Une Année d’agitation en Pologne

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Une Année d’agitation en Pologne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 676-702).
UNE ANNÉE
D’AGITATION EN POLOGNE

I. Recueil des Traités, Conventions et Actes diplomatiques concernant la Pologne de 1762 à 1862, par M. le comte d’Angeberg; 1 vol. in-8o. — II. Lettres adressées au comte Russell sur les événemens du 15 octobre 1861 à Varsovie, par M. George Mittchell, esq. — III. Correspondances, etc.

Nous assistons depuis quelques années aux spectacles les plus instructifs et les plus émouvans, à l’explosion, pour ainsi dire, d’une situation dont les élémens dispersés et confus se rejoignent dans une mystérieuse et invincible unité. Ce qui semblait impossible devient en peu de temps une foudroyante réalité. Des perspectives s’ouvrent tout à coup que notre génération pouvait à peine se promettre d’entrevoir de loin. Nous avons vu le droit public lui-même, ou ce qu’on nomme ainsi, s’effondrer au passage de ces causes populaires et nationales qui s’agitent dans le monde et qui sont les messagères d’un esprit nouveau. Vainement on prétendrait scinder ces causes nationales qui parlent si vivement à l’opinion, accorder tout à l’une et refuser tout à l’autre, limiter la justice par l’opportunité ou les convenances. La politique peut avoir ses heures, ses mesures et ses prédilections : au fond, le droit est partout ou il n’est nulle part. Il procède de la même source pour ces peuples qui aspirent à la plus légitime, à la plus pure des conquêtes, à la conquête d’eux-mêmes, et tous ces mouvemens qui éclatent à la fois se lient à une situation générale dont le caractère intime et profond est un travail universel de transformation. Qu’on ne s’y méprenne point en effet : ce que nous voyons, ce n’est pas une crise vulgaire qui peut se dénouer par un vulgaire traité de paix; c’est la lutte de deux ordres de choses, de deux principes, et on le proclamait l’autre jour dans une assemblée française, ce droit nouveau qui est celui des peuples, en face duquel les vieilles combinaisons de la politique sont réduites à une défensive laborieuse et inquiète. C’est la question qui s’agite au moment présent, c’est le problème qui se manifeste sous mille formes saisissantes, à l’orient comme à l’occident, au midi comme au nord.

Certes un des plus curieux de ces épisodes, un des plus émouvans de ces spectacles contemporains, c’est ce dramatique tête-à-tête qui s’est poursuivi pendant une année, au nord de l’Europe, entre deux puissances si inégales, la Russie et la Pologne, l’une embarrassée de sa force et des traditions de sa politique, l’autre se faisant de sa faiblesse même et de son droit un bouclier inexpugnable. Rien n’y a manqué, ni l’imprévu, ni l’originalité passionnée des démonstrations, ni les scènes tragiques, ni même ces fatalités mystérieuses qui font quelquefois des allaires humaines un véritable drame : vrai drame en effet qui a son nœud au cœur d’un pays, qui a eu ses péripéties, ses personnages, et à travers lequel passe, comme le chœur antique, tout un peuple poussant au ciel ses supplications et ses plaintes! Pendant une année, on a vu ce spectacle d’un mouvement d’une nature toute morale, d’un caractère tout nouveau, venant se placer en face d’une politique étonnée de se trouver si faible avec tant de moyens de domination matérielle et réduite à épuiser sans conviction tous les expédiens des concessions apparentes ou des compressions inefficaces. Puis, après une année, tout a semblé rentrer dans le silence, ou du moins les manifestations extérieures ont cessé; mais la démonstration était faite. Ce qu’on croyait mort était encore plein de vie ; cette assimilation des provinces polonaises que la Russie croyait déjà presque accomplie n’était pas même commencée, et l’Europe voyait à l’improviste se relever cette question de la Pologne avec son cortège de difficultés épineuses où se trouvent engagés tout à la fois le destin d’un peuple, la politique d’un grand empire et l’équilibre de l’Occident lui-même. L’Europe a senti par un vague instinct qu’elle n’en avait point fini avec ce problème qui se complique étrangement sans doute de la multiplicité des dominations et des régimes étendus aux terres polonaises, qui change de forme suivant le hasard des démembremens et des traités, qui n’est point le même à Posen et à Cracovie, à Varsovie et à Wilna, dans le royaume, dans la Lithuanie ou dans l’Ukraine, mais auquel le sentiment national, partout identique et partout vivant, communique une indissoluble unité. C’est en effet le caractère de cette question à la fois si énergiquement simple et si complexe, qui porte en elle-même le résumé de tous les conflits de notre temps, qu’on croit trop souvent étouffée sous le poids des impossibilités, et qui se réveille au moment où on s’y attend le moins dans une palpitation de patriotisme comprimé. Je voudrais la montrer, cette question, dans son explosion la plus récente, dans ses clémens et dans sa marche comme dans son rapport avec tout ce qui s’agite ou se prépare en Europe, et jusqu’au sein même de la Russie.

Il est un événement qui ne date pas encore de bien loin et qui a été déjà la source de bien des choses contemporaines, c’est la guerre d’Orient, cette guerre qui ne fit rien pour la Pologne directement et ostensiblement, il est vrai, mais qui fut sur le point de faire beaucoup, plus qu’on ne l’a cru peut-être. Au moment où se dénouait ce grand conflit, on le sait aujourd’hui, le nom de la Pologne avait dû retentir dans le congrès de Paris avec celui de l’Italie. La France et l’Angleterre étaient d’intelligence, le jour était choisi. Ce fut l’habileté des plénipotentiaires russes, du comte Orlof surtout, d’éluder cette évocation importune en intéressant les sympathies mêmes de l’Occident au silence, en promettant plus qu’on ne pouvait demander, à la condition toutefois que l’Europe laissât au tsar la liberté et la spontanéité de ses concessions. Ce n’est plus un mystère, lord Clarendon l’a dit un jour dans le parlement anglais, en répondant à lord Lyndhurst, ce vieux champion des causes libérales : « Nous avons eu des motifs sérieux de croire que l’empereur de Russie à l’égard de la Pologne était généreux et bienfaisant. Nous avons dû admettre que l’empereur était non-seulement disposé à décréter une amnistie générale, mais encore à rendre aux Polonais quelques-unes de leurs institutions nationales, qu’ils recevraient des garanties pour l’exercice de leur religion, que l’instruction publique en Pologne allait être établie sur un pied plus libéral et plus national. Nous avons enfin cru être fondés à espérer que la Russie allait renoncer pour toujours au système de sévérité qu’elle avait jusqu’alors pratiqué. Mus par ces convictions, nous avons dès lors renoncé à discuter cette question. » Le comte Orlof promit, le congrès de Paris se tut, et un mois était à peine écoulé que l’empereur Alexandre II, en promulguant une amnistie qui était une déception cruelle, selon le langage de lord Clarendon lui-même, adressait à la noblesse polonaise, à Varsovie, deux allocutions où il lui disait avec hauteur : « … J’entends que l’ordre établi par mon père soit maintenu. Ainsi, messieurs, et avant tout, point de rêveries, point de rêveries !… Le bonheur de la Pologne dépend de son entière fusion avec les peuples de mon empire. Ce que mon père a fait est donc bien fait, je le maintiendrai... Mon règne sera la continuation du sien... En conservant à la Pologne ses droits et ses institutions tels que les lui a donnés mon père, j’ai la volonté inébranlable de faire du bien et de favoriser la prospérité du pays. Il dépend de vous de me rendre cette tâche possible. Vous seuls serez responsables, si mes intentions devaient échouer devant de chimériques résistances... » Et comme un des maréchaux de la noblesse semblait vouloir parler, l’empereur se tourna et reprit : « M’avez-vous compris? J’aime mieux être à même de récompenser que de punir; mais sachez, et tenez-le pour dit, messieurs, que, quand cela sera nécessaire, je saurai réprimer et punir, et on verra que je punirai sévèrement... » C’était au mois de mai 1856, presque au lendemain du congrès de Paris.

