Un mariage sous l’empire/26

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Calmann Lévy, éditeur (p. 152-158).


XXVI


Pendant cette pompeuse journée terminée par un banquet splendide et des illuminations magiques, la plupart des gens de la cour n’avaient pas eu le temps de dîner, et madame de Lorency étant rentrée chez elle pour changer de parure, avait prévenu son oncle qu’elle et madame de Cernan reviendraient souper avec lui pour lui raconter les nouvelles magnificences de la soirée.

De retour de cette noble corvée, Ermance trouva chez elle Auguste de Castelmont qu’avait amené M. de Maizières.

— Je l’ai rencontré, dit-il, chez Tortoni, où il venait très-modestement calmer sa faim avec un sorbet à l’orange. Je savais par le président qu’Adhémar et vous reveniez souper, et j’ai pensé que vous auriez pitié de ce pauvre affamé qui n’a pu trouver un morceau de pain à manger dans ce palais des rois. Belle noce, vraiment, que celle où l’on fait jeuner les témoins !

— Tant qu’a duré la célébration, je n’ai pas eu à me plaindre, dit Auguste ; quelques morceaux de chocolat, quelques bonbons, dont plusieurs femmes charmantes m’ont fait la charité, avaient suffi pour me donner du courage ; mais quand j’ai vu arriver l’heure de ce banquet royal, que nous étions condamnés à regarder seulement, la fête s’est fort attristée pour moi, et je n’ai plus pensé qu’au moment où cette belle parade serait finie pour aller chercher ma vie ailleurs ; mais les illuminations ont mis tous les cuisiniers en campagne, et je suis bien heureux que vous ayez pitié de moi, car s’il m’avait fallu aller ainsi jusqu’au Marais je serais arrivé chez moi à moitié mort.

Adhémar, qui revenait au même instant du château avec madame de Cernan, parut très-satisfait du soin qu’Ermance avait eu de faire préparer un souper pour lui et ses amis. Cependant, à travers le plaisir qu’il témoignait de se retrouver près d’eux et chez lui après deux jours d’ennui et de fatigue, on voyait qu’une idée importune le préoccupait ; tantôt gracieux jusqu’à la galanterie avec sa femme, tantôt d’une sécheresse qui tenait du dépit, Ermance ne pouvait rien comprendre à deux manières d’être si différentes, ou plutôt elle tremblait de les expliquer.

Après avoir satisfait à la curiosité du président et de M. de Maizières sur la solennité du jour, M. de Lorency dit à Ermance :

— Vous aviez près de vous une bien jolie femme ; c’est une princesse polonaise, m’a-t-on dit ; elle porte sans doute un intérêt très-vif à l’un des écuyers de l’empereur, car elle n’a cessé de regarder de notre côté.

— Je le crois bien, répondit Auguste ; c’est toi qu’elle regardait ainsi, et je ne m’en étonne pas, car je sais qu’elle avait un grand désir de te connaître ; elle était à Vienne lors de notre fameux souper. Mais chut…, ajouta-t-il en se tournant vers madame de Lorency on ne doit point parler de nos récréations à l’armée devant…

— Ne soyez pas si discret, interrompit Ermance en s’efforçant de sourire  ; il ne faut pas croire que le bruit de vos exploits nous arrive seul ; celui de vos plaisirs nous parvient aussi, et ne fait pas moins de sensation, je vous assure.

À ces mots, Adhémar fixa les yeux sur Ermance comme pour deviner quel sentiment lui dictait cette réflexion maligne ; puis, après quelques moments de silence :

— Ah ; oui, dit-il, je me rappelle qu’on racontait alors une assez singulière histoire sur le compte de cette jeune princesse Ranieska ; mais je ne l’ai jamais rencontrée à Vienne.

— Je le crois bien, dit M. de Castelmont ; elle n’allait point alors dans le monde ; elle avait quitté Varsovie avec sa tante, la comtesse M…, pour échapper aux suppositions, aux pruderies, aux caquets que son aventure conjugale faisait naître, et qui s’éternisaient par le mystère répandu sur cette étrange séparation.

