Un prêtre marié/XVII

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 27-50).

XVII


Le jour suivant, Sombreval, livré à l’anxiété que les dernières paroles de la Malgaigne avaient excitée dans son âme, regardait à travers la vitre d’un des grands œils-de-bœuf de ce laboratoire qu’il avait placé dans les combles élevés du Quesnay. De là, la vue s’étendait au loin dans la campagne. Il regardait involontairement du côté que la Malgaigne avait coutume de prendre, quand elle s’en venait de Taillepied ou qu’elle y retournait de Néhou.

« Si c’est elle qui doit venir chez moi, il y aura donc plus fort que son entêtement et ses superstitions ? » pensait-il.

Et comme il la connaissait, il frémissait alors, car c’était quelque chose de bien souverain, de bien irrésistible, qui avait pu briser cet entêtement et l’arracher au fanatisme de ses superstitions.

Qu’était-ce donc ?… L’atroce injure de la Gamase, qu’il lui avait fait rentrer dans la gorge en la tuant, lui révélait quelle tare affreuse était probablement à la renommée de Calixte : mais il ignorait encore l’étendue du mal et il allait mesurer la largeur de cette gangrène d’infamie qui dévorait, sans qu’il le sût, le nom de sa chaste enfant. Vivant comme il vivait dans ce château dont les pierres, depuis qu’il y vivait, semblaient avoir la peste ; isolé au sein de ce pays, qui le regardait passer comme un fléau, et qui se rangeait, mais non de respect, sur son passage ; plus seul au milieu des relations forcées de la vie qu’entre ses vastes lucarnes du Quesnay, sur leur désert d’ardoises, Sombreval ne savait rien, car sa présence faisait partout le silence d’abord, — puis bientôt le vide.

Quand on lui avait répondu en deux mots, le plus brièvement qu’on pouvait, on s’en allait. Pour l’outrager, on attendait qu’il ne fût plus là : mais devant lui, bouche cousue. Personne que cette tête perdue de Julie la Gamase, comme l’avait appelée la Malgaigne, n’avait osé dire d’injure nettement articulée à Sombreval. Prudence de la lâcheté humaine ! La poitrine de cet homme était trop large pour qu’on le frappât dans cette poitrine : on l’assassinait par le dos.

Mais ce n’était pas la Malgaigne qu’il aperçut sur la route, passant à la tête de l’étang. Ce fut le curé de Néhou qui s’en vint ouvrir la barrière et sonner au perron du Quesnay. Il avait déjà sonné à cette porte depuis qu’elle appartenait à Sombreval. Avant la chute de Néel qui fit accourir au Quesnay le vicomte Éphrem et les Lieusaint, l’abbé Méautis était certainement, — Néel excepté, — le seul homme des dix-sept paroisses environnantes qui eût monté les marches de ce perron où les pauvres mêmes ne s’asseyaient plus ; et il n’y était pas venu seulement dans sa tournée pastorale, cette visite annuelle que tout curé doit à ses ouailles. Il n’y était pas venu uniquement pour Calixte, sa chère pénitente, et pour lui rendre compte des aumônes qu’elle répandait par sa main.

Non, il y était venu pour Sombreval lui-même, — dans un esprit profondément sacerdotal ! Aux yeux du bon pasteur, — pensait-il, — la brebis galeuse ne doit-elle pas être la plus intéressante du troupeau ? Mais sous un prétexte ou sous un autre, quand l’abbé Méautis paraissait au Quesnay, Sombreval s’éloignait aussitôt avec une politesse pleine de froideur. Il le laissait avec Calixte. Ce prêtre en soutane devant lui opprimait-il cette âme si forte, cet esprit si sûr de son fait ? Qui pouvait le savoir ? Ce qui était certain, c’est qu’il n’aimait pas à rester avec l’abbé Méautis et qu’il l’évitait.

