Une Campagne d’opinion avant l’entente cordiale

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Une Campagne d’opinion avant l’entente cordiale
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 304-316).
UNE CAMPAGNE D’OPINION
AVANT
L’ENTENTE CORDIALE


Thirty years Anglo-French Réminiscences (1876-1906), by Sir Thomas Barclay. London, Constable and C°. 1914.


Au moment même où l’Entente cordiale, transformée par les circonstances en une étroite alliance, allait rapprocher sur les champs de bataille les deux années anglaise et française et proclamer en vue des traités futurs la solidarité des deux nations, un livre curieux de Souvenirs nous apportait sur les origines de ce rapprochement le témoignage d’un ami de la France qui n’y fut pas étranger. Quel chemin parcouru en dix années ! Quelle leçon nous donne la force des choses, je veux dire l’évolution de l’Entente et le progrès fatal qui a porté ensemble dans la guerre deux grands peuples amis de la paix, dont l’unique dessein avait été de la maintenir entre eux d’abord, puis de l’assurer au reste de l’Europe ! Sir Thomas Barclay n’a pas écrit un ouvrage d’histoire diplomatique ; il s’est moins attaché à suivre les tractations dans leur développement et leur ensemble qu’à raconter, parmi d’autres souvenirs de sa vie en France, ce qu’il en avait vu et la part qu’il y avait prise. Son livre n’est pas « objectif. » Il participe du journal intime et des mémoires. Il a un accent familier et personnel.

« Quand les archives des deux Ministères des Affaires étrangères et les lettres et mémoires de divers ministres et diplomates étrangers encore vivans pourront être utilisés, les écrivains d’une génération future seront mieux placés que ceux d’aujourd’hui pour comprendre des événemens dont nous ne faisons encore que soupçonner la véritable signification.

« Ces Souvenirs ne se proposent point de suivre pas à pas ni d’épuiser la période à laquelle ils se rapportent. Je n’y parle que de ce qui a été plus ou moins l’objet de mon expérience personnelle, et le lecteur n’y doit rien chercher de plus… S’il rencontre parfois des digressions qui risquent de lui causer quelque impatience au milieu d’un sujet où il s’intéresse, qu’il s’imagine alors être au fumoir d’un club, à écouter les bavardages d’un habitué qui n’est plus jeune et raconte ses histoires avec tous les à-côté ; qu’il n’oublie pas enfin que ce sont là seulement des souvenirs. »

Ne l’oublions pas non plus et usons du livre comme tel. Il nous rappellera des faits connus, qu’il n’est pas indifférent de replacer dans leurs conditions d’origine et de revoir à la lumière de ceux qui les ont suivis.


Sir (alors Mr.) Thomas Barclay était arrivé à Paris en 1876 comme un des correspondans du Times. Ce jeune Écossais de vingt-deux ans avait été, nous dit-il, saturé dès son enfance des choses de notre pays, élevé dans la foi au caractère émancipateur de la culture française. Son grand-père et son père lui avaient appris à regarder le génie français comme « le moteur de l’intelligence humaine dans le monde. » Le seul nom de la France représentait à son imagination tout ce qu’il y a de libre, de brillant et de raisonnable. Là, les idées nouvelles pouvaient se faire écouter, là tout était jeune, les chefs et les institutions mêmes. Le pays lui apparaissait comme un vaste séminaire politique, au sens où les Universités allemandes, qu’il avait fréquentées, prennent ce mot, et le jeune homme était enthousiaste de tout ce qui ressemblait, pour la libre discussion, au séminaire où son esprit avait exercé ses premiers pas.

Il fréquenta d’abord des économistes : Levasseur, Michel Chevalier, Garnier, étendit bientôt ses relations dans le monde de la naissante République, connut Mme Adam, Jules Simon, Georges Picot, Crémieux, Gambetta et M. Joseph Reinach, enfin, par Mme Pelouze et son frère M. Wilson, Grévy lui-même.

Comment lui apparurent alors les rapports franco-anglais ?

