Un médecin de l’âme chez les Grecs - Plutarque, sa vie et sa morale
Un an après son arrivée à Athènes, notre petit groupe de professeurs français, qui avait déjà visité le Péloponnèse et l’Attique, entreprit le voyage de Delphes. Les deux premiers jours de marche furent consacrés à revoir les ruines d’Éleusis et d’Éleuthères, à étudier les vestiges considérables de Platée, et à constater autant que possible les points où furent autrefois Coronée et Haliarte. Le troisième jour, à midi, par un éclatant soleil de mars, la troupe joyeuse faisait son entrée à Livadie, précédée de son courrier et suivie de six chevaux de transport chargés de nos mobiles pénates. Au bruit de cette cavalcade, les marchands de la rue principale s’avancèrent sur le seuil de leurs boutiques, les femmes se mirent aux fenêtres, trois cigognes perchées sur un vieux minaret s’envolèrent en criant, puis tout rentra dans le calme. Un gendarme grec, en veste bleue et coiffé d’une casquette aux armes du roi, vint amicalement à nous, ne nous demanda point nos passeports et s’offrit à nous montrer les antiquités du lieu, pendant que le courrier et le cuisinier réunissaient leurs efforts pour créer un déjeuner aux effendis, comme ils nous appelaient. On se dirigea donc vers la rivière de l’Hercyne, qui descend en murmurant le long du flanc septentrional de l’Hélicon et recueille au passage les eaux de deux sources, jadis sacrées, qui portaient les noms de Léthé et de Mnémosyne. En ces lieux remplis de mystérieux souvenirs, la curiosité d’un voyageur un peu instruit cherche avant tout le fameux antre de Trophonius. L’honnête gendarme nous conduisit devant une ouverture carrée, creusée de main d’homme dans le roc, et par où, d’après lui, on pénétrait jusqu’à la caverne fatidique. Il était impossible d’entrer dans ce trou autrement qu’en rampant. Personne ne s’y risqua. Était-ce bien d’ailleurs l’antre de l’ancien oracle ? J’en doutais, et je quittai bientôt ce rocher, qui n’avait eu pour moi qu’un mérite, celui de me rappeler deux antiques traités, l’un sur le Démon de Socrate, l’autre sur la Cessation des oracles, écrits par ce Plutarque dans la patrie duquel je devais passer la soirée et la nuit.
Vers deux heures en effet, après le repas et la sieste, on se remit en marche dans la direction du lac Copaïs. Les chevaux cheminaient dans le lit même de l’Hercyne, parmi les jardins fertiles de Livadie et à l’ombre des bois d’oliviers. Un peu plus loin, il fallut quitter ce sentier frais et odorant pour gravir une route turque, espèce de chaussée escarpée et raboteuse où les rayons obliques du soleil nous dévoraient et où nos montures trébuchaient à chaque pas. Parvenus enfin au sommet de la colline, une vue admirable se déploya devant nous : à nos pieds s’étendait la plaine de Chéronée ; au nord miroitaient les eaux dormantes du lac Copaïs ; à l’ouest, le Parnasse dressait son front couvert d’un manteau de neige éblouissante au sud, l’Hélicon, couronné de pins et de chênes, allongeait sa masse d’un noir bleuâtre, Je restai un instant en contemplation devant ce spectacle grandiose, puis d’un temps de galop je m’élançai vers le centre même de la plaine, à l’endroit où se voient épars et brisés les membres de ce colosse de pierre que l’on nomme encore aujourd’hui le lion de Chéronée. Je mis pied à terre, et, laissant mon cheval paître en liberté, je dessinai cette ruine imposante, monument d’une lutte terrible et suprême où succomba l’indépendance de la Grèce.
Dans ce désert, tout me parlait de l’auteur qui a écrit les Vies des hommes illustres, et chez lequel l’instinct français aime à rencontrer l’historien des mâles vertus patriotiques et militaires. C’est le biographe de Pélopidas, de Démosthène et d’Alexandre qui nous a conservé le souvenir des épisodes les plus émouvans de cette bataille que les Grecs auraient gagnée, si l’intelligence des généraux avait égalé l’héroïsme des soldats. Pendant que Philippe, à la tête de son aile droite, engageait avec les Athéniens un combat, longtemps indécis, Alexandre, à l’aile gauche, chargeait le bataillon sacré des Thébains. En ce lieu où j’étais assis, cette troupe d’élite, composée de trois cens amis, périt tout entière en s’acharnant à briser la phalange macédonienne. Après la bataille, dit Plutarque, Philippe, parcourant le champ du carnage, s’arrêta à l’endroit où gisaient les trois cens ; tous avaient la poitrine percée de coups de pique, et c était un monceau confus d’armes et de corps réunis et serrés. Il contempla cette scène, avec stupeur, et, apprenant que c’était là le bataillon sacré des amis, il leur donna une larme et dit ce mot : Périssent misérablement ceux qui soupçonneraient de tels hommes d’avoir fait ou enduré, rien de contraire à l’honneur ! Le colosse de pierre, dont je dessinais les débris, marque la place de leur tombeau. On en a la preuve dans un texte où l’impassible Pausanias semble s’être presque attendri. En approchant de Chéronée, dit-il, on trouve la tombe commune des Thébains morts en combattant contre Philippe. On n’y a pas inscrit d’épitaphe, mais on y a placé un lion afin de rappeler la valeur de ces héros, et si l’épitaphe manque, c’est, je crois, parce que la divinité ne récompensa pas leur audace. Pendant que j’essayais d’évoquer l’image des soldats ensevelis à mes pieds et que j’y réussissais presque, tant est puissante la magie des souvenirs excités à l’aspect des lieux mémorables, la nuit avançait à grands pas. Je me levai et je gagnai Chéronée, où m’attendaient mes compagnons. En ce moment, et sous l’impression qui me dominait, pour moi comme pour la plupart des personnes lettrées plutôt que savantes, il n’y avait qu’un Plutarque l’historien des grands hommes de l’antiquité.
Il y en avait pourtant un autre, duquel, à vrai dire, procède le premier. Ce Plutarque moins connu, moins populaire, quoique Amyot l’ait aussi traduit, cet auteur des Œuvres morales, si curieux à lire, si intéressant à étudier, ne tarda pas à m’être rappelé, dès que j’entrai dans la paisible et patriarcale Chéronée d’aujourd’hui, par son successeur dans les fonctions de premier magistrat municipal. Le démarque en effet, c’est-à-dire le maire, nous aborda au détour d’une rue, et, après nous avoir demandé cordialement des nouvelles de la France, il nous invita, pour, le soir même, au bal de noces de deux jeunes époux auxquels il avait le matin conféré le mariage civil. Il n’en fallut pas davantage pour faire défiler devant ma pensée les titres de tous ces excellons écrits de morale domestique que Plutarque a composés sur les préceptes du mariage, l’amour des parens pour leurs enfans, l’amour fraternel et aussi sur l’amour sans épithète. Pendant notre dîner, qui fut servi dans une étable, à côté des vaches paisibles et des chèvres indiscrètes, on se souvint qu’avant La Fontaine Plutarque avait dit beaucoup de bien des animaux, vanté à. juste titre leur intelligence, parlé comme il convient de leurs honnêtes ménages et de leur tendresse pour leurs petits. Peu à peu, chacun y mettant du sien, on finit par recomposer à peu près le catalogue des œuvres morales du sage de Chéronée. Et moi, en m’endormant une heure après au son lointain du tambour et du hautbois qui faisaient danser les gens de la noce, je me disais qu’il y aurait un livre nouveau et charmant à écrire, non sur le Plutarque des grands hommes, qui est suffisamment signalé et dont tout le monde lit quelque chose, mais sur le Plutarque des vertus domestiques, civiles et sociales, qui n’est lu que des érudits et des historiens de la philosophie.
Ce livre, on a récemment essayé de le faire. Un esprit aimable et juste s’est enfin épris de cet attrayant sujet. L’ouvrage de M. Gréard est agréable, élégant, exact. Il présente, chose rare, un double intérêt de nouveauté. Non seulement la morale de Plutarque y est pour la première fois exposée et appréciée ; mais sa biographie ; qu’aucun ancien n’a écrite, y est rétablie avec beaucoup de sagacité critique d’après les détails personnels épars çà et là dans l’œuvre si vaste du moraliste. C’est donc là un travail de sérieuse valeur ; mais, dans son désir excessif de ne rien dire que de vrai et de garder la stricte mesure, M. Gréard envisage l’auteur qu’il examine sous un angle trop étroit. Il craint tellement de le surfaire qu’il en arrive à l’amoindrir. Le donneur de conseils dont il esquisse timidement la physionomie débonnaire aurait-il donc été de taille à dominer tant d’esprits éminens ? Le sage qu’Henri IV appelait sa conscience, l’écrivain dont les ouvrages ont été le bréviaire de Montaigne. et de son siècle, le maître de Jean-Jacques Rousseau, l’historien qui, selon le mot de Mme Roland, a préparé dans ses biographies une pâture aux grandes âmes, celui-là est plus qu’un écho, plus qu’un disciple, Plutarque est une intelligence de premier rang. Parmi les philosophes qui, depuis Socrate, ont enseigné la morale pratique, il n’a point d’égal. Avant lui, il y avait eu des médecins de l’âme, il y en avait encore de son temps ; mais nul n’a exercé ce noble ministère avec la même largeur, avec la même sûreté. Aucun autre n’a poursuivi comme lui pendant une longue existence le beau dessein de guérir une nation du mal de la décadence en allant réveiller au fond de l’âme humaine ses énergies morales engourdies. Plutarque a donc eu, selon nous, son originalité propre ; sur le terrain qu’il a choisi, c’est presqu’un homme de génie. Voilà ce qu’il fallait oser dire et ce que je tâcherai de prouver en me fondant précisément sur la biographie et sur la doctrine de Plutarque. Je ferai voir d’abord que, considéré en lui-même, Plutarque a eu à la fois l’instinct inné et la science consommée du moraliste pratique et du médecin de l’âme ; — j’établirai en second lieu que, dans l’application, il a déployé des facultés supérieures par la façon dont il a tenté de régénérer le sentiment domestique, le sentiment patriotique et le sentiment religieux, ces trois appuis nécessaires des sociétés humaines. Ce sera dans tous les temps un spectacle à se donner que celui d’un tel esprit et d’un tel caractère appliqué sans relâche à stimuler la vitalité défaillante de sa patrie : à notre époque, c’est peut-être un enseignement à recueillir et un exemple à imiter.
