Une Excursion dans l’Oued-Rir

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Une Excursion dans l’Oued-Rir
Revue des Deux Mondes3e période, tome 51 (p. 443-453).
UNE EXCURSION
DANS
L'OUED-RIR

Dès qu’on prononce le mot de Sahara, on s’imagine un immense désert de sable, brûlé par les rayons d’un soleil ardent, sans végétation, sans habitans, sans culture. C’est là assurément une idée assez fausse, au moins pour le Sahara algérien. Peut-être, au-delà d’Ouargla, est-il des espaces déserts où l’on chemine pendant cinq, six, huit jours, sans rencontrer d’autres traces de vie et de civilisation que quelques puits où vont boire les chameaux des caravanes. Mais dans le Sahara algérien il n’en est pas ainsi. Dans cette vaste région se trouvent de place en place, et à des distances relativement peu considérables, des oasis fertiles et peuplées.

Nous ne prétendons pas assurément que le Sahara est une terre féconde, qu’on peut y planter des arbres, y appeler des colons, y construire des villages. Nous disons seulement que cette région, qui dans l’opinion de beaucoup de Français est condamnée par la nature à une stérilité fatale, contient des parties extrêmement fertiles, et dont la fertilité, grâce aux courageux efforts de quelques-uns de nos concitoyens, militaires ou civils, peut très rapidement devenir supérieure à celle des plus belles contrées de l’Algérie.

Si l’on jette les yeux sur une carte de l’Algérie, on verra que la région septentrionale de l’Afrique peut être divisée en trois zones parallèles. Une première zone est celle du littoral méditerranéen. Puis, soit tout près du littoral, comme à Bougie et à Bône, soit à quelques kilomètres au-delà, comme au sud d’Alger, s’élèvent des montagnes de hauteurs diverses, plus ou moins parallèles à la mer. Ces massifs montagneux sont interrompus par des plaines situées à une forte altitude, et qu’on appelle les hauts plateaux. Ces hauts plateaux à leur tour se terminent par des montagnes dont la pente est dirigée vers le centre de l’Afrique, c’est-à-dire vers le Sahara. Il suit de là que les fleuves ou rivières qui prennent leur source dans les hauts plateaux et dans la région montagneuse, descendent, les uns au nord dans la région méditerranéenne, les autres au sud dans la région saharienne.

Une autre conséquence de cette disposition du sol est que le climat, la faune et la flore diffèrent dans les trois régions. Le voyageur qui traverse l’Algérie du nord au sud rencontrera d’abord la zone du littoral, avec son caractère essentiellement méditerranéen ; des oliviers, de la vigne, des orangers, des aloès, comme à Blidah, Alger, Oran. Là les palmiers sont rares et les dattes mûrissent mal. Un climat doux et chaud y règne, même en hiver. Au contraire, dans les hauts plateaux, dans les montagnes de la Kabylie, de l’Aurès, etc., comme à Saïda et à Batna, l’olivier et la vigne poussent mal ; dans les hivers rigoureux, comme celui de 1882, il tombe beaucoup de neige, et le froid y est parfois extrêmement vif. Au-delà de ces montagnes, l’aspect du pays, le climat et la faune se transforment presque subitement. La température y est, en été, par suite de l’extrême chaleur, difficilement supportable pour l’Européen, alors qu’en hiver elle descend plus bas que celle des régions méditerranéennes. La vigne et l’olivier sont remplacés par le dattier. Nulle végétation ne couvre le sol dénudé ; et on n’observe, à part quelques maigres touffes de lentisques, de verdure que dans les oasis, qui, de place en place, interrompent l’implacable monotonie des pierres et du sable.