Mais aujourd’hui il ne l’éviterait pas, Sombreval avait ordonné au nègre Pépé de faire monter dans son laboratoire la personne qui viendrait le demander dans la relevée. Or, en la recevant dans cette retraite, il avait sa pensée. Il ne voulait pas être à la portée de Calixte, qui ne devait pas entendre ce qu’on allait dire sur elle, puisque c’était d’elle, la malheureuse ! qu’il s’agissait. Calixte ne se hasarderait guère à monter dans l’officine aérienne de son père. Elle n’aimait pas à le voir plongé dans les sciences physiques, — qui l’avaient perdu, pensait-elle, — et dans lesquelles il se précipitait avec plus de fureur que jamais, pour lui rapporter, à elle, cette flamme de vie dont le secret n’y était pas.

— Excusez-moi, monsieur le curé, — dit Sombreval, — de vous faire monter aussi haut, mais vous venez, je m’imagine, pour des choses qui ne doivent être entendues que de vous et de moi, et ici, — sous ce toit, — nous sommes en sûreté. »

Et il approcha une chaise gothique à l’abbé Méautis, qui essuyait son front calme, mouillé de sueur, et qui s’assit en jetant autour de lui dans cet appartement le genre de regard qu’il aurait eu dans l’antichambre de l’enfer.

Et n’en avait-il pas un peu l’air, pour ce pauvre curé de campagne, qui, de sa vie, ne s’était vu dans un laboratoire de chimie ?… Ignorant de tout, excepté de la science divine qui lui servait à éclairer le cœur de l’homme, ce prêtre, élevé à la charrue, et qui n’avait appris au séminaire de Coutances que le latin et un peu de théologie, suivant l’usage d’alors, cet humble docteur qui aurait pu s’appeler le docteur Séraphique, aussi bien que celui qui, dans l’histoire de l’Esprit humain, porte ce doux nom, ne fut point sans étonnement et même sans je ne sais quel vague effroi, quand il se vit entouré, dans le cabinet de Sombreval, de toutes ces choses de formes bizarres, compliquées, presque monstrueuses pour qui n’en connaît pas l’usage, et qui sont les instruments du chimiste ou ses véhicules, dans ses mystérieuses et souvent terribles manipulations.

Les cornues, les alambics, les piles de Volta se dressant de tous les points de la chambre ; les innombrables appareils qui ressemblent à des armes chargées, bourrées, près d’éclater, de vomir la mort ; ces réservoirs étranges, ces vases inouïs, aux lignes et aux contours fantastiques, chimères d’airain ou de cristal, les uns avec de longs cous qui s’allongent ou qui se replient comme des serpents, les autres avec des ventres de bêtes pleines qui vont mettre bas, lui parurent une ménagerie immobile, mais menaçante, d’animaux d’un autre monde, figés momentanément par une puissance suprême, mais apocalyptiquement hideux.

L’abbé Méautis avait la vive imagination d’un poète, et le passage subit du plein jour du dehors au clair-obscur de cette vaste mansarde sombre favorisait une telle illusion. Les beaux ovales des fenêtres, un peu penchés, qui soutenaient si noblement le toit à pans coupés du Quesnay, et qui auraient dû laisser passer à flots la lumière, l’arrêtaient au contraire, tant la poussière du charbon, toujours allumé sous le fourneau de ce Souffleur éternel, comme l’avait appelé le vicomte Éphrem, avait terni leur vitre dépolie ! Bistrée par cette fumée incessante, tachetée sur le stuc de ses parois par les mordants et les acides, cette immense mansarde, au plafond noirci, au pavé de briques rousses et luisantes, couvertes d’une poussière qui ressemblait à de la limaille de métal, était âprement éclairée, à deux ou trois places, de la rouge flamme qu’on voyait par le soupirail des fourneaux et dont le reflet rampant sur le sol ne montait qu’à la hauteur des plinthes.

Ces fourneaux couverts de trépieds, surmontés à leur tour de vasques ou d’appareils, qui déconcertaient, par la complication de leur forme, l’imagination du prêtre qui les voyait pour la première fois, les bouillonnements, les frémissements des matières soumises à l’action du feu et qui susurraient alors d’un susurrement sinistre, comme si elles s’impatientaient d’être contenues en ces métaux incandescents qu’elles pouvaient briser ; cette atmosphère saturée de l’odeur des gaz, tout ce que voyait, entendait, respirait l’abbé Méautis lui paraissait marqué d’un caractère diabolique… Il était bien chez Sombreval.