Ce n’est pas sans raison que j’évoque aujourd’hui ce souvenir d’une tentative inutile, d’une négociation interrompue par une promesse illusoire; il domine les événemens qui ont surgi depuis, de même que le débat du congrès de Paris a dominé les événemens d’Italie, et il met en quelque sorte au nœud de cette crise récente de la Pologne un acte de sympathie de l’Europe, un vœu intelligent, comme aussi il montre ce que la Russie a fait jusqu’au jour où la crise a éclaté. « Ce que mon père a fait est bien fait, » c’était là de la part de l’empereur Alexandre II une parole filiale peut-être, mais à coup sûr peu politique et peu prévoyante. Quel était effectivement cet ordre établi par l’empereur Nicolas et qu’on promettait de maintenir ? Je ne parle plus des garanties dont les traités de Vienne cherchaient à entourer une nationalité qu’ils livraient, je ne parie plus de la constitution de 1815, œuvre de l’empereur Alexandre Ier ; mais le statut accordé par l’empereur Micolas lui-même en 1832, ce statut qui était un châtiment, la rançon d’une défaite pour la Pologne, qu’en a-t-on fait? C’est M. Tymowski, un ministre d’état russe, qui l’a dit l’an dernier, au début des événemens, dans un rapport secret : ce statut même n’a jamais été ni abrogé ni exécuté. Des autorités nouvelles qu’il créait, conseils urbains, conseils de palatinats, assemblées provinciales « ayant le droit de délibérer sur les questions d’intérêt général du royaume, » aucune n’a existé jamais. Il devait y avoir aussi un conseil d’état: c’était probablement une institution trop révolutionnaire ou un signe trop visible d’autonomie; en 1841, le conseil d’état était simplement remplacé par deux départemens nouveaux, 9e et 10e, du sénat dirigeant de Pétersbourg transportés à Varsovie. En un mot, ajoute M. Tymowski, « on peut dire que depuis 1831, sans avoir égard aux promesses du statut, le royaume de Pologne a été livré complètement à la bureaucratie, et qu’il est resté sous l’influence exclusive des employés sans aucune participation des habitans, placés ainsi en dehors de toute hiérarchie. »

Il est certes inutile de dire comment bureaucratie et employés ont entendu pendant trente années le gouvernement en terre polonaise. Je me bornerai à rappeler qu’un jour l’empereur Nicolas signait d’un esprit tranquille et de sa propre main, comme ajoutait le ministre, la transplantation au Caucase de quarante-cinq mille familles de « ci-devant gentilhommes polonais, portant désormais le nom d’affranchis et de bourgeois, » suivant cet étrange langage administratif. On a parlé souvent du pénible régime enduré par les populations de la Lombardie. des états pontificaux et de l’ancien royaume des Deux-Siciles, et ce n’était pas sans raison; mais souvenons-nous aussi qu’il est un pays où, à la lumière de ce siècle, on a pu transplanter quarante-cinq mille familles coupables du seul crime d’être suspectes de patriotisme et « d’exciter la méfiance du gouvernement! » On peut comprendre par là ce qu’il y avait d’involontairement cruel et de tristement décevant dans ces paroles de l’empereur Alexandre II : « Tout ce que mon père a fait est bien fait, » dans ces paroles assurément peu propres à gagner la Pologne au nouveau règne, et qui étaient une réponse au moins malheureuse au témoignage de la sympathie européenne retenu au seuil du congrès de Paris.

L’erreur de la politique russe pendant trente années a été de croire que l’absence de toute loi était l’ordre, que la toute-puissance de la force était illimitée et indéfinie. Elle a réussi momentanément sans doute, elle a créé le silence, elle a pu voiler et ajourner les difficultés: mais il en est résulté cette situation impossible dont l’illégalité est l’essence, ou à travers le réseau d’une vaste compression s’est formée une nation nouvelle en dehors de toute hiérarchie et de toute organisation, selon le mot de M. Tymowski, une nation insaisissable, ingénieuse à se faire une arme de tout, même du mépris de la vie. La Pologne était véritablement hors la loi, elle s’est pénétrée profondément du sentiment de la légalité, c’est encore M. Tymowski qui le dit. Elle n’avait aucune représentation publique, elle s’en est fait une, elle a eu cette Société agricole, qui, à un jour donné, s’est trouvée être une sorte de représentation nationale. Aucune issue régulière ne lui était ouverte pour produire ses vœux, ses besoins, ses instincts; elle s’est éprise d’un culte passionné pour ses souvenirs, pour ses fêtes populaires, pour ses cérémonies religieuses, et le moment est venu où elle a été occupée toute une année à passer en quelque façon la revue de ses souvenirs et de ses anniversaires. Elle ne pouvait certes songer à engager une lutte par les armes, elle s’est réfugiée en elle-même, elle a fait appel à la puissance morale ; elle a ouvert son âme au plus étrange des sentimens, au sentiment du sacrifice volontaire, et comprenez bien ce qu’il y a de surprenant, de nouveau, dans ce terrible argument à la Descartes de tout un peuple qui dit : Nous mourons, donc nous vivons! De là aussi cette situation extraordinaire pour la Russie, placée en face de ses propres erreurs par cette résurrection inattendue, réduite à poursuivre une sédition dans ce qui n’est pas même une illégalité, obligée de faire la guerre à des manifestations toutes pacifiques, à des services religieux, à des hymnes, à des vêtemens de deuil, à des emblèmes inoffensifs, n’ayant à opposer d’autre moyen que la force, et sentant l’impuissance de la force elle-même. De là enfin le caractère de tout ce mouvement que les événemens de l’Europe ont pu accélérer, que l’avènement de l’empereur Alexandre II et les crises intérieures de la Russie ont pu favoriser, mais qui est avant tout le résultat d’un passé de trente ans, d’une politique dont la fatalité n’est point peut-être encore épuisée.

Une chose profondément caractéristique dans ce mouvement, c’est qu’il est né au sein même du pays, sans la complicité des émigrations et en dehors de toute excitation étrangère. C’est au lendemain du congrès de Paris que l’empereur Alexandre avait tenu à la noblesse polonaise ce langage : « Point de rêveries, point de rêveries! » C’est aussi à dater de ce moment que le sentiment polonais se réveille pour grandir lentement et éclater au mois de février 1861. Plus d’un symptôme attestait déjà ce réveil inattendu. A l’époque de l’entrevue de Varsovie, en 1860, l’empereur Alexandre, prêt à partir de Pétersbourg, accompagné de cinq princes allemands, tenait à se montrer à ses hôtes dans l’éclat de sa popularité à son passage à Wilna, sur une terre polonaise. C’était dans la Lithuanie que s’était élevée la première manifestation pour l’affranchissement des serfs, et l’empereur avait remercié la noblesse lithuanienne. Cette circonstance semblait favorable, et le gouverneur de la Lithuanie, le général Nazimof, fut chargé d’organiser un bal. Ce n’est rien qu’un bal en apparence; mais on ne sait pas ce que c’est pour les Polonais qu’un bal officiel, où l’éclat de la fête cache mille aiguillons, mille secrètes blessures. Dans les Aieux, Miçkiewicz met un bal officiel dans un des cercles de cet enfer où il peint toutes les souffrances polonaises. Le général Nazimof fut héroïque d’efforts et de persuasion auprès de la noblesse lithuanienne; il n’échoua pas moins. Les dames déclinèrent toute invitation; les propriétaires voulaient bien payer les frais des réjouissances russes, mais sans paraître à la fête. L’empereur prit le parti de refuser un bal pour lequel le général Nazimof avait prodigué tant de zèle inutile, et il s’arrêta à peine à Wilna. Ce fut bien pis à Varsovie en présence de cette réunion de trois têtes couronnées, personnification vivante de tous les désastres de la patrie polonaise. Choisir Varsovie en ce moment, au bruit de l’affranchissement de l’Italie, pour une entrevue de l’empereur d’Autriche, de l’empereur de Russie et du roi de Prusse, ces trois maîtres de la Pologne, c’était, il faut le dire, un défi jeté à une nation malheureuse, et le sentiment populaire releva ce défi, qui était le second ; le premier avait été le discours de l’empereur Alexandre à la noblesse de Varsovie après le congrès de Paris. C’est alors que les démonstrations commencent à se multiplier. Des services religieux se succèdent pour honorer la mémoire des poètes patriotes, Miçkiewicz, Krasinski, Slovaçki. Le 29 novembre 1860 se fait entendre pour la première fois ce chant qui a été pendant une année le mot d’ordre passionné des multitudes, qui a retenti dans les cathédrales et dans les plus humbles églises de campagne, le Boze cos Polske, « rends-nous la patrie, Seigneur, rends-nous la liberté ! » Alors aussi tout change d’aspect en peu de temps ; un frémissement électrique parcourt le pays. C’était une révolution peut-être, c’était à coup sûr une révolution morale qui révélait ce qu’on soupçonnait à peine, l’existence d’une nation restée intacte à travers toutes les épreuves ; mais c’était une révolution qui commençait étrangement, sans violence, sans pensée meurtrière, sans insurrection, par des chants, par des prières, par des manifestations à la fois enthousiastes et disciplinées, par l’explosion aussi énergique qu’imprévue de cette force irrésistible qu’on appelle l’âme d’un peuple.

