former sur lui la plus crépusculaire des suppositions.

Verlaine était pour eux un converti, rien de plus, une brebis quelconque, longtemps égarée dans les pâturages profanes et qui réintégrait le sainfoin du Bon Pasteur.

Ah ! s’il avait été un de ces polygraphes illustres, ou simplement un brochurier quelque peu notoire, dont l’asservissement aurait paru triomphal et qu’il eût été possible d’arborer comme un trophée, ces sauvages auraient promené sa chevelure sur leur front de bandière pour l’émulation de leur léthargique tribu. Les ambulanciers de la contrition auraient charcuté cette âme à leur fantaisie, l’émasculant, la trépanant, la cautérisant, l’emplâtrant de pieux avis, l’éclissant de saintes pratiques, l’asphyxiant ou l’abrutissant de monitoriales fumigations.

À toute rigueur, une invincible constance de martyr l’eût fait absoudre d’avoir naguère proprement écrit et peut-être même la miséricorde eût été poussée jusqu’à l’oubli de ses dérèglements poétiques, s’il en eût fait humblement l’aveu accompagné du fervent propos d’une filiale imbécillité.

L’Église, en France, est coutumière de cette façon de bienvenir les épaves qui lui sont lancées des brisants du monde par la littérature en détresse. Si le malheureux Hello, né de ses entrailles, et, toute sa vie, claquemuré dans ses disciplines, en fut si chiennement accommodé, le destin d’un exotique cerveau échoué dans le poulailler de cette Pélicane est facile à conjecturer. Mais Verlaine, en surcroit de son exotisme, était inglorieux, dénué de richesses, inexploitable par conséquent, à ce double titre, et il s’annonçait comme un cygne ou un albatros. On voulut bien imprimer son livre, parce qu’après tout, le denier du pauvre est bon à prendre, mais on s’arrangea pour l’enterrer aussitôt si profondément qu’il fût impossible d’en soupçonner l’existence.


II


Villiers de l’Isle-Adam me faisait remarquer un jour que les notaires détenus dans les bagnes s’enfoncent plus avant que les autres hommes dans le mépris des poètes, qu’ils accusent avec une flétrissante pitié de s’attarder « dans les nuages » et de ne rien comprendre aux substantielles réalités de la vie.

Les catholiques en liberté ne se contentent pas du mépris pour ces rêveurs, ils promulguent l’infamation et les châtiments afflictifs, et leur jurisprudence est tout à fait identique à celle des tabellions précités. Ils sont, eux aussi, pour le solide, le positif, le palpable, et n’entendent pas que les ouailles de leurs pâtis s’en aillent broûter dans le bleu des cieux…

On est forcé de ressasser fastidieusement ces observations et de les fixer en soi jusqu’au plus intime, si on veut arriver à concevoir seulement l’énoncé du déconcertant prodige que voici :

Un homme se présente au seuil de l’Église éternelle du Christ, je ne dis pas le plus grand, ni le meilleur, mais l’unique, absolument, celui qu’on était las d’espérer ou de rêver depuis des siècles, un poète chrétien.

Ce minable claquedent, dénué même des tessons de Job, porte son fumier sur son esprit et sa besace autour de son cœur. Il s’agenouille à l’entrée du vieil habitacle de l’Espérance, de l’antique vaisseau des Extases, et, du fond de sa conscience, invoque le Dieu flagellé pour qu’il soit le témoin de son holocauste.

Il arrive des lointains cloaques, apportant l’inégalable trésor des puanteurs, des nudités, des dérélictions, des blasphèmes et des désespoirs du siècle, puisque l’épouse indéfectible du Rédempteur a reçu le pouvoir de transfigurer tout cela. Il a choisi d’être le bouc propitiatoire et le sacrifice qu’il offre est cousin germain de l’effroyable désolation qu’il assume.

Sacrifier à Jésus la richesse, la célébrité, l’amour même, c’est le vieux jeu des martyrs et des confesseurs nimbés qu’on vénère dans les basiliques et dont les histoires sont écrites par des professeurs de vertu. Mais sacrifier à cet Agonisant couronné d’épines les joies du Vice et les délicieux esclavages de l’infamie ! renoncer pour cet Agneau d’entre les lys aux exhalaisons de l’excrément ! — telle est l’oblation de ce pèlerin qui s’est donné à lui-même l’invraisemblable mission de représenter la poésie contemporaine au pied de la Croix !

