Une Caravane française en Égypte au printemps de 1860

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Une Caravane française en Égypte au printemps de 1860
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 35 (p. 598-630).
Une
caravane française
en Égypte
au printemps de 1860

L’isthme de Suez et le Sinaï.


I

Les lecteurs de la Revue qui ont accompagné notre caravane dans les déserts de Syrie au printemps de 1860[1] voudront bien, nous l’espérons, se reporter un peu en arrière et la suivre dans les états du vice-roi d’Égypte.

En février de la même année, nous étions au Caire. Les princes français qui dirigeaient notre excursion à travers l’Orient avaient à cœur de faire un double pèlerinage, l’un aux travaux, si justement populaires en France, du percement de l’isthme de Suez, l’autre au Mont-Sinaï, dont la visite doit, dans tout voyage d’Orient un peu complet, précéder celle de Jérusalem. Le vice-roi, apprenant leurs désirs, désigna Linant-Bey, ingénieur et géographe bien connu, pour les accompagner sur le tracé du canal, commanda qu’on réunît pour eux le personnel et les animaux nécessaires au voyage, et mit sous leurs ordres un colonel d’artillerie, Mourad-Bey, qui leur était doublement sympathique, car il avait puisé en France son instruction militaire, et il était gendre du célèbre Sèves, ce soldat de Napoléon devenu Soliman-Pacha. Le colonel demanda deux semaines pour réunir la caravane. « Reposez-vous, nous dit-il, préparez vos forces. » Naturellement le conseil ne fut pas suivi. Il était peu d’accord avec notre ardeur à tous et en particulier avec l’âge et les goûts de nos chefs. Un jour donc ils nous menèrent à Héliopolis interroger, avec l’aide de Jomini, les souvenirs de nos glorieux soldats, un autre jour aux plaines des Pyramides ; puis ce fut le Delta, actuellement couvert de chemins de fer, que nous explorâmes rapidement, et nous revînmes au Caire, afin de prendre une plus ample connaissance de cette cité, la ville merveilleuse des Arabes. Voyageurs, hâtez-vous de la visiter. Le Caire ne conserve plus que pour un peu de temps quelques merveilles dignes des Mille et Une Nuits. Parcourez surtout les rues commerçantes du quartier arabe, pleines de couleur et de caractère. L’œuvre de Méhémet-Ali, arrêtant en Égypte l’appauvrissement et la déchéance de la société musulmane, a retardé la destruction du commerce oriental. L’invasion des produits de l’Occident, moins apparente qu’à Damas et à Constantinople et limitée au quartier européen, ne vient pas encore ternir ici l’éclat des bazars. L’étranger n’est pas aussi exposé que dans les autres villes d’Orient à voir le marchand, un Ali-Baba quelconque, lui offrir, comme spécimens du luxe oriental, quelque foulard de Lyon ou quelque, épée à poignée de nacre, dépouille d’un préfet venue de notre quai de la Ferraille.

Si l’on sort des bazars pour visiter les parties les plus pittoresques du Caire, on ne trouve guère que des ruines. Qu’en restera-t-il dans quelques années ? En vain l’on cherche aux maisons penchées deux lignes parallèles, la perpendiculaire n’est nulle part. De frôles appuis de bois étaient des blocs de maçonnerie. Vous suivez un jour une rue éblouissante de lumière et de couleur ; les habitations aux corniches sculptées en stalactites, aux fenêtres ornées d’arabesques et fermées d’une dentelle de bois, à travers laquelle la musulmane voit sans être vue, tiennent plutôt du rêve que de la réalité. Le lendemain, ces demeures présentent souvent l’aspect de vaisseaux désemparés. Le vent de la nuit a suffi pour précipiter sur le sol les pièces d’architecture admirées la veille[2]. Les mosquées ne sont pas en meilleur état. Le vaisseau de pierre et les colonnes de ces édifices ne s’écroulent pas encore, mais chaque jour on en voit disparaître les ornemens, moulés ou découpés par l’imprévoyance orientale dans des substances éphémères telles que le plâtre ou le bois. Un savant égyptologue français, qui est en même temps un artiste, M. Prisse d’Avennes, nous raconta qu’il avait copié le plafond d’une mosquée au péril de ses jours, et que ce plafond était entièrement écroulé quand il acheva son travail. Tant de délabrement est rendu plus sensible encore par la comparaison des temples indestructibles des pharaons avec les monumens chancelans des princes arabes.

Ne calomnions pas le ciel : rarement terni par un nuage, plus rarement encore il envoie de la pluie. Accusons les hommes. Les souverains musulmans de l’Égypte ont toujours songé à élever quelque mosquée nouvelle qui conserve leur nom, leur souvenir, leur tombeau, plutôt qu’à restaurer celle de leurs devanciers, fût-elle une merveille. On cite d’Abbas-Pacha un singulier trait de vandalisme : la mosquée du sultan Hassan, réputée la plus belle, possédait autrefois des lampes d’un très grand prix et d’un travail exquis ; il en restait une ; Abbas, jouant aux cartes, la mit comme en jeu et la perdit. Les Arabes demeurent indifférens en face des ruines et ne bâtissent que de fragiles édifices. Leur architecture, qui donne aux constructions l’apparence de palais aériens, s’harmonise avec cette fragilité. On sent que les hommes qui l’ont conçue sont mobiles comme le sable : l’illusion leur suffit. L’âme d’un peuple est empreinte sur ses monumens. Les anciens Égyptiens, taillant des colosses à leur image, devaient se croire des géans. Selon l’expression pittoresque de Champollion, « ils concevaient en hommes de soixante pieds de haut ! » Bâtissant des temples et des palais, œuvres de plusieurs siècles, ils ne comptaient le temps pour rien, et regardaient la durée et la puissance de leur nation comme éternelles. Les Arabes au contraire semblent toujours pressés de jouir, comme si la vie et le pouvoir allaient leur échapper. Un caprice s’empare de leur brillante imagination, ils le réalisent dans un moment de fougue, et sacrifient à la rapidité de l’exécution la solidité de l’œuvre. L’engouement passé, ils se résignent mal à l’entretenir.

Cependant, si l’on veut se faire illusion sur l’état délabré du Caire et emporter de cette ville un magique souvenir, il faut la contempler du haut de la citadelle. Les ruines s’effacent dans l’ensemble, et la ville, dominée par ses quatre cents minarets, offre à la fois le majestueux aspect de nos capitales et l’apparence gracieuse et fantastique que les Arabes donnent toujours à leurs cités. Le fleuve immense roule ses ondes jaunissantes à travers un océan de verdure. À l’ouest s’étend le désert doré, sur la lisière duquel se présente le panorama des pyramides. La vue que l’on embrasse du haut de la citadelle fait mieux comprendre l’importance de cette partie de l’Égypte, toujours choisie pour le siège de la capitale. Le Caire, accessible aux navigateurs européens, est en même temps le point d’intersection des caravanes de l’Afrique et de l’Asie, et la clé militaire et commerciale du Nil. La nature veut qu’en ce point s’élève la ville la plus importante du pays. Avant le Caire, c’était Memphis.

Saïd-Pacha a construit à la pointe du Delta, pour protéger sa capitale, un monument magnifique auquel son nom est attaché : c’est le grand fort de Saïdieh, dont Mottet-Bey, Français, officier du génie, est l’auteur. Il est relié aux rives opposées de chaque branche du fleuve par le fameux barrage, imposant et pittoresque travail d’un autre ingénieur français, Mougel-Bey. Le barrage a un but agricole, il est aussi un puissant auxiliaire du fort. En temps de paix, il servira à régulariser l’inondation, en temps de guerre à submerger le Delta, bloquer Alexandrie, arrêter une armée d’invasion. Vingt-cinq mille hommes étaient campés dans la forteresse de Saïdieh quand nous la parcourûmes. Le vice-roi s’y trouvait. Un bateau à vapeur nous ayant débarqués près du barrage, le pacha vint au-devant de nos chefs et nous fit entrer dans la citadelle. « Un peu de musique ! » s’écria Saïd, et les cinq cents canons des remparts répondirent par une triple salve à l’ordre du pacha. Le vent rabattant la fumée, nous galopions à travers des nuages que nos chevaux cherchaient à éviter par leurs bonds. Entre les détonations de l’artillerie, nous entendions le son des clairons qui signalaient les manœuvres des troupes : c’étaient les sonneries françaises, adoptées aujourd’hui, avec notre code militaire, dans tout l’Orient.

Le vice-roi fit en détail à ses hôtes les honneurs de sa forteresse. Il parle français aussi bien qu’un Parisien ; il a l’esprit gaulois autant qu’homme de France, sa conversation est émaillée de calembours. Nous entrâmes dans un chalet qui s’élève au milieu du fort. Les princes et leurs compagnons y furent retenus à dîner. « C’est une surprise que je vous réserve, » dit le pacha. La surprise fut entière, car le dîner fut servi à la turque. Les portes d’une salle voisine s’étant ouvertes, ou plutôt ayant disparu comme par enchantement, des serviteurs en costume de zouaves de toute nuance vinrent nous apporter des bassins d’or et verser sur nos mains une eau parfumée. Nous fûmes revêtus des pieds à la tête de serviettes rouges et blanches brodées d’or et invités à nous asseoir autour d’un disque d’argent. Les chaises seules pouvaient rappeler l’Europe. De couteaux et de fourchettes, point. Chacun prit avec sa main droite dans les plats qui se succédèrent. Les convenances exigent qu’on ne salisse pas la table ; on se figurera aisément que, peu habitués à nous servir de cette fourchette primitive, nous manquâmes aux convenances. Le pacha s’en amusa fort, et ses hôtes gardent un souvenir très agréable de ce repas succulent et pittoresque. On se leva : mêmes cérémonies de la part des serviteurs. Après les pipes et le café d’usage, on causa de l’armée. Le pacha nous montra en détail l’uniforme sur la personne même de son général en chef, Rattib-Bey. Les divers grades diffèrent peu d’apparence. On les reconnaît à des insignes, tels qu’un croissant ou une ancre de diamant. La coiffure est un tarboush pour l’infanterie, un casque pour la cavalerie ; celle-ci porte des cuirasses ou des cottes de mailles.