« Gambetta avait commencé à accueillir l’idée qu’il était dans l’intérêt de la France, parmi les problèmes intérieurs qui l’agitaient, de cultiver l’amitié de l’Angleterre et de se concilier l’opinion publique anglaise en montrant que la nouvelle forme républicaine de gouvernement ressemblait à celle de l’île voisine pour les garanties qu’elle offrait au libre jeu des forces populaires et la manière dont elle subordonnait l’administration à la volonté de la majorité électorale. En 1877, allait se poser la question du renouvellement du traité de commerce anglo-français de 1860, dénoncé par la France pour l’année 1878, et c’était là, semblait-il à Gambetta, une occasion dont il y aurait peut-être lieu de tirer parti. En tout cas, il valait la peine qu’on s’appliquât à éviter les mauvais sentimens entre les deux pays si les négociations échouaient. »

Mais la période des difficultés allait s’ouvrir avec les affaires d’Egypte qui, pendant vingt ans, devaient envenimer les relations franco-anglaises et aboutir à l’incident de Fashoda. Tout au long de cette crise, à travers d’autres incidens non moins défavorables à la cause que défendait M. Barclay, — la guerre anglo-boer, la visite du président Kruger à Paris, l’affaire Dreyfus, — cet ami de la France ne perdait pas de vue son idéal et ne désespérait pas un seul instant de le réaliser, ou, pour mieux dire, en homme pratique, il ne cessait pas un seul instant de travailler à sa réalisation.

Idéaliste et pratique, tel est, en effet, le caractère écossais, qui se manifeste si nettement dans les conceptions et la conduite de Sir Thomas Barclay. Un rapprochement entre la France et l’Angleterre dans l’intérêt des deux pays et en faveur de la paix : voilà l’idée qui ira se fortifiant et se précisant dans son esprit. Déjà il se règle d’après les vues qu’il a formulées plus tard :

« L’Angleterre et la France, par leur position géographique, par leurs affinités politiques, par leurs différences de caractère qui les rendent, indispensables au développement intellectuel l’une de l’autre et la divergence de leur activité industrielle et artistique qui fait qu’elles se complètent mutuellement, ont pour mission de s’unir et non point de s’opposer dans le monde. Elles n’ont pas moins à attendre de leur amitié qu’à redouter de leur antagonisme. L’Angleterre et la France, comme démocraties, n’ayant rien à gagner à la guerre, sont nécessairement des facteurs de paix, et leur amitié serait un premier pas vers la réduction de ces armemens que l’empereur de Russie en 1898 a justement dénoncés comme un fardeau écrasant qu’il est de plus en plus difficile aux nations de supporter. »

Le rapprochement est donc désirable, il est possible : il faut qu’il soit. C’est cette conviction et cette volonté qui allaient soutenir l’effort de M. Barclay jusqu’au jour où, voyant l’œuvre accomplie, il se plaira, la plume à la main, à rappeler la part qu’il y a(prise et à retracer les phases par où il l’a vue passer.


Nul ne méconnaît aujourd’hui l’importance internationale des questions économiques, et M. Barclay était mieux placé que personne pour en tenir compte. En 1882, il était élu secrétaire de la Chambre anglaise de commerce de Paris, dont il devait devenir plus tard vice-président, puis président. À ce moment, la grande question était encore celle du traité de commerce anglo-français. Le traité de 1860 avait été une œuvre de coopération où les gouvernemens d’Angleterre et de France s’étaient montrés résolus de part et d’autre à faire disparaître, autant qu’il était en leur pouvoir, les obstacles artificiels à leurs rapports commerciaux. Des négociations, engagées en 1877, avaient échoué, comme elles allaient échouer de nouveau après une reprise en 1881. Cette date marque d’ailleurs, dans les rapports franco-anglais, l’ouverture d’une période de tension, pleine de difficultés et de malentendus. La visite des marins russes elle-même, en 1893, put être interprétée par le public parisien, sinon français, comme le signe d’une entente contre l’Angleterre avec l’ennemi de l’Angleterre en Asie. L’Angleterre était pareillement l’ennemi de la France en Asie, dans le Levant et en Égypte. Bref, la Russie et la France avaient un ennemi commun. De là leur rapprochement.