Jusque-là, au Quesnay, il ne s’était senti que chez Calixte. À présent, il se sentait chez l’homme qui faisait peur à toute la contrée. Dans ce milieu, il le comprenait davantage. Il l’y voyait aujourd’hui, en sayon de travail, le cou nu, la face noircie, les cheveux brûlés par un phosphore qui s’était enflammé dans ses mains et dont la flamme avait sauté à sa figure dans les expériences du matin.

Préoccupé de ce qui menaçait Calixte, Sombreval avait manqué d’attention et il avait failli avoir les yeux dévorés et le crâne emporté, — et ces cheveux brûlés et ce front labouré par le feu, qui y avait laissé ses excoriations ardentes, le faisaient mieux ressembler à ce qu’on disait qu’il était, — un Démon !

Mais les sensations de l’abbé Méautis ne durèrent pas, et la grâce et la charité essuyèrent bientôt, de leurs deux mains lumineuses, les apparences qui avaient troublé une seconde la limpidité de sa raison.

— Je serai bien partout où vous voudrez m’entendre, monsieur Sombreval, fit-il avec cette voix onctueuse et pénétrante que Dieu, pour mieux toucher les cœurs, lui avait mise dans la plus délicate poitrine : car Dieu fêle quelquefois l’argile où il dépose le parfum, pour qu’il soit plus précieux.

Et il s’arrêta, l’odeur des gaz le faisant tousser.

— Mais il faut que vous puissiez parler ; c’est juste ! — dit Sombreval ; — tout le monde ne peut pas respirer dans l’antre enfumé d’un vieux chimiste. — Et brusquement il leva l’espagnolette d’une des deux lucarnes, qui s’ouvrit, et par laquelle s’enfourna une masse d’air pur et de lumière, qui ranima le prêtre et arrêta sa toux. On était aux premiers jours d’avril. Le soleil, entré par la lucarne, frappa en biais, d’un rayon qui fit étinceler dans leurs flacons et dans leurs fioles, sur leurs tablettes d’ébène, toutes ces substances de mort et de vie, tous ces poisons et tous ces philtres aux couleurs variées, qui sont la base de la couleur elle-même, sur la palette des Rubens et des Tintoret !

— Je sais, continua Sombreval, — pourquoi vous êtes venu, monsieur le curé. La grande Malgaigne, qui m’a servi de mère pendant mon enfance, a pour ma fille l’amour qu’on a pour la fille de son enfant ; et c’est elle qui vous envoie à moi, dans l’intérêt de cette enfant, si chère à tous les deux…

— Oh ! dites à tous les trois, monsieur, interrompit l’abbé. Je suis aussi le père de mademoiselle Calixte, le père spirituel de cette âme chrétienne. Et, quoique vous ayez préféré à cette paternité celle de la nature, vous avez su, un jour dans votre vie, combien elle est aussi puissante ! Pardon ! ajouta-t-il avec la frêle rougeur aux pommettes que la peur de la peine étend sur les joues des êtres délicats, quand ils touchent à des sujets blessants, — pardon de réveiller des souvenirs… pénibles, mais, puisque vous savez pourquoi je suis venu ici, vous comprendrez que je ne puisse me dispenser de toucher à ces malheureux souvenirs. Est-ce que, si vous n’étiez pas ce que vous êtes, j’aurais à vous dire et à vous apprendre ce que je dois vous dire et vous apprendre aujourd’hui ?…

— C’est vrai, monsieur, — dit Sombreval en baissant ses redoutables yeux pour ménager la timidité adorable de ce prêtre, qui avait peur de lui faire mal ; — c’est vrai, monsieur, ce que vous dites ! et je le comprends si bien que vous n’avez besoin d’aucune précaution de bonté ou de charité avec moi. Tenez, simplifions tout. N’en prenez aucune. Ne pensez qu’à Calixte en me parlant ; comme moi, je ne penserai qu’à elle en vous écoutant ; et, quoi que vous disiez de moi, monsieur, soyez tranquille : le père de la nature l’aura pardonné sans peine au père de la grâce, puisqu’il s’agit de leur enfant à tous les deux.