« Plutarque, dit La Harpe, est peut-être l’esprit le plus naturellement moral qui ait existé. » Ce jugement est vrai. Le sens exquis, délicat, infaillible des choses morales est le fond même de la nature de Plutarque et le trait saillant de son intelligence. Il était né moraliste comme Raphaël naquit peintre, et Mozart musicien. Ce tact invisible au moyen duquel il constatait les travers de l’âme, les degrés mille fois divers des vices et des vertus, ni le ciel sous lequel il vit le jour, ni la race, ni le sang, n’auraient pu le lui donner ; mais ce que nous savons de son pays,– de sa famille et de sa vie prouve qu’autour de lui tout conspira à susciter et à développer ses aptitudes spéciales.
La Grèce avait des provinces heureuses que baignaient des mers souriantes. Les brises tièdes, les ardeurs des longs étés y excitaient au plaisir ; les flots y apportaient, sur les vaisseaux de l’Asie, les richesses, les étoffés brillantes, les parfums, les germes en un mot de toutes les corruptions. Là les esprits étaient fins, mais les âmes mobiles et les caractères légers : hommes et choses y changeaient sans cesse. La Grèce avait aussi ses contrées âpres et rudes, entourées de montagnes, fermées ou peu accessibles aux influences extérieures. Dans ces pays moins favorisés, la vie plus difficile créait de mâles habitudes ; la rareté des relations laissait aux mœurs leur primitive empreinte ; les lois morales, plus tôt connues, régnaient plus longtemps. La Béotie était un de ces pays à l’aspect austère. Battue en, hiver par une bise glacée, desséchée en été par un soleil brûlant, enveloppée en automne de vapeurs malsaines, loin d’amollir ses habitans, elle leur imposait —ces luttes contre la nature qui exercent l’homme à défendre son existence, ses croyances et sa liberté. Aussi, moins spirituels et moins souples, mais plus constans et plus sensés que les Athéniens, les ancêtres de Plutarque s’étaient posé de bonne heure le problème de la vie, et l’avaient résolu, non pas en métaphysiciens, mais en hommes d’action capables de tous les efforts. Chose remarquable, malgré des différences essentielles, c’est le même esprit qui anime les prescriptions d’Hésiode et celles de Plutarque. C’est par la morale pratique qu’a commencé et fini la littérature de ce petit pays.
Tout à l’ouest de cette province demeurée relativement fidèle à l’antique sagesse, près des gorges rocailleuses qui conduisent à Delphes, entre deux modestes rivières, le Morios et le Céphise, s’élève le petit mont Pétrachos. Là, cachée et comme tapie dans un repli de terrain, Chéronée avait vu de terribles événemens ébranler la Grèce et n’en avait que peu souffert. Ses voisines, Platée, Thèbes, Orchomène, Élatée, avaient été saccagées ou détruites. Quant à elle courbée un instant par l’usage, humiliée par les Romains, qui, la veille d’Actium, avaient contraint ses citoyens à faire sous le fouet l’office de bêtes de somme, elle s’était pourtant maintenue dans son intégrité. Ce tranquille recoin du monde grec, à peu près épargné par les désastres politiques, ne s’était pas complètement préservé de la corruption du temps. Quelques familles cependant v conservaient encore, avec le culte des souvenirs, une physionomie patriarcale. Telle était celle de Plutarque. Les passages où il parle de lui-même et des siens permettent, à défaut d’autres renseignemens, de reconstituer le groupe domestique au milieu duquel il naquit vers l’an 48 ou 49 après Jésus-Christ. C’était une tribu de sages. On s’y transmettait de père en fils l’amour de la philosophie et le goût des discussions morales. Plutarque avait entendu, et nous fait connaître son aïeul Lamprias. Cet aimable vieillard, dont l’esprit, la mémoire et la langue se trouvaient toujours bien de quelques libations, posait nettement les questions et les résolvait avec l’autorité de l’âge et de l’expérience. Le père de Plutarque, moins disert et plus réfléchi, se complaisait à exciter l’intelligence de la jeunesse. Assis auprès de l’âtre où flambait le pin odorant, parens et enfans aimaient à prolonger les veillées d’hiver ; Plutarque et ses deux frères, Timon et Lamprias, prenaient part ensemble à ces paisibles conférences du foyer paternel. Timon s’y montrait réservé ; mais judicieux. Lamprias, le plus jeune, y apportait une humeur enjouée, une vivacité un peu étourdie, une verve spirituelle et parfois caustique. Quant à Plutarque, il y jouait le rôle principal. Déjà instruit, il excellait à tirer des faits historiques d’utiles conséquences morales. Ses discours d’adolescent révélaient avec évidence sa vocation de moraliste, ses frères la proclamaient en le nommant le philosophe, et son père souscrivait à cette appellation en demandant à son fils aîné comme à un égal, parfois, comme à un supérieur, la solution des difficultés qu’il n’osait dénouer lui-même. Plutarque eut donc ce premier bonheur de rencontrer dans son père l’instituteur qu’il fallait à son talent ; mais, on le voit, même avant de quitter l’école paternelle, il manifestait déjà cette force native qui ne s’appuie sur les maîtres que pour les surpasser.
Aux approches de sa vingtième, année, on renvoya terminer ses études à Athènes. L’antique cité de Périclès, de Platon et de Démosthènes n’était plus que l’ombre d’elle-même. Au lieu des patriotiques harangues du Pnyx et des belles conversations philosophiques, on n’y entendait guère alors que les phrases creuses d’une sophistique tombée au dernier degré de la platitude. Plutarque sut néanmoins y découvrir un professeur digne de lui. Ammonius lui donna de solides leçons, l’envoya ou le conduisit à Alexandrie, et acheva de former en lui l’érudit et le moraliste. C’est à Rome toutefois qu’il prit définitivement possession de lui-même.
Il est allé deux fois à Rome. On conjecture qu’il y arriva d’abord à l’âge de vingt ans, au début du règne de Vespasien. Il s’en éloigna quelque temps, y revint, et rentra pour toujours en Grèce à l’époque où Domitien finissait de régner. Non seulement son caractère honnête et sain le préserva de la contagion des mœurs romaines, mais il semble que ce milieu corrompu n’ait eu d’autre effet sur lui que de l’avertir de son génie et de lui montrer le vrai but de sa vie. Envoyé par ses compatriotes pour défendre leurs intérêts municipaux, ses fonctions de chargé d’affaires lui laissaient de dangereux loisirs. Libre d’ailleurs et assez riche#, —je plaisir lui était facile. Au lieu de s’y livrer, il s’attacha à grossir son trésor de connaissances. Le goût public et la littérature de ce temps l’exposaient à un danger d’une autre sorte. À juger d’après certaines apparences, on croirait qu’il y eut sous les Flaviens comme une renaissance littéraire. Ces empereurs affectaient des, dehors libéraux, fondaient des bibliothèques, payaient des professeurs, excitaient l’émulation des écrivains par des concours de poésie où les Grecs étaient appelés à se mesurer avec les Romains. Ce mouvement des esprits demeura factice et stérile. Les libertés publiques étaient mortes, les philosophes avaient été chassés de Rome, l’éloquence et la poésie, n’ayant plus où s’alimenter de généreuses inspirations et de fortes idées, parlaient à vide. Cependant telles étaient l’ignorance et l’ineptie du public lettré que ces vers sans flamme et ces discours sans– pensées enlevaient d’unanimes applaudissemens. C’est alors que la profession d’homme de lettres commença de devenir un métier lucratif et de s’avilir en visant exclusivement à la richesse et aux succès faciles. Il est permis de croire d’après quelques-uns de ses traités que Plutarque à ses débuts céda, lui aussi, au torrent et ne dédaigna pas les triomphes de la sophistiqué ; mais ce ne fut qu’une erreur passagère. Sous le nom de sophistes, qu’ils gardaient par prudence, quelques fermes esprits continuaient à enseigner les vérités de la morale. Plutarque les imita ; il ouvrit un cours public de morale pratique, et s’appliqua à réaliser ce type du médecin de l’âme dont il a lui-même tracé plus tard la parfaite image.
On a dit non sans raison que les maux extrêmes apportent avec eux leur remède. L’homme tient à sa vie physique et morale par de si profondes attaches que, dès qu’il sent les menaces de la mort, il invente des armes pour la repousser. Sous les premiers successeurs d’Auguste, à la dissolution croissante des mœurs quelques sages avaient opposé l’art, alors nouveau, du médecin de l’âme. Le succès couronna leur entreprise. Chaque grande maison eut son philosophe attitré, toujours présent, toujours attentif à relever les, caractères et à soutenir les courages chancelans. Sénèque, — nos lecteurs le savent[1], — avait poussé fort loin cette science délicate des souffrances intimes des secrètes langueurs et du traitement qu’elles réclament. On ne trouverait rien dans nos institutions universitaires ou religieuses qui réponde exactement à ce ministère de l’antique sagesse. Le professeur, le prédicateur, le confesseur et le médecin y sont réunis en un seul et même personnage. Le professeur enseignait la vérité morale et développait la théorie des devoirs ; mais il donnait à cette exposition le ton, l’accent, la pressante insistance du prédicateur. Aussi était-il à la fois plus respecté et plus persuasif, plus influent et plus paternellement affectueux que le professeur d’aujourd’hui. Ses leçons avaient un caractère presque sacré. « On s’y préparait, dit M. Gréard, comme aux initiations ; on s’y présentait comme à une cérémonie sainte. » Et cependant il y régnait une certaine liberté, mêlée, il est vrai, de déférence et toujours contenue dans de justes limites. Ainsi les auditeurs pouvaient parfois indiquer au maître le sujet à traiter ; ils étaient même autorisés, à l’interrompre et à lui poser des objections quand la question était obscure et controversable. La séance terminée, les disciples intimes ; les auditeurs préférés restaient avec le moraliste et lui ouvraient leur âme. Alors commençait la tâche du confesseur. C’était l’heure des confidences, le moment des complets et sincères aveux. À ce père spirituel, car c’en était un, on ne devait rien céler. Terreurs superstitieuses et folles, dispositions à la colère ou à la vengeance, passions violentes, vices honteux, on dévoilait toutes ses infirmités, on étalait à nu toutes ses plaies. Quand le confesseur était suffisamment instruit, il abordait enfin le rôle difficile de médecin de l’âme. Quel médecin accompli que celui qu’a dépeint Plutarque ! Non content de prescrire le remède imploré là, au pied de sa chaire, il laissait sa maison ouverte à qui le voulait consulter. Bien plus, il entrait à l’improviste chez ses cliens, surprenait son malade ou, si l’on veut, son pénitent au milieu de ses occupations journalières, apprenait à le mieux connaître et n’avait de repos qu’après l’avoir mis en pleine voie de guérison. Trop expérimenté pour se payer de promesses, il demandait des actes, des sacrifices, d’héroïques renoncemens. Parfois il recueillait le fruit de tant de peines. Le passage subit d’une vie licencieuse à une conduite austère, la réconciliation de deux frères, la pacification de deux époux, que sais-je ? l’abandon immédiat d’une maîtresse, tels étaient ses triomphes, ses joies et ses récompenses.