C’est au mois de février 1861 que tout se presse et que cette résurrection polonaise prend réellement le caractère d’un drame plein de passion, de saisissante originalité. Le 25 était l’anniversaire de cette formidable bataille de Grochow où les Polonais, en 1831, disputaient pendant trois jours la victoire aux Russes. Dès le 21, la Société agricole, fondée par le comte André Zamoyski et rapidement popularisée dans le pays, était en session pour délibérer sur l’avènement définitif des paysans à la propriété. D’un autre côté, des étudians polonais, arrivant de Kiev, de Moscou, de Dorpat, comme à un mystérieux rendez-vous, s’agitaient pour réclamer une université nationale. Demander un enseignement plus libéral, travailler à l’union des classes par l’abolition des derniers restes du servage, fêter des anniversaires douloureux et patriotiques, c’étaient là les préoccupations qui remplissaient les âmes. D’autres pensées se mêlaient sans doute à ces préoccupations : l’idée d’une adresse à l’empereur pour réclamer une constitution commençait à naître, et, chose étrange, elle était chaudement soutenue par un homme qui allait avoir bientôt un rôle dans ces événemens, le marquis Wielopolski. Le marquis s’agitait beaucoup, allait trouver le comte Zamoyski pour le presser de prendre, au nom de la Société agricole, l’initiative de cette manifestation; mais le comte André s’y refusait, ne voulant pas laisser dénaturer l’institution dont il était le guide vigilant et ferme, et répugnant dans tous les cas à placer une revendication nationale sous les auspices des traités de 1815, comme le proposait le marquis Wielopolski. Pendant ce temps, que faisait la Russie elle-même? Elle attendait, déconcertée et surprise plus qu’éclairée par ce mouvement qu’elle voyait s’accomplir sous ses yeux et qui lui échappait de jour en jour. Elle était représentée à cette époque à Varsovie par le prince Michel Gortchakof, lieutenant de l’empereur, un homme qui était un loyal soldat et qui avait montré une mâle vigueur dans la défense de Sébastopol. Il avait vécu longtemps à Varsovie comme chef d’état-major du prince Paskievitch, il connaissait la Pologne et aimait à vivre dans ce pays. Il répugnait surtout à sa nature de soldat de recourir à des répressions outrées qui le troublaient. Malheureusement au sein même de l’administration dont il était le chef ostensible, il y avait un homme qui, à l’abri de son autorité, avait une omnipotence réelle : c’était le ministre de l’intérieur, de l’instruction publique et des cultes, M. Muchanof. Celui-là était un vieux Russe de l’école de l’empereur Nicolas, instrument vulgaire du système inflexible qui depuis trente ans ne tendait qu’à un but, dénationaliser la Pologne. Il avait fait destituer le comte Skarbek, ministre des finances, homme éclairé, écrivain distingué, qui avait eu la pensée révolutionnaire de demander une école de droit pour Varsovie. M. Muchanof était en guerre avec tout ce qui ressemblait à un réveil ou à un acte de vie propre de la part du pays, les sociétés de tempérance, la Société agricole, le goût d’un enseignement plus libéral. Il n’exceptait de la proscription que l’école des beaux-arts. «Qu’ils peignent, disait-il, ils ne penseront pas! » C’est entre la Russie ainsi représentée, divisée de conseils, et la population polonaise, progressivement surexcitée, qu’allait s’engager ce dialogue d’une année entremêlé de scènes sanglantes, où les généraux russes eux-mêmes se fatiguent et ont comme une aversion secrète de leur rôle.

On était arrivé à l’un de ces momens où il ne manquait qu’une étincelle. Le jour du 25 février se leva brumeux et sombre : on devait aller prier pour les morts tombés dans la bataille de Grochow, et dès le matin une passion spontanée jeta la population dans les rues. Une procession immense se formait bientôt, marchant sans désordre, la torche à la main, précédée d’un drapeau à l’aigle blanc et chantant l’hymne Sœiety Boze : « Dieu saint, Dieu puissant, ayez pitié de nous, daignez nous rendre notre patrie; sainte Vierge Marie, reine de Pologne, priez pour nous! » Le gouvernement n’avait rien fait jusque-là pour empêcher la manifestation ni même pour la prévenir, lorsque tout à coup le chef de la police, le colonel Trepow, arrivait et précipitait deux escadrons de gendarmes sur cette masse épaisse. La foule tomba à genoux et continua à chanter, sabrée par les soldats. Plus de quarante personnes étaient blessées ou mortes. À ce moment même, la Société agricole était en séance, et tous les membres étaient saisis d’une violente émotion en apprenant le massacre d’une multitude inoffensive. Le président, le comte Zamoyski, maîtrisant ses propres impressions, s’efforça de maintenir le calme, et, levant la séance, il se rendit chez le prince Gortchakof, qui semblait surpris lui-même et manifestait les intentions les plus conciliantes. Les officiers russes s’indignaient du rôle qu’on leur préparait, et l’un d’eux, le général Liprandi, allait jusqu’à déclarer, dit-on, que tant qu’il aurait le commandement de l’infanterie, il ne la ferait pas marcher contre des hommes sans armes. Le fait est qu’encore une victoire de ce genre, et tout était remis en doute pour la Russie. L’œuvre de trente ans s’évanouissait devant cette apparition d’un peuple prêt à mourir sans se défendre. La ville entière était dans une inexprimable anxiété, et dès le lendemain on prenait le deuil de ces premières victimes.

Nulle faiblesse du reste ne paraissait dans l’émotion publique ; bien au contraire, une singulière exaltation animait tous les cœurs, et on se disposait à célébrer le 27 un nouveau service funèbre pour quelques patriotes pendus par la Russie, notamment pour le comte Zawisza. Plus de trente mille personnes se trouvaient réunies le 27 dans l’église des Carmes ou aux abords, et au sortir de la messe un immense cortège se déroulait, marchant vers le palais de la Société agricole, qu’on essayait depuis deux jours d’entraîner à signer une adresse à l’empereur. Le comte Zamoyski résistait toujours, et il montrait certes autant d’héroïsme intelligent, surtout plus de prévoyance patriotique, dans sa résistance qu’en cédant à un entraînement prématuré. Il ne voulait pas compromettre légèrement une institution qui pouvait servir encore d’une manière si efficace la cause nationale et qui était la seule représentation du pays. A l’approche de la foule, le comte André prit le parti de clore les séances et de mettre fin à cette session, si étrangement agitée; mais c’est justement ici que tout se précipitait. Tandis qu’au dehors la multitude était sabrée par des escadrons de Cosaques qui la poursuivaient jusque dans les églises, les membres de la Société agricole quittaient à peine leur palais, qu’ils étaient assaillis eux-mêmes avec le peuple par un feu meurtrier. C’était le général Zabolotskoy qui commandait cette fois cette étrange exécution. Il n’y eut vraisemblablement aucun calcul, tout était décousu dans la répression de cette journée de la part des Russes. Dix personnes n’étaient pas moins tombées mortes, et plus de soixante étaient blessées. Alors se passa une scène curieuse. La foule exaspérée s’empara d’un de ces cadavres encore chauds et alla le porter à l’hôtel du comte André Zamoyski. Il y avait peut-être un sentiment de reproche dans cette démarche populaire. Cela voulait dire : Pourquoi nous abandonnez-vous au moment où nous mourons? — C’était une méprise populaire. Par le fait, si le comte Zamoyski, en qualité d’homme public investi d’un titre presque officiel, refusait de compromettre une institution qui était à ses yeux la seule force légale du pays, le patriote mâle et ferme vivait tout entier en lui, et en recevant ce cadavre qu’on lui portait, il répondit à la foule d’une voix pleine d’émotion : «Je vous remercie du témoignage d’estime que vous me donnez. Faites entrer le cadavre de ce martyr, je saurai l’honorer. » Puis il fit dresser dans son hôtel une chapelle ardente où le cadavre resta deux jours. Par son passé, par son nom, par son actif dévouement à tous les intérêts du pays, par son attitude toujours Hère et digne sans cesser d’être modérée en face des Russes, le comte André était le vrai chef, le guide sage et énergique de ce mouvement qui venait chercher en lui sa personnification la plus haute.

Qui avait encore une fois vaincu dans cette seconde journée ensanglantée? Ce n’était point assurément la Russie. Jamais au contraire un pouvoir ne s’éclipsa plus complètement dans toute l’apparence de la force. Après les événemens du 27, le prince Gortchakof réunissait chez lui ses officiers, les plus hauts fonctionnaires. Bientôt arrivaient l’archevêque, qui venait se plaindre de la violation des églises, quelques notabilités de la ville, qui s’étaient réunies spontanément chez un des principaux banquiers, M. Kronenberg, le comte Zamoyski lui-même avec deux autres délégués de la Société agricole, MM. Ostrowski et Potoçki, et le langage de tous ces hommes était d’une tristesse fière. Le prince Gortchakof ne se dissimulait ni la gravité de la situation, ni l’odieux du rôle créé fatalement à l’armée. Il niait absolument d’ailleurs avoir donné les ordres impitoyables qui venaient d’être exécutés, et il laissa échapper une parole singulière: « Me prenez-vous pour un Autrichien? dit-il. Je n’ai donné qu’un seul ordre, celui de ne pas vous livrer la citadelle, même sur une injonction signée de ma main. » L’essentiel pour le moment, c’était de désarmer les colères, de calmer les esprits et d’effacer le sang répandu. Le prince Gortchakof, dans un sentiment d’humanité, se montrait prêt aux plus larges transactions. Destitution du chef de la police, le colonel Trepow, enquête sur la conduite du général Zabolotskoy, retraite des troupes dans leurs casernes jusqu’après l’enterrement des victimes du 25 et du 27, création d’une commission de sûreté placée sous les auspices du comte Zamoyski avec le concours d’un Russe estimé et honoré à Varsovie, le marquis Paulucci, police de la ville confiée aux étudians, tout fut accepté, et le soir même une adresse à l’empereur circulait partout. Elle fut rapidement couverte de milliers de signatures. C’était l’expression énergique des griefs et des vœux du peuple polonais. « Notre nation, disait cette adresse, qui pendant des siècles avait été régie par des institutions libérales, endure depuis plus de soixante ans les plus cruelles souffrances. Privée de tout organe pour faire parvenir au trône ses doléances et l’expression de ses besoins, elle est forcément réduite à ne faire entendre sa voix que par le cri des martyrs que chaque jour elle offre en holocauste... Un pays jadis au niveau de la civilisation de ses voisins d’Occident ne saurait d’ailleurs se développer moralement ni matériellement tant que son église, sa législation, son instruction publique et toute son organisation sociale ne seront pas marquées du sceau de son génie national et de ses traditions historiques. » Les signatures de l’archevêque, du grand-rabbin, étaient en tête de cette adresse, et les Polonais employés, les maréchaux de la noblesse, donnaient leur démission pour se joindre à cette manifestation.