— Que votre volonté soit donc faite, monsieur ! reprit le curé, touché à son tour. — Vous avez raison ! Ne pensons qu’à sauver la précieuse enfant, qui est peut-être le rachat d’une grande faute aux yeux de Celui qui est tout miséricorde et pardon. Dieu seul connaît ses voies, et nous ne sommes pas dans le secret de ses desseins. Mais, lorsque la plus sainte innocence, la plus pure et la plus aimable vertu est exposée au plus cruel et au plus immérité des supplices, notre devoir à nous, créatures de pitié, n’est-il pas d’empêcher, dans la pauvre mesure de nos forces, les cruautés du sacrifice ? Celui-là qui n’aurait arraché qu’une seule épine à la couronne du divin Condamné n’aurait-il pas bien fait, même aux yeux du Dieu qui l’abandonnait à ses bourreaux ? Votre fille, monsieur, souffre par vous… hélas ! oui, par vous qui l’aimez… Ah ! je sais combien vous l’aimez ! Mais cette douleur-là, personne que vous ne peut l’empêcher, et l’heure malheureusement n’est pas venue où vous le voudrez… Seulement, monsieur, dans cette douleur, faite de tant de souffrances et qui lui vient de vous, — car elle lui vient de vous ! — il y en a que vous pourriez pourtant ôter, et il resterait encore assez d’épines comme cela à sa couronne !

Il s’arrêta et il regarda Sombreval, qui n’avait pas relevé les yeux et qui lui dit avec douceur :

— Pourquoi donc vous arrêtez-vous ? Continuez, monsieur. Vous le voyez, je vous écoute.

— Eh bien, monsieur, — reprit le prêtre raffermi, — qui avait les finesses du bien qu’il voulait faire comme il avait les pitiés du mal qu’involontairement il pouvait causer, vous n’ignorez pas quel scandale immense a produit, quand vous avez acheté le Quesnay, votre réapparition dans ce pays religieux encore, que vous aviez quitté prêtre et où vous reveniez au bout de quelques années… avec une enfant ! Ç’a été comme un coup de foudre ! L’enfant, il est vrai, par le fait de circonstances que j’appellerai miraculeuses, avait la foi et les vertus qui criaient grâce ! pour son père et pour elle, — pour elle qui n’a pas besoin de pardon, qui n’a fait que le bien depuis qu’elle respire ! Mais sa foi, ses vertus, le bien qu’elle a fait, le bien de l’exemple qu’elle a donné, le bien de l’aumône qu’elle a répandue par mes mains, à moi, « parce que l’aumône, disait-elle, humiliait les pauvres par les siennes, » tous ses mérites qui sont devant Dieu comme les lis splendides devant le soleil, n’ont pas été vus par ce pays, qui n’a les yeux que pleins de vous, monsieur, et pour qui elle n’est et ne sera jamais…

— … Que la fille d’un prêtre ! — interrompit Sombreval avec une gravité triste, mais sans ironie ; finissant la phrase de l’abbé Méautis, qui s’était arrêté encore, hésitant comme il hésitait quand il allait prononcer le nom de mère, et plus longtemps peut-être, car, en prononçant ce nom de mère qui lui rappelait l’effroyable misère de la sienne, c’était lui qui souffrait, tandis qu’ici c’était un autre qui pouvait en souffrir !