La suite des faits a suffisamment montré combien cette manière d’envisager les choses était inexacte, puisque l’alliance franco-russe devait aboutir, au contraire, à la Triple Entente. Dès 1894, Lord Dufferin, ambassadeur d’Angleterre à Paris, avait suggéré à M. Hanotaux, alors ministre des Affaires étrangères, qui avait fait à cette suggestion un accueil cordial, l’idée de provoquer dans les deux ministères un essai de règlement de toutes les difficultés pendantes, avec la question d’Egypte comme point central. Le public, nous dit Sir Thomas Barclay, n’a pas connu jusqu’à ce jour le sérieux effort tenté alors par ces deux hommes d’Etat pour amener une entente entre les deux pays. Le projet élaboré ne parut, malheureusement, acceptable ni à l’un, ni à l’autre des gouvernemens. Peut-être les difficultés vinrent-elles de la question d’Egypte et de celle du Haut-Nil, l’Angleterre étant de plus en plus convaincue que l’occupation était pour elle une nécessité géographique et que rien ne devait la limiter, tandis que du côté français le sentiment contraire n’était pas moins fort. En tout cas, le résultat confirma l’ambassadeur dans l’opinion qu’avant de songer à faire aboutir un rapprochement diplomatique, il était indispensable de modifier l’atmosphère parlementaire.

En attendant, les relations franco-anglaises restaient fort peu satisfaisantes et Lord Dufferin en fit la remarque à M. Barclay, un soir de juin où l’Ambassade offrait son banquet annuel en l’honneur de l’anniversaire de la reine. « Des efforts privés, dit-il, réussiraient peut-être là où les gouvernemens semblent échouer. Votre Chambre de commerce fait une bonne besogne, dans l’esprit qui convient. Mais le sentiment anti-anglais est probablement moins fort dans le monde du commerce, dont les intérêts matériels pourraient souffrir d’une riposte anglaise. Quant aux basses classes, je doute qu’elles aient là-dessus un sentiment quelconque. C’est le monde politique, ce sont les classes et professions où il se recrute, qui attisent les rancunes et l’irritation. La Société que vous vous proposez de fonder pourrait changer cela en groupant des personnes qui appartiennent à ces classes. »

Lord Dufferin, qui voyait ici très juste, faisait allusion à la Société franco-écossaise. Ce projet de M. Barclay est caractéristique de son esprit et de sa manière. Écossais, il se proposait tout naturellement de s’appuyer d’abord sur la tradition franco-écossaise, qui est celle d’une vieille entente et d’une longue amitié. La formation d’une Société franco-écossaise, fondée sur les relations historiques de la France et de l’Ecosse, était un dessein à la fois ingénieux, raisonnable et pratique. Cette Société elle-même pouvait rattacher sa fondation à un objet précis, concret. Il y a à Paris, rue du Cardinal-Lemoine, une maison du XVIIe siècle, qui garde, au-dessus de son portail, cette inscription en vieux caractères : COLLEGE DES ESCOSSOIS[1]. L’origine du Collège des Écossais remonte aux temps héroïques, de Robert Bruce. Balliol l’aîné avait fondé un collège à Oxford pour favoriser l’éducation des Écossais dans les idées anglaises. Robert Bruce fonda le Collège des Écossais à Paris pour favoriser l’éducation des Écossais dans les idées françaises. Ils datent tous les deux à peu près de la même période. En 1690, le collège de Paris fut transporté dans l’immeuble en question par Robert Barclay. Le nom de ce Principal est inscrit avec beaucoup d’autres noms écossais, dont quelques-uns fameux, sur les tablettes funéraires de la chapelle. M. Thomas Barclay, un homonyme, voulait faire de cette vénérable demeure le siège et le centre du mouvement franco-écossais. Il supposait que d’importantes correspondances devaient exister ensevelies dans les archives de familles des deux pays, les lettres de France en Écosse et les lettres d’Écosse en France. La Société travaillerait à réunir ces fragmens dispersés. On échangerait des visites entre Écossais et Français, et on trouverait ainsi, on provoquerait des occasions d’entraîner les Anglais dans le mouvement. Rien n’empêcherait alors de l’étendre et de le généraliser. On pourrait faire valoir, à cette fin, toutes les considérations propres à rapprocher les deux pays : l’Angleterre est le meilleur client de la France ; d’un pays à l’autre il y a toujours eu une certaine estime réciproque entre les individus, des sympathies et admirations littéraires ; les Français prennent un intérêt croissant aux sports anglais…