Tout, à vrai dire, avait changé de face en peu de temps. Deux jours avaient suffi pour mettre en présence une nationalité ravivée dans toute son énergie et un gouvernement frappé d’impuissance. Ce fantôme de la Pologne qu’on avait refusé de laisser paraître au congrès de Paris, et que l’empereur Alexandre écartait comme une vision importune dans son entrevue avec la noblesse de Varsovie, devenait tout à coup un être vivant et palpable. Ce n’était pas une poignée d’agitateurs troublant une ville de leurs violences, c’était toute une population saisie d’une inspiration soudaine et reprenant en quelque sorte possession d’une patrie. Toutes les distinctions s’effaçaient désormais dans un sentiment profond de solidarité, et les balles mêmes du 27 février avaient scellé cette union en frappant des personnes de toutes les classes, de tous les cultes, de tous les sexes et de tous les âges. Quelles étaient les armes de cette nation renaissante? Elle n’en avait pas et n’en voulait pas avoir, ou plutôt elle n’en avait qu’une : c’était un héroïsme passif porté jusqu’à l’exaltation, un vrai fanatisme de sacrifice, comme on le voyait dans une adresse des ouvriers de Varsovie. Son signe de reconnaissance était le deuil. Dès les premiers jours de mars 1861, un avis répandu dans toute la Pologne faisait de la couleur noire une couleur nationale. «Dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, disait cet avis, on prendra le deuil pour un temps indéterminé... La couronne d’épines, voilà depuis près d’un siècle notre emblème! Cette couronne ornait hier les cercueils de nos frères. Chacun de vous en a compris le sens : elle signifie patience dans la douleur, sacrifice, délivrance et pardon. Nous invitons tout Polonais, quel que soit son culte, à répandre ces paroles dans les contrées les plus reculées. » Un instant maîtresse d’elle-même à Varsovie, cette population mettait une sorte de dignité fière à éviter tout désordre, même à respecter les soldats russes. C’étaient des étudians qui, le 2 mars, maintenaient le calme pendant l’enterrement des victimes du 27 février; plus de cent mille personnes assistaient à ces funérailles, où le patriotisme faisait la police. D’un autre côté au contraire, tout était en désarroi parmi les autorités russes, qui étaient comme les spectatrices déroutées d’un mouvement qu’elles ne pouvaient empêcher, qui était incompréhensible pour elles. Le prince Gortchakof lui-même, visiblement ému de cette situation extraordinaire, était partagé entre l’étonnement et les réveils curieux de l’instinct d’un soldat sentant son impuissance, cherchant un adversaire sans le trouver. Rien ne peint mieux le caractère du mouvement polonais et l’embarras du pouvoir russe qu’une conversation qui eut lieu le 3 mars, le lendemain de l’enterrement des victimes du 27 février, entre le prince Gortchakof et le comte Zamoyski. Le prince-lieutenant mit d’abord une vraie bonne grâce à remercier le président de la Société agricole de l’ordre maintenu dans la ville pendant la cérémonie de la veille. « Toute la ville vous obéit, » lui dit-il; puis, s’animant tout à coup et changeant d’idée, il continua : « Cela ne peut pas durer ainsi; du reste, je ne vous crains pas, j’ai maintenant des troupes. — Nous sommes prêts à recevoir vos balles, répondit le comte André. — Non! non ! nous nous battrons. — Nous ne nous battrons pas, vous nous assassinerez, si vous voulez. — S’il vous faut des armes, je vous en donnerai. — Nous ne nous en servirons pas. » C’était là en effet le secret de ce mouvement insaisissable par son caractère tout moral et redoutable par ce qu’il avait de vague. Lorsque l’adresse de Varsovie arrivait à Pétersbourg, l’empereur Alexandre la lisait devant quelques personnes de sa famille. « Mais ils ne demandent rien! dit quelqu’un. — C’est justement ce qu’il y a de grave, » reprit l’empereur. Et c’était la parole d’un esprit sensé.

Il n’y avait qu’un moyen pour la Russie de ne point laisser se prolonger cette situation périlleuse : c’était de préciser un but, de répondre à cette révolution pacifique de la Pologne par des satisfactions promptes, sincères et efficaces. La Russie ne le fit pas, elle perdit tout un mois; quant à sa sincérité, elle était au moins douteuse. Le plus clair était l’embarras, et sa politique le laissait trop bien voir par la confusion où elle flottait. A Varsovie, tandis que le prince Gortchakof faisait t1es concessions, ou jetait au comte Zamoyski un défi qui n’était point relevé, tandis que l’ordre était maintenu par le plus merveilleux accord de toutes les volontés, en attendant qu’une solution vînt de Pétersbourg, M. Muchanof, maître encore du ministère de l’intérieur, lançait une circulaire clandestine pour ameuter les paysans contre les propriétaires dans les campagnes, s’inspirant de la triste politique suivie par l’Autriche dans la Galicie. Ce fut par des Juifs que cette circulaire fat découverte, et elle excita une telle indignation que le prince Gortchakof fut bientôt obligé d’enlever le ministère de l’intérieur à M. Muchanof, qui partit de Varsovie hué par la population ; c’était dans tous les cas une étrange marque des contradictions persistantes de la politique russe dans .un moment où la sincérité eût été habile.

A Saint-Pétersbourg même, on ne savait que faire. On gagnait du temps ou l’on en perdait, et lorsqu’au dernier jour de mars l’empereur Alexandre se décidait à envoyer à Varsovie un plan de réforme, le mouvement national avait pris trop de consistance, les esprits étaient trop énergiquement excités, trop résolus pour qu’on pût se contenter de concessions timides, équivoques, qui ne répondaient plus à la gravité des circonstances. En quoi consistaient en effet ces réformes? Elles supprimaient, il est vrai, ces deux départemens du sénat qui siégeaient à Varsovie et qui étaient le signe de l’assimilation absolue de la Pologne à la Russie; elles promettaient l’élection de conseils provinciaux, de conseils de district, une organisation nouvelle de l’enseignement, la création d’une faculté de droit, plus de respect de la langue polonaise, et enfin elles appelaient à la direction de l’instruction publique un Polonais, le marquis Wielopolski. C’était quelque chose, quoique ce ne fût pas même la réalisation entière du statut de l’empereur Nicolas. Ce qui manquait au fond, c’était la garantie, la sincérité d’une politique sérieusement libérale, pratiquée par des hommes vraiment dévoués au pays et animés de son esprit. Malheureusement aux méfiances trop justes des Polonais la Russie répondait par un système qui était une contradiction permanente, et qui a invariablement consisté, pendant toute une année, à n’être jamais plus près d’une recrudescence de réaction que lorsqu’on parlait de concessions. Les concessions sont peur l’Europe, qui regarde; le fait reste le même et s’aggrave. En paraissant céder à ce mouvement tout-puissant d’opinion, on cherchait à le flétrir et à le représenter comme l’œuvre de quelques factieux incorrigibles. On semblait vouloir traiter avec cette nationalité renaissante, on publiait le 1er avril les réformes arrivées de Pétersbourg, et six jours après on dissolvait brusquement cette Société agricole dans laquelle le pays voyait son image, qui n’était intervenue que pour pacifier, que le prince Gortchakof lui-même avait remerciée, et on la dissolvait sous le prétexte étrange « qu’elle ne répondait plus à son but dans les circonstances actuelles, par suite de la position qu’elle avait prise dans les derniers temps. » De tous ces corps des constables, des délégués de la ville, qui avaient un moment existé, qui pendant tout un mois avaient maintenu l’ordre, dont on avait demandé le concours, on ne laissait rien subsister; on balayait tout avec une sorte d’impatience. On multipliait les proclamations, et en même temps on faisait avancer précipitamment des troupes sur Varsovie.