L’armée égyptienne a acquis un grand prestige en Orient depuis qu’elle a fait trembler Constantinople. Elle n’est point aujourd’hui semblable à celle de Méhémet-Ali. Saïd ne l’a point formée dans le même esprit que son père. Méhémet-Ali dépeuplait au hasard les provinces qu’il avait soumises, l’Arabie, le Sennaur, comme l’Égypte. Peu lui importait que son armée fût ou non composée d’Égyptiens, pourvu qu’il eût des régimens nombreux et aguerris. Il voulait conquérir ; il traita l’Égypte elle-même comme une terre conquise, et l’épuisa d’hommes et d’argent, si bien que l’horreur instinctive des fellahs pour la guerre s’en accrut. Saïd ne pense pas aux conquêtes, mais il cherche à donner à ses sujets le goût du métier militaire. Une sorte de conscription est établie. Les troupes se renouvellent sans cesse ; les hommes sont licenciés après quatre ou cinq années de service et reviennent dans leurs foyers avec l’habitude du maniement des armes et le souvenir des bons traitemens qu’ils ont reçus sous les drapeaux. Sur un ordre du souverain, ces mêmes hommes peuvent être rappelés et composer une armée nombreuse et exercée. Saïd protège surtout les fellahs, les appelle à commander ; chose inouïe jusqu’alors, plusieurs sont colonels. Faire pénétrer chez ce peuple l’esprit militaire, tel est son désir, pensée féconde peut-être, mais qui ne sera pas réalisée sans de longs et persévérans efforts, car depuis Cambyse jusqu’à nos jours les fellahs ont professé une grande aversion pour le métier de soldat et se sont accommodés aisément de la domination étrangère. On doit remarquer cependant, à la louange de ce peuple si peu guerrier, qu’il se bat bien. Sous Méhémet-Ali, il a remporté des victoires ; sous Abbas, il s’est distingué en Crimée. Sa docilité, son aptitude à la discipline, lui assurent la supériorité sur les hordes de l’Orient. L’ensemble des régimens actuels présente une magnifique apparence. Pour l’exercice des armes et la précision des manœuvres, ils ne le cèdent pas aux troupes régulières de l’Europe. Nous en pûmes faire l’expérience. « Je vais jouer un tour à mes troupes, » nous dit en riant le pacha. Un de ses officiers reçut un ordre, prit son cheval, et partit au galop. Les clairons sonnèrent ; le camp, qui s’apprêtait au sommeil, s’agita ; en dix minutes, les tentes étaient abattues et pliées. Les vingt-cinq mille hommes, infanterie, cavalerie, artillerie, manœuvraient avec un ensemble admirable et se disposaient, comme pour une revue, devant l’habitation du pacha. La belle lumière des nuits d’Égypte frappait les uniformes blancs, les casques sarrasins, les cuirasses et les cottes de mailles. Les chevaux hennissaient d’impatience, et leurs robes reluisaient sous la clarté du ciel. Le pacha jouit de notre admiration. Il nous promena dans les rangs, nous fit examiner les canons, les fusils, les sabres et jusqu’aux brides des chevaux ; puis les clairons sonnèrent de nouveau. L’armée, prête pour le départ et trompée dans son attente, rompit ses rangs, dressa ses tentes, et le rêve disparut. On ne pouvait nous donner une plus belle idée de l’aspect des troupes égyptiennes. Le soir nous regagnâmes la maison de plaisance de Kasr-el-Nouza où nous étions logés, sur l’allée de Shoubra, les Champs-Elysées de la capitale arabe.

Telles étaient nos distractions pendant que Mourad-Bey achevait ses préparatifs.


II

Le 8 mars, Mourad-Bey vint dire aux princes : « Tout est prêt. » Le camp était assis au nord-est du Caire, près de l’Abbassieh[3]. Il fut décidé que le soir même nous irions dîner et coucher sous nos tentes, que le lendemain nous serions en marche vers l’isthme de Suez et le Sinaï.

L’aspect de notre camp était imposant : quatorze tentes, cent quarante-quatre chameaux, huit dromadaires, onze mules, une trentaine de baudets, couvraient un grand espace de terrain. Au milieu de ces animaux s’agitait une foule de chameliers, de saïs ou palefreniers, coiffés du turban ou tarboush turc, vêtus d’une longue robe blanche comme celle des patriarches ou de la simple tunique bleue du peuple égyptien. Une remarquable activité régnait autour d’une tente carrée, la plus grande, relevée d’un côté. C’était celle sous laquelle la table du dîner était dressée. On ne peut se figurer table plus somptueuse : le vice-roi avait voulu que les princes, pendant leur séjour sur son territoire, fussent servis comme lui-même. Depuis Alexandrie, grâce aux soins de deux cuisiniers français, nous faisions des festins de roi. Ferdinand, c’est le nom du premier cuisinier, passait à ses nombreux aides des plats qui étaient transmis de main en main depuis les fourneaux jusqu’à la table. Les aides n’arrivaient pas jusqu’à celle-ci ; cet honneur était réservé aux serviteurs turcs. N’allez pas croire que ces Turcs, seuls admis à l’honneur de nous placer les assiettes sous le menton, soient des serviteurs ordinaires : ils ont reçu une bonne éducation ; ce sont les fruits secs des anciennes écoles militaires aujourd’hui détruites. En compensation de leur échec, on leur a donné les fonctions de disposer les couverts, de plier les serviettes, de bourrer et d’allumer les pipes. Cela ne rappelle-t-il pas l’histoire de ce vizir destitué qui, briguant une place, fut nommé étudiant en médecine ? Ferdinand, Marseillais de naissance, mérite quelques mots de biographie. Malheureux en ménage, il se sentit la vocation des aventures… et de la cuisine. Pour allier ses deux goûts, il se fit cuisinier à bord d’un vaisseau ; il y a quelques années, la fortune le fixa en Égypte, auprès du vice-roi. Lorsque les princes débarquèrent à Alexandrie, Ferdinand fut détaché pour leur service. Ayant beaucoup voyagé, il croit avoir beaucoup appris, ses opinions sont arrêtées sur tous les sujets. Lorsqu’il cause, il semble entreprendre l’éducation de son interlocuteur. Je jouis souvent de sa conversation près de ses fourneaux ; je dois même dire qu’il m’a appris quelque peu d’arabe, arabe de cuisine bien entendu.

Après dîner, nous nous promenâmes dans le camp. Il était divisé pour ainsi dire en districts, les bêtes de somme, les tentes, les montures, qui, par les soins de Mourad-Bey, formaient des gouvernemens séparés. Des kawas, sorte d’officiers de police dont les insignes sont un sabre à la ceinture et un bâton à la main, maintenaient l’ordre dans ce personnel de cent cinquante hommes environ et lui donnaient l’apparence militaire. La nuit était assez éclatante pour laisser à ce tableau ses vives couleurs.

Il fallait partir le lendemain avant le jour. Nous gagnâmes nos lits de camp. Nous étions distribués dans trois tentes, comme nous le fûmes plus tard en Syrie ; les deux princes dans l’une, MM. de Scitivaux, Morhain et Leclère dans l’autre, M. le marquis de Beauvoir et moi dans la troisième. On se reposa tant bien que mal ; nous n’étions pas habitués encore à dormir au milieu des cris des animaux, des derniers pétillemens des feux, des causeries des Arabes, peuple bavard par excellence. Jamais le silence ne règne dans un camp de voyageurs. Ce fut bien un autre vacarme quand le signal du réveil fut donné. Les chameaux, que l’on chargeait de caisses et de sacs, beuglaient horriblement pour témoigner leur déplaisir ; les ânes et les mules, que cette musique inspirait, se mirent à braire. Notre rapide toilette se fit au milieu du tumulte. Mon compagnon et moi pliâmes bagage et sortîmes lestement. La consigne avait été donnée par les princes à Mourad-Bey d’abattre la tente sur les paresseux, et je crois, ma foi, que celui-ci, ponctuel comme un militaire, eût exécuté l’ordre. Une mule et un dromadaire attendaient chacun de nous à la porte de sa tente ; on pouvait varier ses plaisirs.

La caravane se groupa en masse à la clarté de la lune ; on aurait dit un serpent se ramassant sur lui-même avant de s’élancer ; bientôt ses replis se déroulèrent, les divers détachemens défilèrent en ordre : les cent quarante-quatre chameaux chargés partirent les premiers, puis les tentes et leur service, puis les domestiques et les cuisiniers, montés sur des baudets, enfin nous-mêmes sur nos mules ou nos dromadaires. Le soleil ne se montrait pas encore, et s’annonçait seulement par quelques lueurs rougeâtres. La silhouette de la caravane, dominée par les têtes de chameaux, se découpait sur le ciel. Nous étions loin de l’Abbassieh, lorsque le radieux soleil du matin éclaira tout d’un coup ce désert, rendu célèbre par la Bible et la verte plaine d’Héliopolis.

Les impressions de cette première marche furent douces. L’air était limpide et léger, la matinée semblait sourire et ne permettre à l’esprit que des pensées joyeuses. Comme nous regardions la plaine, un dromadaire apparut, venant au grand trot. C’était un de nos kawas laissé au Caire pour attendre le courrier. Il nous apportait des nouvelles de nos familles. Nous entreprenions donc notre expédition sans inquiétude et pleins d’ardeur.

Notre petite armée marchait à travers la plaine de sable, tantôt en longue file qui se perdait à l’horizon, tantôt fractionnée par bandes. Nous avions presque tous quitté les mules pour monter à dromadaire. On sait les dangers comiques de cette ascension. L’animal, accroupi, se relève dès qu’il sent un poids quelconque sur la selle ; il faut donc se hâter de prendre son équilibre, sans quoi les trois soubresauts par lesquels il se dresse sur ses jambes vous exposent à une chute ridicule. Le pas est un balancement violent qui cause souvent le mal de mer ; le trot occasionne les premiers jours une atroce courbature. L’amble seul est fort doux, mais il faut avoir quelque expérience pour maintenir sa bote à cette allure. Nos dromadaires étant ceux du vice-roi, on ne peut se figurer avec quel luxe ils étaient ornés. Je vais décrire le mien. Deux pommeaux élevés et couverts d’argent sont fixés l’un devant l’autre ; entre les deux on s’assoit ; les jambes sont croisées autour du pommeau et s’appuient sur la partie antérieure de la bosse. La bride est une corde de soie de diverses nuances, qui s’attache à un caveçon de chanvre ou de fer pressant les cartilages du nez. On dirige la bête à droite ou à gauche en touchant sa tête avec un bâton et tirant la corde de l’un ou l’autre côté. Je suis assis sur une peau de chèvre angora dont la toison est teinte en rose. Un tapis de drap garnit la selle entière ; elle est couverte de mille dessins. De toutes parts tombent des sacs de canevas longs et étroits, destinés aux pipes et entièrement cachés sous une série de rectangles brodés d’or et d’argent comme des ornemens sacerdotaux. De chaque côté sont suspendues de vastes sacoches pour l’utilité du cavalier. Le tout est terminé par une frange de glands éclatante. Sous notre ciel, las yeux seraient éblouis par ce fracas de couleurs. Pour définir l’impression qu’elles produiraient, il faudrait avoir recours à la métaphore de ce Romain qui comparait l’éclat de la pourpre d’Orient au son de la trompette. Sous le ciel d’Égypte, l’excès de la lumière, qui pâlit les couleurs, les fond entre elles et leur donne une belle harmonie. Mais que nous étions peu dignes de cette magnificence avec notre vilain costume européen !

Tout en affermissant notre assiette de cavalier, nous admirions notre caravane et nous observions le pays. On suivait la limite de l’Égypte et du désert, passant d’une plaine aride à un bois de palmiers. Vers le milieu du jour, nous avions traversé Kanka, bourg doublement célèbre : la bataille d’Héliopolis acheva d’y être gagnée ; plus tard, Méhémet-Ali y établit le camp de sa brave armée, formée par Sèves. Elle partit de là pour aller en Syrie remporter ses victoires contre les Turcs. Notre guide, Linant-Bey, nous montra aussi, près de Kanka, le tracé du canal qui doit atteindre, par la terre de Gessen, le lac Timsah, établir une voie navigable entre le Nil et le canal maritime de Suez, et porter de l’eau douce sur le parcours de celui-ci.

Le soir, nous campâmes à Bulbeys. Nous devions perdre de vue, à partir de là, les terres cultivées. Le contraste de la verte Égypte et du désert se montrait dans toute sa vivacité. Cet aspect de la nature offre quelques traits de la société orientale, où se heurtent côte à côte l’opulence éclatante du riche et l’affreuse misère du pauvre. Une goutte d’eau du Nil sur le sol aride donne lieu à la plus puissante végétation, de même une faveur du prince peut tirer du néant le plus misérable de ses sujets et le placer au faîte des honneurs.