Voilà le portrait du médecin de l’âme que Plutarque nous a laissé. Pour le dessiner d’une main si ferme et pour reproduire ce modèle pendant une vie entière sans se démentir jamais, il fallait plus que du bon sens, et un peu de génie n’était pas de trop. On objectera que Plutarque, n’a pas inventé la médecine de l’âme : j’en conviens, et je l’ai déjà dit ; mais il y a deux sortes de génie, le génie inventif qui par la puissance de l’intuition découvre les idées fécondes, et le génie de l’enseignement et de la pratique qui tire les conséquences des idées, en organise les résultats et en impose au monde la bienfaisante influence. Or c’est là le signalé service que Plutarque a rendu. à la médecine morale. Il y pensait sans cesse ; il ne perdait aucune occasion d’en accroître l’autorité et les effets. Il essaya de lui faire une place jusque dans certaines réunions romaines fort en vogue de son temps, je veux parler des entretiens de table dont il est peut-être l’historien le plus véridique et le plus complet.
Les Grecs, passionnés pour les banquets en avaient introduit la mode à Rome. Au premier siècle de notre ère, les esprits cultivés que la, politique n’occupait plus trouvaient dans ces réunions élégantes une distraction qu’ils goûtaient vivement. On y était, paraît-il, aussi curieux de conversations raffinées et de propos subtils que friand de mets rares et de vins exquis. Cent ans auparavant, Cicéron vantait déjà les banquets comme la plus agréable récréation pour les intelligences fatiguées. « L’esprit, écrivait-il, ne se délasse jamais mieux que dans les entretiens familiers entre convives. Chez nous, le nom des banquets est plus exact que chez les Grecs. Le mot συμπόσια signifie une réunion où l’on boit en commun, tandis que le mot convivium veut dire celle où l’on vit en semble, parce que nulle part on ne jouit mieux du charme de la société. » Les repas avaient gardé ce caractère sous les empereurs, qui y cherchaient eux-mêmes le plaisir de briller dans de savantes discussions et de remporter de faciles victoires littéraires sur des adversaires prudemment résignés à la défaite. Insensiblement ces entretiens avaient acquis tant d’importance qu’on en avait dressé le code, posé les règles et prévu jusqu’aux moindres incidens. On y célébrait avec solennité certains anniversaires religieux et poli tiques. Parfois en été les convives se donnaient rendez-vous au bord de la mer ou sur une montagne, et là, quand les forces étaient réparées et l’esprit légèrement excité par un vin généreux, on commençait quelque lecture intéressante, ou bien la conversation s’engageait. Il y avait enfin des séances intimes dont l’accès était permis aux femmes et aux jeunes gens. Le programme en était moins sévère : aux entretiens, qui en demeuraient la partie principale, se joignaient des concerts, des représentations mimées et des scènes d’art plastique pareilles sans doute à ces tableaux vivans, objet depuis quelques années des admirations, des médisances ou des railleries parisiennes. Les Romains ont été nos maîtres dans la composition de ces soirées où le dilettantisme moderne appelle tous les arts à varier ses plaisirs : Plutarque fréquentait volontiers ces assemblées ; il y saisissait les occasions de déployer ses talens. Toutefois il était trop sérieux pour n’y poursuivre que des satisfactions d’amour-propre. Autant qu’il était en lui, il écartait les épisodes scabreux, et s’y prenait assez adroitement pour conserver à la philosophie la présidence de tous les entretiens.
D’après ce premier coup d’œil jeté sur la jeunesse et sur la personne de Plutarque, et sans rentrer encore avec lui à Chéronée, où nous le retrouverons bientôt, il est aisé de voir qu’il a eu, comme tous les hommes d’un vrai talent, une vocation précoce, énergique et persévérante ; comme eux aussi, aux suggestions de l’instinct à a ajouté les lumières de la science acquise. Autant son dessein de guérir les âmes est noble et hardi, autant sont justes les connaissances psychologiques d’après lesquelles il en conduit l’exécution. Dans la poursuite d’un tel but, on peut commettre bien des fautes. La plus ordinaire consiste à vouloir fonder la morale sur un seul de ses nombreux appuis et à établir la thérapeutique spirituelle sur une physiologie incomplète. Voyez plutôt ce qu’ont rêvé naguère et ce que rêvent encore de sincères amis de l’humanité. Les uns s’imaginent qu’une maladie unique, l’ignorance, dévore la société actuelle ; ils en concluent qu’un seul remède lui est nécessaire, l’instruction, et s’attachant uniquement à cette pensée, d’ailleurs vraie en partie, ils se persuadent que, répandue à grands flots, la science fera éclore et fleurir toutes les vertus. Ils oublient que l’instruction ne s’adresse qu’à l’esprit, et que, lorsque celui-ci est éclairé, il reste encore à fortifier les volontés et à discipliner les appétits. D’autres sont convaincus que la société vieillissante ne saurait rajeunir qu’au souffle pur et vivifiant de la liberté, et leur opinion est exacte ; mais ils disent que la liberté n’est efficace qu’à la condition d’être sans limites, et en cela ils méconnaissent les droits de l’ordre, qui sont ceux mêmes de la raison et de la justice. Dupes d’une illusion plus dangereuse encore, les fondateurs d’une secte célèbre se flattèrent, il y a trente ans, d’inoculer au monde affaibli et usé une vigueur nouvelle en érigeant les passions en lois et en prêchant l’évangile de la chair réhabilitée. Enfin à l’extrémité opposée un mysticisme ombrageux et jaloux, dur envers la raison, hostile à la liberté, ennemi du progrès qui lui répugne et le menace, déclare de temps en temps que la civilisation moderne agonise, mais qu’il suffirait, pour l’arracher à la mort, de la ramener à la soumission naïve et à l’humble docilité de sa première enfance. Eh bien ! Plutarque, venu il y a dix-huit cens ans, à une heure bien autrement critique que celle où nous vivons, n’est tombé dans aucun de ces excès. Il trouvait cependant des erreurs presque semblables dans l’histoire de son pays. Pour le traitement des maladies de l’âme, ses prédécesseurs recouraient invariablement à la saignée ou à l’amputation. Tantôt ils retranchaient au malade l’un de ses organes essentiels, par exemple la liberté ou la raison ; tantôt ils lui ôtaient l’ardeur des belles passions, qui est à l’âme ce que la chaleur du sang est au corps. Plutarque réprouve ces amoindrissemens, ces mutilations de la nature morale. Il ne tolère pas que l’on détruise l’harmonieuse unité de nos énergies spirituelles. À ceux qui n’affirment pas assez résolument le libre arbitre, il rappelle que « c’est l’âme qui se déprave elle-même. » Aux partisans du fatalisme, il oppose, dans un excellent morceau sur la fortune, ce langage resté sans réplique : « si nous attribuons à la fortune les actions de justice et de tempérance, il faut lui imputer aussi le vol, le brigandage et la débauche. » À l’erreur stoïcienne qui réprouvait toutes les passions ardentes, sans comprendre que c’était fermer la source de l’enthousiasme et de l’héroïsme, il lance comme dernier argument ce trait d’une brièveté incisive : « l’homme qui craint de s’enivrer ne jette pas son vin ; il le tempère. » Quant aux épicuriens, dont la doctrine, malgré certains dehors, menait droit à une sensualité grossière, il les a trop malmenés peut-être ; mais il a eu raison de leur ôter leur masque. C’était son droit de montrer, derrière Épicure, son enfant terrible, Métrodore, qui enseignait crûment la belle morale que voici : « toutes les grandes, subtiles et ingénieuses inventions de l’âme ont été imaginées pour le plaisir du ventre, ou pour l’espérance d’y pouvoir parvenir d’en jouir. » Adversaire impitoyable de ce matérialisme, Plutarque ne tombe pas pour cela dans le mysticisme religieux où les alexandrins allèrent sombrer après lui. Sans enfoncer dans les profondeurs métaphysiques, il a une psychologie solide sur laquelle il tient sa médecine morale en parfait équilibre. Au fond, il n’a qu’un principe, c’est qu’il faut sauver l’âme par l’âme elle-même, et pour cela ne sacrifier aucune de ses forces vitales, mais les stimuler toutes par l’action maîtresse de la volonté. Cette conception morale est la plus large et la plus complète que l’antiquité ait produite. Quoique Plutarque ne l’ait pas présentée dans un cadre systématique, elle apparaît à chaque page de ses œuvres. Elle est bien à lui, et l’avoir formée, même avec des élémens antérieurement découverts, c’est le fait d’un esprit supérieur. Le principe qu’il avait deviné d’instinct dans sa jeunesse ; voyons comment plus tard il l’appliqua philosophiquement à la triple régénération de la famille, de la cité, de la croyance religieuse.