Ex-voto sans précédent d’une société rongée de névroses et fiancée aux épilepsies ! Largesse inouïe du plus pauvre monde qui fut jamais ! Les générations équilibrées de corps et d’âme dont on nous rabâche la grandeur n’en ont pas tant fait et n’étaient pas forcées, pour aller vers Dieu, d’enjamber de pareils abîmes !

Ce rafalé, ce calamiteux, qui n’est rien du tout qu’un Verlaine « sceptique et léger, » — comme il le dit lui-même dans la préface de Sagesse, — si sa poésie ne subroge pas pour nous devant Dieu la tutelle de nos démons ; ce « cœur renaissant, pur et fier, » a beau prier, dans ses vers, Jésus et Marie, voici, je crois, ce qu’il faut entendre :

— Seigneur conspué qui résidez, invisible, dans vos tabernacles au milieu des candélabres et des calotins, je vous prie très humblement de faire attention à mon ambassade. Je suis un artiste, un poète, et, par conséquent, un ennemi des normes édictées par vos pasteurs. Je suis devant eux complètement nu, purulent et nauséabond. Je n’ai pas même l’honneur d’être accrédité des goitreux et des malandrins plus ou moins notables dont je me suis ingéré de vous étaler, en ma personne, le croupissement.

J’ai cru, néanmoins, expédient et sage d’obéir à l’impulsion qui m’entraînait à vous recruter, ô Chef des élus, pour l’assainissement de cette canaille.

Il s’agit de savoir si vous acceptez l’oblation de la Poésie ou si vous ne l’acceptez pas. Il se trouve que par l’effet d’une obscure loi, cette contemplative, qu’on pourrait croire amarrée à la table de vos autels, habite en réalité parmi ceux qui vous ignorent ou qui vous méprisent, et les apôtres congestionnés de vertus qu’on vous malfaçonne, non seulement ne galopent jamais après elle, mais l’écartent studieusement de vos seuils, en la gratifiant quelquefois d’une sommaire malédiction.

En voulez-vous décidément ? Je vous l’apporte, moi chétif, garrottée comme un succube, car elle n’est pas venue de son plein gré. Elle s’occupait d’affoler et de pourrir des aveugles-nés. Je l’ai conquise et je l’ai domptée pour vous seul, ayant réussi à m’emparer de son attirail d’ensorcellement, de ses rhythmes, de ses images, de ses philtres, de ses grimoires, et la voici, ma parfaite esclave, dans la posture d’adoration que ma volonté lui imposa.

C’est pour cela que j’ose me déclarer le mandataire de tout un monde. Ce que je vous offre, mon Dieu, est un non moindre trophée que la Chimère des esprits superbes qui se sont éloignés de vous. C’est leur Refuge, leur Tour d’ivoire, leur Notre-Dame de douleurs et de recouvrance. Quelques-uns, sans doute, la suivront jusque dans la Plaie salutaire de votre côté. Et moi, ce vainqueur, qui ai renoncé au délice de la posséder crapuleusement hors de votre présence, je ne demande rien de plus que le jubilé de votre grâce pour ce fabuleux sacrifice !…


III


Si Dieu n’a pas été sourd à cette prière, il faut croire qu’il n’a pas jugé à propos d’en faire part aux administrateurs de sa gloire et de leur décrotter le cœur ou les oreilles pour les rendre capables d’un peu de justice. La démarche inouïe de Verlaine eut le seul résultat que j’ai raconté.

Elle était cependant bien glorieuse pour les bonzes chrétiens, cette imploration d’un si rare esprit, et ce qu’il offrait aurait dû être accueilli par des noëls et des hosannahs ! La gratitude catholique aurait dû raisonnablement s’effrener jusqu’à l’emphase d’une apothéose ! Il aurait fallu dételer les rosses pondérées de la critique et porter ce bienfaiteur sur un pavois argenté de têtes chrétiennes !

Songez qu’il ne s’était rien vu de pareil depuis le Moyen Âge. Un grand poète qui ne chantait que pour Jésus-Christ, comme les saints inconnus par qui furent écrites les décourageantes hymnes de la liturgie !