— Oui, Monsieur, que la fille d’un prêtre, — reprit l’abbé, — et d’un prêtre marié, devenu impie, — d’un homme qui n’avait pas seulement commis un grand crime, mais qui avait essayé de le consacrer par une loi, et, comme on dit dans la langue d’un monde athée, qui l’avait légalisé ! Or, monsieur, pour les âmes fidèles, le prêtre marié est plus révoltant et plus criminel que le prêtre tombé, n’importe dans quelle fange ! plus criminel que le prêtre concubinaire lui-même, contre lequel tous les conciles ont prononcé tant d’anathèmes et de châtiments. Et vous qui êtes un grand esprit, monsieur Sombreval, et qui savez la haute raison, sociale et religieuse, de cette différence, ce n’est pas vous qui en nierez jamais la réalité ! Ce ne sont pas les crimes de la chair, mais ceux de l’esprit, qui sont les plus grands. Un prêtre tombé est un grand pécheur qui peut se relever, en s’appuyant sur la loi qu’il a méconnue, mais un prêtre marié a corrompu jusqu’à la notion de loi, en en invoquant une à l’ombre de laquelle il a coulé son crime, et en s’établissant, grâce à cette loi, dans son péché, comme dans une forteresse. Ah ! ce n’est pas nous, prêtres chrétiens, qui pouvons diminuer l’horreur des fidèles pour de tels scandales ! mais, l’eussions-nous tenté pour vous, — à tous tant que nous sommes dans les paroisses d’alentour, nous y aurions échoué, monsieur Sombreval ! Tout notre effort eût été stérile. L’horreur et l’indignation ne pouvaient être diminuées. Vingt fois, cent fois, vous les avez senties devant vous, derrière vous, exprimées par ces populations révoltées contre vous qui êtes le plus grand des coupables… un sacrilège ! Vous les avez senties jusque dans l’église où vous avez encore le courage d’accompagner votre enfant. Vous avez vu que là même, — dans la maison de Dieu, — si l’on ne se retirait pas de vous et d’elle, on avait, en vous entourant, l’attitude morne qu’on a autour des condamnés sur leur échafaud. Vous avez pris cela, vous, en homme fier et d’âme robuste, et votre enfant en âme dévouée qui se dit à chaque nouvelle angoisse : « Je suis l’expiation de mon père ! » et je comprends cela pour vous et pour elle. Ah ! elle ! Calixte a été ce qu’elle est toujours, et vous… ce que vous êtes aussi ! Mais, monsieur, l’horreur, qui ne faisait que vous maudire, s’est mise tout à coup à vous accuser. Elle vous accuse, mais elle ne vous accuse pas tout seul ! Vous pouvez mépriser assez les hommes pour ne pas craindre de vous voir traîner par eux sur la claie de l’ignominie, mais le déshonneur de votre fille, monsieur, êtes-vous de force à le supporter ?

Sombreval pâlit. Il avait présente à l’esprit l’injure de Julie la Gamase… Comme un martyr qu’on va frapper à la même place où il a déjà été frappé, il se roidit pour entendre une seconde fois… cette chose qui avait coûté la vie à celle qui l’avait prononcée et qui avait fait de lui, pas plus tard qu’hier, un meurtrier !

— Vous pâlissez, monsieur, reprit doucement l’abbé, qui ne vit, dans la pâleur de ce malheureux, dont la Malgaigne lui avait dit l’énergie, que l’immensité de son amour pour Calixte, mais la pensée qui vous fait pâlir n’est pas, à coup sûr, aussi affreuse que ce qu’on invente ! À l’heure qu’il est, monsieur, votre enfant, votre virginale enfant, est déshonorée ! et, abomination de la désolation ! c’est de vous, son père, qu’on se sert pour la déshonorer !

Le coup avait porté au même endroit que la veille, mais Sombreval n’avait plus sa colère. Il baissa la tête.

— Oui, c’est de vous qu’on se sert, répéta le curé, pour la déshonorer, et pardon encore pour ce mot-ci !… Mais non ! fit-il avec l’horreur de sa pensée ; je ne le dirai pas… Vous m’avez compris !

Et l’abbé Méautis, qui croyait apprendre quelque chose d’accablant à Sombreval, se tut, cherchant plus de surprise qu’il n’en trouvait sur le vaste front, entamé par le phosphore, et que la foudre d’une telle révélation ne brisait pas !

— Monsieur le curé, — dit avec un soupir Sombreval au prêtre en lisant d’un regard dans ce cœur, diaphane de simplicité, — ne vous étonnez point. Je savais ce que vous croyez m’apprendre. Hier, un mot lancé et que j’ai puni a été l’éclair dans le gouffre. Mais aujourd’hui je veux savoir la profondeur du gouffre, et pour cela j’ai compté sur vous. Vous m’y ferez descendre. Moi, je ne sais rien, voyez-vous ! Je ne sais rien de ce qui se passe dans ce pays, muet, devant moi, de terreur et de haine, au fond de ce château qui ressemble à un repaire de lépreux, et pire encore, car on ne touchait pas les lépreux, mais on leur parlait !