Qu’en résulta-t-il? L’opinion ressentit comme une provocation la dissolution de la Société agricole; elle se souleva d’indignation, non contre les réformes qu’elle eût peut-être acceptées, mais contre cette politique équivoque qu’elle voyait se dessiner comme une menace, et dès lors moins que jamais la paix était possible entre la Russie et cette nation vivace, obstinée, que M. Tymowski représentait, dans son rapport secret, comme « profondément pénétrée du sentiment de la légalité, » en ajoutant que tout dépendait «de la bonne foi » qu’on mettrait avec elle. Le 7 avril 1861, une foule immense allait au cimetière prier pour les morts de février, puis le soir elle se rendait sur la place du Château, qu’elle trouva occupée militairement; elle demandait à grands cris le retrait de l’ordonnance de dissolution de la Société agricole: Cette foule était si peu menaçante d’ailleurs que les troupes elles-mêmes finirent par quitter la place, et elle se dispersa en se promettant de revenir le lendemain. Le 8 en effet, à six heures du soir, une multitude plus nombreuse encore renouvelait la manifestation de la veille devant le château. Le prince-lieutenant sortit lui-même et se mêla à la foule pour l’apaiser, pour lui demander ce qu’elle voulait. La réponse était unanime; elle se résumait dans ce mot énergiquement significatif : « Nous voulons une patrie! »

Rien du reste dans cette multitude exaltée, mêlée de femmes et d’enfans, ne trahissait une pensée d’agression matérielle et de lutte. On la sommait de se disperser; elle répondait avec une sombre passion : « Tuez-nous, mais nous ne bougerons pas. » Elle restait impassible devant l’armée rangée en bataille, lorsque tout à coup une voiture de poste vint à passer, et le postillon lit retentir sur son cornet l’air des légions de Dombrowski : « Non, la Pologne ne périra pas! » Aussitôt un cri enthousiaste s’échappa de toutes les poitrines, la foule tomba à genoux, et un mouvement se manifesta. L’armée crut-elle être attaquée? Obéissait-elle à un mot d’ordre? Se décidait-elle, comme on l’a dit, par cette simple et concluante raison que la veille on avait décidé dans un conseil de guerre qu’on tirerait, qu’il fallait en finir? Toujours est-il qu’un feu instantané s’ouvrit. Pendant que des escadrons de cavalerie recevaient l’ordre de charger, quinze fois des feux d’infanterie allèrent faire leurs trouées sanglantes dans cette multitude sans défense qui se trouvait cernée de tous côtés. La foule continua à prier et à chanter en recevant la mort; les femmes et les enfans étaient agenouillés à une extrémité de la place, autour d’une statue de la sainte Vierge, et tout ce peuple resta jusque dans la nuit, lorsque les troupes elles-mêmes s’étaient déjà retirées. Quelque obscurité qu’on ait laissé planer sur le nombre des victimes, il est certain que plus de cinquante personnes avaient péri, et que le nombre des blessés était immense. Un témoin oculaire l’écrivait avec émotion : « Jamais je ne saurai vous faire comprendre ce mépris de la mort inouï, enthousiaste, qui s’est emparé de ce peuple, hommes, femmes, enfans. De vieux soldats habitués au feu assurent que jamais, à une telle proximité, les troupes les plus solides ne sauraient conserver cet héroïsme indomptable et calme qu’a montré tout ce peuple sous les charges furieuses des cavaliers et sous les feux des bataillons. » C’était assurément une étrange insurrection, que les autorités de Varsovie n’avaient pas eu de peine à vaincre, mais qui rendait désormais toute transaction plus difficile en élevant entre la Russie et la Pologne une méfiance invincible.

Le malheur pour la Russie, c’est qu’en remportant ces tristes victoires, elle n’ajoutait ni à sa force ni à la sécurité de sa domination; elle ne faisait qu’ajouter à ses embarras: elle restait en quelque sorte sous le poids de sa propre politique. Même après le 8 avril, elle maintenait, il est vrai, les réformes qu’elle venait de promulguer; mais en même temps, par la logique de sa situation, elle se trouvait engagée dans une guerre impossible contre tout ce qu’il y a de plus impalpable, l’âme d’une nation. Comme elle voyait partout une menace sans pouvoir saisir une conspiration, elle était réduite à découvrir sans cesse des combinaisons nouvelles de répression. On ne pouvait sortir le soir sans une lanterne, on ne pouvait se promener en certains lieux. Le deuil surtout était proscrit. Il y eut en vérité un moment où il fallut une autorisation pour être vêtu de noir, et malgré tout le génie de la police échouait toujours devant l’irritante obstination de ce deuil universel, de cette couleur noire adoptée par toutes les dames polonaises. Les autorités russes, il faut leur rendre cette justice, ne portaient pas dans cette guerre une conscience tranquille. Jusque dans les répressions qu’elles exerçaient, elles semblaient agitées d’un secret malaise qui éclatait d’une manière singulièrement saisissante dans les derniers momens du prince Gortchakof, surpris tout à coup par la mort au milieu de ces luttes, deux mois après les scènes du 8 avril. On dirait que les tragédies intimes de la Pologne ont quelque chose de fatal pour les fonctionnaires russes. Déjà le prince Paskievitch, à son lit de mort, avait été troublé, dit-on, par une apparition sinistre : il voyait toujours se dresser devant lui une ombre, celle de la mère du comte Zawisza, qui était venue inutilement se traîner à ses genoux pour demander la grâce de son fils. Les derniers momens du prince Gortchakof étaient pleins des mêmes troubles. On racontait à Varsovie que, depuis les scènes sanglantes de février et d’avril, il était saisi parfois d’hallucinations étranges ou de sombres irritations. Peu de jours avant sa mort, il s’était rendu à la gare du chemin de fer pour chercher la princesse Gortchakof, sa femme, qui arrivait de voyage. Il aperçut un des principaux banquiers de Varsovie, et, courant à lui : « Ah! c’est vous, dit-il, qui faites le patriote! Je saurai vous écraser! Je saurai venir à bout de vos maudits étudians! Je ferai de vous tous poussière à ma guise! » Dans les derniers jours de sa vie, il voyait partout des femmes noires qui le suivaient, marchant à côté de lui. « Oh ! les femmes noires, les femmes noires, les voilà encore! Éloignez-les! » disait-il. D’autres, on le verra, devaient succomber d’une manière plus tragique encore, et le successeur immédiat du prince Gortchakof, le général Souchozanett, lieutenant temporaire de l’empereur en Pologne, ne laissait il pas percer quelque chose de ce trouble secret dans quelques paroles qu’il prononçait avant de quitter Varsovie? « Vous pourrez, disait-il, m’accuser d’être un homme malhabile, mais vous ne pourrez pas dire que je suis un bourreau : je n’ai fait fusillé personne. » Fatalité étrange d’un système qui pèse sur ceux qui l’exercent comme sur ceux qui le subissent, et qui se relevait tout entier après le 8 avril en face d’une population frémissante!

Un homme s’est rencontré pourtant au milieu de ces événemens qui a tenté un effort suprême de conciliation, et ce n’est pas la figure la moins caractéristique, la moins originale de ce drame aux scènes passionnées et émouvantes : j’ai nommé le marquis Wielopolski. A dater du 1er avril, il prenait une place prépondérante dans les conseils du gouvernement, et son rôle n’est point fini encore sans doute. Le marquis Wielopolski, je l’ai dit, était à Varsovie au mois de février; il suggérait la pensée d’une adresse à l’empereur demandant une constitution, mais commençant par un acte de soumission, par un témoignage de repentir et une sorte de désaveu de la révolution de 1830. N’ayant pu faire prévaloir son idée, il refusait de signer l’adresse envoyée à Pétersbourg et se tenait en dehors du mouvement. Peu après, l’empereur l’appelait à la direction de l’instruction publique, et dès lors il prenait une part décisive à toutes les mesures, à tous les actes qui se succédaient. Bientôt même, par la démission des autres directeurs après le 8 avril, il restait seul dans le conseil, s’associant à toutes les rigueurs. C’est peut-être un des types les plus curieux de notre temps, personnage altier, dédaigneux et éloquent, issu de la famille des Gonzague, et laissant entrevoir parfois quelques traits du vieux politique italien, grand propriétaire tenant par ses domaines à toutes les parties de la Pologne, dévoué à la Russie, non par servilité ou par intérêt, mais par passion de vengeance contre l’Occident, par système, par le calcul d’une politique étrange peut-être, mais puissante. C’est le marquis Wielopolski qui en 1846, après les massacres de Galicie, écrivait avec une fière et vibrante éloquence cette Lettre d’un gentilhomme polonais au prince de Metternich, qui était une révélation et qui retentit en Europe. Ce que le marquis conseillait alors à la Pologne, c’était de prendre une résolution héroïquement désespérée, de renoncer désormais au secours de l’Occident, à toutes les sympathies calculées et trompeuses, à toute cette éloquence à bon marché, à ces garanties que les hommes décorent du titre pompeux de droit des gens, et de se donner hardiment à la Russie, d’aller vers le tsar en lui disant : « Nous venons à vous comme au plus généreux de nos ennemis. Nous vous avons appartenu jusqu’ici en esclaves par la conquête, par la terreur; aujourd’hui nous nous donnons en hommes libres, qui ont le courage de se reconnaître vaincus... Nous ne stipulons pas de conditions, vous jugerez vous-même quand vous pourrez vous relâcher de la sévérité de votre loi à notre égard. Pas de réserve donc; mais vous verrez une prière, une prière silencieuse écrite dans nos cœurs en caractères flamboyans, cette seule et unique prière : Ne laissez pas impunis les crimes commis par l’étranger, et dans le sang de nos frères répandu n’oubliez pas le sang slave qui crie vengeance!... »