Plutarque, nous l’avons dit, passa plusieurs années de sa jeunesse à Rome. Le double séjour qu’il y avait fait ne lui laissa guère que d’agréables souvenirs, consignés çà et là dans ses ouvrages. Il avait eu l’honneur, très grand à ses yeux, de représenter et de défendre au siège même du gouvernement impérial les intérêts municipaux de Chéronée. Les bibliothèques lui avaient offert les moyens de compléter son instruction et d’abondans matériaux pour la préparation de ses Vies parallèles. Dans les sociétés où il était admis, il avait renoué d’anciennes liaisons et formé de nouvelles amitiés. Il s’était concilié l’estime de personnages considérables, tels que Métrius Flores, savant homme qui faisait la leçon même à Vespasien, Paccius, brillant avocat, ami de Pline et de Tacite, Fundanus, l’illustre conseiller de Nerva et de Trajan. Auprès d’eux et parmi les membres de la colonie grecque, il rencontrait d’anciens condisciples, des camarades, des parens même, qui lui rendaient quelques-unes des joies de la patrie absente. Sans obtenir les éclatans succès oratoires que lui attribue gratuitement Ruauld, l’un de ses historiens, il avait réussi dans ses cours de morale et exercé une sérieuse influence sur des âmes choisies. Il était donc heureux à Rome, et cependant il ne s’y fixa point. Quels furent les motifs qui le ramenèrent à Chéronée ? Les uns sont connus, et on devine les autres. Plutarque était resté Grec dans l’âme. Il n’apprit le latin que fort tard. On a remarqué dans ses Vies parallèles un penchant à face la part plus belle aux héros de son pays. Il avait conservé une jeunesse de cœur, une fraîcheur de sentimens, un besoin d’aimer et d’améliorer les hommes, qui devaient malgré tout le pousser à chercher une atmosphère morale moins lourde et moins impure que celle de Rome. Il jugeait d’ailleurs sévèrement les hommes qui ne savent pas rester chez eux, et les comparait à ces libertins « qui laissent là leur femme légitime pour courir après les courtisanes. » Enfin le médecin de l’âme espérait sans doute obtenir de plus nombreuses guérisons en opérant sur ses compatriotes et au milieu des bienfaisantes influences de l’air natal. Il revint donc à Chéronée et s’y maria.
Il épousa une personne d’une famille honorable nommée Timoxène, dont il eut quatre fils Autobule, Chéron, Lamprias, qui a donné le catalogue des ouvrages de son père, et Plutarque, qui fut un homme de mérite et de savoir. Il en eut aussi une fille nommée Timoxène, comme sa mère. Cette enfant étant morte à l’âge de deux ans, Plutarque, alors absent, écrivit à sa femme une lettre de consolation que l’on a conservée, et qui nous introduit jusque dans la vie intime du philosophe. On sent, en la lisant, que les deux époux étaient dignes l’un de l’autre, et qu’ils gagneraient encore à être plus connus. Une femme d’un esprit original et qui avait vu de très près la cour du premier empire disait un jour en parlant de Napoléon Ier : « Certes c’était un grand homme, mais, ce n’était pas un grand mari. » Chez Plutarque, le père et le mari étaient à la hauteur du moraliste. Sa tendresse pour sa femme est à la fois vive et contenue, profonde et éclairée. À la façon dont il lui écrit, on comprend qu’il l’avait choisie parmi les plus intelligentes, qu’ensuite il l’avait instruite et élevée lui-même d’après un idéal que la Grèce antique n’avait pas connu. Il lui parle un langage que l’instinct n’entendrait pas, mais qui touche et fortifie les natures d’élite. « Gardons-nous, dit-il, de calomnier la vie, parce que dans une suite d’événemens heureux il s’en trouve un de néfaste, pareil à une rature dans un livre bien écrit. » Cette curieuse lettre, pour dévoiler le cœur affectueux de Plutarque, révèle plus encore peut-être l’effort continu du penseur qui, dans les traités sur l’amour et sur les préceptes du mariage, cherche à fonder l’association domestique sur ses bases véritables, et à la guérir du mal dont depuis des siècles elle était dévorée.
Ce mal, c’était la situation inférieure, presque subalterne de la femme au sein de la famille grecque. La connaissance de ce fait important est d’ancienne date ; toutefois les causes n’en ont été bien déterminées que grâce à de récens travaux. On le sait maintenant, la constitution primitive de la famille grecque était exclusivement religieuse. Très solidement appuyée sur certaines croyances, elle manquait en revanche de fondemens psychologiques et moraux, et c’est par ce défaut d’équilibre que s’explique l’étrange effacement du rôle de l’épouse dans la société antique. Chaque famille se regardait comme le sanctuaire d’une divinité particulière dont le foyer était le symbole visible et dont le mari était le prêtre. Le foyer ne devait jamais s’éteindre ; la succession sacerdotale, transmise de mâle en mâle, ne pouvait souffrir d’interruption. L’extinction d’une famille n’eût été rien moins que l’anéantissement d’un culte. Il fallait donc à tout prix que la famille fût continuée, que le père eût un fils héritier de son ministère sacré, et que ce fils fût légitime. Dès lors le mariage perdait en partie le caractère moral qui lui est propre : cette union intime de deux êtres associés afin d’être heureux l’un par l’autre et par leurs enfans n’était plus qu’un moyen d’avoir une postérité, surtout d’obtenir le rejeton mâle qui seul était capable de remplir après la mort du père les fonctions sacerdotales du foyer. La formule sacramentelle prononcée dans l’acte du mariage le disait du reste expressément[2]. Dans une institution ainsi conçue, la femme physique ou, qu’on nous passe le mot, la mère corporelle suffisait. Une seule qualité morale lui était nécessaire : la chasteté. Les autres mérites comptaient peu, si même ils n’étaient regardés comme redoutables. Vainement la femme était affectueuse, charmante, tendrement aimée ; si elle n’était pas féconde, on la répudiait. Quand l’union était stérile par le fait du mari, un frère, un parent prenait sa place, et, quelle que fût sa répulsion, la femme était obligée de se livrer à cet homme afin que la lignée ne périt pas et que le culte fût maintenu. Puis, l’enfant né de là était considéré comme issu du mari. En vertu d’une autre application du même principe, la femme adultère était punie de mort par l’homme qu’elle avait trompé, pour avoir introduit un profane et un étranger dans le sacerdoce domestique. Aussi dispensait-on l’épouse de tout attachement passionné pour son mari et de tout désir trop vif de lui plaire, de peur que l’idée ne lui vint d’être un jour agréable à quelque autre que lui. Un des personnages du dialogue de Plutarque sur l’amour soutient avec véhémence qu’une femme ardemment éprise de son époux n’est qu’une effrontée. Pourtant le mariage était obligatoire et le célibat puni. L’union conjugale, dépouillée au nom de sa sainteté même de ses joies les plus permises et de son attrait le plus exquis, n’aurait eu d’autre aspect que celui d’un devoir sévère, si les mœurs n’avaient un peu atténué. les inévitables conséquences d’une institution qui satisfaisait à peu le plus impérieux penchant de notre nature.
Par malheur, la plus triste de ces conséquences fut aussi celle qui se produisit le plus complètement. La mère de famille fut peu aimée et, à ce qu’il paraît, peu aimable. On demandait un jour à un Lacédémonien pourquoi il avait épousé une femme très petite : — C’est, répondit-il ; que des maux il faut toujours choisir le moindre. — Ces paroles, rapportées par Plutarque, sont plus qu’une malice, elles résument une situation sociale. Ne, trouvant dans le gynécée rien de tel qui l’éveille, l’enflamme et le nourrit, l’amour émigra. Les transports de la passion, les fêtes de l’affection qu’on lui refusait au foyer domestique, il alla les chercher au dehors. Ainsi triomphèrent ces hétaïres auxquelles Plutarque semble livrer un combat décisif pour leur enlever l’amour et le ramener dans la chambre nuptiale. L’ennemi était depuis longtemps aguerri et bien armé. Tous les prestiges ravis, par la religion à l’honnête femme, tous les moyens de séduction par elle dédaignés, la courtisane en était revêtue, ou s’en était hardiment emparée. Jamais en aucun autre pays elle ne s’éleva si haut par le patriotisme, le génie, la beauté, la passion. Nulle part ailleurs elle n’a eu une aussi brillante histoire. Elle aussi, elle appartenait à une institution religieuse. Sous un ciel embrasé, dans cette atmosphère redoutable qui tour à tour excite et amollit selon que le vent souffle des mers ou de la terre, la volupté exerçait un empire si puissant qu’on l’avait divinisée. Si la mère de famille était prêtresse d’Hestia, la courtisane était prêtresse d’Aphrodite, avec cet avantage qu’elle célébrait les enivrans mystères du plaisir, tandis que l’épouse ne sacrifiait qu’aux devoirs rigoureux et qu’aux vertus austères. Ce n’est pas tout. Continuellement obligée de séduire, toujours appliquée à charmer les hommes les plus distingués, politiques, orateurs, philosophes, artistes, qui recherchaient sa société, la courtisane développait ses dons naturels, tandis que la ménagère restait au niveau de ses servantes ou s’y abaissait insensiblement. Ce fut une héroïne à son heure, cette Léæna, qui se coupa la langue avec les dents et la cracha au visage de ses bourreaux de peur de laisser échapper, vaincue par la torture, le secret d’une conjuration. C’était une personne éminente que cette Aspasie, qui enseignait l’éloquence aux maîtres de la parole. Par son intelligence, elle fut vraiment la reine de cette brillante république d’Athènes dont Périclès était le roi, quoiqu’il n’eût ni sceptre ni couronne. Phryné ne se contentait pas d’être la plus belle des femmes et comme la visible incarnation de la déesse qu’elle servait ; aux jours de ruine et de malheur public, elle montrait une âme patriotique en offrant de reconstruire à ses frais les murs démantelés de Thèbes. La seconde Lais, aussi vénale pourtant que la première, s’éleva une fois jusqu’à l’amour pur, exclusif et désintéressé. Éprise du Macédonien Hippothalus, elle quitta, pour le suivre jusque dans son camp, les ombrages de l’Acrocorinthe et les fraîches fontaines qu’elle aimait. Les femmes du pays, jalouses de sa beauté, la firent mourir sous une grêle de pierres dans le temple même de Vénus, sans songer que par ce martyre elles lui rendaient son honneur perdu. Comment les Grecs auraient-ils résisté à ces créatures extraordinaires qui de temps en temps mêlaient à l’attrait des plus vifs plaisirs quelques-unes des fascinations de la grandeur ? Ce monde des courtisanes n’était-il pas alors la seule société des femmes où l’on pût vivre par l’esprit ? Ils y allaient donc et s’en faisaient gloire. Cette domination des hétaïres était un fait accepté, sinon approuvé. « Nous avons, disait Démosthènes, des courtisanes pour nos plaisirs, des concubines pour partager notre couche, des épouses pour tenir nos maisons et nous donner des enfans légitimes. »
On le voit, les élémens essentiels de l’amour, étaient dispersés, et des forces qui le constituent, la famille n’avait retenu que les moins attrayantes. Jusqu’à quel point, les progrès de la raison avaient-ils atténué ce grave, désordre ? Il est difficile de le dire. Sans doute, à en juger par certains dialogues de Lucien, qui suivit Plutarque de près, la courtisane au IIe siècle était tombée fort au-dessous de Phryné et de Laïs. C’est l’effet de la décadence de tout abaisser, même le vice. Il ne semble pas cependant que la femme légitime, au moins en Grèce, eût beaucoup profité de la déchéance des hétaïres. On continuait à ne rechercher dans le mariage qu’une dot et l’espoir d’une lignée. On ne demandait à la femme ni d’embellir la maison, ni de charmer la vie. Plutarque constate ce mal, il le déplore et tâche de le guérir en reconstituant au sein de l’association domestique l’amour qui en est l’âme.