Les loups de la Plaise sont moins isolés dans le fourré de leurs bois que moi ici, mais vous, monsieur le curé, vous êtes un digne homme, un homme de vérité, un bon prêtre… Eh bien ! répondez-moi, en votre âme et conscience, monsieur ! Cet absurde bruit… ce bruit monstrueux… où en est-il dans la créance de ce pays qui parle sans que je l’entende et qui vomit de telles exécrations contre moi ? N’est-ce encore qu’une rumeur ? un premier sifflement de la calomnie qui va redoubler ?… la première tache à la robe de mon enfant ? ou est-ce plus ?… Faites-moi toucher le mal, — tout le mal, monsieur le curé ! Mettez-moi la main dans la plaie ! Vous ne savez pas combien je désire connaître tout dans ce désastre, ni pourquoi je le veux, mais, par le Dieu vivant auquel vous croyez, — fit-il avec une effrayante énergie, — je le veux !

Et il avait mis la main sur le bras du curé, en lui disant ces paroles, avec un son de voix si impérieux et si vibrant, que le doux abbé crut à quelque vengeance dont l’idée saisissait le cœur de ce Titan déchiré.

— Ah ! monsieur, — répondit le prêtre avec une mélancolie désarmante, en posant sur la main, musculeuse et poilue, de Sombreval, sa main, effilée et blanche, qui ressemblait à celle de ces Anges que l’on peint, les mains jointes et en dalmatique, à la marge des missels, — le mal est bien grand et il est partout ! Il n’y a plus personne à qui vous en prendre de ce bruit horrible qui court sur vous et sur votre fille ! Il faudrait vous en prendre à tous ! Cela s’est dit longtemps à l’oreille, et tout bas… puis, plus haut… puis, cela a grondé, et s’est élevé comme un tonnerre, et enfin présentement cela mugit dans tout Ouistreham, depuis Portbail jusqu’à la Hague, et depuis Saint-Vaast jusqu’à Jobourg !

— Les imbéciles ! — s’écria Sombreval, en levant ses puissantes épaules dans le courroux d’un inexprimable mépris. — Ils ont raison de penser tout de moi ! de me croire capable de tout ! Je suis un prêtre qui a renié Dieu, et qui a renié Dieu peut bien être, pour ces âmes-là, l’oppresseur et le corrupteur de sa propre fille, et l’avoir souillée, comme Cenci voulut souiller la sienne… Vous savez cette horrible histoire, monsieur le curé ? Oh ! moi, j’ai pu tout oser, tout consommer ! C’est de la logique humaine. Je suis plus pour eux qu’un démon, je suis l’Enfer !!!

Mais Calixte ! mais Calixte ! cette lumière d’innocence ! ce cristal de roche de pureté ! cette pauvre et charmante martyre, qui croit le même Dieu qu’eux, qui mange le même Dieu qu’eux, à la table de la même communion ! Elle ! qu’elle, cette créature de dilection, cet agneau qui, comme celui de votre autel, monsieur le curé, vit couchée aussi sur une croix, ne soit pas seulement la victime des hideuses passions de son père, mais qu’elle les partage, ah ! les imbéciles et les fous ! Ils ne l’ont donc jamais regardée ! Et pourtant, ils l’ont assez vue dans leur église, à genoux, devant vous, qui l’aviez absoute et bénie et qui lui mettiez leur Dieu sur les lèvres, sans que la main vous tremblât, à vous prêtre, de l’idée que ce Dieu, votre juge et le sien, descendait dans ce cœur impur, qui avait menti pour être absous…

— Oh ! monsieur, oui, c’est insensé, — fit l’abbé Méautis, pressé d’interrompre cette colère juste, et qui souffrait de l’impiété farouche qu’on sentait vibrer à travers ce paternel amour, — oui, c’est insensé, mais, tout insensé que ce puisse être, si de tels propos, un tel bruit venaient, par un hasard impossible à prévoir, frapper l’oreille de votre Calixte, car on se tait devant vous, monsieur, mais c’est un silence chargé de sentiments terribles et qui peut éclater un jour, que deviendrait-elle sous le coup de lanière d’un tel outrage, reçu en plein visage et en plein cœur ?