Il s’agissait donc d’améliorer les sentimens et de trouver, à cette fin, un terrain d’ordre en quelque sorte immatériel qui pût se faire accepter par les deux peuples sans aucun sacrifice d’intérêt de part ni d’autre. Le point de ralliement pourrait être un traité permanent d’arbitrage entre les deux pays. Ce résultat obtenu, on se trouverait alors en état d’aborder, dans des dispositions qui permissent de les résoudre, les conflits d’intérêt existant sur tous les points du globe : Égypte, Maroc, Nouvelles-Hébrides, Nouvelle-Calédonie, French Shore de Terre-Neuve, etc. En attendant, il fallait prendre garde de ne pas soulever l’opposition ni la jalousie des pouvoirs constitués, agir aussi discrètement que possible, sans comité central ni souscriptions, se borner, comme moyens, à des articles dans les périodiques pour provoquer l’intérêt sur la matière, à des interviews dans les journaux, à des discours et conférences en Angleterre et en France ; s’appuyer enfin sur les Chambres de commerce des deux pays, les conseils municipaux en France, les Trade Unions en Angleterre, les hommes politiques les plus influens, des comités spéciaux.

Bref, le dessein de M. Barclay fut, dès le premier jour, de créer une atmosphère favorable à la suppression des causes de frottement et d’assurer l’avenir des deux pays contre les surprises du sentiment populaire par la conclusion d’un traité permanent d’arbitrage.

A l’automne de 1894, il développa son plan à quelques-uns de ses amis du monde politique, en particulier à MM. Ribot, Léon Bourgeois, Jules Simon et Léon Say, qui l’encouragèrent de tous leurs moyens. Du côté écossais, il n’eut pas de peine à obtenir de nombreux et précieux concours. La première réunion de la Société fut tenue à Paris, au printemps de 1897. Jules Simon présidait et prononça un charmant discours. Il souhaitait la bienvenue aux hôtes de la « nouvelle et luxueuse Sorbonne, » et se demandait si on ne l’avait pas choisi pour cet office, lui, le vieil idéologue, parce qu’il était lui-même « une sorte de débris de la vieille Sorbonne, un petit fragment qu’on n’a pas démoli pour faire place aux nouvelles idées dont ce magnifique édifice représente la victoire, fragment d’une pittoresque ruine. » Puis l’incomparable virtuose, s’emparant d’un de ces thèmes oratoires où il excellait, évoquait mélancoliquement le souvenir de la glorieuse Université « dont nos aïeux se sont saturé la pensée et qui a toujours été le point de ralliement entre l’esprit de France et celui d’Ecosse. C’est ici que Voltaire et Hume ont tous les deux ressenti leurs premières inspirations. C’est d’ici- que vos Universités d’Ecosse ont pris leur modèle. Et encore aujourd’hui, c’est ici que vous êtes venus de ces Universités rendre hommage à la sœur aînée. » L’allocution se terminait par un retour à ce qui en faisait l’objet : « Notre vieille alliance d’esprit, nos luttes communes dans ce théâtre de guerre qu’est l’Université, sont un lien d’union que nous n’oublierons jamais. »

Ce lien d’union, M. Barclay faillit se trouver bien empêché de le faire servir à former les premiers nœuds de l’entente franco-anglaise. Une difficulté qu’il n’avait pas prévue se présenta. Quelques patriotes écossais, fort indiscrètement nous dit-il, firent courir à la réunion le risque de dégénérer en une manifestation anti-anglaise. Une gravure de M. John Duncan, représentant Jeanne d’Arc entourée de ses archers d’Ecosse, et offerte à leurs amis de France par les membres du Comité écossais, éveilla une alarme que M. Barclay s’empressa de calmer en composant « quelques vers d’atténuation » qu’il fit imprimer en toute hâte et glissa dans l’enveloppe avec l’épreuve. Nous regrettons qu’il n’ait pas jugé à propos de préciser un peu le caractère de cette alarme et de nous faire connaître la strophe diplomatique destinée à la calmer. Mais il écrit à ce propos contre le particularisme écossais une page fort curieuse, qui ne nous parait pas étrangère à l’intelligence de ses desseins :