Pendant la nuit, le vent fit effort sur nos tentes. Hélas ! c’était le signal d’un changement de temps. Nous partîmes à quatre heures du matin ; dès que le jour parut, l’atmosphère devint subitement lourde, le ciel prit une couleur d’airain, point de nuages, point d’ombre ; le soleil devint si ardent qu’il fallut nous envelopper la tête et la nuque. On peut s’étonner d’une chaleur pareille au mois de mars. Les chameliers, traînant péniblement leurs bêtes, prenaient soin eux-mêmes de nous l’expliquer en s’écriant : Kamsin ! mot qui signifie cinquante. Cet état de l’atmosphère est ainsi nommé parce qu’il est fréquent durant une période de cinquante jours de l’année, précisément celle où nous nous trouvions, et coïncide avec le vent dévorant du sud, dont nous éprouvâmes bientôt les atteintes. Lorsque le kamsin fond sur une contrée, la nature entière est en souffrance : les récoltes brûlent ; toutes les bêtes malfaisantes, telles que serpens et scorpions, s’agitent sous l’influence de la température ; les terres cultivées, envahies par le sable, se confondent avec le désert ; l’air manque à la poitrine ; on ne boit, on ne mange, on ne respire que poussière. La nuit, aussi brûlante que le jour, a quelque chose de sinistre. Une étoile rougeâtre perce de temps en temps les vapeurs, et des mouches phosphorescentes sillonnent l’air de leur léger fanal. L’imagination, excitée par le malaise du corps, est portée aux craintes chimériques : on croit sentir l’approche de quelque fléau, d’un tremblement de terre !

Nous perdîmes trois chameaux. En Orient, la vie des hommes ne compte pas ; il n’en est pas de même de celle des chameaux. C’était un deuil dans la caravane. Je remarquai un Arabe qui se désespérait auprès d’une de ces bêtes couchée et mourante. Je m’approchai, et ne pus me défendre de quelque émotion. Le cou du pauvre animal s’agitait encore, sa tête se dressait, puis retombait sur le sable ardent. Il jetait autour de lui un regard triste et doux, un regard d’adieu. Un soubresaut fit pencher son corps et l’étendit raide sur le sol. Ce martyr du désert, symbole de la patience et de la résignation durant sa vie, ne s’était arrêté que pour mourir !

Bref, si la caravane était partie du Caire brillante de joie et d’entrain, l’influence du kamsin l’avait transformée. Elle marchait silencieuse et abattue, quoique en bon ordre ; mais à tout prendre, s’il n’y avait pas quelques épreuves dans la vie de voyageur, on en apprécierait moins les jouissances, et nous ne nous plaignîmes pas, puisqu’il nous resta encore assez de présence d’esprit et d’activité pour visiter scrupuleusement le théâtre des travaux du percement. Depuis Kanka, nous n’avions cessé d’observer le tracé du canal jusqu’au lieu où il entre dans la vallée de Gessen. Cette vallée et ses lacs une fois traversés, nous en suivîmes le côté nord ; puis notre guide nous montra en passant les ruines de Rhamsès, la ville que les Hébreux bâtirent pour Pharaon. Des monticules de terre, des briques brisées, en marquent seuls l’emplacement au milieu d’une contrée couverte de buissons de tamarix. À demi enfoncé dans le sol se montré un bloc de marbre auquel sont adossées les trois statues de Rhamsès et de ses deux femmes : c’est tout ce qui reste de la cité. Près de là, Linant-Bey nous fit remarquer un pli de terrain qui se prolongeait d’un côté vers l’isthme, de l’autre vers l’Égypte. C’est l’ancien lit du canal des Ptolémées qui reliait le Nil à la Mer-Rouge. Il nous fut démontré à chaque pas combien est minime la difficulté d’exécution du canal d’eau douce projeté par M. de Lesseps. L’inondation atteindrait même le lac Timsah, centre de l’isthme, sans une digue qui concentre l’eau dans la partie cultivée.de la, terre de Gessen.

À Bir-Abou-Ballah, nous trouvâmes le premier chantier de la compagnie. Au printemps de 1860, ces chantiers étaient rares et peu importans ; l’état des travaux est tout autre aujourd’hui. D’après les derniers rapports, un grand nombre d’ouvriers sont échelonnés entre Bulbeys et le seuil d’El-Guisr. Les dragues de Port-Saïd, ville que nous ne pûmes visiter, ont déjà exécuté la première rigole maritime sur un parcours de 38 kilomètres depuis la Méditerranée. Une maisonnette, et près d’elle un puits, tel était, quand nous visitâmes l’isthme, l’établissement de Bir-Abou-Ballah. Quelques Français maçonnaient ce puits, dont l’eau fécondait un petit terrain ; ils travaillaient courageusement malgré le vent et la chaleur. Nous abordâmes avec émotion ces compatriotes, hardis pionniers d’une colonisation dont la France aura la première gloire.

Une courtoise et respectueuse réception attendait nos chefs à Toussounville, près du lac Timsah, sur la colline de Chek-Ennedek, où nous campâmes vers le milieu du jour. M. Cazeaux, ingénieur, habitait depuis dix-huit mois ce désert et surveillait la fondation de Toussounville. Cette cité européenne, qui n’était alors qu’un chétif village de quelques centaines d’âmes, grandira, d’après l’espoir de la compagnie, sur les bords du lac, transformé en port intérieur. M. Cazeaux nous fit voir la colonie dans ses moindres détails, nous mena dans les ateliers, les magasins, la boulangerie, la boucherie, le moulin à vent, qui fait en même temps monter l’eau d’un puits. Nous pénétrâmes dans les petites maisons des ouvriers et parcourûmes les diverses rues, dont les principales sont celles de Ruysnaers, Mougel-Bey, et le boulevard Lesseps.

Notre présence avait cela de piquant, que nous paraissions moins des Européens explorant l’Orient que des Orientaux visitant l’Europe. Dans ce désert demi-égyptien, demi-arabe, notre caravane seule pouvait rappeler l’Arabie et l’Égypte. Elle était l’unique élément oriental qui se trouvât dans le paysage. Je n’engage pas ceux qui cherchent dans une contrée son caractère propre à juger de l’Égypte par l’isthme de Suez : à l’exemple des Bédouins, ils le traiteront de désert dégénéré ; mais la vue de l’isthme ne manquera point de plaire aux voyageurs qui aiment à envisager dans un pays sa jeunesse et son avenir. Quant à nous, loin de dénigrer l’esprit régénérateur de l’Europe et de déplorer dans l’isthme l’absence de toute couleur locale, nous avons éprouvé une joie vive et consolante à contempler là l’image de la vie, image si rare en Orient, et à nous mêler à ces travailleurs animés d’une ardeur et d’un enthousiasme communicatifs. Dans le feu de leurs regards, on lisait ces instincts de courage et de domination qui, chez l’Européen, s’accroissent par les fatigues et les souffrances mêmes. Une plaine morne et affreuse s’étendait à perte de vue autour d’eux : le vent faisait trembler leurs cabanes et roulait des nuages de poussière qui donnaient à l’horizon l’apparence d’une mer agitée. Cependant la gaieté ne leur faisait point défaut. Leur triste plaine, leur pauvre hameau empruntaient même de la splendeur à leurs espérances. Un Marseillais ne voyait rien moins que la Canebière dans le boulevard Lesseps, qui, à vrai dire, n’avait d’un boulevard que le nom. Ils paraissaient aimer cette ingrate contrée comme une patrie. C’est par ses travaux et ses rêves que l’homme s’attache à une terre plus que par les bien faits qu’il en reçoit. Ces colons avaient plus de prestige encore, si nous les comparions aux fellahs qui nous suivaient ; jetant des regards insoucians sur ce pays où de si grands projets industriels sont en voie de s’accomplir, ceux-ci ne songeaient qu’à soigner leurs ânes ou leurs chameaux. Tel est le triste résultat du despotisme qui pèse sur eux depuis des siècles : ils regardent les œuvres les plus utiles pour leur pays avec indifférence, le plus souvent même avec épouvante, car pour l’exécution de ces œuvres ils ont toujours été arrachés violemment à la culture de leurs champs, contraints au travail par le bâton sans être payés, sans être nourris. Peut-être le règne clément et protecteur de Saïd-Pacha réussira-t-il à relever chez ce peuple l’intelligence et la dignité, et l’on n’a pas lieu de désespérer que les salaires assurés, les bons traitemens offerts aux fellahs par la compagnie ne les rendent, sinon les émules, du moins les utiles et libres auxiliaires des Européens.

Le lendemain, jour de repos pour la caravane, les princes prirent avec Linant-Bey les trois plus vigoureux dromadaires, et partirent pour le seuil d’El-Guisr, afin de visiter le tracé du canal maritime dans la direction du lac Manzaleh. Resté au camp, je profitai de cette halte pour parcourir les environs. Le docteur Leclère se joignit à moi ; nous prîmes deux baudets et un ânier, nous dirigeant vers la colline d’Elgar, située à trois quarts d’heure de Cheik-Ennedek, et du haut de laquelle on domine le lac Timsah. Afin de nous distraire du malaise que nous infligeait la température, nous avions choisi pour guide un ânier très burlesque, surnommé le Parisien, parce qu’il sait quelques mots de notre langue. Il avait, malgré son costume arabe, l’apparence d’un paillasse de nos foires. Il ne cessait de jouer des tours à ses camarades, et à leur défaut à son âne, qui le craignait comme le feu, et se mettait à ruer du plus loin qu’il l’apercevait. Le Parisien prétendait bien connaître ces parages, il se vantait même d’avoir travaillé à l’isthme avec M. de Lesseps, parce qu’il avait été son ânier dans je ne sais quelle excursion. Nous montâmes sur la colline d’Elgar. En entendant parler du lac Timsah, on se figure peut-être une étendue d’eau ; mais les Arabes du désert sont quelque peu gascons : ils donnent volontiers le nom de lac à ce qui pourrait en être un, s’il y avait de l’eau. « Voici la vallée de la cascade ! » nous disait un Bédouin dans la péninsule du Sinaï, l’Ouadé-Schellal. Nous vîmes une masse de rocs nus et de sables altérés ; par une affreuse ironie, le vent agita les sables du sommet et les fit couler : c’était là la cascade.

Le lac Timsah est un désert plus bas que le désert ; son sol de sable et de sel est hérissé de buissons tordus, secs et misérables. Quelques flaques d’eau saumâtre apparaissent seules au nord, à l’extrémité de ses anses. C’est tristement laid ; mais il semble que la nature ait compté là sur l’industrie humaine pour compléter son œuvre. Le fond, situé à sept mètres au-dessous du niveau des mers, parait appeler leurs eaux. Un jour les vaisseaux circuleront sur ce grand lac, aujourd’hui vide et desséché. Ils viendront s’amarrer près de la colline d’Elgar.

Un coup de vent nous força de descendre. Bientôt nous fûmes pris par une bourrasque telle que le sol et l’atmosphère parurent se mêler. Nos traces précédentes étaient effacées. Plus de direction ! Le Parisien y perdit son latin. Heureusement le docteur avait remarqué un chameau mort et infect dans les environs de Chek-Ennedek. Nous nous guidâmes par l’odorat, comme les sauvages, et regagnâmes le camp sans trop de difficultés. Le bon Mourad-Bey était inquiet. « Quelques instans de plus, nous dit-il, j’allais faire faire une battue par les chameliers. » Nous nous mîmes à rire, mais lui ne riait pas. Il nous conta fort sérieusement l’histoire de trente Bédouins, qui, repoussés après l’attaque d’une caravane, s’enfuirent par les bords du lac et disparurent dans une fondrière.

