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L’Inutile Beauté/Édition Conard, 1908/Un cas de divorce

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L’Inutile BeautéLouis Conard, libraire-éditeur (p. 217-229).


UN CAS DE DIVORCE


L’avocat de Mme Chassel prit la parole :


Monsieur le Président,
Monsieur les Juges,


La cause que je suis chargé de défendre devant vous relève bien plus de la médecine que de la justice, et constitue bien plus un cas pathologique qu’un cas de droit ordinaire. Les faits semblent simples au premier abord.

Un homme jeune, très riche, d’âme noble et exaltée, de cœur généreux, devient amoureux d’une jeune fille absolument belle, plus que belle, adorable, aussi gracieuse, aussi charmante, aussi bonne, aussi tendre que jolie, et il l’épouse.

Pendant quelque temps, il se conduit envers elle en époux plein de soins et de tendresse ; puis il la néglige, la rudoie, semble éprouver pour elle une répulsion insurmontable, un dégoût irrésistible. Un jour même il la frappe, non seulement sans aucune raison, mais même sans aucun prétexte.

Je ne vous ferai point le tableau, Messieurs, de ses allures bizarres, incompréhensibles pour tous. Je ne vous dépeindrai point la vie abominable de ces deux êtres, et la douleur horrible de cette jeune femme.

Il me suffira pour vous convaincre de vous lire quelques fragments d’un journal écrit chaque jour par ce pauvre homme, par ce pauvre fou. Car c’est en face d’un fou que nous nous trouvons, Messieurs, et le cas est d’autant plus curieux, d’autant plus intéressant qu’il rappelle en beaucoup de points la démence du malheureux prince, mort récemment, du roi bizarre qui régna platoniquement sur la Bavière. J’appellerai ce cas : la folie poétique.

Vous vous rappelez tout ce qu’on raconta de ce prince étrange. Il fit construire au milieu des paysages les plus magnifiques de son royaume de vrais châteaux de féerie. La réalité même de la beauté des choses et des lieux ne lui suffisant pas, il imagina, il créa, dans ces manoirs invraisemblables, des horizons factices, obtenus au moyen d’artifices de théâtre, des changements à vue, des forêts peintes, des empires de contes où les feuilles des arbres étaient des pierres précieuses. Il eut des Alpes et des glaciers, des steppes, des déserts de sable brûlés par le soleil ; et, la nuit, sous les rayons de la vraie lune, des lacs qu’éclairaient par-dessous de fantastiques lueurs électriques. Sur ces lacs nageaient des cygnes et glissaient des nacelles, tandis qu’un orchestre, composé des premiers exécutants du monde, enivrait de poésie l’âme du fou royal.

Cet homme était chaste, cet homme était vierge. Il n’aima jamais qu’un rêve, son rêve divin.

Un soir, il emmena dans sa barque une femme, jeune, belle, une grande artiste et il la pria de chanter. Elle chanta, grisée elle-même par l’admirable paysage, par la douceur tiède de l’air, par le parfum des fleurs et par l’extase de ce prince jeune et beau.

Elle chanta, comme chantent les femmes que touche l’amour, puis, éperdue, frémissante, elle tomba sur le cœur du roi en cherchant ses lèvres.

Mais il la jeta dans le lac, et prenant ses rames gagna la berge, sans s’inquiéter si on la sauvait.

Nous nous trouvons, messieurs les juges, devant un cas tout à fait semblable. Je ne ferai plus que lire maintenant des passages du journal que nous avons surpris dans un tiroir du secrétaire.


 

Comme tout est triste et laid, toujours pareil, toujours odieux. Comme je rêve une terre plus belle, plus noble, plus variée. Comme elle serait pauvre l’imagination de leur Dieu, si leur Dieu existait ou s’il n’avait pas créé d’autres choses, ailleurs.

Toujours des bois, de petits bois, des fleuves qui ressemblent aux fleuves, des plaines qui ressemblent aux plaines, tout est pareil et monotone. Et l’homme !… L’homme ?… Quel horrible animal, méchant, orgueilleux et répugnant.

 

Il faudrait aimer, aimer éperdument, sans voir ce qu’on aime. Car voir c’est comprendre, et comprendre c’est mépriser. Il faudrait aimer, en s’enivrant d’elle comme on se grise de vin, de façon à ne plus savoir ce qu’on boit. Et boire, boire, boire sans reprendre haleine, jour et nuit !

 

J’ai trouvé, je crois. Elle a dans toute sa personne quelque chose d’idéal qui ne semble point de ce monde et qui donne des ailes à mon rêve. Ah ! mon rêve, comme il me montre les êtres différents de ce qu’ils sont. Elle est blonde, d’un blond léger, avec des cheveux qui ont des nuances inexprimables. Ses yeux sont bleus ! Seuls les yeux bleus emportent mon âme. Toute la femme, la femme qui existe au fond de mon cœur, m’apparaît dans l’œil, rien que dans l’œil.