— Elle mourrait, monsieur, — dit Sombreval, qui recommença de pâlir et dont les yeux frissonnèrent, — il n’en faudrait pas tant pour la tuer. Dans l’état de santé que vous lui connaissez, elle ne résisterait pas, cette enfant, née malade, victime avant d’être née des émotions qui ont tué sa malheureuse mère, et qui n’a vécu jusqu’ici que grâce à la science et à moi. Calixte est dix fois mon enfant, monsieur le curé, car depuis qu’elle existe, je l’ai dix fois sauvée, dix fois arrachée à une mort que les médecins disaient certaine ! Je me suis enfermé ici, entre ces fourneaux, — au milieu de ces appareils où j’ai passé ma vie, penché sur ce creuset, quand je ne suis pas avec ma chère malade, cherchant avec plus d’acharnement que les anciens chimistes ne cherchèrent jamais leur pierre philosophale, que Lavoisier, avec qui j’ai travaillé dans ma jeunesse, ne chercha jamais son diamant dans le carbone, une combinaison de substances, une rencontre de fluides qui soit une goutte de vie pour elle, — qui puisse raffermir et tonifier cette existence effrayante de fragilité, toujours sur le point de se dissoudre !

Je ne l’ai pas trouvée, mais je la trouverai ! Voilà, à moi, mon diamant, ma pierre philosophale ! sauver cette enfant qui est mon Dieu et mon Paradis à la fois ! ma fille qu’ils ne me tueront pas ! que je ne veux pas qu’ils me tuent entre mes bras et sur mon cœur, avec leur épouvantable calomnie ! Ah ! j’aurais lutté pendant plus de dix-huit ans contre cette force mystérieuse de la destruction, et ce serait pour voir périr cette noble créature sous la boue du pied de ces brutes ! Non, monsieur le curé, cela est impossible ! Ils ne me la tueront pas ! Je suis plus sûr de cela que de mon creuset. L’amour est plus fort que la mort. Il sera plus fort que la haine !

— Et comment ferez-vous, monsieur, reprit l’abbé, pour faire tomber ce bruit immonde qui plane sur vous ; pour effacer de votre seuil l’effroyable inscription qu’y tracent chaque jour tant de mains lâches et invisibles : « Ici, c’est la maison du sacrilège et de l’inceste ! »

— Ce que je ferai ?… » dit lentement Sombreval.

Il se mit à marcher dans le laboratoire, les mains derrière le dos, la tête toujours basse :

— Mais vous, dit-il, que me conseilleriez-vous, vous qui, en ce moment, devez avoir la tête plus froide que la mienne ?

Et il s’arrêta, — le front haut, devant l’abbé, le traversant de ce regard que, dans toute cette entrevue, il lui avait épargné.

— Moi ! — dit en se levant, surpris de la question, ce pauvre curé dont la surprise montrait la modestie. Hélas ! monsieur, je n’ai jamais cru à l’efficacité des conseils, et cependant on les doit à qui les demande. Le conseil, c’est ce qu’on ferait soi-même. Eh bien ! ce que je ferais à votre place, monsieur ? Je me séparerais de ma fille.

— Ah ! — fit Sombreval qui tressauta, puis resta rigide, comme s’il avait été cloué sur place par un couteau.

— C’est cruel, je le sais, — fit gravement le prêtre, — mais, sur mon salut éternel, je ne crois pas que vous puissiez rester plus longtemps avec votre enfant dans cette solitude… Il faut répondre à la clameur de toute la contrée par un de ces faits contre lesquels il n’y a pas d’argument. Séparez-vous de votre fille, monsieur Sombreval, donnez-la à garder au Seigneur ! — Au Seigneur tout seul ! Mettez-la au couvent des Ursulines de Valognes. Vous irez la voir toutes les semaines, — deux fois par semaine, si le cœur vous fait par trop mal, mais vous la verrez au parloir, et sous les yeux d’une religieuse qui jugera de ce qu’est le père en vous. Une telle séparation sera une réponse.