Le 14 mars, nous dîmes adieu à la colonie française et à M. Cazeaux. Nos chefs surtout s’éloignèrent avec regret. Bannis dès leur enfance, ils avaient ressenti la joie et la consolation de toucher un sol où leur patrie semblait s’être transportée, et avaient respiré au milieu de leurs courageux compatriotes comme un parfum de la France. Nous marchâmes tout le jour dans une immense plaine coupée soit par des buissons, soit par des monticules. Les grandes lignes du désert allaient se perdre dans le brouillard au pied des monts Genef, que l’on distinguait par éclaircies. Au seuil du Serapéum, point culminant entre le bassin de l’isthme et le lac Timsah, nous vîmes de nouveau une maisonnette de la compagnie. Après la descente vers le bassin de l’isthme, on fit halte pour le déjeuner, qui fut établi tant bien que mal en rase campagne ; les dernières rafales du kamsin balayaient encore la plaine. Sous le ciel pâle et brumeux, la contrée paraissait blanche, et les bourrasques de sable ressemblaient à des tourmentes de neige ; c’était la Sibérie à la température près. Le vent, frappant la surface des Lacs-Amers au fond du bassin de l’isthme, se chargea lui-même de mettre du sel dans nos assiettes ; le repas fut compromis malgré les efforts de Ferdinand et des domestiques turcs, qui, animés par Mourad-Bey, luttaient contre les élémens. Nous prîmes en riant les mauvaises plaisanteries du désert et achevâmes avec patience ce que nous appelions notre « déjeuner sur l’herbe. »

Lorsque le vent s’apaisa, nous voyagions dans les lacs sur une croûte de sel. Ces fonds sont couverts de cristaux ou de bancs de coquilles brisées laissées par le retrait de la mer. On choisit pour asseoir les tentes un terrain solide au lieu nommé les Réservoirs. Les campemens sont désignés dans tout ce pays par la nature. Ce sont en général des endroits abrités et solides, et chaque année les voyageurs s’établissent sur les mêmes emplacemens ; aussi trouve-t-on d’ordinaire les traces de ses devanciers. La nuit fut calme. Le matin, une brise nord-ouest s’éleva et chassa le kamsin. J’en éprouvai un tel soulagement qu’il me semblait renaître : je trouvai tout beau, même le pays, qui est fort laid. Ce fut comme une réjouissance dans la caravane ; nous entendîmes de nouveau les causeries bruyantes des Arabes ; les saïs et les âniers gambadèrent, les ânes et les mules se mirent à braire aussi gaiement qu’au départ. Les guides bédouins firent de la fantasia sur leurs chameaux ; naturellement on brûla un peu de poudre. Un des Bédouins, voulant nous donner un échantillon de son adresse, frappa d’une balle un milan. La nature aussi parut se ranimer : humectées par une petite pluie, des roses de Jéricho s’ouvrirent sous nos pas. Ces tristes végétations du désert, houppes rigides et noires qui rasent le sol, me parurent d’abord des têtes de chardons desséchés. Je ne sais pourquoi elles ont reçu le nom de roses de Jéricho, qu’elles méritent fort peu, n’ayant pas l’aspect de roses et n’existant pas à Jéricho. Ce qui nous charma davantage, ce fut l’apparition d’une bande d’hirondelles semblables à celles de France. Les voyageuses voltigèrent un instant autour des chameaux et partirent vers d’autres climats. Nous entrâmes dans un chemin creux encaissé entre des berges fort hautes ; c’est le lit de l’ancien canal d’Amrou, qui joignait les Lacs-Amers au golfe Arabique ; il continuait le canal des Ptolémées ; celui-ci s’arrêtait à ces lacs, formant alors l’extrémité du golfe. Depuis l’époque de ces rois jusqu’au temps d’Amrou, le golfe a reculé à sa limite actuelle.

Tout à coup l’un de nous s’écria à la tête de la colonne : « Mais le canal de la compagnie est fait. » La tempête des jours précédens avait lancé les vagues de la baie de Suez par-dessus les dunes du littoral, et le fond de l’ancien cours d’eau était envahi ; on aurait dit une voie navigable. Lorsqu’on a parcouru l’isthme, le percement semble plutôt la restauration de travaux anciens qu’une création nouvelle. Partout on voit la trace de canaux ; le Nil était relié à la Mer-Rouge ; une branche du fleuve se jetait dans la Méditerranée à Péluse, et la contrée, abondamment pourvue d’eau, n’était point un désert comme aujourd’hui. Cette assertion est prouvée par les ruines de villes nombreuses, et tous ces vestiges d’une grandeur passée semblent un défi porté à la civilisation des peuples modernes.

Quelques pas plus loin, notre attention était attirée par les reflets saphir qui coloraient l’horizon. C’était la Mer-Rouge, dont le bleu profond et brillant ferait pâlir celui de la Méditerranée. Bientôt les minarets et les maisons grises de Suez apparurent adossés aux rochers jaunes du mont Ataka. Le soleil, radieux comme à notre départ du Caire, se coucha derrière les montagnes d’Égypte. Les rivages de la péninsule du Sinaï, que nous allions bientôt suivre, étaient frappés de ses feux, et sortaient ardens de la mer. On ne peut regarder avec indifférence ce golfe Arabique, où l’histoire et la nature semblent avoir accumulé des événemens et des phénomènes extraordinaires. Chrétiens, juifs, musulmans, doivent respecter ses rivages ; ils virent naître les religions des deux tiers du genre humain, qui se résument par ces deux mots : La Mecque et le Sinaï !

Suivez des yeux ces côtes sur la carte, c’est la seule mer qui, sur une étendue de huit cents lieues, ne reçoive pas une seule rivière. Les montagnes qui la bordent, à l’image de celles du Nil, ne lui envoient pas leurs eaux, et l’on y remarque le singulier fait de fleuves prenant leur source près de la mer et se dirigeant vers l’intérieur des continens. Si un cataclysme de la nature venait à fermer le détroit de Bab-el-Mandeb, le soleil évaporant les flots, après quelques mille ans le lit du golfe Arabique ne serait plus qu’une mine de sel comme les Lacs-Amers.

Il est étonnant aussi que ces contrées, situées au plus à vingt jours de la France, soient moins connues que la Chine. De rares voyageurs ont exploré les régions africaines de la Mer-Rouge ; les rivages de l’Arabie nous sont fermés par le fanatisme. Quelques paquebots de l’Inde, quelques barques des pèlerins de La Mecque, viennent à peine sillonner ces flots silencieux. L’œil n’aperçoit que l’aridité, les îles ne présentent au navigateur que la stérilité du roc vif et le danger des écueils. Cette mer est vraiment effrayante dans sa morne solitude ; mais cette nature morte revivra, le golfe Arabique sera, comme dans l’antiquité, une des grandes routes commerciales du monde ; les marchands et les voyageurs, partis de ses côtes, se feront jour vers le centre de l’Afrique et de l’Arabie ; la Mer-Rouge en un mot deviendra une seconde Méditerranée quand le silence des rivalités politiques, aujourd’hui le seul obstacle sérieux qui entrave le percement de l’isthme, aura permis de joindre les deux mers.

Le camp de notre belle caravane fut assis en face de Suez, sur la rive d’Arabie. Il semblait faire concurrence à la ville. Nous avions hâte d’aller à la poste chercher les lettres arrivées d’Europe. Un canot se détacha d’un paquebot de la malle des Indes ; cet esquif, dont les rameurs étaient Chinois, nous fit traverser la baie en dépit de l’agent sanitaire. Ce personnage, assez grotesque, vint nous avertir que la petite vérole ravageait la ville et sévissait surtout contre les Français. Nous jetâmes cependant un coup d’œil sur Suez. C’est une singulière cité, suspendue entre le désert et la mer, n’ayant auprès d’elle ni un champ cultivable ni une source dont l’eau ne soit pas saumâtre. Elle reçoit aujourd’hui tout ce qui est nécessaire à la vie par le chemin de fer égyptien. Sa rade est occupée par quelques bateaux à vapeur anglais et par les barques de pèlerins de La Mecque. En passant la baie, nous avions traversé cette dernière flottille. Les vaisseaux, construits d’une manière assez primitive, me représentèrent la flotte des Grecs au temps d’Homère. D’un noir vif (vαοι μελαιναι) qui tranche sur le bleu de la baie, le mât court et placé au centre, l’arrière carré et fort élevé, la proue ronde, ils ressemblent à des boules plutôt destinées à rouler qu’à voguer, ce qui n’est pas favorable à la vitesse. Les pèlerins s’y installent en si grand nombre que par le beau temps on fait des lits à l’extérieur. Deux bâtons piqués dans les parois et une natte tendue entre eux forment ce lit, suspendu sur l’abîme. Si la natte crève, le pèlerin tombe à la mer. La maladresse des pilotes et des capitaines est assez notoire ; les navires n’arrivent pas tous à destination. Il est vrai que le chemin de La Mecque est en même temps celui du paradis.

Suez n’offre rien de remarquable. Nous repassâmes la baie. En rentrant au camp, quel ne fut pas notre étonnement de trouver Mourad-Bey plongé dans la douleur ! Il venait d’apprendre la mort de son beau-père, le général Sèves. Nous fûmes tous affligés de la perte de cet ancien soldat de l’empire, qui, sous l’uniforme égyptien, resta digne de la France par sa valeur extraordinaire et son indomptable énergie. Fils d’un meunier de Lyon, marin durant sept ans et blessé à Trafalgar, lieutenant de hussards à Waterloo, Sèves s’était sous la restauration placé parmi les plus intrépides de ces organisateurs européens qui vinrent apporter aux armées orientales le secours de leurs lumières et de leur expérience. Il avait été chargé par Méhémet-Ali de la régénération militaire de l’Égypte. Sa vie fut mise plus d’une fois en péril par l’indiscipline et le fanatisme des hordes qu’il dut transformer en troupes régulières. Son intrépidité, son adresse et sa persévérance triomphèrent de tous les obstacles ; mais ce caractère si énergique ne sut pas résister à la soif de gloire militaire et d’activité qui le dévorait et l’entraîna jusqu’à lui faire embrasser la religion de l’Égypte, devenue sa patrie. Cette abjuration peut s’expliquer néanmoins. Sèves, enfant du XVIIIe siècle, élevé au milieu des horreurs de la révolution française, ne connaissait d’autre culte que celui de l’honneur militaire ; le général Bonaparte, son demi-dieu, n’avait-il pas, à quelques heures du Calvaire, refusé de visiter le tombeau du Christ ? « Jérusalem, disait-il, n’est pas dans ma ligne d’opération. » Dans ses proclamations aux habitans du Caire, n’avait-il pas écrit : « Nous sommes de bons musulmans, nous venons de renverser le pape ? » Sèves n’ayant aucune religion, l’islamisme ne répugnait point à sa conscience. Il était du reste dans les desseins de la Providence qu’un chrétien devenu musulman contribuât puissamment à l’élévation de la dynastie égyptienne, qui s’est toujours montrée la protectrice des chrétiens. L’officier français devint rapidement bey, pacha, général de brigade, puis major-général de l’armée égyptienne. La victoire de Nezib fut en grande partie son œuvre. Ses talens militaires se développèrent au point de lui mériter cet éloge du maréchal Marmont : « N’ayant servi en France et combattu avec nous que dans les grades subalternes, il a deviné la grande guerre. Créateur et cheville ouvrière de l’armée égyptienne, il est un général consommé et serait remarqué dans tous les états-majors. » Le roi Louis-Philippe, qui sut enraciner l’influence française en Égypte, l’accueillit avec distinction et lui donna une des hautes décorations de la Légion d’honneur. Durant notre séjour au Caire, les petits-fils du roi Louis-Philippe reçurent les hommages de Sèves et ses fréquentes visites. Depuis la mort de Méhémet-Ali, il vivait dans le repos. Sa splendide habitation du Vieux-Caire, sur les bords du Nil, entourée de jardins où croissent des arbres de toutes les parties du monde, ornée des tableaux de ses victoires, était hospitalière pour tous les Français, et de nombreux hôtes venaient l’y voir. Il leur offrait, outre la pipe et le café classiques, des récits de ses campagnes. Ses termes étaient précis, incisifs, empreints d’une éloquence soldatesque. Parfois il poussait un peu loin l’originalité de son langage ; au seul nom des Turcs et des Anglais, les ennemis de sa vie entière, tous les jurons de la langue française sortaient de sa bouche comme un roulement de tonnerre, et sa péroraison était d’ordinaire un prodigieux coup de poing asséné sur la table.