À ce mot de séparation, madame de Lorency, qui écoutait attentivement, n’osa point questionner M. de Castelmont sur ce qu’on disait de la princesse ; mais madame de Cernan insista pour apprendre tout ce qu’en savait Auguste :

— Je ne suis pas mieux instruit qu’un autre, répliqua-t-il ; je sais seulement qu’après s’être mariée de plein gré avec le prince Raniesky, homme assez agréable et qui passait pour en être fort amoureux, elle est partie avec lui, comme c’est l’usage dans le pays, pour aller passer la nuit des noces dans un château près de Varsovie, et que le lendemain, au point du jour, le marié est monté en voiture pour se rentre à Stockholm, en laissant un petit billet d’adieu par lequel il disait à sa famille qu’il ne comptait jamais revenir en Pologne. Vous jugez des conjectures nombreuses qu’on a faites sur ce départ précipité, dont on n’a pu parvenir à savoir la cause : la princesse elle-même prétend l’ignorer. — C’est ce qu’elle avait de mieux à répondre, dit madame deCernan.

— Sans doute, reprit Auguste, mais on la croit dans ceci plus discrète que sincère ; il en résulte un intérêt de curiosité qui attire une foule de soupirants, et je prévois qu’elle va faire de grands ravages parmi nos agréables, car elle a bien la langueur la plus coquette !…

— Le comte Albert de Sh… n’en a-t-il pas été fort épris pendant son séjour à Vienne, demanda M. de Maizières ?

— On le dit, mais je n’en sais rien, répondit Auguste.

— Et moi, je présume, dit Adhémar, à la manière dont il sacrifiait ce matin sa beauté à celle d’une autre femme ; on n’est jamais si généreux que de son bien.

— C’est plutôt de la vengeance, reprit M. de Castelmont ; car il passe dans le monde pour avoir été, comme tous les adorateurs de la princesse Ranieska, attiré par ses charmes, encouragé par ses dolentes agaceries, puis rebuté par ses rigueurs.

— Sorte de manége dont nous devrions tous faire justice, dit M. de Maizières ; ces femmes-là se croient les plus honnêtes du monde, parce qu’elles n’ont pas assez de cœur pour aimer, et qu’après avoir passé par tous les degrés de la séduction, elles s’arrêtent juste au moment de prouver qu’elles étaient de bonne foi. J’ai cent fois plus d’estime pour la pauvre pécheresse qui succombe naïvement à sa faiblesse.

— On voit bien que vous n’êtes pas marié, mon cher, répondit Auguste ; vous ne parleriez point ainsi. Nous autres maris, ajoutait-il en montrant Adhémar, nous ne confondons point l’intention avec le fait ; il y a certaines conséquences qui nous rendent plus indulgents pour les torts de coquetterie que pour les faiblesse sentimentales.

— Et ce prince Raniesky, a-t-on de ses nouvelles depuis sa disparition accusatrice ? demanda le président, désirant donner un autre tour à la conversation.

— Certainement, reprit Auguste, il passe sa vie chez notre ambassadeur à Stockholm ; mais il ne parle jamais de son mariage, et vous pensez bien que personne n’ose lui adresser un mot à ce sujet.

— Savez-vous bien, dit Ferdinand, que cette conduite donne de grands soupçons sur l’innocence de la princesse avant son mariage ?

— Ou sur la raison de son mari, dit madame de Cernan. Il faut être bien fou ou bien méchant pour s’amuser ainsi à déshonorer sa femme.

— Qui sait ? dit Adhémar, il y a quelquefois de si tristes mystères entre deux êtres que des parents ont unis sans s’inquiéter de savoir s’ils se convenaient, qu’on devrait les juger moins sévèrement. Le prince Raniesky s’est peut-être aperçu que sa femme le detestait, et il n’a pas voulu abuser de sa résignation ?

— Bon ! ce sont de ces délicatesses françaises inconnues dans tout le reste de l’Europe, dit M. de Castelmont, et je parierais bien que la rupture du prince a une autre cause : au reste, on la connaîtra bientôt, car j’ai la certitude que tous les secrets de ce genre finissent toujours par se dévoiler.