Ah ! c’est vrai qu’on avait eu d’autres lyres soi-disant chrétiennes. Le « mélodieux » Lamartine avait soupiré le nom de Jéhovah dans les ramures de la provisoire forêt romantique et l’effrayant Tétragramme n’avait servi qu’à rendre plus anonyme la face de brumes du Dieu sans plaies ni eucharistie toléré par les philosophes. Le grand Hugo et le petit Musset n’avaient pas, sans doute, paru mériter qu’on les cataloguât sous la même rubrique ; pourtant, ils avaient parlé, eux aussi, d’un Très-Haut quelconque, à de certains jours, et ce n’était pas un Dieu jaloux, vous pouvez m’en croire. Il était sans inconvénient d’adorer n’importe quoi dans le même temps qu’on le thuriférait de rimes conjugales et de célibataires hémistiches.

Baudelaire seul fut incontestablement catholique au plus profond de sa pensée. Mais il fut catholique à rebours, à la manière des démons qui « croient et tremblent, » suivant la parole de saint Jacques. Les Fleurs du mal et les Poèmes en prose paraissent, à de certaines places, calcinés, comme des autels maudits que des langues d’enfer auraient pourléchés.

Ce poète gorgonien, devant l’amertune de qui les plus noires tristesses ont l’air de mirlitonner, parla constamment la grammaire du catholicisme, qu’il préférait à toute autre, et sa poésie d’impénitent supplicié fut si sacrilège qu’elle est devenue, par antinomie, suggestive de l’adoration.

L’auteur des Litanies de Satan mit sa confiance dans le désespoir, qui lui fut fidèle, et le cantique fameux qu’il eût pu chanter, las d’attendre, le prit à la gorge et l’étouffa.

Quant aux poètes antérieurs, aux poètes prétendus religieux du dix-septième siècle, je présume qu’il serait d’une efficace vergogne de n’en point parler. Ceux-là chantèrent le Dieu des architectes et des tapissiers de la monarchie et leur poésie d’étiquette ou de catafalque avait juste le prix marchand de l’aumône royale qu’on laissait tomber dans leur sébile.

Non, il faut remonter jusqu’aux époques chenues et voûtées de la Chanson de Roland, du Saint-Graal ou du grand Hymnaire pour retrouver cet aloi d’accent religieux.


C’est vers le Moyen Âge énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon cœur en panne naviguât,
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.


À coup sûr, l’auteur de ces admirables vers sentait profondément l’anachronisme du souffle ancien qui venait expirer en lui. Mais quelle unique destinée que celle de cet homme retrouvant, par un miraculeux atavisme de sentiment, l’enthousiasme crucifié d’une poésie enterrée sous la poussière d’une vingtaine de générations !

Remarquez bien qu’il ne s’agissait pas du tout avec ce témoin du passé d’une équivoque rêverie mystique. C’était fait, cela, archifait depuis longtemps par tous les entrepreneurs d’attendrissement qui ont travaillé la muqueuse nasale de l’innocence.

Il fallait parler de Jésus en croix, de la Vierge Marie, de l’Ange gardien, reprendre toutes les vieilles idées, toutes les vieilles images dévotes que des siècles d’accoutumance balourde ont banalisées, délavées, déteintes jusqu’au ridicule, et les restituer à la vie et au flamboiement. Tel fut le prodige.

Pour l’homme qui pense, l’histoire littéraire n’a rien à offrir de plus surprenant. Car enfin, c’était presque une chimère qu’un tel dessein. Glorifier le Saint-Sacrement et la Prière dans des vers si beaux que l’incroyante jeunesse de la poésie contemporaine fût forcée de les admirer avec passion et d’en devenir l’écolière ! C’était un peu plus fort que d’implanter le panthéisme du vieil Hugo ou le nirwâna de Leconte de Lisle.

Faut-il — vraiment — qu’une société catholique soit agonisante, perdue sans ressource, enterrable à courte échéance, pour qu’il ne se soit pas levé du milieu d’elle un seul être généreux et intelligent, qui prît sur lui d’annoncer à l’idiote cohue l’aubaine infinie de cet inespérable renfort !


IV


Tout à l’heure, je nommais Baudelaire, parce que toute celsitude poétique invoque nécessairement ce sommet de la poésie moderne. Mais il ne saurait être question d’aucun parallèle. Verlaine parle la langue de Baudelaire puisqu’il n’existe plus d’autre langue pour un artiste, mais il n’est pas son disciple et ce qui les sépare semble aussi profond que l’éternité.