Malgré ses quatre-vingts ans, Sèves avait conservé jusqu’au dernier jour les forces de la jeunesse. Son fils, Iskander-Bey, occupait un emploi dans la manufacture d’armes du vice-roi, dirigée par le célèbre Minié ; ses deux filles étaient mariées, l’une à Chérif-Pacha, alors ministre des affaires étrangères, et l’autre au colonel Mourad-Bey, notre compagnon de voyage. Nos princes se rendirent sous la tente de Mourad : ils apportèrent leur tribut de sympathie et de regret à la mémoire du brave général et offrirent à son gendre la liberté de retourner au Caire ; mais Mourad, malgré sa tristesse, voulut rester au poste que le vice-roi lui avait confié. Linant-Bey seul nous quitta, sa mission était finie à Suez. Nous regrettâmes tous son agréable société, ses entretiens si variés et si instructifs. En s’éloignant, il nous pria de jeter un coup d’œil sur la maisonnette de Carm-Bareil, dans la péninsule du Sinaï ; c’est là qu’il s’enferma pendant deux ans dans le recueillement et l’étude, afin de se rendre digne du poste d’ingénieur que lui avait confié Méhémet-Ali. Nous cherchâmes cette maisonnette sans la trouver ; les orages de la montagne l’avaient détruite.


III

À Suez expirent les derniers bruits de la civilisation : l’arrivée dans cette ville avait marqué la fin de la première partie de notre voyage. Le moment était venu de commencer la seconde, fort différente, car le but en était le Sinaï.

À mesure que cette imposante nature se développa devant nous, deux partis se dessinèrent dans notre caravane : les admirateurs et les détracteurs du désert ; les plus jeunes étaient dans le premier et n’entendaient pas raillerie. La discussion arrivait souvent aux excès les plus risibles ; on se querellait, on se perdait en controverses acharnées. Nous n’hésitions pas à accuser nos adversaires de ne rêver, en face du désert du Sinaï, que bosquets, ruisseaux et bergères. Il me semble que si j’avais été désintéressé dans la question, cette comédie m’eût fort amusé ; mais je ne l’étais pas. J’aime passionnément le désert. À ce sentiment se joignait chez moi un goût très vif pour la vie de caravane. Et comment ne pas aimer la caravane ? C’est un petit état qui se transporte, une patrie ambulante. On s’attache peu à peu à chaque homme, voire à chaque bête. Le besoin qu’on a les uns des autres crée une sorte d’affection mutuelle. L’on peut à l’aise suivre et observer les caractères : dans le tête-à-tête forcé de cette vie, tendances, qualités, tout se révèle : les hommes emportent du goût ou de l’éloignement les uns pour les autres, mais rarement de l’indifférence. On a non-seulement la liberté d’agir, mais aussi celle de penser. Il y a un charme infini dans le sentiment même de l’isolement, dans la monotonie du mouvement qui vous transporte, dans la douce rêverie qu’éveille cette nature étrange qu’on nomme le désert. La terre est la source de toute vie : elle produit sans cesse ; dans le désert seul, elle ne paraît rien produire. On dirait un espace oublié par Dieu et obéissant à des lois uniques ; mais, en descendant dans son cœur, on sent que Dieu ne l’a pas oublié : il a mis dans l’âme des nomades, des voyageurs même, une sympathie indéfinissable pour ces steppes sévères, qui avaient alors pour moi l’attrait de la nouveauté, mais que j’aimai de plus en plus. Ce sentiment se fortifia encore lorsque je visitai la Syrie. Le spectacle d’habitans plongés dans la misère par la main odieuse et imprévoyante de leurs maîtres, d’un commerce ruiné, de monumens détruits, de discordes et de haines semées à dessein pour mieux opprimer, accrut singulièrement ma sympathie pour les belles solitude, du Sinaï, de la Mer-Morte, de Palmyre, et pour ces Bédouins nomades qui ont conservé du moins, au milieu de la corruption inouïe de l’empire ottoman, l’amour de l’indépendance, le sentiment de l’honneur, et quelque chose de la dignité des anciens patriarches.

Les chefs de notre expédition voulaient bien m’appuyer lorsque je plaidais cette cause ; la vie de caravane leur plaisait aussi. Elle leur donnait entre autres jouissances le plaisir du commandement. Sur le Nil, ils n’avaient qu’à laisser leur flottille voguer doucement au fil de l’eau ; mais, dans le désert, ils devaient faire usage de leur autorité. L’aîné gouvernait le voyage et recherchait la plus grande part de soin et de responsabilité possible. Il le conduisit avec fermeté et précision dans l’hospitalière Égypte, comme plus tard dans la turbulente Syrie. Son frère lui apportait le tribut de ses remarques et de ses conseils, d’autant plus clairvoyans qu’il avait acquis dans la campagne d’Italie le coup d’œil du militaire. Il ne désirait rien tant que d’accroître par sa déférence l’autorité de notre chef. Je dois dire que les admirateurs du désert auraient peut-être trouvé moins de charme à cette nature sans l’heureuse direction donnée à la caravane.

Nous nous arrêtâmes aux fontaines de Moïse, ravissante oasis, où nous trouvâmes cette fois un bosquet, un ruisseau, une bergère ! La bergère était une jeune fellah à la démarche fière et distinguée, gracieusement drapée dans la robe bleue des Égyptiennes qui tombe droit des épaules aux pieds. La tête et le visage enveloppés d’un voile de même étoffe, elle ne nous montrait que ses deux grands yeux noirs fendus en amande, ces yeux dont les dames du temps des pharaons étaient si fières, et qu’elles allongeaient en les peignant jusqu’à l’oreille. La jeune fellah nous dévisageait avec une assurance que l’on aurait pu prendre pour de la hardiesse, si la douceur de son regard n’avait démenti cette impression. Elle nous offrit de l’eau. Les quelques paroles qu’elle prononça me firent, malgré la dureté de la langue arabe, l’effet d’une romance. Que dirais-je de plus ? Elle était voilée, mais je ne sais pourquoi je me la figurai très belle et gardai le souvenir de son apparition subite au milieu de la solitude. Elle se pencha comme une naïade sur le bord de la fontaine, bassin carré d’où jaillissaient quelques sources. Son père, le jardinier du lieu, jetait dans l’eau puisée par elle des feuilles d’oranger ; imitant le miracle du patriarche hébreu, d’amère il la rendait potable.

Au milieu de la vaste plaine, la vie semblait s’être concentrée dans ce lieu charmant : les fleurs y abondaient, les insectes bourdonnaient dans l’herbe, des caméléons se tenaient immobiles dans les branches des palmiers, des lauriers, des myrtes ; toute une famille vivait heureuse du produit de cette terre. Les ruisseaux étaient avec raison aux yeux du jardinier le plus bel ornement de l’oasis. Un Arabe montre une source avec autant de fierté que les Parisiens la colonnade du Louvre ; c’est l’orgueil de sa patrie. Les jours de fête, les populations orientales se réunissent sur les bords des fontaines, et jouissent d’un plaisir qui ferait rire chez nous : elles regardent couler l’eau ! Mais ces gracieuses fontaines de Moïse ne sont pas inoffensives ; Abdallah le chamelier, s’y étant baigné, fut pris d’une fièvre violente et de délire. « C’est bien fait, lui dit un de ses compagnons, tu as couché hier dans un endroit fréquenté par les diables sans crier Allah ! » Aussi le pauvre chamelier ne se fit-il pas faute dans sa mésaventure de crier Allah et Mahomet ; heureusement il invoqua aussi notre ami Leclère, qui le guérit.

Nous cheminâmes de nouveau avec la mer à droite, les montagnes. du Tyh à gauche, dans une plaine qui, faisant partie du bassin du golfe, paraît une plage immense. Pour en finir en une fois avec la configuration de la contrée, à partir de Suez, on a deux jours de marche en pays plat ; on entre dans la région montagneuse après la vallée d’El-Amarah, pour traverser ensuite une série de collines et de vallées perpendiculaires à la mer. Ces collines et ces vallées sont produites par les contre-forts ouest de la chaîne du Tyh, et jettent dans le golfe de Suez les eaux de leurs torrens, alimentés seulement par les orages. À mesure qu’on s’approche du but du pèlerinage, les vallées n’ont plus la même direction : on ne les traverse pas, on les suit ; elles ne descendent plus de la chaîne, mais rayonnent du massif du Sinaï, qui est l’extrémité et le nœud de la région montagneuse.

Un large croissant de lune éclaira le lever de notre camp dans l’Ouad-el-Amarah ; la tête de la caravane passa les monticules aux lueurs de l’aube et donna la vie à ces grandes solitudes, en même temps que le soleil leur versait ses premiers rayons. Le fond des vallées, la cime des montagnes, se coloraient de délicieuses teintes lilas, bleues et roses ; l’ombre noire où étaient plongées les parties que le soleil n’atteignait pas relevait encore le tableau. L’ardente lumière du jour effaça ces couleurs et dissipa les subtiles et profondes vapeurs du matin, gaze légère qui s’évanouit avec l’aurore ; mais, à mesure que nous avançâmes, le pays prit de plus en plus un aspect de grandeur imposante. Des pointes de granit émergeaient partout du milieu des sables, les cimes aiguës des montagnes semblaient superposées, les lignes tourmentées se croisaient, s’enfonçaient dans de profondes vallées, dominées par de grandes roches à pic. Ce fut là pour la première fois que je fus saisi de l’harmonie qui existe entre la poésie de l’Exode, poésie émouvante, effrayante même, et cette nature que l’on ne peut contempler sans quelques battemens de cœur.

La rapide allure de nos dromadaires permettait à chacun de nous de varier sa course, de chercher les points de vue, de partir en avant. J’aimais à me trouver seul en face de quelque site dont le caractère particulièrement sauvage semblait dû à un bouleversement récent de la nature. Les roches aux formes les plus bizarres étaient suspendues au flanc des montagnes ou amoncelées dans la vallée. Les plus hautes, dont les vents furieux rongeaient les parties tendres, paraissaient couvertes de blessures, et un ruisseau de sable, rougeâtre comme une poussière sanglante, en découlait. Couché à l’ombre de mon dromadaire accroupi, j’attendais la caravane à l’écart pour jouir du spectacle de cette troupe d’êtres vivans qui venaient animer tout à coup un tel désert. Elle passait brillante de couleurs au pied des murailles de porphyre écarlate ; les échos étaient éveillés par les causeries des Arabes et la voix monotone des guides chantant quelques refrains de leur patrie ; puis je la voyais s’enfoncer dans une gorge, et, menue comme une armée de fourmis, disparaître dans une fente de rocher. Cette fente semblait l’entrée de quelque mystérieux empire, elle aurait inspiré un poète ancien décrivant les portes du Ténare. Le bruit des voix s’éteignait ; la solitude que la caravane venait de traverser comme une apparition me paraissait alors si morne, si désolée, que j’en avais le cœur serré, et je rejoignais à la hâte mes compagnons.

Le soir, je me plaisais à gravir quelque colline élevée pour jouir du coucher du soleil. J’apercevais parfois un lambeau de la Mer-Rouge et les monts d’Afrique, reconnaissables aux reflets d’azur que la mer leur envoie ; puis, abaissant les yeux sur notre camp, je contemplais nos quatorze tentes, les feux qui s’allumaient, nos chameaux déchargés et mis en liberté, paissant les arbustes du désert, les sais dormant près de leurs mules ou de leurs baudets. On aurait cru voir le campement d’un peuple pasteur. Nous poussions devant nous un troupeau de moutons pour notre nourriture, et le nombre des animaux de toute espèce était si grand, que la vallée en paraissait couverte. Jamais aussi pompeuse caravane n’avait visité les moines du Sinaï.