On reconnaissait à ces paroles le théoricien enflammé d’un panslavisme vengeur qui entrevoyait le jour où par cette fusion, par le sacrifice de ses idées de nationalité indépendante, par ce suicide moral, la race polonaise revivrait dans l’empire, retrouvant l’ascendant de l’intelligence et du conseil. Ce que le marquis Wielopolski pensait en 1846, il le pensait toujours en 1861. Aussi s’était-il tenu à l’écart de toutes les tentatives pour réchauffer la pensée nationale, de toutes les œuvres pratiques de réorganisation patiente et invisible; il n’avait jamais voulu faire partie de la Société agricole. Le marquis Wielopolski entrait au reste dans son rôle avec l’inflexible vigueur d’un caractère altier et plein d’orgueil qui bravait l’impopularité auprès de ses compatriotes, mais qui d’un autre côté, en acceptant de servir la Russie, gardait sa hauteur. Au mois de février, quand il s’agitait un moment à Varsovie pour son adresse, le prince Gortchakof lui fit dire de prendre garde; il répondit fièrement : « Dites au prince que mes malles sont faites, que je suis prêt à partir pour la Sibérie. » A ses compatriotes, le marquis disait : « Vous, vous n’êtes pas à la hauteur nécessaire pour me comprendre. » Pour les Russes, c’était un personnage indéfinissable et énigmatique. Ils ne comprenaient pas cet étrange gentilhomme polonais qui, n’étant rien dans la hiérarchie administrative, se trouvait tout à coup ministre, qui refusait tout traitement, qui négociait directement avec l’empereur. Que voulait-il? quel était le dernier mot de sa pensée? De là, pour le marquis, cette position solitaire et difficile entre les Polonais, qui n’avaient qu’antipathie pour ses idées, et les Russes, pour lesquels il était un phénomène plus extraordinaire que rassurant. Le marquis Wielopolski ne croyait pour le moment qu’à la possibilité d’organiser un régime légal quelconque; il y employait ses efforts. Or la légalité est ce que les Russes comprennent le moins. Ce fut, après la mort du prince Gortchakof, l’origine des démêlés du marquis Wielopolski avec le nouveau lieutenant, le général Souchozanett, démêlés où le gentilhomme polo- nais finit par avoir momentanément raison du Russe, pour être bientôt emporté lui-même par un courant plus violent de réaction.

La réaction, c’était en réalité le mot du système suivi par la Russie, et elle ne voyait pas qu’au lieu de calmer et de maîtriser le mouvement elle ne faisait que lui donner plus de profondeur et d’énergie par la compression, si bien que lorsque trois mois plus tard la Russie semblait se raviser et revenir un instant à des idées plus conciliantes, le mouvement avait encore grandi. Il s’était surtout étendu, il avait gagné les provinces de l’ancienne Pologne de 1772. Des scènes semblables à celles de Varsovie s’étaient passées à Wilna, et en appliquant les mêmes répressions à toutes ces provinces, la Russie scellait en quelque sorte par sa propre politique cette unité de la vieille patrie polonaise qu’elle s’efforçait de combattre. Une proclamation officielle parlait de la Lithuanie comme d’une province ayant toujours appartenu à l’empire et n’ayant été qu’un moment conquise autrefois par la Pologne. Quelques journaux français vinrent même en aide à la Russie à cette époque en démontrant à la Lithuanie, cette patrie de Miçkiewicz, de Kosciusko et des Czartoryski, qu’elle ne devait avoir rien de polonais. Ce fut justement ce qui provoqua, comme protestation, une des scènes les plus curieuses de cet étrange drame sous la forme d’un pèlerinage à Horodlo. Horodlo est une petite ville au-delà du Bug, où s’était accomplie, il y a plus de quatre siècles, l’union de la Lithuanie et de la Pologne. Le 10 octobre était l’anniversaire de cette union. Dès le mois de septembre des circulaires coururent dans toutes les parties de l’ancienne Pologne, et partout des délégués furent nommés, même dans la Prusse occidentale. On fit ce qu’on put pour détourner ces singuliers voyageurs. Ceux qui venaient d’au-delà du Bug ne purent passer le fleuve; ceux qui venaient de Cracovie furent arrêtés sur la Vistule. L’affluence fut néanmoins immense; les routes étaient encombrées de gens à cheval, de piétons, de voitures de toute sorte, lourdes charrettes, tarantas de Podolie, phaétons de Léopol. A la veille du 10 octobre, les châteaux, les maisons, les villages autour d’Horodlo se remplissaient d’hôtes inconnus qui partout recevaient une large hospitalité. « Entrez, et soyez les bienvenus, » leur disait-on sans demander leur nom.

Le lendemain, à six heures du matin, une immense procession se forma. Arrivé au petit village de Kopylowa, à une demi-lieue d’Horodlo, toute cette foule, composée d’hommes inconnus les uns aux autres, mais rapprochés par un même sentiment, se rangea en ordre, marchant en colonne serrée et chantant. Il y eut un moment d’incertitude. Fallait-il aller plus loin, au risque de se heurter contre une répression sanglante? Un cri partit : « Nous sommes venus pour aller prier à Horodlo, allons à Horodlo ! » Et la procession reprit sa marche, précédée d’une avant-garde de plus de deux cents prêtres et religieux, lorsque tout à coup, en approchant d’Horodlo, on voyait se déployer en demi-cercle autour de la ville une force militaire considérable. Un mouvement d’inexprimable anxiété se manifesta. On ne savait en effet ce qui allait arriver, et on ne s’avançait pas moins après avoir rejeté tout ce qui pouvait ressembler à une arme. L’emportement d’un chef pouvait transformer cette scène en un véritable massacre. Heureusement le gouverneur militaire de Lublin, le général Chruste, chargé de défendre Horodlo, était un homme conciliant et humain. Il s’avança à la tête de son état-major vers la procession, salua avec déférence les membres du clergé, et leur dit : «J’ai l’ordre formel et sévère d’empêcher la manifestation, je n’ai pas le choix des moyens. Ne me forcez donc pas à employer la rigueur; vous ne voudriez pas charger votre conscience de la responsabilité du sang versé. » Un chanoine sortit alors des rangs et fit observer que toute cette foule ne pouvait être venue de si loin pour se retirer sans avoir au moins entendu la messe. Le général réfléchit un instant; il était lui-même dans une anxiété visible; un silence poignant régnait partout. Enfin Chrustef dit au prêtre : « Si vous voulez absolument prier, faites-le ici, dans les champs, devant la ville; mes ordres ne vont pas jusqu’à vous l’interdire. » Aussitôt on se mit à l’œuvre, et un autel rustique fut élevé au sommet d’une petite colline. Tout était prêt, lorsque quarante bannières, représentant toutes les provinces de l’ancienne Pologne, se déployèrent, dominées par une immense bannière portant les armes réunies de Lithuanie et de Pologne.

Le tableau était splendide et éclairé par un soleil radieux. Quand la messe fut dite, un prêtre basilien du rite grec-uni se leva, et, s’adressant à cette foule : « C’est aujourd’hui, lui dit-il, que sont réunis pour la première fois les membres mutilés de notre Pologne. Il n’y a pas dans toute notre histoire nationale de fête plus belle, de souvenir plus pur que celui que nous célébrons en ce jour... Regardez cette forêt : autant elle compte d’arbres, autant vous trouverez sur la terre polonaise de tombeaux de braves et de martyrs morts pour notre liberté. Ici comme dans toute la Pologne, tous sont prêts encore au sacrifice de la vie; mais l’heure n’est pas venue. Prions, prions, et alors pas un ne manquera à l’appel. Ne souhaitons pas de mal à nos ennemis; voyez-les aujourd’hui silencieux et immobiles. Il nous regardent et ils comprennent maintenant ce que nous sommes et ce que nous pourrons être. D’un geste, ils pourraient nous écraser, nous renverser palpitans sur le sol; ils se taisent, parce qu’ils sentent bien que derrière nous est tout un peuple, et qu’on ne tue pas un peuple. » Et, se tournant vers la bannière flottante, le prêtre dit en finissant : « Oiseau sans tache, aigle blanc qui jadis distribuas des couronnes et n’en as plus pour toi, plane au-dessus de tes frères et va crier aux quatre coins du monde que tu respires encore! Convoque tes enfans, tes émigrés, tes anciens défenseurs, et montre-leur la route. Tu souffriras, tu souffriras beaucoup; mais un jour tu t’élèveras plus haut, plus haut encore que dans le passé, tu déploieras tes ailes comme pour bénir ta nation libre enfin!...» Puis, après avoir planté une croix de bois à l’endroit où la messe venait d’être dite, toute cette foule s’écoula, emportant le religieux souvenir de cette scène étrange.