Pour y réussir, il fallait relever la femme légitime. Or n’est-il pas remarquable que Plutarque, en poursuivant ce but, ait évité l’excès, la chimère, l’utopie, et qu’en même temps il ait indiqué les moyens les plus capables encore aujourd’hui de donner à l’union des époux toute sa dignité morale ? Il n’y a pas de faute que n’aient commise ceux qui ont précédé ou suivi Plutarque sur ce difficile terrain. Plein du désir de placer la femme à son rang, l’auteur de la République n’avait rien trouvé de mieux que d’en faire un homme et un soldat. Ne pouvant toutefois démentir absolument la nature, il lui avait laissé la maternité, mais moins à titre d’épouse que de femelle, — le mot lui appartient. Les utopistes modernes ne vont pas jusque-là ; mais n’approcheraient-ils pas de cette erreur quand ils réclament pour la femme les droits du citoyen et un rôle politique ? L’esprit ferme et sain de Plutarque n’assignerait-il pas mieux à la femme sa vraie place en la maintenant au foyer ? Il lui rappelle que sous le pied de la Vénus Uranie, déesse de l’amour pur, Phidias avait placé une tortue, symbole expressif et la vie silencieuse et retirée ; mais là, dans le demi-jour et près de ses autels, il veut qu’il ne lui manque aucun des purs rayonnemens de la femme accomplie. Et voyez l’infaillible bon sens du moraliste : un autre confierait peut-être ce perfectionnement de la jeune mariée au gouvernement, à la loi, à l’influence sacerdotale, que sais-je ? Lui, il n’en charge que deux personnes, la femme elle-même et son mari.
Or enseigner à une femme qui l’est d’hier à peine comment elle régnera sans partage sur le cœur de son mari et comment elle rendra vains les efforts audacieux de ses terribles rivales, c’est une tâche malaisée : En l’abordant, Plutarque mettait le pied sur des charbons ardens. Il s’est tiré de ce pas avec autant d’honnête hardiesse que de réserve délicate. Un point entre tous était scabreux alors comme aujourd’hui. Est-il décent que les femmes honnêtes combattent les femmes galantes avec leurs propres armes ? De« nos jours, an semble le penser ; de part et d’autre, mêmes couleurs, mêmes enseignes. Telle est souvent la ressemblance qu’il devient impossible de distinguer. Les hommes prudens se récusent ; mais la foule juge sur l’habit, et alors quel beau succès que d’être confondue avec des créatures méprisées ! Cette concurrence agressive expose l’honneur à trop de hasards. La conduite recommandée par Plutarque est purement défensive, et consiste à prendre à l’ennemi ses qualités, mais rien de plus. Médecin de l’âme et directeur de conscience, il a, le droit de tout dire, et il dit tout. Ne craignez pas néanmoins qu’il dépasse la mesure ; il s’exprime en confesseur marié qui connaît et ménage les sentimens auxquels il touche. S’il va plus loin qu’aucun moraliste moderne, nul ne sait aussi bien que lui nuancer, sous-entendre et s’arrêter à temps. Qu’on en juge par les conseils que voici, choisis çà et là. — « Laissez, dit-il à la jeune femme, laissez aux courtisanes les souliers brodés d’or, les bijoux, les robes de pourpre, les parfums excitans et tout leur arsenal de séduction corruptrice. Empruntez-leur toutefois, en le purifiant, l’art suprême de vous faire aimer. Ayez la grâce souriante, l’exquise décence et cette beauté ingénue et irrésistible qui n’est que la floraison de la vertu. Le piquant agrément de la personne et des mœurs donne à l’honnêteté une saveur délicieuse. Que les paroles de la jeune épouse soient comme le parfum des fruits embaumés. À l’heure mystérieuse où sa tunique tombe, que sa beauté se voile de pudeur. Qu’elle ravisse, qu’elle enchante son mari, non, il est vrai, comme Circé enchanta les compagnons d’Ulysse, mais comme la magicienne charma le héros lui-même en respectant sa raison, au lieu de l’éteindre dans l’ivresse des sens. Qu’elle ait la noble ambition de régner sur un homme, non sur un esclave ou sur une brute. Plaisirs, amis, pensées, croyances religieuses, que tout soit commun à tous deux. Point de querelles, point de guerre, et si par malheur, — car il faut tout prévoir, — si par malheur un différend s’élève, invoquez sans retard la médiation de Vénus. » Voilà le frais idéal que Plutarque oppose à l’image de courtisane ; voilà l’amie, la compagne, la confidente qu’il essaie de substituer à l’antique ménagère, afin d’attirer l’homme au foyer domestique et de l’y retenir.
À cette création nouvelle, le mari doit aussi travailler, Ici encore Plutarque était novateur à son époque et, reste neuf même aujourd’hui. Sans insister sur certains préceptes aussi connus que peu suivis, je choisirai, parmi ses vues originales, un point où il a devancé et surpassé deux grands moralistes modernes. À l’égard de l’instruction des femmes, Molière et Jean-Jacques Rousseau ont été plus mordans que justes. D’après Molière, Agnès est trop peu, savante, et les précieuses le sont trop. Fort bien : ainsi nous fuirons les précieuses, et nous instruirons Agnès. — Oui, reprend Molière, instruisez-la, mais très peu.
Il faut que le savoir d’une femme se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
En conscience, quel homme éclairé sera satisfait à ce prix ? Rousseau, plus libéral en apparence, retire d’une main ce qu’il a donné de l’autre. Destinée à un mari intelligent, Sophie n’a pour dot intellectuelle que la connaissance de Barème et de Télémaque. « Ô l’aimable ignorante ! s’écrie Rousseau ; heureux celui qui l’instruira ! » Sans doute, pourvu qu’entre eux il n’y ait pas trop de distance. Achever l’éducation de sa jeune femme, c’est une fête ; mais la faire, serait-ce longtemps un plaisir ? Le rôle ingrat de pédagogue, Plutarque n’a garde de l’imposer à l’amour. Pollianus peut, dès le premier jour, parler à Eurydice de littérature, de philosophie, de sciences même ; avec de l’attention, elle le comprendra. L’ignorante, fût-elle sensée, ne comprend pas toujours ; la pédante croit toujours n’être pas assez comprise. Entre elles, on peut trouver la femme sensée et instruite à la fois que Rousseau n’a pas su apercevoir. Celle-ci est précisément l’Eurydice de Plutarque, qui a déjà au savoir et qui aime à l’accroître « pour faire les délices de son mari. » C’est aussi l’épouse telle que l’a parfaitement dépeinte l’auteur de l’Essai sur l’éducation des femmes. Sans y viser, Mme de Rémusat complète et confirme l’idéal de Plutarque avec la plus rare justesse et la plus fine pénétration. Pourquoi en effet la femme, dans le livre de Mme de Rémusat, est-elle capable non seulement de charmer son mari, mais de guider son talent, s’il en a ; et d’éclairer sa conscience, si elle se trouble ? C’est que, comme l’Eurydice de Plutarque, elle a été élevée de façon à devenir l’égale du chef de la famille, non en force physique et en autorité, mais en dignité morale et par des aptitudes sinon pareilles, au moins équivalentes.
Passe encore pour l’égalité, dira-t-on. Toutefois la supériorité évidente, incontestable de la femme n’est-elle pas un danger ? Notre médecin de l’âme a prévu la difficulté ; il s’est demandé si ce déplacement de forces n’entraînerait pas quelque grave maladie de la société domestique. Le cas est débattu dans-le dialogue sur l’amour par un conseil de philosophes venus à Thespies pour célébrer la fête d’Éros. Bacchon, adolescent encore imberbe, est épris d’une veuve belle, riche, spirituelle, mais plus âgée que lui, quoique jeune encore. De son côté, Isménodora désire ardemment épouser Bacchon malgré la différence d’âge. Cette union inégale est-elle possible ? Non, disent les uns, c’est le monde renversé ! — Qu’importe ? répondent d’autres ; l’amour est un faiseur de miracles, fiez-vous à lui. — Au plus chaud de la discussion arrive un courrier tout essoufflé et couvert de poussière. Qu’y a-t-il donc ? Il y a que Isménodora a fait enlever Bacchon par ses amis ; que chez elle on a mis au jeune homme la robe nuptiale et qu’à l’instant on les marie. À cette nouvelle, grande émotion parmi les docteurs ; ils s’agitent, ils crient au scandale. Peu à peu cependant ils se calment, se ravisent ; bref ils se lèvent et vont assister à la cérémonie et à la noce : dénouement imprévu et piquant dont la signification morale est facile à comprendre. Lorsque entre deux âmes saines la passion est grande et profonde, la supériorité de la femme n’a rien de dangereux et peut devenir une cause puissante de bonheur, pourvu que cette supériorité, loin de s’imposer avec orgueil, ne s’emploie qu’à effacer les distances et à rétablir l’équilibre. C’est la donnée de Mauprat. Le beau roman de George Sand est la démonstration, involontaire sans doute et d’autant plus concluante, d’une des plus délicates pensées de Plutarque. Ainsi, sur l’amour dans le mariage et sur l’influence de la femme dans la famille, Plutarque atteint et quelquefois dépasse, sans s’égarer, les modernes les plus hardis. Au surplus, la médecine morale de Plutarque, appliquée à la régénération de la famille, a gardé, paraît-il, son efficacité. Contre les nouveaux adversaires que les révolutions ont créés à l’honnête femme, et qui dépeuplent également le salon et la mansarde au profit du club, du cercle, du cabaret, quel secours invoque-t-on à l’heure présente ? Les moralistes actuels ne disent-ils pas à l’envi que, pour fortifier le lien domestique, il faut se hâter d’instruire les femmes et de les amener à valoir tout leur prix ? Plutarque, il y a dix-huit cents ans, ne disait pas autre chose ; mais il a aussi cherché un spécifique propre à ranimer les vertus publiques, en réveillant l’âme endormie du citoyen. L’a-t-il découvert ?