Quelquefois la transition entre les deux zones est lente ; quelquefois elle est très brusque. On pourrait citer à cet effet l’exemple bien connu des gorges d’El-Cantara. Du côté de Batna, des ifs, des oliviers, quelques maisons européennes, abritées au pied de la montagne. Mais, si l’on suit la route qui entaille profondément le massif montagneux, fissure naturelle entre des blocs énormes, le spectacle change tout à coup. C’est une vaste étendue de sable qui s’offre au regard, alors que, pour se reposer de cette vue désolante, on a sous les yeux, tout près de soi, une oasis verdoyante hérissée de beaux palmiers. Il n’y a pas cent mètres de distance entre ces deux paysages si différens, et ce qui rehausse encore le contraste, c’est qu’au milieu de l’oasis est un village arabe, composé de maisons bâties en troncs de palmier et en boue, comme sont les villages du Sahara et probablement ceux du centre de l’Afrique. Qu’il s’agisse d’El-Cantara, de Biskra, de Laghouat, d’El-Oued ou d’Ouargla, l’aspect d’une oasis est toujours le même ; et il n’y a que les oasis où puisse croître une végétation quelconque. Sous le soleil ardent de l’Afrique, alors que, pendant de longs mois, nulle goutte de pluie ne vient imbiber le sol, il faut, pour qu’une plante vive, que ses racines soient irriguées par une eau abondante. Il semble que la meilleure définition qu’on pourrait donner de l’oasis serait de dire que c’est un marécage. L’oasis est un marécage au milieu d’une région aride, et cette humidité, qui dans nos climats serait funeste à la vie des plantes et ne permettrait que le développement des espèces aquatiques, est absolument nécessaire à la prospérité des dattiers.

On connaît le dicton arabe : « Les pieds dans l’eau et la tête dans le feu. » Il faut, pour qu’un palmier porte des fruits, une quantité d’eau considérable. On a calculé que, pour suffire à l’irrigation de dix palmiers, il fallait environ trois litres d’eau par minute. Plus la quantité d’eau dont on dispose est considérable, plus les palmiers prospèrent, plus les dattes sont sucrées et abondantes. Si les dattes de l’Oued Souf sont si succulentes et préférables assurément à toutes les autres, c’est que, dans l’Oued Souf, à quelques mètres au-dessous du sol, se trouve une nappe d’eau dans laquelle sont constamment plongées les racines des arbres. L’eau, pour le palmier, est une condition d’existence indispensable, et dans toute l’Afrique septentrionale, il n’est de végétation que dans les oasis. L’Égypte, dont la fertilité est presque miraculeuse, n’est à vrai dire qu’une longue oasis, placée à droite et à gauche de son fleuve bienfaisant. Cette admirable contrée n’est qu’un don du Nil, comme l’avait si bien dit le vieux Hérodote. Dans la Tripolitaine, en Tunisie, au Maroc, dès qu’on a dépassé le littoral, c’est toujours sous le même aspect que se présente la végétation. Au milieu du désert, dès qu’il y a de Veau, il naît une végétation, et cette végétation est d’autant plus puissante que la quantité d’eau qu’elle trouve est plus abondante.

Ainsi, ce qui fait la stérilité du désert, ce n’est pas l’absence de terre végétale ni l’abondance du sable ou des pierres ; c’est le manque d’eau. Dans ce Sahara qui semble maudit par la nature, dans cette étendue désolée, mer de pierres et de sables brûlans, dès qu’une petite source apparaît, aussitôt, comme par miracle, la verdure naît alentour ; des oiseaux viennent y boire. ; des arbres croissent et fournissent une ombre protectrice. Mais bientôt la petite source, s’infiltrant dans le sable, absorbée par les rayons du soleil, disparaît. De nouveau renaissent la stérilité et l’impuissance. L’eau est nécessaire à la vie, et dès que cette eau cesse de couler, toute vie s’éteint.

Il suffit d’avoir voyagé quelques jours dans le Sahara pour comprendre cette toute-puissance de l’eau. Ce sont les sources et les puits qui marquent les étapes. Souvent même ces puits ne sont pas sur la ligne directe. Aussi la route des caravanes fait-elle d’ordinaire d’assez longs détours, qui lui sont, pour ainsi dire, imposés par L’existence de tel ou tel puits, de telle ou telle source.

L’Oued-Rir, parmi les autres régions du Sahara, est recommandable par la grande quantité d’oasis. Tout se passe comme s’il y avait, d’Ouargla au chott Melrir, un fleuve souterrain dont les eaux vont s’écouler dans le grand chott, et qui, s’échappant de place en place des entrailles de la terre, va porter à la surface la fécondité. De là peut-être cette succession d’oasis qui, à peu de distance l’une de l’autre, suivent la route directe qui va d’Ouargla à Ourir. D’Ourir à Biskra, c’est le désert dans toute sa sécheresse et sa stérilité. D’Ourir à Ouargla, sur une étendue de près de 250 kilomètres, le désert est interrompu par des puits ou des sources, autour desquelles viennent croître les palmiers.