Ce n’était là toutefois qu’un épisode de ce mouvement, contagieux comme la passion. La vraie question n’avait cessé d’être à Varsovie, au centre même de l’agitation polonaise; elle précédait et dominait la manifestation d’Horodlo. Je touche ici aux phases diverses de la politique russe et à une de ses fatalités. Qu’on le remarque bien : aux derniers jours de mars, la Russie se montre disposée aux concessions; elle publie des réformes, et aussitôt la réaction éclate, elle est sms limites le 8 avril : des réformes de mars rien ne subsiste pour le moment, ou du moins tout est en suspens. Au mois d’août, après une période de compression et de rigueurs marquée surtout par un antagonisme très vif entre le marquis Wielopolski et le général Souchozanett, envoyé comme successeur du prince Gortchakof, une éclaircie semble encore se produire. Un nouveau lieutenant est donné au royaume de Pologne, c’est le général comte Lambert, qui part pour Varsovie avec la mission d’appliquer les institutions nouvelles, de rallier « les hommes éclairés et bien intentionnés, » de rechercher « les besoins réels du pays. » Quel allait être le dénoûment de cette expérience reprise dans des conditions aggravées? Malheureusement il y avait un vice dans cette tentative comme dans toutes les tentatives de la Russie en Pologne. Le comte Lambert réunissait sans doute les conditions les plus favorables pour remplir une mission de paix. C’était un gentilhomme aux manières courtoises et affables, d’origine française, catholique de religion, ayant un esprit modéré et jouissant de la faveur particulière du tsar; mais en même temps les hommes placés autour de lui passaient pour des représentans du vieux parti russe, destinés à le surveiller, à le retenir au besoin. C’était le général Gerstenzweig, gouverneur militaire de Varsovie et ministre de l’intérieur, le chef d’état-major Krijanowski, le sénateur Platonof, membre du conseil d’administration. Malgré tout, le comte Lambert, à son arrivée à Varsovie, était reçu avec faveur et considéré comme un plénipotentiaire de paix, et ses premiers actes étaient marqués effectivement d’un esprit de conciliation. Le général Lambert nouait des rapports avec les chefs du parti national, conférait avec les évêques, et accueillait même une note confidentielle d’un chanoine considéré à Varsovie, M. Wyszinski, indiquant les conditions possibles de la paix, conditions qui se résumaient dans une constitution pour le royaume et une organisation fondée sur l’autonomie nationale pour la Lithuanie et la Ruthénie. Enfin il se disposait immédiatement à mettre en pratique les institutions nouvelles, organisation du conseil d’état, élections des provinces et des districts.

Pour le parti national, il s’agissait de savoir ce que le pays devait faire en présence de cette situation nouvelle et des élections qui se préparaient. Des réunions eurent lieu. Tout repousser et s’abstenir, c’était l’opinion de ce qu’on pourrait appeler le parti de l’action, le parti avancé. Les modérés, avec un sens plus pratique, sentaient la nécessité de ne renoncer à aucun moyen légal, et surtout ils combattaient l’idée de s’abstenir dans les élections. Ce fut le parti modéré qui l’emporta. Seulement une combinaison fut adoptée pour rallier toutes les opinions : deux pétitions devaient être signées en même temps, l’une adressée au conseil d’état et demandant l’émancipation complète des Juifs, l’autre adressée au comte Lambert et réclamant une représentation nationale comme la seule institution propre « à rechercher et à faire connaître les besoins du pays, » selon les mots du rescrit impérial. Ces deux pétitions devaient être signées par tous les électeurs au moment du vote, et c’est ainsi qu’on se présentait au scrutin à la fin de septembre. Les listes électorales adoptées en commun obtinrent presque l’unanimité malgré les tentatives de dissidence de quelques exaltés. Les paysans surtout montraient un grand zèle, et dans tous les districts les électeurs signaient les deux pétitions convenues, qui devaient être remises le 18 octobre par une députation. Une chose à remarquer, c’est qu’on signait dans le plus grand secret, et le secret a même été si bien gardé que le texte de l’une des pétitions n’a point été connu. Par le fait, ces élections, où le parti national modéré avait un immense avantage, imprimèrent à la situation un caractère tout nouveau; elles plaçaient l’agitation sur le terrain des revendications légales, et il fut convenu que les manifestations devaient cesser complètement par la célébration d’une fête religieuse en l’honneur de Kosciusko le 15 octobre. Le 14, l’état de siège était subitement proclamé!

Qu’était-il arrivé? Ce n’était point la crainte de troubles possibles dans la journée du 15 qui faisait recourir à l’état de siège; mais on avait vu se dessiner ce système nouveau d’action que je signalais. Déjà les évêques prenaient l’initiative des revendications légales en présentant une note que le comte Lambert refusait d’accepter. D’un autre côté, l’affaire des pétitions signées pendant les élections commençait à s’ébruiter et inspirait de vives inquiétudes, surtout à Pétersbourg. Enfin c’était le moment où des désordres éclataient en Russie parmi les étudians. Cet ensemble de symptimies effraya, et l’état de siège était proclamé, moins assurément pour empêcher la célébration de la fête de Kosciusko que pour étouffer la pétition qui devait être remise quatre jours après. Or ici cette situation, qui avait paru un moment rentrer dans des conditions toutes politiques, toutes légales, reprenait un caractère dramatique, et l’état de siège transformait la journée du 15 en une tragédie nouvelle qui rouvrait l’ère des réactions et emportait tout.

Ce fut en effet une des plus poignantes journées dans cette succession de journées lugubres. Dès le matin du 15 octobre, le peuple courait dans les églises pour assister aux services funèbres en mémoire de Kosciusko. Les troupes, occupant déjà militairement la ville, n’empêchaient nullement les fidèles d’entrer. Ce ne fut que quand les églises furent remplies que l’armée reçut l’ordre de les cerner; elle arriva tardivement devant quelques-unes, d’où l’on put s’échapper. La cathédrale de Saint-Jean et les Bernardins eurent les honneurs d’un siège véritable. En même temps des nuées de Cosaques se répandaient dans Varsovie, commettant toute sorte d’excès, ne respectant ni les femmes ni les étrangers. C’est un Anglais, M. George Mittchell, victime et témoin dans cette journée, qui l’a écrit. «Des troupes de Cosaques et de Circassiens en furie couraient à travers les rues, frappaient indistinctement hommes et femmes. Ils entraient dans les maisons, en maltraitaient les habitans et les mettaient au pillage. » En cernant les églises, on ne prévoyait point assurément que la foule prendrait une résolution étrange, celle de ne point en sortir tant que l’armée serait Là. qu’il faudrait l’en arracher, et c’est ainsi qu’une résolution irréfléchie et violente conduisait aux conséquences les plus désastreuses.

Pendant tout le jour, on resta en présence : la population dans les églises, haletante, exaltée, souffrant de la faim, mais inébranlable, les soldats campant aux portes. A huit heures du soir, un général se présenta et offrit à la foule de se rendre à la grâce et à la merci du lieutenant du royaume. On lui répondit qu’on savait ce que c’était que cette grâce, qu’on ne sortirait pas tant que l’armée ne se serait pas éloignée. On alluma les cierges du catafalque élevé la veille pour l’archevêque mort, et de temps à autre on chantait des hymnes. A deux heures du matin, un nouveau parlementaire survint. On lui répondit, comme la première fois, qu’on ne demanderait pas grâce. Deux longues et mortelles heures s’écoulèrent encore, et ce n’est qu’à quatre heures du matin, c’est-à-dire après un siège de dix-sept heures, que les soldats reçurent l’ordre d’envahir l’église par la force et de chasser cette foule. Plus de deux mille personnes furent prises et conduites à la citadelle. Ce n’est pas tout cependant, et ici se révèle cette fatalité que je montrais pesant parfois sur les fonctionnaires russes. Le comte Lambert n’avait nullement prévu, à ce qu’il semble, l’envahissement des églises ni ces arrestations en masse. Tout s’était exécuté par l’ordre du général Gerstenzweig, chef de l’état de siège, et de là une scène qui devenait une tragédie entre les deux généraux. Le comte Lambert reprochait les violences de la journée à Gerstenzweig, qui à son tour répliquait avec violence. Que se passa-t-il alors? Ce qui ne semble plus douteux, c’est que l’un, Gerstenzweig, se bridait la cervelle, tandis que le général Lambert quittait subitement Varsovie. Quant aux suites de ces scènes du 15 octobre, elles se manifestaient immédiatement : l’administrateur du diocèse de Varsovie faisait fermer les églises, et il était imité par les chefs des autres cultes, par le grand-rabbin, par le chef de l’église protestante. Depuis un an, toutes les écoles étaient fermées en Pologne, les théâtres l’étaient aussi, les églises se fermaient à leur tour. Ainsi s’inaugurait une période nouvelle de réaction qui n’est point finie encore.

C’est comme le triste épilogue de ce drame d’une année. Les scènes du 15 octobre ont été en effet le point de départ d’une sorte de révision de tout ce qui s’est passé depuis le mois de février 1861 et d’une série de châtimens appliqués indistinctement par la loi martiale à toutes les classes, à tous les cultes comme à toutes les professions. Parmi tous ces hommes punis, déportés, enfermés dans des forteresses, qui trouve-t-on? M. Szlenker, le prévôt des marchands de Varsovie, le plus riche et le plus honorable commerçant du royaume: M. Hiszpanski, chef de la corporation des ouvriers cordonniers, petit-fils de Kilinski, aimé et influent à Varsovie, membre de la délégation formée en 1861 et élu au mois de septembre de la même année membre du conseil municipal. Les Sibériens amnistiés il y a quelques années ont été renvoyés en Sibérie « par mesure de précaution, » selon les termes de l’arrêt; parmi eux se trouvent M. Ehrenberg, un poète distingué, — M. Krajewski,. un des plus éminens critiques polonais, le plus modéré et le plus sensé des écrivains, l’auteur d’une remarquable traduction de Faust. Un nombre immense d’étudians, d’ouvriers, ont été envoyés au Caucase et à Orenbourg. Le grand-rabbin Meiselz, les rabbins Kramstuk et Iastrow ont été expulsés. Le pasteur évangélique Otho a été condamné à la déportation. Le chapitre seul de Varsovie a perdu dix de ses membres, notamment M. Stecki, le chanoine Wyszinski, celui à qui le général Lambert demandait des notes. Enfin n’a-t-on pas vu l’administrateur même du diocèse de Varsovie, un vieillard de quatre-vingts ans, M. Bialobrzeski, condamné à mort pour avoir fermé les églises après le 15 octobre, et détenu par grâce dans une forteresse, puis flétri dans son caractère par la publication d’une rétractation qui, si elle avait été faite réellement, rendrait bien plus inexplicable encore une condamnation à mort? Or, quand on voit cette multitude de peines, on se demande à quelle nature de délits et de crimes elles s’appliquent. Les proclamations et les arrêts le disent : ce sont des prières, des hymnes, des processions, un geste douteux fait en lisant une affiche officielle, des emblèmes nationaux, des vêtemens de deuil. Seulement il e.st bien vrai que dans ces chants, ces prières, ce deuil, il y a l’âme d’une nation attristée par l’excès des compressions, douloureusement éprouvée et non découragée même aujourd’hui.