Baudelaire fut un rebelle atroce et navré, un blasphémateur compliqué, versatile et déconcertant, qui cherchait parfois la prière pour s’en faire une arme empoisonnée contre lui-même. Verlaine est une âme suppliante, un repenti tout en pleurs aux pieds du Christ dont il n’ose contempler la Face, et ne réclamant rien que

D’être l’agneau sans cris qui donne sa toison.

L’auteur de Sagesse, au lendemain de sa conversion, n’a pas imaginé d’autre besogne que l’imploration du pardon. Il ne conçoit pour un chrétien que cet office et ce labeur. Demander pardon pour les injures et pour les bienfaits, pour les voluptés et pour les tristesses, pour chacune des palpitations du cœur et chacune des vibrations de la pensée, enfin demander pardon à son Dieu de l’aimer et de prétendre souffrir pour lui, en se considérant comme une ordure qui n’a que de l’ordure à offrir, alors même que ce serait la plus belle poésie du monde. Mais c’est le christianisme des catacombes, cela, c’est l’immolation absolue du cœur dans l’humilité parfaite, et il n’est pas surprenant que le prospère bétail de nos sacristies n’y comprenne rien !

Cet homme qui, tout à coup, se calfeutre aux bruits du monde, est bien plus méprisant encore que Baudelaire, qui voulait, du moins, qu’on le crût invincible à toute émotion terrestre, et l’excellence de son dégoût est en raison de la parfaite solitude où son âme s’est engouffrée afin de pouvoir crier vers Dieu, des profondeurs. Les fanfares aussi bien que les soupirs lui paraissent désormais vils et fastidieux, quand ils ne sont pas une expression de l’Amour divin ou une forme quelconque de la guérisseuse prière :


Voix de l’Orgueil : un cri puissant comme d’un cor,
Des étoiles de sang sur des cuirasses d’or.
On trébuche à travers des chaleurs d’incendie…
Mais en somme, la voix s’en va, comme d’un cor.


Voix de la Haine : cloche en mer, fausse, assourdie
De neige lente. Il fait si froid ! Lourde, affadie,
La vie a peur et court follement sur le quai
Loin de la cloche, qui devient plus assourdie.

Voix de la Chair : un gros tapage fatigué.
Des gens ont bu. L’endroit fait semblant d’être gai.
Des yeux, des noms et l’air plein de parfums atroces
Où vient mourir le gros tapage fatigué.

Voix d’Autrui : des lointains dans des brouillards. Des noces
Vont et viennent. Des tas d’embarras. Des négoces,
Et tout le cirque des civilisations
Au son trotte-menu du violon des noces.

Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,
Qu’il a fallu pourtant que nous entendissions
Pour l’assourdissement des silences honnêtes,
Colères, soupirs noirs, regrets, tentations,

Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes,
Sentences, mots en vain, métaphores mal faites,
Toute la rhétorique en fuite des péchés,
Ah ! les Voix, mourez donc, mourantes que vous êtes !

Nous ne sommes plus ceux que vous auriez cherchés.
Mourez à nous, mourez aux humbles vœux cachés
Que nourrit la douceur de la Parole forte,
Car notre cœur n’est plus de ceux que vous cherchez !


Mourez parmi la voix que la prière emporte
Au ciel, dont elle seule ouvre et ferme la porte
Et dont elle tiendra les sceaux au dernier jour,
Mourez parmi la voix que la prière apporte,

Mourez parmi la voix terrible de l’Amour !


Avant la surnaturelle péripétie qui courba si glorieusement son âme, déjà ce puissant poète agité d’absolu avait, en se détirant au fond de son propre abîme, blasphémé les transports de l’Inspiration au profit de la Volonté qu’il prétendait uniquement adorer, s’adjurant lui-même d’écrire « des vers émus, très froidement, » et de ne pas s’en aller rêver aux bords des lacs.

Puis, raffinant sa haine de toute voie battue et de tout confort intellectuel, il déclara ne vouloir plus que « la Nuance, pas la Couleur, rien que la nuance… Et tout le reste, ajoutait-il, est littérature. » C’était préluder à la table rase de ce catholicisme intransigeant comme un donjon qui devait être son destin, et la voix qu’il entendait alors était le dictamen de l’Infini résidant au plus caché de son âme, en attendant de s’exhaler dans d’incomparables vers.