Oh ! mystère ! Quel mystère ? L’œil ?… Tout l’univers est en lui, puisqu’il le voit, puisqu’il le reflète. Il contient l’univers, les choses et les êtres, les forêts et les océans, les hommes et les bêtes, les couchers de soleil, les étoiles, les arts, tout, tout, il voit, cueille et emporte tout ; et il y a plus encore en lui, il y a l’âme, il y a l’homme qui pense, l’homme qui aime, l’homme qui rit, l’homme qui souffre ! Oh ! regardez les yeux bleus des femmes, ceux qui sont profonds comme la mer, changeants comme le ciel, si doux, si doux, doux comme les brises, doux comme la musique, doux comme des baisers, et transparents, si clairs qu’on voit derrière, on voit l’âme bleue qui les colore, qui les anime, qui les divinise.

Oui, l’âme a la couleur du regard. L’âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l’espace.

L’œil ! Songez à lui ! L’œil ! Il boit la vie apparente pour en nourrir la pensée. Il boit le monde, la couleur, le mouvement, les livres, les tableaux, tout ce qui est beau et tout ce qui est laid, et il en fait des idées. Et quand il nous regarde, il nous donne la sensation d’un bonheur qui n’est point de cette terre. Il nous fait pressentir ce que nous ignorerons toujours ; il nous fait comprendre que les réalités de nos songes sont de méprisables ordures
 

Je l’aime aussi pour sa démarche.

« Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes », a dit le poète.


Quand elle passe ont sent qu’elle est d’une autre race que les femmes ordinaires, d’une race plus légère et plus divine. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je l’épouse demain… J’ai peur… j’ai peur de tant de chose. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Deux bêtes, deux chiens, deux loups, deux renards, rôdent par les bois et se rencontrent. L’un est mâle, l’autre femelle. Ils s’accouplent. Ils s’accouplent par un instinct bestial qui les force à continuer la race, leur race, celle dont ils ont la forme, le poil, la taille, les mouvements et les habitudes.

Toutes les bêtes en font autant, sans savoir pourquoi !

Nous aussi. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est cela que j’ai fait en l’épousant, j’ai obéi à cet imbécile emportement qui nous jette vers la femelle.

Elle est ma femme. Tant que je l’ai idéalement désirée elle fut pour moi le rêve irréalisable près de se réaliser. A partir de la seconde même où je l’ai tenue dans mes bras, elle ne fut plus que l’être dont la nature s’était servie pour tromper toutes mes espérances.


Les a-t-elle trompées ? — Non. Et pourtant je suis las d’elle, las à ne pouvoir la toucher, l’effleurer de ma main ou de mes lèvres sans que mon cœur soit soulevé par un dégoût inexprimable, non peut-être le dégoût d’elle mais un dégoût plus haut, plus grand, plus méprisant, le dégoût de l’étreinte amoureuse, si vile, qu’elle est devenue, pour tous les êtres affinés, un acte honteux qu’il faut cacher, dont on ne parle qu’à voix basse, en rougissant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne peux plus voir ma femme venir vers moi, m’appelant du sourire, du regard et des bras. Je ne peux plus. J’ai cru jadis que son baiser m’emporterait dans le ciel. Elle fut souffrante, un jour, d’une fièvre passagère, et je sentis dans son haleine le souffle léger, subtil, presque insaisissable des pourritures humaines. Je fus bouleversé !

Oh ! la chair, fumier séduisant et vivant, putréfaction qui marche, qui pense, qui parle, qui regarde et qui sourit, où les nourritures fermentent, et qui est rose, jolie, tentante, trompeuse comme l’âme. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pourquoi les fleurs, seules, sentent-elles si bon, les grandes fleurs éclatantes ou pâles, dont les tons, les nuances font frémir mon cœur et troublent mes yeux ? Elles sont si belles, de structures si fines, si variées et si sensuelles, entrouvertes comme des organes, plus tentantes que des bouches et creuses avec des lèvres retournées, dentelées, charnues, poudrées d’une semence de vie qui, dans chacune, engendre un parfum différent.

Elles se reproduisent, elles, elles seules, au monde, sans souillure pour leur inviolable race, évaporant autour d’elles l’encens divin de leur amour, la sueur odorante de leurs caresses, l’essence de leurs corps incomparables, de leurs corps parés de toutes les grâces, de toutes les élégances, de toutes les formes, qui ont la coquetterie de toutes les colorations et la séduction enivrante de toutes les senteurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Fragments choisis, six mois plus tard.