Quoique l’aridité la plus sévère soit le caractère général de la contrée, on rencontre parfois une oasis. Le 18 mars, vers le milieu du jour, nous étions arrivés dans l’Ouadé-Garaundel, l’Elim de la Bible. Au détour d’une colline, nous passâmes subitement du désert dans un bois de tamarix et de palmiers. « Descendez, nous dit-on, nous allons faire boire les dromadaires. » Je cherchais en vain des yeux quelque source, lorsque les saïs et les chameliers se mirent à gratter la terre de leurs mains. Les lapins creusent ainsi leur terrier. La Vallée fut percée de trous comme un crible. Au fond de chaque trou, l’eau se montra, puis les bêtes s’agenouillèrent pour y plonger leur nez. On aurait pu mourir de soif en ce lieu sans se douter que l’on avait une nappe d’eau sous les pieds. Cette nappe explique la végétation, bien que le terrain soit du sable ; mais où sont les soixante-douze palmiers d’Elim ? À peine voit-on de chétifs rejetons. En 1840, Soliman-Pacha donna, dit-on, le dernier coup à leurs descendans. Il ramenait son armée de Syrie par l’Akaba, la famine décimait les rangs : il fit abattre ces arbres, dont les têtes furent mangées par les troupes.

De vallée en vallée, nous arrivâmes le lendemain soir à une nouvelle oasis produite par le puits de Masheb. Deux Arabes y cultivaient un jardin ombragé par un majestueux palmier et quelques arbustes. Le café de l’hospitalité nous y fut offert ; nous goûtâmes quelques instans de repos près de cette eau fraîche, à l’abri de ce feuillage. Les bêtes de selle eurent seules le privilège d’y boire, car le gros de la caravane aurait en un instant tari le puits. On voit que cette contrée n’est pas tellement dénuée d’eau que le voyage y soit très difficile ; une caravane légère n’a besoin d’emporter qu’un petit nombre de barriques.

Le 20 mars, la journée fut particulièrement fatigante. Dans nos petites épreuves, la vigueur du cuisinier Ferdinand excitait notre admiration. La nuit, il préparait les mets du lendemain. Le jour, au lieu de se laisser aller au sommeil sur son âne, il poursuivait les lièvres et les cailles, rares habitans de ce désert : il se flattait même de rencontrer des léopards et des antilopes pour alimenter sa cuisine ; mais il ne réussit à tuer que deux lézards monstrueux, qui pouvaient avoir un demi-mètre de long chacun. L’un était gris, mince et couvert d’écaillés, comme un crocodile ; l’autre vert et flasque : son corps ressemblait à un disque gonflé. Il fallut tous nos effort pour dissuader Ferdinand de nous servir ces horribles animaux. Quant aux arbres qui croissaient çà et là, ils étaient bien en harmonie avec l’ingrate nature par leur feuillage pâle et poudreux, leur tronc noueux et tordu, défendu par de longues épines. Ce sont des mimosa gummifera ; de leurs plaies sort la gomme arabique.

La proclivité du terrain se prononçait de plus en plus. À la fin de ce jour, le 20 mars, nous avions franchi un col, nous descendions l’Ouadé-Berah dans un large et profond couloir entre deux contreforts de granit à pic. Ces contre-forts plongeaient dans une vallée transversale, l’Ouad-es-Sheik, laissant tout à coup à découvert un chaos gigantesque. Je ne saurais rendre la sensation de crainte et d’admiration qui me saisit. L’œil embrassait depuis sa base un massif de montagnes immenses, où l’on distinguait l’écarlate du porphyre, le rouge sombre du granit, la couleur violâtre des assises calcinées par le soleil. Les surfaces polies et brillantes ressemblaient à des torrens de lave menaçans. Les pics hardis s’élançaient vers l’infini, tandis que le pied du mont s’enfonçait dans les sables dorés de la vallée. Sur ses flancs, de profondes déchirures, produites par quelque tremblement de terre, se montraient béantes, et les arêtes de ces déchirures, enflammées par les derniers feux du jour, tranchaient sur les ombres, grands fantômes noirs qui se mouvaient avec le jeu de la lumière. Les teintes les plus ardentes de l’Orient éclairaient l’ensemble de cette horreur sublime. Le Sinaï était devant nous. Le lendemain, nous en gravissions les pentes, laissant à droite le massif du Serbal, sombre géant rival du Sinaï, dont il paraît garder les approches. Chose singulière, à mesure qu’on s’élève, la désolation diminue sans que la nature perde rien de sa sévère grandeur. Les pleurs des rochers forment de petits bassins d’une eau excellente. Je cueillis à mes pieds des phlox, des violettes, des pâquerettes, des ne m’oubliez pas. Nos bêtes se jetaient sur quelques touffes de fraîche verdure, friandise dont elles étaient privées depuis l’Égypte. Au sommet, l’aridité reprend son empire.

Par le col sauvage de Nukb-Hawy, nous atteignons l’Ouad-er-Rahah. C’est là que les Israélites étaient campés pendant que Moïse, au sommet de l’Horeb, recevait la parole de Dieu. Le plateau est encaissé entre les rameaux de la montagne ; ils semblent s’écarter par respect à son extrémité, et laissent isolé un sommet qui s’élève comme une tribune. Quelques archéologues, argumentant de ce que ce pic est vu de toutes parts dans l’Ouad-er-Rahah, remplie par le peuple d’Israël, l’ont désigné comme l’Horeb, tandis que la tradition et les Arabes lui donnent le nom de Sufsafa. De là Moïse a pu voir les Hébreux prosternés devant le veau d’or ; mais ce qu’on appelle généralement l’Horeb, la montagne de Moïse des indigènes, est caché par le Sufsafa. Au pied de l’Horeb se trouve le couvent du Sinaï. Dès que notre caravane fut en vue, les moines saluèrent l’arrivée des princes d’une salve de leurs petits canons ; puis nous vîmes sortir des murs une procession de ces religieux : ils appartiennent à la communion grecque. Leur costume, assez pittoresque, se compose d’une longue robe noire, maintenue à la taille par une ceinture ; leur chapeau cylindrique, évasé au sommet, est recouvert d’un voile noir qui pend sur les épaules ; leur visage, orné d’une barbe majestueuse, est en général d’un assez beau type grec ; il a quelque ressemblance avec les portraits de saint Basile ou de saint Jean Chrysostome. Les religieux venaient se mettre à la disposition de nos chefs pour les guider dans le pays. Un rendez-vous leur ayant été donné chez eux pour le lendemain, nous dressâmes nos tentes, dont le pied fut enterré soigneusement dans le sol pour nous garantir du froid, très vif à ces hauteurs. Le point où nous étions campés est à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la Mer-Rouge, l’Horeb à sept mille cinq cents, le pic de Sainte-Catherine, le plus haut du massif, à huit mille.

Je saluai avec joie le soleil du lendemain, car je me levai à demi gelé. Tout grelottans, nous allâmes au couvent. Le voyageur anglais Stanley a bien rendu l’impression que produit la vue de ce monastère. « Ceux qui ont visité, dit-il, la Grande-Chartreuse du Dauphiné connaissent l’étonnement causé par l’apparition de ce vaste édifice au milieu des montagnes désertes. On éprouve cette impression au centuple devant la demeure des moines du Sinaï. Vous êtes stupéfait d’apercevoir au milieu de cette contrée solitaire des tours massives sur lesquelles flotte le double étendard de l’agneau et de la croix, d’entendre les sons prolongés des cymbales grecques appelant les moines à la prière. La Grèce, ajoute-t-il, a frappé cette colonie de son empreinte ; le visage des religieux contraste avec la face brune des Arabes ; les arbres même du jardin diffèrent de ceux du pays. Ce ne sont point des tamarix, des palmiers ou des acacias, mais les oliviers, les citronniers, les cyprès de l’Attique et de Corfou. »

Les canons retentirent de nouveau à notre approche. Les moines sortirent au-devant des princes, puis nous précédèrent en entonnant des chants religieux. Les simples pèlerins sont introduits dans les murs au moyen d’un treuil qui correspond à une meurtrière ; mais on nous fit entrer par une poterne. Après avoir suivi un bas et étroit, couloir qui serpente entre des piles de moellons, servant à le boucher instantanément en cas d’attaque, nous franchîmes plusieurs enceintes de murailles. Grâce à ce moyen de défense, les Arabes n’ont jamais pénétré dans le couvent. On y garde pour deux ans de vivres, et l’eau est assurée par le beau puits de Gethro, qui se trouve dans son enceinte.

Nous voici au milieu d’un dédale de bâtimens et d’escaliers sans ordre ni symétrie. La petite église s’ouvre : elle est riche, les tableaux byzantins y abondent. Malgré le clinquant de l’or, le pittoresque et le mystère n’y font pas défaut ; la porte de bois sculpté date de Justinien, fondateur du couvent. Le lieu le plus vénéré du couvent est la petite chapelle qui occupe l’emplacement du buisson ardent de la Bible. Vu la sainteté du lieu, les moines nous prièrent de nous déchausser, à l’imitation de Moïse. Dans une demi-coupole s’élève un autel richement orné. Sous l’autel, un bassin d’or d’un fin travail marque le point même où fut le buisson. L’art et la piété se sont réunis pour parer ce sanctuaire. Au milieu de la demi-coupole, une mosaïque remarquable représente la transfiguration du Christ entre Moïse et Élie. Moïse n’a point, dans les tableaux grecs, la face vénérable et patriarcale que nous lui prêtons, mais la figure d’un jeune homme sans barbe, vêtu d’une tunique bleue et d’un manteau blanc. Le fond de la mosaïque est formé, comme dans celles de Sainte-Sophie, de feuilles d’or intercalées entre des lames de verre. L’encens fumait autour de nous ; les nuages à travers lesquels les figures du Christ et des patriarches apparaissaient donnaient un aspect féerique au sanctuaire et disposaient aux pensées religieuses.

De l’église, les moines nous menèrent dans leur réfectoire. Une table de bois, des escabeaux, une autre table, celle-ci de pierre, à un bout de la salle, tel est le mobilier. Un plat de fer-blanc était devant chaque siège et contenait la nourriture des pères, c’est-à-dire des légumes cuits à l’eau, des fruits, du cresson, du pain. Jamais viande ni vin ne doivent pénétrer dans le couvent. La règle est d’une dureté extrême : huit offices ont lieu par vingt-quatre heures, dont deux la nuit ; mais cette vie frugale est si saine et l’air si pur dans ces montagnes ; que les cénobites atteignent un âge fort avancé. Antonio, notre interprète grec et plus tard notre drogman en Syrie, assure y avoir vu un moine de cent vingt-cinq ans. Je laisse cette assertion à sa responsabilité. Le savant Robinson affirme, lui aussi, avoir trouvé au Sinaï un moine de cent six ans[4]. L’un des pères qui nous guidaient paraissait fort vieux, et n’en escaladait pas moins très lestement les marches usées et glissantes des escaliers. On lui demanda son âge en le complimentant sur son agilité : « Quatre-vingt-cinq ans, répondit-il ; je suis heureux d’avoir assez vécu pour présenter mes hommages aux princes français. » Le supérieur de ces moines n’était point le plus âgé, mais le plus jeune ; il avait environ trente ans, et inspirait le respect par un certain air d’autorité. Les hommes choisis pour diriger le couvent ont besoin d’une grande fermeté de caractère, car l’habitation du Sinaï est un dur exil, qui sert de lieu de correction et de maison de santé aux ordres monastiques de l’église grecque.

Après le réfectoire, la bibliothèque ; celle-ci, assez pauvre, renferme cependant quelques beaux livres, bien poudreux, il est vrai. Trois sont célèbres : un petit volume de six feuillets, écrit en grec à la main, avec une admirable netteté et une si grande finesse, que les six feuillets contiennent tous les psaumes de David ; un missel en caractères d’or sur parchemin donné par Théodose au VIIIe siècle ; enfin un célèbre évangile syriaque qui a éveillé l’attention du monde savant.