L’état d’Ermance pendant cette conversation inspirait de vives crainte à M. de Montvilliers ; il admirait son courage, et faisait de vains efforts pour empêcher qu’on ne le mit trop longtemps à l’épreuve.

— N’est-ce pas qu’elle était belle avec cette guirlande de lis ? disait-il à M. de Castelmont en montrant Ermance.

— Adhémar doit le savoir aussi bien que moi, répondit Auguste, car on ne parlait que de la beauté de madame de Lorency autour de nous.

— Il est vrai que chacun vous trouvait mise à merveille, dit Adhémar.

— Voilà bien les maris, dit Ferdinand, n’osant jamais dire franchement une vérité agréable ! Sans doute, madame de Lorency était mise, comme toujours, avec un goût parfait ; mais on admirait beaucoup plus sa personne que sa parure ; je le sais par tous les gens que je viens de voir chez la duchesse de L…, et qui la proclamaient, à l’unanimité, la plus belle de toutes les femmes qui ornaient la chapelle,

— Ah ! messieurs, épargnez-moi, dit Ermance, que ces éloges ranimaient un peu, car il est si doux de s’entendre louer devant celui qu’on aime !

— Tant pis pour vous, reprit Ferdinand ; mais je ne saurais supporter ce dédain conjugal qui porte à ne pas convenir de la beauté de sa femme ; cela est aussi ridicule que d’en vanter sans cesse les agréments.

— Est-ce qu’il y a d’autre beauté dans le monde que celle qui plaît ? dit Ermance avec tristesse.

Puis, cherchant à ôter toute idée d’application particulière, elle ajouta :

— J’ai entendu ce matin tant de discussions différentes à ce sujet, que je ne comprends pas qu’on se laisse aveugler par quelques éloges flatteurs ; ils sont pour l’ordinaire l’occasion d’une critique si malveillante ! il n’y a pas une des femmes qu’on admire généralement à la cour dont je n’aie entendu discuter les agréments avec une sévérité extrême…

— Oui, par vos voisines, interrompit Auguste ; mais nous étions plus justes de notre côté ; et puisqu’Adhémar croit prudent de ne pas vous répéter ce qu’il a entendu, je vous le raconterai, moi, quand il ne sera plus là.

— C’est me prescrire ce que je dois faire, répondit Adhémar…

Et, voyant que madame de Lorency se levait de table, il offrit la main à madame de Cernan pour passer dans le salon ; puis il ajouta en riant :

— Vous voyez qu’on me chasse, et je trouve qu’on a raison ; je suis mort de fatigue de cette éternelle cérémonie, et je dois être fort maussade. En finissant ces mots il se retira.

— Je ne sais ce qu’il a ce soir, dit Auguste, mais il ne sourit pas franchement : au reste, il avait déjà un peu d’humeur ce matin, car il a répondu à une question fort simple du comte de Sh… avec un ton sec qui ne lui est pas habituel.

— Songez donc, dit Ermance, qu’il est depuis deux jours sous le poids d’un ennui dont il n’avait pas encore fait l’épreuve ; le métier de courtisan doit paraître si insipide à un colonel !

— N’importe, dit Ferdinand, je le crois un peu tourmenté de jalousie, et cela m’amuse.

— Quelle folie ! reprit Ermance.

— Jaloux ! et de qui ? s’écria madame de Cernan ; Ermance n’a pas l’ombre de coquetterie pour personne, c’est un tort que je lui reproche. Adhémar serait plus assidu auprès d’elle, s’il risquait plus souvent de la retrouver entourée d’admirateurs.

— Sans doute, rien de plus maladroit que la perfection, dit Auguste en s’adressant à Ermance ; mais, pour être ainsi dupe, vous l’aimez donc encore comme au premier jour ?

— Ah ! bien davantage ! répondit-elle avec un accent pénétré.

— Allons, il n’y a rien à faire, reprit M. de Castelmont ; ce damné de Lorency les ensorcelle toutes.

— Si pourtant vous vous ravisiez, ajouta M. de Maizières en riant, pensez à ses meilleurs amis.