C’est, assurément, une fameuse originalité d’être un poète catholique, mais c’en est une plus grande encore d’être ce poète quand on a écrit les Fêtes Galantes. Imaginez Watteau jeté en bas du chevalet de Cythère par l’ouragan d’une conversion et se mettant à peindre, de son pinceau prostitué, les sujets de Fiesole ou du vieux Memling, en pleurant d’amour.

Huysmans, le seul qui, dans l’immonde silence de la critique, ait osé glorifier Verlaine, affirme, dans À Rebours, que tout l’accent du poète est contenu en ces seuls vers des Fêtes Galantes, qu’il qualifie d’adorables :


Le soir tombait, un soir équivoque d’automne :
Les belles, se pendant, rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux, tout bas,
Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s’étonne.

Ce qui peut charmer, ici, le créateur de Des Esseintes, c’est l’indéfini troublant de la suggestion, c’est l’aube lunaire d’une foi d’enfant, dont le branle mystérieux l’enveloppe de tous ses frissons, sans qu’il puisse deviner, cet amoureux des pénombres, — sous la diffuse vibration de cette ariette qui s’en va mourir, — le prochain disque solennel aux clartés d’argent, dont l’âme du pauvre chanteur sera, dans un instant, toute blanchie et illuminée.

Le fait est que toutes les formules de rhétorique solaire seraient déplacées et même inintelligibles, si on les appliquait à Verlaine. Pour ceux qui l’ont lu, son nom seul est évocateur de nitescences crépusculaires et de silencieuses pâleurs. On ne saurait imaginer des poèmes qui se prêtent moins que les siens à la vocifération.

Voyez de quel chuchotement presque inaudible Jésus vient consoler cette âme tremblante :


Et pour récompenser ton zèle en ces devoirs
Si doux qu’ils sont encore d’ineffables délices,
Je te ferai goûter sur terre mes prémices,
La paix du cœur, l’amour d’être pauvre, et mes soirs

Mystiques, quand l’esprit s’ouvre aux calmes espoirs
Et croit boire, suivant ma promesse, au Calice
Éternel, et qu’au ciel pieux la lune glisse,
Et que sonnent les angélus rosés et noirs,

En attendant l’assomption dans ma lumière,
L’éveil sans fin dans ma charité coutumière,
La musique de mes louanges à jamais,

Et l’extase perpétuelle et la science,
Et d’être en moi parmi l’aimable irradiance
De tes souffrances, enfin miennes, que j’aimais !


L’ensemble de la pièce d’où sont tirés ces quatorze vers, la plus longue de Sagesse, donne l’idée d’une partition des cieux tamisée au crible de la voie lactée et adoucie, jusqu’à la plus voilée des euphonies, par le blême capiton des nues.

C’est un poète religieux d’une douceur si singulière qu’on la croirait eucharistique. Ce ne sont pas précisément les choses qu’il dit qui nous émeuvent, elles furent dites longtemps avant lui par tous les écrivains religieux, avec d’infinies élucidations. Ce n’est pas même l’autorité papale de son vers ni la nonpareille fantaisie de sa métrique, c’est l’accent, l’indicible accent de son amoureuse foi !

Quand on parcourt son livre en plein trouble des idées mondaines, il est à peu près impossible qu’on en soit frappé. Il peut même arriver qu’on le méprise comme une oiseuse réitération de babils anciens. Mais si l’âme est dans l’équilibre de son repos, cette poésie se répand en elle comme un électuaire ou un népenthès.

Alors, du fond des ondes de la mémoire, surgissent tout à coup les suavités presque oubliées d’autrefois : les frileux tintements des cloches, à l’aube, pour ces messes matutinales où le cœur, non encore souillé des sales prestiges de la lumière, s’épanchait vers les tabernacles tranquilles, dans le pénombral silence des nefs ; les soudaines envolées de dilection paradisiaque, les désirs brûlants du martyre, les attendrissements ineffables et cette pluie de larmes saintes qui coulèrent en ce lointain jour qu’on ne reverra jamais plus ; enfin, la joie qu’on eut d’être pauvre et de se sentir dans la main du Père des pauvres, comme le glaçon dans le centre de la fournaise ; — et l’on est tout enveloppé d’un grand frisson nostalgique !


V


Si la justice, la sainte idée de Justice n’était pas, humainement, l’horrible dérision connue, on devrait peut-être la saluer d’une dernière potée de malédictions, au moment de terminer cette trilogie de suppliciés intellectuels. Mais ce serait, hélas ! un divertissement bien futile. Il faudrait au moins le pouvoir de Dieu pour faire sentir aux juments de l’autel la parfaite iniquité de leur sottise ou pour inspirer aux autres une compensatrice indignation.