Quelques-unes de ces sources sont naturelles ; d’autres, au contraire, et les plus nombreuses, ont été creusées par la main de l’homme. Ici nous touchons à une des questions les plus importantes, la plus importante même de la civilisation européenne dans le Sahara, c’est-à-dire à la création des puits.

Depuis longtemps les populations clair-semées qui vivent dans le désert ont su utiliser une des plus merveilleuses propriétés de leur sol. Cette terre, dont la surface est si aride, contient dans ses profondeurs des nappes d’eau considérables, il suffit de déchirer la croûte plus ou moins épaisse qui les recouvre pour faire apparaître cette eau bienfaisante. Ces nappes d’eau souterraines ne sont pas spéciales au Sahara. On les retrouve dans les autres déserts. Il est probable qu’autrefois, à des époques extrêmement reculées, les habitans de la haute Égypte avaient su creuser le sol pour en faire jaillir l’eau. Comme le dit avec raison M. Charles Martins, dans un travail excellent qui a paru ici même (1er août 1864), la légende de Moïse faisant, dans la péninsule de Sinaï, sortir l’eau en frappant le rocher avec sa baguette, n’est qu’une fiction poétique créée par l’imagination orientale pour expliquer quelque chose comme le creusement d’un puits. « Vous frapperez la pierre, dit le Seigneur à Moïse, et il en sortira de l’eau, afin que le peuple ait à boire. »

De nos jours, ce miracle biblique se répète incessamment, et il suffit de frapper la pierre pour qu’il en sorte de l’eau. Avant l’invasion française, les Arabes avaient institué une sorte de compagnie d’ouvriers mineurs qui savaient piocher dans le sable, protéger les parois de l’entonnoir ainsi formé avec des troncs de palmier, et arriver enfin jusqu’à la limite où coule la nappe souterraine. Ce n’étaient là que des moyens grossiers ; car, dans ces conditions, bientôt le sable retombe et comble le puits, et l’eau ne jaillit jamais, ni aussi limpide, ni aussi abondante que lorsqu’on emploie les procédés perfectionnés que l’industrie européenne sait mettre en usage. C’est au colonel Desvaux, qui, au mois de novembre 1854, pénétra au sud de Biskra, dans l’Oued-Rir et à Tougourt, que revient l’honneur d’avoir le premier entrepris la création des puits artésiens. Un an et demi à peine après que l’armée française fut entrée dans la ville principale de l’Oued-Rir, un puits avait été creusé. C’est dans l’oasis de Tamerna que le premier puits artésien français a été établi, et c’est à la date mémorable du 17 juin 1856 que, pour la première fois, l’eau d’un puits français a fécondé une des oasis, du Sahara.

Mais ce n’était que le commencement d’une grande œuvre. Depuis cette époque, grâce au zèle persévérant de quelques officiers, M. Lehaut, M. Zickel, M. Auer, M. Lillo, M. Bourotte, M. Cenvot, et bien d’autres encore, grâce à l’activité de M. Jus, ingénieur civil, qui, depuis 4856, a été le directeur de la plupart des sondages effectués, il y a maintenant, dans tout l’Oued-Rir, quantité de puits artésiens qui débitent des masses d’eau considérables, et qui, par conséquent, y apportent la fécondité. On peut admirer la fertilité naturelle de certains pays qui produisent sans que l’homme ait d’autre effort à faire que de semer et récolter ; mais je ne sais si cette fertilité saharienne, due uniquement au génie de l’homme, n’est pas plus admirable encore. L’homme a pu, en effet, par sa science et sa patience, donner la vie au désert aride, créer des oasis et des forêts, là où il n’existait que le sable.

Que de journées de travail, que de labeurs, que d’efforts, souvent stériles en apparence, ont été nécessaires ! Ceux-là seuls qui ont dirigé de pareils travaux peuvent le savoir. Tantôt c’est le sable qui, retombant sans cesse, comble le puits à mesure qu’il est formé, tantôt c’est une roche, qui, par sa résistance, n’est que difficilement entamée par les appareils forateurs. Et si quelque instrument nécessaire est brisé ou mis hors d’usage, il faut attendre longtemps, par suite des distances énormes et des difficultés de transport, pour qu’il soit remplacé par un appareil nouveau envoyé de la métropole. Ici, à Paris, au milieu des facilités de vie qu’une longue civilisation nous a données, il sera bon parfois de penser qu’il est des hommes dévoués, consacrant, loin de leur pays et pour leur pays, toutes leurs forces à cette œuvre ardue, mais féconde. Quelques soldats, dirigés par un officier et un ingénieur, vont, pour de longs mois, s’établir loin de tout centre civilisé, et, malgré les rigueurs d’un climat quelquefois glacé et plus souvent torride, travailler sans relâche à faire jaillir à la surface l’eau cachée dans les profondeurs de la terre.