Depuis son retour définitif à Chéronée, Plutarque s’était créé une existence conforme à ses maximes et à ses vœux. Plus favorisé que Socrate, son modèle, il trouvait sous son toit la paix, les affections de famille et les satisfactions de l’esprit. Intelligente et sérieuse, Timoxène l’aidait à élever ses enfans et à réaliser l’idéal esquissé dans les préceptes du mariage. Tandis que les dames de Chéronée, affolées de luxe, ne savaient qu’ajouter de ruineuses dépenses aux prodigalités effrénées de leurs maris, Timoxène paraissait au temple, aux processions, au théâtre, dans une tenue simple et grave que louaient les philosophes. Toutefois la maison de Plutarque s’ouvrait à propos. L’hospitalité qu’il avait jadis reçue à Rome ou qu’on lui offrait à Athènes, à Élis, à Corinthe, il aimait à la rendre. Seulement il conviait à sa table frugale des gens d’esprit et des causeurs, et non ces mangeurs fameux que, dès le temps de Pindare, on qualifiait de « pourceaux de Béotie », et que le poète Ménandre avait caractérisés en disant : « Ils ont des mâchoires ». Dans ces réunions aimables, le moraliste renouait avec joie les entretiens de table autrefois commencés à Rome, et le médecin de l’âme donnait des ordonnances à ses convives, qui étaient aussi ses cliens. Ceux qui ne pouvaient le visiter le consultaient par lettres et l’excitaient ainsi à rédiger, pour leur répondre, ces traités que sa paresse eût laissés, — il l’avoue lui-même, — à l’état d’ébauches. Cette vie agréable, pure, noblement occupée, aurait dû contenter Plutarque. Il la trouva incomplète. Le philosophe demanda et obtint des fonctions publiques : il fut d’abord simple officier de police, puis archonte, c’est-à-dire premier magistrat municipal de Chéronée. Ambitieux à sa manière, il voulut appliquer sa médecine de l’âme au salut de la cité grecque et la guérir de l’état de langueur croissante où l’avait jetée un mal alors sans nom, mais que les modernes, qui le connaissent, eux aussi, ont appelé la centralisation.
Pour comprendre la tentative patriotique de Plutarque, il faut se rappeler comment la vie publique avait diminué et presque disparu dans les villes de l’Orient et surtout dans celles de la Grèce. Cet engourdissement ne fut point l’œuvre systématique de la politique impériale. La république avait été si cruelle envers les provinces, elle y avait laissé des souvenirs si amers et de si sanglantes traces, que l’établissement de l’empire, — Tacite l’atteste, — y fut accueilli avec joie. Les empereurs leur avaient apporté une paix et une sécurité matérielles dont elles sentaient le prix. Les gouverneurs étaient surveillés, les fermiers de l’impôt sévèrement contrôlés. Les tribunaux observaient les formes d’une justice désormais plus scrupuleuse, et on pouvait en appeler de leurs jugemens au sénat et au prince lui-même. Aussi disait-on sous Domitien que jamais les gouverneurs n’avaient été plus modérés et plus équitables. Ce qui est plus remarquable encore, c’est que les villes municipales restaient en pleine possession de leurs libertés particulières. Le municipe s’appartenait ; il dirigeait lui-même ses affaires, et demeurait l’arbitre de ses coutumes, de son droit, de ses lois. Les citoyens y nommaient par voie d’élection le pouvoir délibératif et exécutif, les magistrats de tous les degrés, les décemvirs, les décurions, les tribuns. L’attache qui reliait le municipe à Rome était purement honorifique. Voilà ce que démontrent solidement les plus récens travaux. Ainsi le municipe possédait plus de liberté effective que certains états modernes de l’Europe ; mais, au lieu de produire leurs effets, ces forces vives s’amortirent peu à peu et finirent par disparaître.
C’est que par la fatalité de son essence le pouvoir absolu attire à lui, même malgré lui, tout ce qui est d’abord resté en dehors de sa sphère. Émanés du centre, les gouverneurs travaillaient avec un zèle funeste à y ramener le sang et la vie dont les extrémités avaient si grand besoin. Ils n’osaient administrer eux-mêmes de leur autorité privée, sous leur responsabilité propre, de peur d’encourir la disgrâce du maître ; ils le mettaient en scène, il le faisaient intervenir, parler, et parfois plus qu’il n’aurait voulu. Au lieu de consulter la justice, l’intérêt des provinces, le bon sens, ils écrivaient à Rome lettre sur lettre. Les plus éclairés imitaient en cela les plus ignorans et les plus serviles. Par exemple, Pline est proconsul en Bithynie : ce serait à lui de gouverner ; mais non, il a juré que Trajan gouvernera. Il le tracasse, il le harcèle ; il refuse de dépenser un sesterce sans en avoir référé à l’empereur, qui sourit d’abord, puis s’impatiente et finit par répondre avec humeur : « Après tout, c’est votre affaire ; vous êtes sur le terrain, avisez ! » Et les villes subissaient la contagion de l’exemple. Les regards exclusivement fixés sur la puissance impériale, elles oubliaient leurs libertés. Au lieu de maintenir avec force leur individualité politique, elles faisaient fi de leurs droits et de leurs privilèges, et se centralisaient elles-mêmes comme à plaisir. On dédaignait les fonctions municipales. On eût rougi, dit Plutarque, de prendre à ferme la levée de l’impôt ; mais on mettait son honneur à mendier dans les antichambres soit quelque vaine marque de distinction, soit un office grassement rémunéré. Chose plus triste, afin de brusquer la fortune en donnant au pouvoir des gages éclatans, on effaçait les traces de son origine provinciale, on reniait le nom grec de ses pères et l’on prenait un nom latin. Ainsi s’évanouissait peu à peu tout ce qui aurait pu prolonger et fortifier l’existence distincte et personnelle des cités ; tout affluait à la tête, tandis que les membres atrophiés se mouraient.
Où donc était passée l’énergie du peuple grec, féconde en belles actions et en œuvres merveilleuses ? Elle était devenue ce que deviennent les facultés humaines quand elles se détournent des grands devoirs. Une agitation stérile et misérable avait remplacé la vie puissante d’autrefois. À Chéronée en particulier, la cité avait disparu, et la petite ville survivait seule. Pour repousser les vices médiocres et les passions ridicules qui s’y livraient bataille, Plutarque les a décrits, et ces descriptions, qui ne sont point des peintures arrangées, comme les portraits de Théophraste et de La Bruyère, mais bien d’exactes images de la réalité, ont une précieuse valeur historique. On y trouve reproduits d’après le vif quelques frappans aspects de la petite ville gréco-romaine à la fin du premier siècle. Le moraliste y fait passer sous nos yeux la fureur des procès, la fièvre du luxe, la passion du jeu, les haines violentes allumées à propos d’un combat de chiens, de cailles ou de coqs, ou à l’occasion d’un logement qu’on se dispute aux bains de mer. Il y étale toutes les infirmités morales qu’il déplorait et qu’il voulait guérir. Quelques-unes de ces peintures ont un relief plein de vigueur. Par exemple, la plaie de l’usure qui rongeait les faux riches de Chéronée est dévoilée sans pitié. Dans son indignation, Plutarque flagelle d’abord les avides banquiers de Patras, de Corinthe et d’Athènes, qu’il accuse d’entretenir et de propager « cette gangrène. » Il prend ensuite à partie l’emprunteur lui-même, obligé d’abdiquer, de se dépouiller, de se vendre, et s’enfonçant toujours de plus en plus dans son bourbier. On attente à sa liberté, dit Plutarque ; on le couvre de honte ; il est l’esclave des esclaves qui, plus insolens encore que les maîtres, s’assoient à sa table malgré lui, le pillent et l’abreuvent d’outrages. — Ces couleurs sont vives, moins vives cependant que celles dont le philosophe se sert pour peindre une sorte de bavard indiscret que de nos jours on nommerait le nouvelliste. Il fallait que ce fût là un véritable fléau, puisqu’en signalant cette engeance au mépris de ses concitoyens notre doux médecin des âmes devient amer et mordant à l’égal d’un satirique. À Chéronée, comme chez nous, la vaine curiosité des oisifs réclamait une pâture quotidienne et sans cesse renouvelée. Au lieu de journaux à petites chroniques plus ou moins discrètes, on avait des porteurs de nouvelles courant de rue en rue, de place en place, recueillant, répétant, exagérant, envenimant les commérages, colportant les anecdotes scandaleuses. Plutarque suit pas à pas ce personnage. « Voyez-le, dit-il, écouter aux portes, décacheter les lettres, chuchoter avec les servantes, regarder dans les litières des femmes et se hisser jusqu’à leurs fenêtres. Les vents les plus insupportables sont ceux qui retroussent les robes ; le nouvelliste, lui, ne se borne pas à soulever manteaux et tuniques, il perce les murailles, force les serrures, surprend la maîtresse ou la fille de la maison, et, pareil à une ventouse qui s’emplit de sang impur, il suce et attire, pour le répandre ensuite, le venin des propos empoisonnés. » Le morceau est enlevé de verve, le personnage est vivant. Moraliste de premier ordre, Plutarque est aussi, quand il lui plaît de l’être, un excellent peintre de mœurs.