C’est là justement ce qu’il y a de grave dans ces événemens d’une année éclatant tout à coup au moment où tout s’agite, où des problèmes si nouveaux viennent passionner la politique. De quelque façon qu’on les juge, ces événemens révèlent un peuple qui est apparu debout sans qu’on ait su comment, qui n’a trouvé qu’en lui-même le secret de ne pas mourir, de vivre au contraire d’une vie nouvelle et plus abondante. Ce qu’on voit dans ce drame, que l’imagination émue et exaltée d’un peuple teint, je le sais, de ses couleurs, et qui ressemble parfois à une légende, ce n’est point la convulsion d’une nationalité expirante, et poussant une sorte de cri fatidique avant de mourir ; c’est au contraire une force qui pendant trente ans se retrempe, s’épure, se discipline, et qui apparaît à la fois enthousiaste et tranquille. Quels sont donc les traits d’une nationalité véritable ? Est-ce le génie de l’intelligence et de l’imagination ? La Pologne a compté dans ce siècle toute une légion de poètes d’une singulière puissance d’inspiration, et elle a encore toute une littérature vivace et variée. Même sans avoir toujours droit de cité dans ses écoles, sa langue a subsisté. Est-ce le sentiment du passé et des traditions ? Ce sentiment éclate partout depuis un an. Est-ce l’originalité des mœurs et de la vie ? Les mœurs polonaises ont gardé toute la saveur du caractère national, et ce n’est point assurément l’influence russe qui les a pénétrées. Est-ce par l’unité des classes, par la paix sociale, qu’une nationalité apparaît dans son intégrité et sa force ? Ce que le mouvement actuel a montré précisément, c’est cette unité, cette fusion des classes scellée par l’abolition des dernières traces du servage, par l’avènement définitif des paysans à la propriété, avènement favorisé, réalisé par les propriétaires eux-mêmes d’une façon à la fois libérale et pratique, car si on ne voit quelquefois de cette agitation que les dehors dramatiques et émouvans, il y a aussi sous la passion un esprit politique sagace, patient, éclairé par toutes les fautes et par toute 1 histoire du passé. Est-ce enfin la religion qui est un des signes d’une nationalité sérieusement vivace ? La religion est partout dans ce réveil polonais qui se manifeste par des hymnes, qui se réfugie et se concentre à un certain moment dans les églises. Il est sans doute de grands démocrates pour qui la Pologne est suspecte à cause de cette fidélité religieuse ; ils ne voient pas que non-seulement dans la souffrance il y a quelque chose qui rouvre toutes les sources du sentiment religieux, qui l’élève parfois jusqu’à un mysticisme passionné, mais encore que dans un pays comme la Pologne l’église est la seule force organisée, le seul corps ayant sa loi, son indépendance. Le catholicisme est réellement une des formes de la nationalité polonaise. Seulement à ce catholicisme s’allie désormais un large sentiment de tolérance, et on a vu prêtres, évêques, rabbins, pasteurs protestans, rapprochés dans les mêmes manifestations et dans les mêmes répressions. Le catholicisme polonais réalise ce phénomène, qui par malheur n’existe point partout, d’une alliance intime, profonde, de la religion avec tous les instincts de nationalité et de liberté, et c’est par l’ensemble de ces caractères que l’agitation polonaise est bien autre chose qu’une fièvre éphémère de révolution faite pour tomber sous une répression violente. De là aussi ce qu’il y a dans ce problème d’éternellement menaçant pour la Russie elle-même, réduite à soutenir une lutte ingrate autant qu’impuissante, qui la compromet souvent aux yeux de l’Europe, qui engage toute sa politique, et qui pèse sur son propre développement intérieur. Je ne sais ce qui arrivera, nul ne pourrait le dire. La Russie peut sévir encore, elle peut s’adoucir, le problème reste le même et s’aggrave sans compensations pour l’empire des tsars. Lorsque la Russie, il y a un siècle, réalisant la pensée de Pierre le Grand, marchait sur la Pologne pour la dissoudre et recueillir ses dépouilles, elle violait assurément toute justice; mais elle avait une raison : elle voulait se rapprocher de l’Occident, et entrait par là dans les affaires de l’Europe. Tout n’a-t-il pas changé? La puissance russe a-t-elle besoin aujourd’hui de la Pologne pour avoir un rôle dans les affaires du monde et de l’Europe? Il y a une chose qui rapproche désormais la Russie de l’Occident bien plus que sa présence à Varsovie, c’est cette multiplicité de communications, ce mélange de toutes les idées et de tous les intérêts, ces lignes de fer qui rapprochent tout, qui font disparaître les distances. Et qu’arrive-t-il? C’est que pour soutenir une domination toujours précaire, toujours contestée, parce qu’elle n’a pas su aller au moment opportun au-devant des vœux les plus légitimes, la Russie compromet toute sa politique; elle est à chaque instant entravée dans les combinaisons de ses alliances, car entre elle et ceux qui pourraient être ses alliés s’élève sans cesse ce fantôme de la Pologne. Et ce n’est pas seulement sa politique extérieure qui est gênée, engagée, c’est toute sa politique intérieure, liée par les nécessités d’une incessante compression. Le grand Chatam disait : « Si le gouvernement anglais soumet l’Amérique au despotisme, par cela même l’Angleterre sera obligée de s’y soumettre. » Et voilà justement le lien de cette récente agitation polonaise et des aspirations libérales qui se manifestent aujourd’hui en Russie. Ce n’est plus un mystère que dans toutes les classes de la société russe les sentimens de sympathie pour la Pologne se propagent rapidement, et on entrevoit, sans s’en émouvoir, la possibilité d’une séparation des deux pays. Un journal clandestin de Pétersbourg, le Welicorus, le disait avec netteté il y a peu de temps : « Pour exercer notre pouvoir sur la Pologne, nous sommes forcés d’y maintenir une armée supplémentaire de deux cent mille hommes, de dépenser annuellement quarante millions de notre argent, outre celui que nous tirons de la Pologne. Nos finances ne s’amélioreront pas tant que nous gaspillerons ainsi nos ressources. Il nous faut quitter la Pologne pour nous sauver nous-mêmes de la destruction... Nous ne pourrons plus aujourd’hui vaincre les Polonais comme du temps de Paskievilch, car maintenant en Pologne il n’y a plus de discorde. Les patriotes polonais ont consenti à se dépouiller d’une partie de leurs terres pour en doter les paysans malgré les efforts de notre gouvernement pour semer la division entre ces deux classes... Pour nous, Russes, il s’agit de savoir si nous devons attendre jusqu’à ce que nous soyons ignominieusement expulsés de la Pologne, qui, s’étant elle-même émancipée, sera notre ennemie, ou si nous devons être assez sages pour renoncer volontairement à un pouvoir ruineux et faire des Polonais de fidèles amis de la Russie. » Tel est en effet le problème qui s’agite devant l’Europe attentive.

Et pour l’Europe elle-même, cette question qui se dégage de tout un drame palpitant d’une année, des rapports de la Russie et de la Pologne, cette question n’est point indifférente. L’Occident tout entier est livré aujourd’hui à une de ces crises où tout s’éprouve, où tout se renouvelle, où tout change de face. Ce qu’on a appelé l’ordre public européen pendant quarante ans n’existe plus, et ce ne sont pas seulement les peuples qui l’ont violé, ce sont les gouvernemens eux-mêmes qui y ont porté la main, si bien qu’il est tombé pièce à pièce. L’ordre public de 1815 s’en va. Ce que sera l’ordre nouveau qui sortira du travail contemporain, nul certes ne peut le dire; mais c’est justement parce que nous vivons dans un temps où tout se refond, où tout s’élabore, que le premier intérêt est d’observer les élémens de ce vaste et universel mouvement, toutes les manifestations sérieuses de la conscience des peuples. Nous avons à observer ce qui meurt et ce qui vit. La Russie a, dit-on, une certaine crainte de l’opinion de l’Europe. L’opinion, à coup sûr, n’a aucune disposition hostile contre la Russie; elle ne peut au contraire que s’intéresser à des œuvres comme l’émancipation des paysans, due à l’initiative de l’empereur Alexandre II, et à ce travail libéral qui se dessine de plus en plus aujourd’hui au sein de la nation russe; mais en même temps elle contemple ce point noir qui est à Varsovie, elle fait la part des fautes et des malheurs, et elle se dit que si les fautes ont d’inévitables conséquences, les malheurs d’un peuple ont aussi un terme.


CHARLES DE MAZADE.