Au sortir de la bibliothèque, nous nous trouvâmes de nouveau au milieu de l’entassement des bâtimens du monastère. On s’étonne d’y voir une mosquée ; elle fut bâtie au temps de Sélim ; ce subterfuge sauva le couvent de l’invasion musulmane : à l’aspect du croissant, les hordes s’arrêtèrent. En souvenir de cet événement, on ne la détruit pas. « Toujours, nous dirent les pères, la protection de Dieu s’est étendue sur le couvent. Malgré les persécutions et le martyre de près de sept mille cénobites, jamais les richesses ne furent pillées, jamais l’église ni le sanctuaire du buisson ardent ne furent violés. » Aujourd’hui les religieux n’ont rien à craindre. Un revenu de 3 millions de piastres en Roumélie, de grandes terres en Égypte, les présens des souverains de religion grecque, les rendent riches et puissans, et toute la péninsule leur appartient au moins nominalement. Cette possession date de Mahomet. Le prophète n’avait pas encore soumis l’Arabie à sa croyance et à ses lois, lorsqu’il vint à la montagne de Moïse pour vénérer la mémoire de ce patriarche. Il y reçut des moines un accueil hospitalier et leur témoigna sa reconnaissance. « Si vous devenez puissant, dirent-ils, que nous donnerez-vous ? » Mahomet noircit sa main et frappa de son empreinte une peau de gazelle en s’écriant : « Je vous donne tout ce que vous demanderez dans cette peau. » L’imposition de la main tenait lieu de signature. Les religieux tracèrent sur le blanc seing ces mots : « la péninsule du Sinaï. » Ce singulier titre de propriété est à Constantinople, et, exemple unique dans les couvens chrétiens, le souvenir du prophète est resté cher aux moines[5].

Après ces explorations diverses, on nous invita à prendre du repos dans la chambre réservée aux étrangers. Des limonades et des confitures nous furent offertes ; mais nos mules nous attendaient à la poterne, et bientôt nous entreprîmes l’ascension de l’Horeb sous la conduite des pères. On peut suivre jusqu’à trois quarts d’heure du sommet un chemin taillé en lacet sur les flancs du mont par les ordres d’Abbas-Pacha. Ce prince sauvage et fanatique, pour échapper aux regards des Européens, qu’il abhorrait, s’était pris de passion pour le désert. Dès son avènement, il s’y était bâti un palais, l’Abbassieh, qui fut le point de départ de notre caravane. Se jugeant trop près encore du Caire, il se réfugia dans une forteresse située entre cette ville et Suez ; bientôt il résolut d’élever un nouveau palais au Sinaï. Cette résolution étrange lui fut inspirée, dit-on, par une arrière-pensée politique. Voulant fermer l’Égypte à l’Europe, la rendre indépendante de la Turquie, il visait à se concilier les tribus de l’Arabie, et, s’il échouait dans ses folles entreprises, à se créer un refuge parmi elles. Ce projet fut exécuté à la turque ; les Bédouins et leurs chameaux, mis à contribution, commencèrent, à travers mille difficultés, à percer une route de Tor au sommet du Sinaï. Les animaux périrent par milliers : les Arabes furent décimés par la fatigue et la famine. Ceux qui restent conservent de ce travail le souvenir d’un fléau. Singulière manière de se les concilier ! Y eût-il réussi, il suffit d’avoir traversé l’Orient pour savoir qu’une victime de la fortune est frappée par Dieu aux yeux des populations fatalistes, et ne trouve pas d’asile. Les tribus du nord de l’Arabie, aujourd’hui abruties par la misère, auraient aisément livré Abbas au plus offrant. Heureusement pour l’Égypte, la mort le surprit à Benha, sur le Nil. Il ne travailla au Sinaï que pour les pèlerins, qui lui doivent un chemin sur le granit.

Nous laissâmes nos mules près des ruines d’un ermitage consacré à Élie, qui, fuyant la colère de Jézabel, vint habiter ces montagnes ; puis nous gravîmes sans difficulté jusqu’au sommet du pic, où s’élèvent une petite mosquée et une chapelle consacrée à Moïse. J’avais été frappé, depuis l’Ouad-el-Amarah, de l’harmonie de la nature avec la poésie de l’Exode. Je le fus davantage en présence du tableau que l’on embrasse du haut de l’Horeb ; on distinguerait à la rigueur les sites où les principaux drames bibliques eurent lieu. Nous avions sous les yeux, pour suivre l’itinéraire des Israélites, mieux qu’une carte, le panorama du pays lui-même.

L’ensemble de la région montagneuse paraît une mer de granit en fusion dont les vagues immenses auraient été suspendues dans les airs par un refroidissement subit. C’est bien là le digne berceau de l’âpre législation des Juifs. L’aspect de la contrée dut aider puissamment Moïse à leur inspirer une religieuse terreur de leur Dieu. L’on pourrait même voir dans cette nature tourmentée, extraordinaire, une image physique de la destinée agitée, surnaturelle, du peuple unique, — dans cette solitude la plus profonde, la plus dénuée d’habitans de tous les déserts d’Orient, comme un emblème de la solitude morale dans laquelle ce peuple devait vivre au milieu des autres nations.

L’horizon avait moins de sévérité. Nos yeux pouvaient se reposer sur les eaux bleues de la Mer-Rouge, sur les steppes grisâtres de l’Egarement, qui s’étendent jusqu’en Palestine. À l’est et à l’ouest se développaient les rives dorées de l’Égypte et celles de l’Hedjaz, étincelantes de blancheur. Près de nous, notre attention était attirée par des scènes vivantes et pittoresques. Une partie du personnel de notre caravane et quelques moines venaient de nous rejoindre. Une troupe de jeunes Arabes demi-nus et presque noirs arriva en bondissant sur les roches glissantes, et ils se mirent à mendier. De loin, on les aurait pris moins pour des êtres humains que pour des animaux particuliers à ces montagnes. Il y avait dans la foule qui nous environnait un tel mélange de types, de costumes et de couleurs, que des hommes de toutes les nations de la terre semblaient s’être donné rendez-vous en cet instant au sommet de l’Horeb.

Les musulmans surtout, plus démonstratifs, sinon plus fervens que les chrétiens, avaient une fort dévote attitude. Nos serviteurs turcs et nos chameliers se prosternaient devant un rocher dans une cavité duquel Moïse, dit la tradition, cacha sa tête et vit passer la gloire de l’Éternel[6] ; ils se frottaient les mains et les joues sur la pierre pour les sanctifier. Quelques pas plus loin, ils s’assemblaient avec tous les signes d’un profond respect devant un autre roc, sur lequel semblait gravée l’empreinte d’un pied de chameau. Cet animal, véritable Pégase de l’islamisme, transportant son maître en une nuit de La Mecque à Jérusalem, aurait frappé de son pied la montagne de Moïse. Le Sinaï moderne offre cette particularité : toutes les légendes postérieures à l’Exode sont chrétiennes ou musulmanes. On ne voit dans la région nulle trace de la religion juive. Jamais Israélite n’y vient en pèlerinage, fait curieux qui paraît avoir sa cause dans l’Écriture sainte. Celle-ci a toujours distrait de l’Horeb l’attention des Hébreux pour la reporter tout entière sur la montagne de Sion. La chapelle et la mosquée sont les seuls monumens élevés sur l’Horeb à la mémoire du patriarche législateur.

La nuit fut glaciale. L’immobilité sous la tente augmentant la souffrance, je sortis et vis un spectacle émouvant. Il n’y a pas d’admiration assez grande pour une belle nuit de ces pays. Le ciel, presque violet, était radieux d’étoiles et paré d’un croissant de diamans. Les rochers du Sinaï ajoutaient au tableau l’aspect de leurs formes bizarres et la magie des souvenirs. Je me promenai dans le camp. Nos Arabes, enveloppés dans des abbaïls insuffisantes pour les garantir du froid, s’étaient couchés autour d’un grand feu de tamarix, dont les lueurs éclairaient en tremblotant leur face endormie et se projetaient sur le granit rouge des montagnes ; d’autres reposaient contre leurs animaux, empruntant leur chaleur. Les chameaux, monstres que la nature semble avoir ébauchés, paraissaient dans la nuit autant de rocs informes. Je rentrai et je dormis tant bien que mal quelques heures. Le lendemain, on cassa de la glace sur nos barriques d’eau. Pour nous réchauffer, nous gravîmes le pic de Sainte-Catherine. Le sentier suit d’abord un ravin pierreux. Devant un bizarre rocher de granit gris, haut et large de trois mètres environ, percé par une ligne circulaire d’étranges orifices naturels, le moine qui nous guidait nous arrêta. « Voici, dit-il, la roche que Moïse frappa de sa verge ; voyez ces bouches béantes dans la pierre, par là l’eau s’échappait. Elle ne coule plus, nos péchés en sont cause. » Cette roche se distingue par son aspect de toutes celles qui garnissent le fond du ravin : cependant il en existe de semblables au flanc de la montagne ; mais respectons la tradition. Dans la pierre se nourrit une plante épineuse dont je cueillis une tige, souvenir de mon pèlerinage.

Nous atteignîmes ensuite un petit couvent désert, celui des quarante martyrs, cénobites massacrés par les Arabes aux temps des persécutions. C’est une oasis de grenadiers, d’amandiers, de cyprès et d’oliviers arrosés par un ruisseau. Au sommet du pic, nous embrassâmes un panorama un peu plus étendu qu’au sommet du mont Horeb ; mais les impressions y sont les mêmes. De ces hauteurs, la Mer-Rouge paraît un grand fleuve dont les deux golfes seraient les affluens. On distingue nettement la carte de la péninsule. En jetant les yeux vers Suez, on peut se représenter le peuple hébreu à son origine, sortant de captivité, puis se reporter à l’époque de sa plus grande prospérité, en dirigeant ses regards vers l’Akaba, port de Salomon sur la Mer-Rouge. Le moine abrégea notre contemplation en nous servant sur le plus haut rocher un régal d’œufs durs, d’oignons crus ; d’olives, d’oranges, de fromage et de pain bis, produit du couvent ; mais tout à coup des nuages s’avancèrent du nord en roulant sur eux-mêmes ; il fallut descendre, pour n’être pas surpris et enveloppés. Ces nuages amenèrent une obscurité épaisse à la chute du jour, et nous dûmes regagner le camp à la lueur des torches.

Les questions que nous fîmes aux religieux, pendant notre séjour au Sinaï, sur l’ancien état de la contrée amenèrent des réponses qui nous révélèrent trop clairement l’ignorance complète de ces vénérables solitaires. Établis dans ce couvent depuis des siècles, ils n’ont recueilli aucun document sur la géographie, la géologie, l’histoire de leur patrie adoptive. C’est un spectacle affligeant de voir ces moines paralysés par l’ignorance, cette lèpre de l’église orientale. Un livre n’est-il pas grec, ils ne savent en quelle langue il est écrit. En nous présentant leur Évangile syriaque, « c’est un manuscrit arabe, » nous dirent-ils. Mourad-Bey dut les détromper. Ils vivent au milieu des Bédouins. À peine un ou deux d’entre eux balbutient quelques mots de leur idiome. À cette indolence d’esprit, ils joignent une indifférence coupable. « Vos Arabes seraient-ils rebelles au christianisme ? demandait au supérieur le célèbre voyageur Robinson. — Non, ils l’embrasseraient volontiers, s’il leur assurait du pain. » Et cependant les pères ne songent à rien moins qu’à convertir les Arabes : singulière insouciance chez des moines qui, par de dures pratiques, semblent proclamer leur enthousiasme religieux. Chez eux, l’ascétisme même est aveugle. Quand l’un est saisi d’une sainte ardeur, il prend au hasard une peinture religieuse, s’enfuit dans la montagne, et vit en ermite sous un rocher, mangeant des dattes et des racines ; il s’abandonne à Dieu et meurt dans son ermitage. Le tableau disparaît avec lui. Ainsi se perdent des chefs-d’œuvre byzantins.