Quelques chiffres indiqueront[1] mieux que toute considération les progrès qui ont été réalisés. En 1856, il y avait, dans l’Oued-Rir, 282 puits artésiens arabes. En 1880, il y avait 434 puits artésiens arabes et 59 puits artésiens français. Les puits artésiens de 1856 donnaient 250 hectolitres d’eau à la minute, tandis que la totalité des puits artésiens de 1880 donnait 1,776 hectolitres à la minute.

En même temps que l’eau, on voit se développer des plantations de palmiers. En 1856, il y avait 360,000 palmiers dans l’Oued-Rir : il y en avait 518,000 en 1880. Encore faut-il faire remarquer qu’aujourd’hui, dans beaucoup d’oasis, les plantations de palmiers sont toutes récentes, de sorte qu’elles n’entrent pas dans le calcul. On peut prévoir pour les années qui suivront une augmentation beaucoup plus considérable que celle que nous indiquons ici.

Comme la moyenne de la production annuelle d’un dattier est d’environ 15 kilogrammes de dattes, on voit que le fait de la création des puits artésiens a porté la production annuelle des dattes de l’Oued-Rir de 5,400,000 kilogrammes en 1856 à près de 8 millions de kilogrammes en 1880. Il est probable que les années qui vont suivre, moins sèches que les années 1880 et 1881, seront plus prospères encore, et tout fait espérer que, dans quelques années, la production annuelle sera le double de ce qu’elle était il y a un quart de siècle.


Les Français n’ont pas seulement apporté dans le Sahara ces bienfaits de l’industrie : ils ont amené la pacification de ces régions déchirées, il y a quelques années à peine, par des guerres civiles incessantes. Aussi la population, grâce à la paix qui n’a cessé de régner depuis 1834, a-t-elle augmenté dans des proportions considérables. Elle a presque doublé, puisqu’elle s’est élevée de 6,572 habitans en 1856 à 12,827 habitans en 1880.

Ce chiffre étonnera sans doute ceux qui s’imaginent que le Sahara est privé d’habitans. En réalité, il y a dans le Sahara des villes et des villages, villes et villages qui ne sont autres que les oasis. Malgré la rigueur du climat pendant l’été, l’homme vit très bien dans le Sahara, ainsi que le prouve l’existence des grands villages de cette région de l’Afrique.

Celui qui serait désireux de connaître le caractère de cette partie de l’Algérie, aussi intéressante que peu connue, doit assurément se hâter de faire ce facile voyage, car dans peu d’années il y aura une véritable transformation de l’Oued-Rir et des régions voisines. La grandiose conception du chemin de fer transsaharien ne sera peut-être pas exécutée avant bien longtemps, mais bientôt l’Oued-Rir sera traversé par une voie ferrée. Il est douteux que les hommes de notre génération puissent voir un chemin de fer aller de la Méditerranée au Niger ; mais il est certain qu’ils pourront bientôt aller de la Méditerranée à Ouargla en chemin de fer. Dans quelques mois, la voie de Constantine à Batna sera ouverte ; dans deux ou trois ans, le chemin de fer de Batna à Biskra sera construit, et enfin les études de la ligne transsaharienne allant de Biskra à Tougourt et à Ouargla, sont assez avancées pour qu’on puisse admettre que, dans cinq ou six ans, il y aura une ligne non interrompue d’Alger ou de Constantine à Tougourt.