… J’aime les fleurs, non point comme des fleurs, mais comme des êtres matériels et délicieux ; je passe mes jours et mes nuits dans les serres où je les cache ainsi que les femmes des harems.

Qui connaît, hors moi, la douceur, l’affolement, l’extase frémissante, charnelle, idéale, surhumaine de ces tendresses ; et ces baisers sur la chair rose, sur la chair rouge, sur la chair blanche miraculeusement différente, délicate, rare, fine, onctueuse des admirables fleurs ?

J’ai des serres où personne ne pénètre que moi et celui qui en prend soin.

J’entre là comme on se glisse en un lieu de plaisir secret. Dans la haute galerie de verre, je passe d’abord entre deux foules de corolles fermées, entrouvertes ou épanouies qui vont en pente de la terre au toit. C’est le premier baiser qu’elles m’envoient.

Celles-là, ces fleurs-là, celles qui parent ce vestibule de mes passions mystérieuses sont mes servantes et non mes favorites.

Elles me saluent au passage de leur éclat changeant et de leurs fraîches exhalaisons. Elles sont mignonnes, coquettes, étagées sur huit rangs à droite et sur huit rangs à gauche, et si pressées qu’elles ont l’air de deux jardins venant jusqu’à mes pieds.

Mon cœur palpite, mon œil s’allume à les voir, mon sang s’agite dans mes veines, mon âme s’exalte, et mes mains déjà frémissent du désir de les toucher. Je passe. Trois portes sont fermées au fond de cette haute galerie. Je peux choisir. J’ai trois harems.

Mais j’entre le plus souvent chez les orchidées, mes endormeuses préférées. Leur chambre est basse, étouffante. L’air humide et chaud rend moite la peau, fait haleter la gorge et trembler les doigts. Elles viennent, ces filles étranges, de pays marécageux, brûlants et malsains. Elles sont attirantes comme des sirènes, mortelles comme des poisons, admirablement bizarres, énervantes, effrayantes. En voici qui semblent des papillons avec des ailes énormes, des pattes minces, des yeux ! Car elles sont des yeux ! Elles me regardent, elles me voient, êtres prodigieux, invraisemblables, fées, filles de la terre sacrée, de l’air impalpable et de la chaude lumière, cette mère du monde. Oui, elles ont des ailes, et des yeux et des nuances qu’aucun peintre n’imite, tous les charmes, toutes les grâces, toutes les formes qu’on peut rêver. Leur flanc se creuse, odorant et transparent, ouvert pour l’amour et plus tentant que toutes la chair des femmes. Les inimaginables dessins de leurs petits corps jettent l’âme grisée dans le paradis des images et des voluptés idéales. Elles tremblent sur leurs tiges comme pour s’envoler. Vont-elles s’envoler, venir à moi ? Non, c’est mon cœur qui vole au-dessus d’elles comme un mâle mystique et torturé d’amour.

Aucune aile de bête ne peut les effleurer. Nous sommes seuls, elles et moi, dans la prison claire que je leur ai construite. Je les regarde et je les contemple, je les admire, je les adore l’une après l’autre.

Comme elles sont grasses, profondes, roses, d’un rose qui mouille les lèvres de désir ! Comme je les aime ! Le bord de leur calice est frisé, plus pâle que leur gorge et la corolle s’y cache, bouche mystérieuse, attirante, sucrée sous la langue, montrant et dérobant les organes délicats, admirables et sacrés de ces divines petites créatures qui sentent bon et ne parlent pas.

J’ai parfois pour une d’elles une passion qui dure autant que son existence, quelques jours, quelques soirs. On l’enlève alors de la galerie commune et on l’enferme dans un mignon cabinet de verre où murmure un fil d’eau contre un lit de gazon tropical venu des îles du grand Pacifique. Et je reste près d’elle, ardent, fiévreux et tourmenté, sachant sa mort si proche, et la regardant se faner, tandis que je possède, que j’aspire, que je bois, que je cueille sa courte vie d’une inexprimable caresse.

Lorsqu’il eut terminé la lecture de ces fragments, l’avocat reprit :

"La décence, messieurs les Juges, m’empêche de continuer à vous communiquer les singuliers aveux de ce fou honteusement idéaliste. Les quelques fragments que je viens de vous soumettre vous suffiront, je crois, pour apprécier ce cas de maladie mentale, moins rare qu’on ne croit dans notre époque de démence hystérique et de décadence corrompue.

Je pense donc que ma cliente est plus autorisée qu’aucune autre femme à réclamer le divorce, dans la situation exceptionnelle où la place l’étrange égarement des sens de son mari."