L’opinion du pays en sera bientôt transformée, et moi, monsieur, et mes confrères, nous ferons alors ce qui sera humainement possible pour effacer jusqu’à la trace de ces épouvantables bruits !

— Merci, monsieur, — dit Sombreval ému, — merci ! Mais, permettez-moi de vous le dire, je suis plus vieux que vous, et je connais mieux la nature humaine. Puisque le mal est aussi grand que vous me l’apprenez, votre conseil ne suffirait pas, quand je le suivrais. Il faut plus qu’une séparation momentanée. Peut-être en faudrait-il une éternelle… Tenez ! le geste que vous venez de faire me dit bien que vous le pensez… Les demi-mesures ne remédient à rien dans des extrémités si désespérées… Comment ! ils la voient communier et ils osent !… Ah ! le couvent, ils n’y croiraient pas davantage ! Tant que mon ombre sera sur elle, c’est cela qu’ils verront. À leurs yeux, elle sera toujours noire de mon ombre et de mon péché. C’est donc cela, c’est donc moi qu’il faudrait ôter de sa vie ! Ah ! je l’aime assez pour cela, monsieur le curé ! Je l’aime assez pour l’arracher de cette poitrine sur laquelle elle vit et pour m’en arracher le cœur, du même coup ! Je l’aime assez pour aller mourir dans quelque coin en pensant que j’ai fait cela pour elle ! Mais, quand je serai parti, qui me la gardera ? Qui me la soignera ? Qui me répondra de ses jours ? Qui me l’empêchera de mourir, cette faible enfant, dont je porte la vie, comme on porte de l’eau, toujours près de tomber par terre, dans sa main ?…

— Ah ! monsieur, — fit le curé, qui finissait, comme Néel, par admirer un tel père, même dans un tel homme, et qui avait sa grande foi pour répondre à tout, — si jamais vous aviez ce courage, allez et ne soyez pas en peine ! C’est Dieu lui-même qui prendrait soin de votre enfant. Ce Dieu des Forts aime l’héroïsme, et Calixte serait sauvée…

Mais il s’interrompit en voyant sur les lèvres de Sombreval ce que Calixte appelait son mauvais sourire.

L’ironie de son impiété revenait tout à coup à cet homme, jusque-là si désarmé et si peu amer.

Ce ne fut que le temps d’un éclair. Touché de ce qui se passait dans cette admirable sensitive de prêtre, qui saignait plus, quand il touchait les autres, que quand les autres l’avaient blessé, Sombreval eut bientôt effacé son méchant sourire, et, redevenu sérieux et cordial :

— Monsieur le curé, — lui dit-il, — je vous connais, et quoique mon respect, à moi, soit peu de chose pour vous, je vous respecte pourtant autant qu’un homme puisse respecter un autre homme, et peut-être un peu plus… Je sais, comme tout le pays, que vous vivez pour votre mère, comme je vis, moi, pour mon enfant. Écoutez-moi donc, monsieur le curé. Si, pour des raisons de piété filiale plus grandes que le bonheur de la soigner, il fallait vous séparer de votre mère, ah ! vous valez mieux que moi, sans nul doute, mais vous demanderiez bien le répit de huit jours. Donnez-moi huit jours !

Il n’est pas étonnant que les larmes fussent montées aux yeux de l’abbé Méautis, à ce nom de mère : mais cette humble demande « Donnez-moi huit jours, » les en fit tomber.

Il y vit plus qu’une espérance. Il y vit presque une promesse. Il y vit une résolution !

— Votre main, monsieur Sombreval ! — fit-il, touché à ne plus pouvoir répondre qu’avec son regard. Et Sombreval la lui donna. Et l’abbé Méautis l’étreignit dans les siennes, comme s’il avait été le plus fort des deux !

— Dans huit jours, revenez au Quesnay, — reprit Sombreval. — Non pas ici, mais chez ma fille ; — et en attendant, ajouta-t-il (était-ce une politesse qu’il faisait au prêtre, cet impie d’un seul bloc et que n’entamait jamais l’inconséquence ?…), et en attendant, priez pour moi, monsieur le curé !