« Il y a des Écossais, dit-il, dont l’orgueil se révolte d’être comptés pour de purs Anglais. Ils perdent bien vite des idées pareilles quand ils ont vécu quelque temps sur le continent et en particulier dans l’Europe orientale. L’expression moderne de « Grande-Bretagne » reste sans force et n’évoque rien des grands souvenirs historiques. Le nom de l’Ecosse ne représente guère à l’étranger ignorant que des hommes en kilts, des lacs, des bruyères, des collines et Walter Scott, mais aucune grande entité politique. C’est l’Angleterre que le monde voit se dresser devant lui. Le roi, dont le nom a tant de prestige, n’est pas le roi du Royaume-Uni, ce n’est pas le roi de Grande-Bretagne et d’Irlande, ni le souverain de l’Empire britannique : c’est le « Roi d’Angleterre, » — le plus grand titre historique du monde. Et il en est de même du nom de l’Angleterre en général. Écossais et Irlandais peuvent être fiers d’être appelés Anglais : qu’ils s’attachent à ce nom, si fiers qu’ils puissent être de leur titre secondaire. »

De ce point de vue, le fondateur de la Société franco-écossaise ne pouvait la considérer et ne la considérait, en effet, que comme un moyen de rapprochement franco-anglais. Il ne nous dissimule pas qu’à cet égard il se trouva quelque peu déçu. Non seulement il échoua dans son projet d’acheter le Collège des Écossais, mais encore, pour le malheur de ses « desseins cachés, » la Société ne tarda pas à faire œuvre d’éducation plus que de politique, et si elle rendit par ce moyen-là, si elle rend encore de beaux services à la cause de l’entente, elle n’en a pas moins perdu progressivement ses appuis politiques du début. Et cela ne faisait point le compte de M. Barclay.

La réunion de 1898 eut lieu à Edimbourg et, comme la première, groupa des Français et des Écossais éminens, ce qui contribua sans aucun doute à préparer le déclin du sentiment anti-anglais en France. On devait se réunir de nouveau à Paris en 1899 ; mais tous les efforts de M. Barclay échouèrent contre le ressentiment soulevé par l’affaire de Fashoda. Nous étions de plus en pleine affaire Dreyfus. Les relations anglo-françaises traversaient la crise la plus aiguë qui les eût jamais menacées sous la République.


M. Barclay eut le grand mérite de ne pas désespérer. Il savait qu’ « il y a toujours eu, parmi les Anglais cultivés, en dépit des malentendus diplomatiques, des admirateurs et des amis de la France. » En convaincre les Français, voilà la tâche qu’il s’était assignée. Il n’y en avait pas de plus utile, ni qui fût plus propre à seconder les efforts de la diplomatie.

Nous n’avons pas à retracer ici la suite de ces efforts, et il est à peine besoin d’en rappeler les résultats. La visite du roi Edouard fut l’acte hardi et habile, l’initiative généreuse qui enleva toutes les résistances de l’opinion. Sir Thomas Barclay nous donne sur les antécédens de ce grand événement quelques détails qui en soulignent la portée. Comme président de la Chambre de commerce de Paris, il avait transmis, au printemps de 1900, l’invitation adressée pour l’Exposition prochaine à l’Association des Chambres de commerce anglaises. Il insista dans son discours sur la popularité du Prince de Galles, qui était président de la section britannique à cette Exposition. D’autre part, il faisait une démarche, à l’instigation de « très importans amis français, » auprès de Lord Knollys en vue de pressentir le Prince au sujet d’une invitation à visiter l’Exposition. Il était autorisé par ses amis à assurer Son Altesse royale qu’elle serait accueillie de la manière la plus cordiale et la plus respectueuse et que, étant donnée sa popularité à Paris, sa visite favoriserait certainement et hâterait la restauration de l’amitié anglo-française. Quand il vint prendre la réponse, Lord Knollys l’informa que Son Altesse estimait devoir se ranger à l’avis des conseillers accrédités de la couronne, et que ces conseillers voyaient les choses tout autrement que M. Barclay et ses amis français en ce qui concernait le sentiment public en France. L’invitation serait donc certainement déclinée. Trois ans plus tard, celui qui était non plus le Prince de Galles, mais le roi d’Angleterre, prenait sur lui de venir à Paris et n’avait pas à regretter sa décision.