Pour avoir quelques notions sur l’histoire de la péninsule du Sinaï, il faut comparer les travaux de l’antiquité et ceux des savans modernes. L’éclat de l’Exode relègue dans l’ombre les temps antérieurs et postérieurs à cet épisode de la Bible,. Il paraît cependant qu’avant la venue des Hébreux, le Sinaï était vénéré et nommé la montagne de Dieu par les Amalécites. On attribuait à ses sombres rochers les honneurs de la présence divine ; on n’osait les gravir, les nomades même évitaient les pâturages des vallées qu’ils dominaient[7]. Les tombes de Surabit-el-Khadim, quelques monumens égyptiens dont on voit les restes en ces lieux, paraissent dater d’une ère antérieure à l’Exode. Quand les Juifs eurent quitté la péninsule, elle appartint aux Iduméens, peuple de navigateurs et de commerçans, habitans de l’Arabie-Pétrée. Les Phéniciens y possédèrent aussi des postes commerciaux, Tor et Feiran. Le premier était un point de relâche pour leurs vaisseaux, qui sillonnaient la Mer-Rouge à la recherche des perles et rapportaient les produits de l’Inde ; le second, situé dans l’ouadé de ce nom, près du Serbal, devait être un centre d’exploitation pour des mines de cuivre et de turquoises, aujourd’hui perdues. La rivalité entre ces peuples de marchands amena des guerres dont les péripéties inconnues durent exercer quelque influence sur le sort de la péninsule.

Les Iduméens tinrent aussi en échec la puissance des Juifs. Sous David et sous Salomon, ils furent soumis, leurs ports sur la Mer-Rouge devinrent des dépendances de Jérusalem ; mais après le schisme et l’affaiblissement du royaume de Juda ils s’emparèrent même du sud de la Palestine. Plus tard, Rome les soumit à son empire. Depuis la conquête des Romains, l’histoire de la péninsule du Sinaï est inconnue jusqu’à l’ère chrétienne. À partir du IIIe et du IVe siècle, l’Égypte, surnommée la mère des anachorètes, parce qu’elle en fut peuplée la première, envoie de nombreux cénobites au Sinaï. La tradition fait remonter la fondation du couvent actuel à Justinien. Il le fit élever sur la place où une petite église avait été bâtie par Hélène. À l’exemple des anciens souverains de l’Égypte, qui défendaient leurs frontières par des temples fortifiés, Justinien construisit du même coup un couvent et une citadelle[8]. Du Ve au VIIe siècle, plusieurs évêques du Sinaï se distinguèrent dans les conciles par leur talent de controverse religieuse ; mais peu à peu le couvent de Justinien acquit de l’importance, probablement parce qu’il était fortifié : Feiran était tombé en ruiné, sans même laisser d’histoire. Le couvent devint donc le siège de l’évêché et la seule habitation des moines jusqu’à nos jours. Aujourd’hui le prélat est un des quatre archevêques de l’église grecque indépendans. Il ne réside plus au Sinaï, et n’y vient que rarement.

Durant les derniers instans de notre séjour, nous nous dispersâmes dans les ravins environnans. Nous cherchions à graver dans notre mémoire l’aspect de ces paysages étranges. On se croirait moins sur la terre que dans une province des enfers ou sur les débris d’une planète éteinte. A. côté de cette scène de désolation se présentait toujours une scène de misère. Les mendians nous poursuivaient. Serfs du couvent ou nomades de la péninsule, ces hommes, décimés par la famine, passent leur vie, comme les animaux, à chercher leur nourriture. Les plus âgés sont tellement amaigris et altérés, que l’on se refuse à reconnaître son semblable dans ces spectres humains. Ils reçoivent quelque subsistance du monastère, se mettent comme guides au service des voyageurs, les pillent à l’occasion, vendent un peu de charbon d’acacia au Caire, et s’entretuent pour se disputer les dattes des rares oasis. L’attrait du Sinaï n’est pas dans les hommes qu’on y rencontre, mais dans le spectacle de la nature.

Notre camp était assis depuis trois jours et trois nuits au pied, de l’Horeb. Nos chefs donnèrent le signal du départ le 24 mars. Dans la matinée, les moines vinrent recevoir leurs présens et nous apporter quelques souvenirs, entre autres une boîte de manne, sorte de gomme d’un goût sucré, qui se forme sur les branches du turfa ou tamarix mannifera après la piqûre d’un insecte. Cette substance, fort estimée des indigènes, est presque vénérée par les moines et les pèlerins ; ils voient en elle la manne de la Bible. Elle devient très rare.

En descendant les pentes du Sinaï, nous marchions vers Jérusalem, où nous devions arriver dans les premiers jours d’avril. Nous passâmes de nouveau près du Serbal, et nous jetâmes un regard d’adieu à la vallée de Berah, d’où nous avions contemplé pour la première fois l’ensemble de la montagne sainte. Nous prîmes l’ouest et fîmes halte dans l’Ouadé-Feiran. Au Sinaï, on peut varier son itinéraire. La route que nous suivîmes au retour est la plus belle. Les montagnes présentent le même caractère de sauvage grandeur. La monotonie de la désolation est coupée par la charmante oasis de Feiran, et l’on a l’avantage de suivre une journée de plus les bords de la Mer-Rouge. Nous fîmes halte dans l’oasis, qui doit ses palmiers et sa végétation puissante aux bienfaits d’un ruisseau. Une troupe de pauvres Arabes nous entoura. L’un d’eux raclait d’un archet grossier deux cordes tendues sur un bois creux. Cette musique un peu monotone ne manquait pas de douceur, elle était même en harmonie avec le frémissement des palmiers sous l’effort de la brise et le bourdonnement des insectes. Le groupe qui nous environnait avait une apparence presque biblique. Ce ne sont pas les cheiks orgueilleusement drapés dans leur abbaïl brune et blanche et chaussés de bottes rouges qui me représentent les compagnons de Moïse ; je retrouve plus volontiers les anciens Israélites dans ces pauvres nomades vêtus d’une simple tunique serrée par une ceinture, les jambes et les pieds nus. C’est sur l’Arabe indigent qu’il faut chercher l’antique costume des Hébreux. Lorsque l’industrie européenne aura porté les derniers coups à l’industrie orientale agonisante, on verra les cheiks tenir leurs robes des fabricans de Paris ou de Londres, qui peut-être en changeront la coupe à leur guise et inventeront des modes nouvelles ; mais la simple tunique du pauvre, filée et tissée par sa femme avec la laine de ses moutons ou de son chameau, ne variera jamais. Aussi doit-on dire avec M. Eugène Fromentin, qui a finement compris le côté pittoresque de l’Orient : « Devant la demi-nudité d’un gardeur de troupeaux, je rêve assez volontiers à Jacob ; j’affirme au contraire qu’avec l’abbaïl de Syrie ou le burnous saharien un peintre ne représentera jamais que des Bédouins. »

La halte se prolongeait, je m’endormis sous un arbre. Au réveil, je fus étonné de me trouver au milieu de la verdure, tant j’avais pris l’habitude du désert désolé de la péninsule ; mais l’oasis disparut, notre caravane suivit l’Ouadé-Mokatteb ou vallée écrite, ainsi nommée à cause des célèbres et mystérieuses inscriptions sinaïtiques que l’on n’a pu encore déchiffrer. Enfin nous débouchâmes sur la Mer-Rouge. Durant un jour, la plage fut notre route, la recherche des coquilles notre distraction. En Orient, on dit « coquilles de la Mer-Rouge, » comme on dirait « lames de Damas. » Le rivage en est couvert ; beaucoup sont très grandes et très brillantes : elles entrent en partie dans la composition des collines. Le pied de celles-ci, miné par la mer, laisse échapper des torrens de coquillages recouverts de terre blanche, qui ressemblent de loin à des ossemens.

Trois jours après, nous franchîmes la baie de Suez. Un train spécial du vice-roi nous attendait. La locomotive, entièrement dorée, paraissait en marche un soleil roulant. Passer de la selle d’un dromadaire dans un wagon, telles sont les surprises que l’Égypte moderne réserve au voyageur. On a pu les remarquer dans ce récit. Le travail européen sur le parcours du canal maritime transforme non-seulement l’Orient physique, mais l’Orient moral. Un instant avant d’apercevoir des traces de colonisation, vous regardez d’un œil calme l’horizon du désert. Tant de peuples errans l’ont traversé sans y laisser de vestiges, que cette nature semble immuable. Vous vous laissez aller peut-être à des pensées de molle indolence, si contagieuses sous le ciel et dans la société du pays. Tout à coup apparaît une cabane, un jardin cultivé, des ouvriers vêtus, comme ceux de France, du pantalon bleu, de la chemise aux manches relevées. La nature change subitement d’aspect. Elle paraissait maîtriser l’homme, maintenant l’homme la maîtrise et l’asservit. Cette petite colonie n’est-elle pas comme le sceau de l’Europe imprimé sur le vieil Orient ? Et l’Europe possède une telle exubérance de forces, un souffle de vie si puissant, que l’imagination voit aussitôt des canaux au milieu des sables, des cités dans le désert ; le ciel est noirci par la fumée des hauts-fourneaux ; une animation prodigieuse, un bruit confus et immense s’élève du sein de la solitude.

Après avoir fait vingt pas au midi de Suez, on a remonté le cours des siècles. L’Orient, tourmenté par le génie bruyant, fiévreux, infatigable de l’industrie, disparaît ; le véritable Orient s’ouvre silencieux comme un tombeau, immobile, impassible comme un sphinx. Le présent s’anéantit, l’imagination ne se nourrit plus que de souvenirs ; on rêve aux compagnons de Moïse et aux premiers anachorètes chrétiens ; l’esprit puise dans la vue de ces montagnes saintes,. dont les formes, les couleurs ont un caractère bizarre et inconnu, une sorte d’exaltation et l’oubli du monde. Plein de songes sur le passé, plein d’impressions religieuses, vous descendez de ces hauteurs. À Suez, le coup de sifflet d’une locomotive vous rappelle à la vie moderne. La chute est rude ; mais heureux les pays qui peuvent montrer au voyageur de grandes œuvres naissantes auprès de grandes œuvres achevées ! Heureuse l’Égypte, qui, singulièrement apte à devenir le foyer des idées nouvelles, n’a jamais vieilli malgré l’antiquité de son histoire !

Ce fut au Caire, dans le palais de Kasr-el-Nil, que Saïd-Pacha reçut les adieux de nos chefs et les témoignages de leur reconnaissance. Au milieu des grands souvenirs recueillis par nous dans ce voyage, il en est un qui se mêle à tous les autres, celui de l’hospitalité royale, éclatante, offerte par ce prince généreux à d’illustres exilés. Saïd-Pacha montrait ainsi qu’il n’oubliait pas à quel gouvernement ses états sont redevables de leur prospérité. Par sa ferme attitude, il faisait preuve d’une noble indépendance de caractère, exemple rare aujourd’hui, même en des pays plus puissans et plus civilisés que l’Égypte.


LOUIS DE SÉGUR.


  1. Voyez la Revue du 1er mai 1861.
  2. Une tempête sévit durant notre séjour au Caire. Onze personnes périrent dans les rues sous les débris de maisons.
  3. Ancien palais d’Abbas-Pacha.
  4. Robinson, Biblical Researches.
  5. Il y a au Sinaï vingt-quatre pères et près de soixante-dix frères servans, sans compter un millier de serfs musulmans, vivant, à la manière des Arabes, dans la montagne. Ces serfs sont d’origine chrétienne ; ils descendent de familles valaques et égyptiennes envoyées par Justinien pour servir le monastère.
  6. Exode, chap. XXXIII, versets 21, 22, 23.
  7. Voyez l’historien Josèphe.
  8. Stanley, Sinaï and Palestine. Comte de Laborde, Arabie-Pétrée.