À vrai dire, les vices qu’il poursuivait n’étaient pas nouveaux, toujours la nation grecque en avait été affectée ; mais à cette époque ils passaient toute mesure, et nulle vertu ne les compensait. Pour une âme éprise des grandeurs antiques, c’était un spectacle intolérable. Épicure n’en eût point été troublé et l’eût contemplé avec indifférence, tranquillement enveloppé dans son égoïsme. Plutarque ne put envisager d’un œil impassible la décomposition morale de son pays. Tout en appliquant aux cas particuliers les ressources ordinaires de sa médecine des âmes, il comprit que la paralysie politique qui envahissait la cité appelait un radical et prompt remède. Ce remède, il ne le chercha point dans la région des illusions chimériques. Un esprit moins sûr que le sien eût songé à la révolte ; c’eût été insensé. Lorsqu’une nation heureusement douée, mais matériellement faible, est asservie par un vaste empire, l’héroïsme ne suffit pas à lui rendre sa liberté. Sans des alliances puissantes, la Grèce moderne serait encore sous le joug des Turcs, Candie en ce moment en est la preuve. Si l’Italie a revécu, on sait bien grâce à quel secours, et faute d’appui la Pologne expire. Quelle assistance le patriotisme grec eût-il invoquée contre Rome ? Toute force organisée n’était-elle pas englobée dans l’immensité du monde romain ? Plutarque repoussa en gémissant l’idée trompeuse d’une délivrance. Éclairé par son génie pratique, il distingua d’un coup d’œil ce qui était possible, et s’y arrêta.
Or ce qui était possible, c’était une tentative de décentralisation ; ce qui était praticable, c’était de refaire des citoyens avec les restes de liberté que les municipes avaient imprudemment dédaignés. Là est la conception personnelle et vraiment originale de Plutarque en politique. Par ce côté de ses doctrines, très peu connu jusqu’à ce jour, le vieux moraliste entre profondément dans nos préoccupations de l’heure présente ; il remue nos idées actuelles, il parle presque notre langage. Cependant il ne pouvait avoir toutes nos espérances. Quoi qu’il advînt d’heureux, la cité grecque devait rester sujette. « Dites-vous bien, écrit Plutarque à un jeune homme désireux de servir son pays, dites-vous bien, quand vous serez magistrat : Tu commandes, mais tu es commandé, et regardez au-dessus de votre couronne les sandales du proconsul. » Plutarque s’efforce du moins de rallumer le foyer presque éteint de la vie municipale. Pour reconstituer l’action individuelle des provinces, il s’applique à en stimuler les causes, c’est-à-dire l’instinct national, qui palpitait encore, et la conscience morale, qu’il ne croyait pas impossible de ranimer.
De ces deux forces, la première est évidemment la plus énergique. Quand elle s’éteint, c’en est fait, l’âme d’un peuple est partie à jamais ; tant qu’elle dure, rien n’est perdu, un jour l’étincelle deviendra flamme. Je ne veux point discuter ici la question théorique des nationalités ; mais consultez les faits et dites si jamais on a régénéré un peuple sans faire un puissant appel à l’instinct national ! Qu’on blâme les excès tantôt agressifs, tantôt vains et ridicules du patriotisme, on a raison ; mais que deviendrait une nation qui n’aurait plus que des sentimens cosmopolites et des devoirs vagues ? Soyons citoyens de l’univers, comme le demandait le stoïcisme ; mais qu’en nous le citoyen de notre patrie ne meure pas. Ainsi l’entendait Plutarque. Admirateur enthousiaste des grands citoyens, il raconte leur vie et l’offre en exemple. Grec jusqu’à la passion, parfois jusqu’à la violence, il souffle à ceux qui l’entourent l’ardeur puissante de son patriotisme. En même temps qu’il surexcite ce noble instinct, il le plie au joug de la raison. Ses Préceptes politiques présentent le type du parfait magistrat. Là sa parole s’empreint d’une éloquence tour à tour ironique, austère, sereine. « Vous voulez, dit-il, être magistrat ? Soyez juste alors, et sachez dire non ! Un homme puissant vous prie de commettre une injustice pour l’amour de lui ; priez-le, pour l’amour de vous, d’aller dans les carrefours faire des cabrioles et des grimaces. Servez la patrie pour elle, non pour vous. Celui qui s’enrichit dans les magistratures est pareil au larron qui dépouille les temples et pille les tombeaux. Servez votre pays jusqu’à la dernière heure : les fonctions civiques sont le plus glorieux linceul. » De tous ces conseils, il n’en est pas un seul que le moraliste de Chéronée n’ait lui-même religieusement suivi dans sa mission à Rome comme dans ses charges successives et fort diverses d’agent voyer et de maire de sa petite ville.
Ainsi étudié dans son attitude de citoyen et dans son enseignement politique, Plutarque n’apparaît-il pas comme une personnalité originale et comme un esprit pratique d’une rare sagacité ? Il n’a pas réussi, dira-t-on. D’accord ; mais cela prouve uniquement que les Gréco-romains n’étaient pas dignes d’un tel maître. D’ailleurs qui sait s’il n’a converti personne ? Mais n’eût-il fait de son temps aucune heureuse cure, la gloire lui resterait d’avoir compris que la vie municipale, ce contre-poids de la centralisation, est le seul moyen d’empêcher dans un vaste empire la prompte paralysie des extrémités. De nos jours, la question est vivement débattue, et ceux qui la traitent ignorent peut-être que, dès la fin du premier siècle, il y avait un philosophe décentralisateur, avant la lettre il est vrai, mais plein cependant de clairvoyance et d’autorité. Sur l’application plus ou moins étendue du principe, on dispute encore ; grâce à Dieu, le principe n’est plus contesté. Pour ceux qui ont à recommencer la vie politique comme pour ceux qui vont la commencer, l’exercice des fonctions municipales est le point de départ. Les premiers y trouvent l’eau de Jouvence ; les seconds y sucent le lait de la liberté. Quittons maintenant le municipe avec Plutarque lui-même et suivons le médecin de l’âme jusqu’à Delphes, où il consacra les dernières années de sa vie à la guérison du sentiment religieux, alors aussi gravement malade.
La route qui mène de Chéronée à Delphes, avant de s’enfoncer dans les défilés sauvages de Daulis, longe au midi le lac Copaïs, et rencontre bientôt le ruisseau qui dans l’antiquité se nommait le Céphise. Sur les bords de ce modeste cours d’eau, comme sur les rives plates du lac, s’épanouissent des narcisses et des roses d’une beauté singulière. Autrefois ces fleurs superbes, mêlées de lis éclatans et d’iris bleus à l’odeur pénétrante, naissaient en abondance au printemps sur cette terre limoneuse et féconde. Les Chéronéens en écrasaient les pétales, d’où ils savaient tirer une essence précieuse, laquelle, disaient-ils, guérissait toutes les maladies corporelles et conservait le bois dont étaient faites les images des dieux. Pareille, dans l’ordre moral, à ce baume admirable, la médecine de l’âme devait, selon Plutarque, non-seulement ranimer les sentimens de la famille et les vertus du citoyen, mais encore rajeunir cet instinct profond et mystérieux où s’alimente la vie religieuse. Notre philosophe alla donc exercer son ministère jusque dans le temple d’Apollon. Aux approches de sa mort, l’activité de Plutarque se renferme de plus en plus dans les limites du sanctuaire de Delphes. C’est là, sous les portiques de marbre, à l’ombre des grands rochers ou sous les bosquets de myrte, qu’il place la scène de ses dialogues théologiques. Il s’y représente lui-même guidant les pèlerins dans les nombreux détours de l’enceinte sacrée, leur montrant les lampes, les trophées, les vases, les statues accumulées dans les chapelles par la piété des dévots, et expliquant aux hommes de son temps le sens obscur des inscriptions hiératiques. Enfin il nous apprend quelque part qu’il remplissait les fonctions de prêtre d’Apollon, que, le front ceint d’une couronne, il offrait les sacrifices, menait les processions et les chœurs de danse et dirigeait l’oracle. Que penser de ce philosophe mourant enveloppé dans les plis d’une robe de grand-prêtre ? Était-ce un politique habile, ou un sceptique jouant la comédie, ou bien un pauvre vieillard dont la raison pliait sous le double poids de son grandi âge et de la décrépitude de son pays ?
Rien de tout cela. Plutarque est par les dates le premier de cette série de philosophes qui dans les commencemens de notre ère ont successivement remué les cendres du paganisme presque éteint pour en faire jaillir quelques flammes ou du moins quelques étincelles. Il en est aussi le premier, non par la vigueur métaphysique, mais par la justesse de l’esprit pratique et par le sentiment exact et vrai des possibilités du moment. Quoi qu’en disent certains critiques, il n’a point rêvé la restauration du polythéisme, et c’est là une des marques les plus frappantes de la supériorité de son intelligence. En effet la restauration des religions est la plus folle des chimères ; l’inspiration qui les créa pourrait seule leur rendre la vie, et cette inspiration merveilleuse, personne n’en dispose à son gré. On est d’ailleurs dupe des apparences quand on confond deux choses aussi différentes que le l’établissement matériel d’un culte et la régénération d’une foi. Celui qui avec des millions a couvert une grande ville de temples est-il assuré d’avoir suscité un seul croyant ? Plutarque comprenait de reste que le paganisme agonisait. Trop Grec, trop bon patriote pour le renier, mais trop clairvoyant pour se flatter de le rétablir dans l’intégrité primitive de ses dogmes, il se borne à en recueillir les élémens vrais et à les coordonner dans le cadre d’une religion scientifique. C’est ainsi qu’il a pu sans hypocrisie et avec la sérénité de la conviction la plus honnête terminer une carrière de philosophe au pied des autels d’Apollon. Ses vues théologiques n’en sont pas moins élevées, hardies, quelquefois même nouvelles. C’est ce que démontrent et sa polémique contre la superstition et la méthode d’après laquelle il expliquait par les lois ordinaires du monde physique et moral les merveilles et les révélations surnaturelles du paganisme.