Nous n’aurons jamais trop de reconnaissance et d’admiration pour le grand souverain qui ouvrait ainsi une phase nouvelle dans l’histoire de l’Europe contemporaine. Il s’en fallait de beaucoup, surtout à Paris, que l’atmosphère, après tant d’orages, fût tout à fait sereine, et la Chambre de commerce de la capitale n’avait pas encore osé émettre une résolution en faveur de l’Entente. M. Barclay, à la lecture de l’entrefilet qui annonçait la visite royale, téléphona au secrétaire de la Présidence, qui lui donna confirmation de la nouvelle et lui offrit une audience du Président. Au cours de cette entrevue, M. Barclay exprima l’opinion que la visite devrait être ajournée à l’année suivante. Mais le Président déclara que c’était impossible, qu’un ami personnel du Roi l’avait arrangée et que Sa Majesté elle-même désirait qu’elle eût lieu. Aussi bien, du côté français, on expliquerait, aux chefs de partis et aux guides de l’opinion que le roi d’Angleterre n’est pas un souverain à la charge duquel on puisse mettre les actes de tel ou tel gouvernement particulier, que le Roi avait toujours été un ami de la France, et que, par-dessus tout, la France avait un devoir d’hospitalité à remplir en même temps qu’un intérêt à défendre, celui de la paix entre deux peuples qui, en dépit d’égaremens occasionnels de part et d’autre, représentent tout ce qui est grand et noble dans l’histoire de l’humanité. Par prudence, on recommanderait aux enthousiastes de modérer leurs acclamations et aux mécontens de se taire.

De son côté, M. Thomas Barclay jugea bon d’aller faire campagne en Écosse et au nord de l’Angleterre, de manière à y créer un courant de sympathie auquel la France voudrait répondre. Accompagné du correspondant du Temps à Londres, M. Charles Schindler, il organisa des réunions à Glasgow le 20 avril, à Edimbourg le 22, à Dundee le 24, à Galashiels le 27. Sous le patronage des Chambres de commerce et avec l’aide des premiers citoyens de ces quatre grands centres, des comités locaux furent formés pour le développement de l’entente anglo-française. Le 1er mai, le Roi arrivait à Paris. On sait l’accueil qu’il y reçut et le mouvement d’opinion qui, à cette occasion, rapprocha les deux peuples. M. Loubet rendait à Londres la visite royale au mois de juillet de la même année. Le 14 octobre était signé le traité d’arbitrage anglo-français, premier article, ou plus exactement encore article préliminaire d’un programme qui s’assignait, on le savait bien, d’arriver à une entente effective. Le 8 avril 1904, toutes les difficultés étaient réglées et les accords publiés.


De 1898 à 1903, M. Barclay, nous l’avons vu, n’avait cessé de poursuivre ses desseins d’amélioration des rapports anglo-français. Entre autres moyens, il s’était servi de la Société française d’arbitrage, présidée par Frédéric Passy. C’est devant quelques membres de cette Société, — le président lui-même, le secrétaire M. Décugis, M. Charles Richet, M. Georges Lyon notamment, — qu’il prononça, à la mairie de la rue Drouot, le 27 mars 1901, un discours en faveur de l’arbitrage obligatoire entre la France et la Grande-Bretagne, qui ouvrit pour lui une nouvelle phase d’action méthodique. Le vénérable M. Frédéric Passy s’exagérait peut-être l’importance de cette manifestation quand il y voyait l’idée première de l’entente cordiale[2]. Mais le correspondant du Times restait dans la note juste en écrivant que ces idées d’arbitrage, si on y revient sans cesse et avec sincérité, finissent par pénétrer peu à peu dans les esprits et par gagner l’adhésion publique.