Quand on est assez infortuné pour aimer le grand Art et pour désirer qu’il soit en honneur, il faut se résigner à manger la tartine biblique d’Ézéchiel en compagnie des vingt-cinq ou trente prophètes bafoués qui sont, par génération, les lamentables élus de ce festin. L’injustice des catholiques est un peu plus révoltante que celle des non Catholiques, à cause de la suréminence présumée de leurs concepts, voilà tout.

On s’en consolerait assez vite si de mécréants suffrages venaient équitablement réparer, pour les rarissimes témoins du Beau éternel, le préjudice effroyable que la stupidité chrétienne leur fait endurer. Mais c’est là une rêverie jobarde et cruelle engendrée de ce serpent infernal qu’on est convenu d’appeler l’espérance humaine. L’indifférence du parfait mépris, l’inhostilité dédaigneuse, tel est tout l’élargissement que la munificence des infidèles peut offrir à ces galériens de l’Idéal si malproprement outragés par les catholiques à travers les barreaux de leurs cabanons.

Aussitôt que l’étiage vulgaire est dépassé, la langue esthétique devient un sanscrit indéchiffrable pour les multitudes sans nombre qui n’ont point de part à ce royaume intellectuel uniquement dévolu à la Sainte Enfance de l’Enthousiasme, et il n’est point de pédagogie pour ce genre d’initiation.

Je connais un écrivain de grand talent, un généreux et libre esprit, que le nom seul de Verlaine met en fureur et qui ne consentira jamais à réviser l’impression de sa trop rapide lecture. Peut-être même ne le pourrait-il pas, tant la première impulsion d’antipathie l’a porté loin.

Moi-même, qui ne parle ici de ce grand homme qu’en balbutiant et en frémissant, je confesse, pour la seconde fois, qu’au début de ma salope de carrière, il m’arriva de l’insulter un jour, sans même l’avoir lu, me tenant pour suffisamment édifié par quelques menus potins. S’il en est ainsi de ceux qui semblent faits pour le comprendre, que doit-il espérer des autres ?

Verlaine est, je crois, le plus déchirant exemple que nous ayons sous les yeux de la vindicte éternelle des brutes contre les entités supérieures. L’acharnement dont il est victime dépasse même de beaucoup les plus insensés d’entre les goujats espoirs et je n’ai pu trouver, parmi les horreurs sublunaires, que la condition de lépreux pour donner une analogie telle quelle du châtiment de ce réprouvé. C’est une espèce de Caïn de l’extase errant et pourchassé sur la terre, pour son crime d’avoir égorgé, par sa conversion, la jumelle arsouille qu’il portait en lui et pour le forfait plus énorme encore d’en avoir pleuré de joie dans des vers sublimes que la racaille des sacristies ne comprend pas plus que le populo des salons aristocratiques ou des lupanars de faubourg.

Après tout, c’est une moderne façon de martyre plus méritoire peut-être que les tenailles rougies ou la lampadation des Dioclétiens, et le prédestiné paraît heureusement s’en être aperçu :


Par instants je suis le pauvre navire
Qui court démâté parmi la tempête,
Et, ne voyant pas Notre-Dame luire,
Pour l’engouffrement en priant s’apprête.

Par instants je meurs la mort du pécheur
Qui se sait damné s’il n’est confessé,
Et, perdant l’espoir de nul confesseur,
Se tord dans l’enfer qu’il a devancé.

Oh mais ! par instants, j’ai l’extase rouge
Du premier chrétien, sous la dent rapace,
Qui rit à Jésus témoin, sans que bouge
Un poil de sa chair, un nerf de sa face !


Il lui reste cela, en effet, « Jésus témoin » et la Mère de Jésus qu’il a chantée comme elle ne l’avait pas été depuis le Stabat ou le Quot undis lacrymarum…

Quand cette « balayure du monde » verra les Yeux de l’Unique Juge, la Sagesse éternelle qu’elle a glorifiée pourra lui dire devant ses accusateurs fumants d’effroi : — J’ai eu faim et tu M’as donné à manger, J’ai eu soif et tu M’as donné à boire, J’étais Étranger et tu M’as donné l’hospitalité…

Et la Tour d’ivoire sanglotera de pitié en présence de tous les Cieux !