Le traité sur la superstition éclaire d’un jour très vif l’état déplorable où la corruption du paganisme avait précipité les âmes faibles et timides. Ce livre présente des tableaux d’une réalité saisissante. L’auteur y peint, avec des couleurs comparables à celles de l’Espagnolet, ce qu’il nomme l’ulcère purulent de la superstition. Le médecin de l’âme se donne carrière : il découvre, il sonde, il presse, il fait saigner la plaie qu’il veut guérir. A l’en croire, le riant et poétique polythéisme d’Homère s’était évanoui comme un beau rêve. Un fanatisme fiévreux et égaré ne voyait plus dans les dieux paternels et bienfaisans des ancêtres que des puissances violentes et cruelles. Adieu les joies, les allégresses, les espérances qu’apportaient les fêtes gracieuses et les pompes des brillantes cérémonies ! Toutes les douces émotions religieuses avaient fait place à un sentiment unique, la terreur. Le dévot païen était sans cesse en. proie aux angoisses de l’épouvante. — Il craint tout, dit Plutarque, la terre et le ciel, les ténèbres et la lumière, le bruit et le silence. Pour lui, point de repos ; le sommeil ne lui apporte que-des songes horribles. À son réveil, il court demander le sens de ces visions à des fourbes qui le rançonnent et le renvoient chez les sorcières apprendre le secret des incantations purifiantes. Instruit par ces vieilles, il se plonge dans la mer, il se meurtrit le front contre la terre, il se tient des journées entières sur le seuil de son logis, immobile comme un poteau, tantôt enveloppé d’un sac, tantôt couvert de guenilles infectes, ou bien il se roule tout nu dans la boue et dans l’ordure, tout cela pour expier des forfaits souvent imaginaires. Entre-t-il dans un temple ; à le voir livide et frémissant, vous croiriez qu’il pénètre dans l’antre d’un dragon. Trouvera-t-il du moins la paix dans la tombe ? Non ; il n’entrevoit au-delà de la mort que juges, bourreaux, fleuves enflammés, éternels supplices. Quand le malheur l’écrase, il n’accuse ni les choses, ni les hommes, ni lui-même : il ne s’en prend qu’à Dieu. C’est Dieu qui pour se venger détruit ses biens, ruine ses entreprises, l’accable de maladies et tue ses enfans. Au lieu d’opposer au destin une âme courageuse et virile, il s’abandonne lui-même et ne sait que gémir. Il redoute les dieux et les implore ; il les prie et les accuse ; il les flatte et les calomnie. C’est un infortuné ; bien plus, c’est un blasphémateur et un impie. — Voilà certes une description pleine de vie ; on juge qu’elle a dû être ressemblante, ou plutôt qu’elle l’est encore, car, bien que, changé avec les siècles, le modèle existe toujours. Ce pauvre fou qui achetait au charlatan l’explication de son rêve, vous l’avez rencontré ; c’est lui qui, aux conseils prudens et aux doutes raisonnes de la science médicale, préfère les ordonnances d’une somnambule ignare. Ce païen qui calomniait les dieux, je le retrouve dans le campagnard qui montre le poing à son saint quand il a grêlé sur ses vignes. Ces Gréco-romains superstitieux et fatalistes, dévots et impies, les voici encore : ce sont les hommes mous et légers, moins croyans que crédules, qui, n’admettant la Providence que par habitude, sans y réfléchir sérieusement et en quelque sorte pour leur commodité personnelle, renvoient à Dieu le soin de leurs affaires et les devoirs de l’âme libre, quitte à le maudire lorsqu’au lieu de faire nos tâches humaines, il se borne à maintenir les lois générales de l’univers.
Le remède à la superstition, c’est une religion sensée ; mais où commence celle-ci, où finit celle-là ? La réponse de Plutarque à cette question est d’un esprit ferme et peut se ramener aux termes suivans : la superstition disparaît dès qu’il n’y a plus ni dupes ni fourbes et lorsque les théologiens n’affirment que ce que la science est en mesure d’expliquer. On vient de voir comment Plutarque caractérisait les dupes. Quant aux fourbes, il les connaissait et leur a porté de rudes coups. C’est surtout dans les sanctuaires prophétiques que se pratiquaient les jongleries sacerdotales. S’il y avait eu autrefois des oracles sincères et loyalement transmis, ce temps de bonne foi avait peu duré, et les prêtres n’avaient pas tardé à se mettre à la place du dieu. Ces hommes avisés avaient interdit aux consultans d’interroger directement l’oracle. On devait remettre sa question sous pli cacheté au prêtre appelé prophète. Celui-ci entrait seul dans le sanctuaire où la pythie, fille choisie parmi les plus ignorantes et les plus nerveuses, était soumise à l’influence excitante de certains gaz qu’exhalait le sol du temple. Dès que son délire commençait, le prêtre lui dictait une réponse que, dans le trouble de la crise, elle croyait recevoir de la bouche du dieu. Cette réponse était écrite en termes ambigus au bas de la tablette où était posée la question ; puis le pli, refermé et cacheté de nouveau, était remis au consultant. — Il y avait eu aussi pendant longtemps des scribes exercés dont l’office était de versifier à la minute les paroles de l’oracle, afin qu’Apollon, dieu des vers, parût être réellement l’auteur de la réponse fatidique. On devine quel parti les politiques avaient dû tirer d’une institution religieuse si facile à diriger dans le sens de leurs passions. Plutarque flétrit les fauteurs de ces impostures. « Ce sont, dit-il, des bateleurs, des faiseurs de. tours de passe-passe. » Il n’ignore pas que « la superstition est une excellente bride pour mener la populace ; » mais il ajoute que « ce masque est non-seulement indécent et laid pour la philosophie, mais contraire à ses principes qui nous promettent de nous enseigner avec la seule raison tout ce qui est bon et utile. » Voilà de fortes paroles exprimant une pensée hardie. Enseigner la vérité religieuse par la raison, tel a été le dessein de Descartes, de Kant et de toute une école moderne qui ne veut ni imposer à la pensée de funestes abdications, ni sacrifier les instincts religieux de l’homme. Après cela, que Plutarque ait défendu l’institution des oracles par de faibles argumens, peu importe. Il a cru que les dieux parlent aux hommes au moyen de démons qui sont « leurs truchemens ; » il a cru que la divination est une faculté de l’âme ; il a cru enfin que les gaz souterrains dégagés par le sol des sanctuaires sont à la faculté divinatrice ce que la lumière est à l’œil. La science d’aujourd’hui sourit avec raison de ces interprétations singulières ; mais ces interprétations voulaient être rationnelles : là est le point essentiel, là est le progrès, et l’histoire doit le constater.
Cette religion était si bien une philosophie, qu’au-dessus des dieux du polythéisme, maintenus, mais relégués au second rang, Plutarque proclamait au nom de la seule raison un Dieu unique. C’est dans le traité sur les délais de la justice divine, en démontrant l’existence de Dieu, qu’il prend son plus grand essor. Tout l’ouvrage est écrit d’une main puissante, et le chapitre où est développée la preuve d’une justice divine par le remords n’est rien moins qu’un chef-d’œuvre. Il est à propos en ce moment de mettre en lumière cette argumentation fondée sur des faits éclatans que constatent la psychologie morale et la science aliéniste. L’observation établit que le remords se produit et déroule ses conséquences sous l’empire d’une loi fatale, implacable, et qu’on croirait intelligente. Elle ajoute que toute volonté humaine est inférieure à cette loi et impuissante à l’éluder. Il y a là une chaîne dont chacun est libre de ne pas forger le premier anneau ; mais, celui-là formelles autres en sortent, quoi qu’on fasse. On a beau nier cette loi, il faut la subir, et lorsqu’elle est habilement décrite dans les œuvres littéraires, le lecteur se sent en présence d’une vérité certaine et terrible. Sous une forme plus austère sans doute que celle de nos romanciers inspirés par ce sujet, mais attachante encore, Plutarque avait tracé déjà la marche ascendante et ininterrompue du châtiment, — manifestée par les troubles moraux, intellectuels et même physiologiques qui bouleversent l’âme et le corps des grands coupables. Une exaltation fiévreuse, avait-il dit, décuple d’abord les forces du méchant jusqu’au moment où le crime est consommé ; alors l’âme se détend et s’abat « comme un vent qui tombe, » et aussitôt elle sent de brûlans aiguillons. Dans les rêves, dans la veille, la victime obsède le meurtrier : elle lui parle, elle le maudit, elle prête sa voix irritée aux vents, aux animaux, à toute la nature. « Le parricide Bessus entend chanter des hirondelles, il les tue, pourquoi ? C’est, répond-il, qu’elles l’accusent d’avoir égorgé son père. » Dès que le méchant a accompli son forfait, « la vie lui est un cachot. » — « Ne dites pas qu’il est châtié dans sa vieillesse ; dites qu’il vieillit dans le châtiment. »
C’est sans doute en méditant encore sur ces graves problèmes qu’il termina sa carrière. On ignore à quel âge il mourut. Tout indique du moins que sa vie fut très longue et sa fin calme comme sa vie. On aime à se le représenter expirant doucement à Delphes, la couronne de pontife sur la tête, le front serein, les lèvres souriantes, le regard plein d’espérance, entouré de ses fils, de ses élèves, des jeunes femmes et des prêtresses qui avaient reçu ses leçons. La suprême parole du médecin de l’âme dut être celle-ci : « c’est à l’âme libre de se guérir elle-même. » Ce mot résumerait parfaitement sa doctrine et exprimerait le trait caractéristique de son génie. En effet, sans recourir comme d’autres, et notamment comme Platon, à la perpétuelle intervention de l’état, de la loi et des magistrats, c’est à l’individu lui-même, c’est à la famille, à la cité, à la société religieuse qu’il confie le soin de leur propre santé morale. Il possède à un degré extraordinaire le sentiment de cette vitalité de l’âme que développent l’effort personnel et la direction de soi par soi-même. C’est par là qu’il a résisté à tous les entraînemens de la décadence. C’est par là qu’il se trouve naturellement en société d’idées avec les esprits hardis, généreux, libéraux. « Nous ne pouvons lire Plutarque sans sentir notre sang couler plus vite, » dit Emerson, et j’ajoute, sans chercher autour de nous quelque action virile et noble à accomplir. Cette électricité particulière qui va de l’âme de Plutarque à la nôtre à travers les siècles est salutaire aux sociétés vieillissantes : on en sent fréquemment la secousse en lisant les biographies ; mais ce n’est qu’en étudiant les principaux traités qu’on en reconnaît la véritable source. Aussi jugera-t-on peut-être qu’il y avait autant d’opportunité morale que d’utilité historique à mettre en pleine lumière cet aspect plus personnel, plus philosophique et moins connu du moraliste de Chéronée.
CHARLES LÉVÊQUE.
- ↑ Voyez dans la Revue des 1er mars, 15 septembre 1863 et 15 avril 1864, les études de M. Martha sur Lucrèce, Perse et Marc-Aurèle.
- ↑ Cette formule était en grec : παιδών έπ’ άρότω γνησίων, et en latin : liberum quærendorum causa, pour avoir des enfants légitimes. — Tous ces points ont été parfaitement établis par M. Fustel de Coulanges dans son savant livre sur la Cité antique.