M. Barclay fit dès lors sanctionner, en quelque sorte, son idée d’un traité général d’arbitrage entre le Royaume-Uni et la France par les Chambres de commerce des deux pays, par l’Association des Chambres de commerce du Royaume-Uni, par l’Association de Droit international. Ce fut une campagne de deux années où il déploya une infatigable activité et qui le porta jusqu’en Amérique. Nous n’entrerons pas dans le détail des difficultés qu’il rencontra, ni des déceptions qu’il eut à subir » Ses Souvenirs nous renseignent abondamment là-dessus. Mais nous sommes surtout frappés, à distance et dans les circonstances présentes, de l’esprit qui animait ses efforts et de l’illusion où il s’abandonnait. Sir Thomas Barclay, — car un titre anglais-de « chevalier » lui a conféré en 1904 ce premier degré de la hiérarchie nobiliaire, en même temps que le gouvernement français le nommait officier de la Légion d’honneur, — Sir Thomas Barclay est un « pacifiste. » Il s’inspirait dans ses démarches et se servait dans ses moyens des doctrines et des instrumens du pacifisme. C’est un curieux chapitre de son livre, et que les événemens éclairent aujourd’hui d’une lueur blafarde, celui qu’il intitule : . Une ère nouvelle : l’Allemagne. Il s’attache à y montrer que l’entente anglo-française ne pouvait être considérée ni en Angleterre, ni en France, ni en Allemagne, comme opposée à l’amitié anglo-allemande. Rien de plus vrai, en ce sens que-l’entente était, en effet, essentiellement pacifique dans ses desseins. Mais cette « amitié » fut-elle jamais autre chose qu’un rêve de Sir Thomas Barclay ? Il allait plus loin et se flattait de l’espoir que l’Angleterre serait, grâce à l’entente, en position de jouer entre la France et l’Allemagne le rôle que la France a joué entre l’Angleterre et la Russie. Ni l’Angleterre, ni la Russie ne sont des nations de proie et elles voulaient vraiment la paix.

On se rappelle l’épisode de Hull durant la guerre russo-japonaise, cette méprise déplorable qui fit canonner des pêcheurs anglais par des Russes dans la mer du Nord[3]. Il surexcita l’opinion publique en Angleterre au point que le gouvernement fut exposé à n’en plus rester le maître. Si aucun excès ne se produisit, il n’est pas douteux qu’on ne le doive, au moins pour une très grande part, à l’Entente anglo-française. Le règlement amiable par une commission d’enquête marqua ainsi le premier grand triomphe de la Convention de La Haye ; mais ce fut un bien plus grand triomphe encore pour l’entente anglo-française. Cet incident montra « que les relations de l’Angleterre avec l’alliée de sa nouvelle amie avaient subi un changement qui a abouti depuis à une complète redistribution des forces politiques de l’Europe. »

Cette « redistribution » était éminemment favorable à la cause que défendait Sir Thomas Barclay. Il crut la servir en acceptant une invitation du président de l’Association des Chambres de commerce allemandes, et il alla travailler là-bas au rapprochement anglo-allemand, comme il avait travaillé au rapprochement anglo-français. Il nous apprend qu’avant d’accepter l’invitation, il avait consulté des amis français et s’était fait interviewer par deux de nos grands journaux afin de pressentir l’opinion sur cette visite. « En dehors, dit-il, du sentiment latent à l’égard des provinces perdues, il n’y avait à cette époque aucune hostilité des Français contre l’Allemagne. L’entente anglo-française, loin d’exciter des idées de revanche, avait exercé plutôt une sorte d’influence apaisante : les Français sentaient qu’elle avait diminué le danger d’un conflit avec l’Allemagne et, par conséquent, ils y pensaient moins. » Là-dessus, le monde entier, nous avons lieu de le croire, est fixé aujourd’hui. En Angleterre, au contraire, on traita, nous dit Sir Thomas Barclay, avec une dédaigneuse indifférence ce qu’il appelle « l’offre allemande d’amitié. » Ce n’est pas indifférence qu’il faut dire, mais clairvoyance, et nous n’avons plus besoin, hélas ! d’insister sur le danger des illusions qu’entretenait ce champion de la paix. L’entente anglo-française évolua selon la force des choses et dans le sens de sa véritable destinée : elle est aujourd’hui une alliance contre l’agression germanique. Mais Sir Thomas Barclay peut se consoler en pensant que, d’une manière qu’il n’avait pas prévue, elle travaille encore à la fin que lui assignait son rêve généreux, c’est-à-dire à la paix du monde.


FIRMIN ROZ.

  1. L’immeuble est occupé aujourd’hui par l’institution Chevallier, bien connue comme école préparatoire aux baccalauréats.
  2. Frédéric Passy, Pour la paix, Paris, 1909.
  3. Voyez la Chronique politique de M. Francis Charmes dans la Revue du 1er novembre 1904.