Pour donner une idée de la facilité que la création d’une voie ferrée donnerait aux transactions commerciales, il nous suffira d’indiquer le prix actuel des transports. Les transports se font à dos de chameaux. Or le poids le plus lourd que puisse porter cet animal disgracieux et utile est de 150 kilogrammes, et il ne peut faire plus de 40 kilomètres par jour. Ajoutons qu’il faut un chamelier, et qu’un conducteur de chameaux, si habile qu’on le suppose, ne peut guère conduire plus de cinq ou six de ces êtres indociles. Eh bien ! le prix minimum d’une journée de chameau est de 3 francs. Si la distance est, par exemple, de 400 kilomètres, il en résulte que le transport d’une tonne de marchandise coûtera 200 francs, somme énorme et bien supérieure le plus souvent, à la valeur même de la marchandise qu’on transporte. Il faut songer que nous ne tenons compte ici ni des difficultés de l’arrimage, ni des ennuis et des dépenses de toutes sortes que nécessite l’emploi du chameau. Ajoutons que ce prix de 3 francs par journée est à peine rémunérateur. Actuellement, pour la guerre de Tunisie, quantité de chameaux ont été réquisitionnés, et font les transports à raison de 3 francs par jour ; mais c’est à contre-cœur que les indigènes se livrent à ce commerce, et ils cherchent par tous les moyens possibles à soustraire leurs chameaux aux réquisitions de l’autorité militaire.

Supposons le transport d’une tonne de sel marin, par exemple. Elle paiera comme transport, de Batna à Ouargla, 200 francs. Et que de difficultés ! que de lenteurs ! Tandis qu’avec le chemin de fer, cette même opération s’effectuera presque sans frais.

Mais la démonstration des avantages d’un chemin de fer est inutile à entreprendre. Chacun sait là-dessus à quoi s’en tenir. La question est de savoir si le trafic sera suffisant pour couvrir, en tout ou en partie, les frais de l’exploitation. A coup sûr, s’il restait dans les limites actuelles, le trafic serait médiocre et peu rémunérateur. Un indigène à qui je demandais son opinion sur les marchandises du Sud me disait avec une naïve admiration qu’à Ouargla se trouvait un grand magasin rempli tout entier de cornes de gazelles. Il faudrait assurément songer à d’autres produits ; car les cornes de gazelles, si nombreuses qu’on les suppose, n’alimenteront pas le trafic d’un chemin de fer. Mais le chemin de fer qu’on va construire n’aura pas seulement pour objet de faciliter le trafic actuel, il fera naître un trafic qui n’existe pas. Il servira non pas seulement à développer le commerce, mais à le créer. Nos contemporains n’en profiteront peut-être pas. Ce sera pour nos petits-enfans que nous aurons travaillé.

Les Berbères, laborieux cultivateurs des oasis de l’Oued-Rir, comprennent les bénéfices qu’ils retireront de la présence d’un chemin de fer, et ils s’intéressent avec une véritable passion à tout ce qui concerne rétablissement d’une voie ferrée. Le cheik d’une de ces oasis m’exprimait toutes les craintes qu’il avait de voir le chemin de fer passer à quelque distance de son domaine, et, en manifestant ses craintes, il avait presque des larmes dans les yeux.

Ces habitans de l’Oued-Rir méritent d’être respectés et protégés. Ils semblent avoir réuni les qualités des deux races ; plus intelligens que les nègres, ils sont plus laborieux et plus dociles que les Arabes. Au point de vue anthropologique, on serait tenté de croire qu’ils résultent de croisemens entre les Arabes et les nègres. Leur teint est beaucoup plus foncé que celui des Kabyles et des Arabes du littoral, mais ils n’ont pas les cheveux laineux et les lèvres épaisses comme les nègres de l’intérieur. Propriétaires du sol et d’un jardin qu’ils cultivent, ils sentent les bienfaits de la paix, et redoutent la guerre, qui, chez eux comme chez nous, est synonyme de destruction et de pillage. Comme jusqu’ici il n’y a pas eu de colonisation européenne, et que l’autorité française s’est bornée à leur assurer la paix et à diminuer la somme énorme d’impôts qu’ils payaient à leurs anciens maîtres, ils se sont attachés à l’autorité française, qui ne les a encore qu’incomplètement délivrés de l’oppression des nomades, et qui leur paraît juste et bienfaisante.

Certes, il ne faudrait pas exagérer leurs qualités ni leur attribuer des vertus dont ils sont à peu près dépourvus. Leur qualité principale est la patience. Mais n’est-ce pas une vertu inférieure, quand elle n’est pas fécondée par l’activité ? Quant à leur fidélité, elle est subordonnée à leur intérêt et ne persistera que tant qu’elle leur paraîtra plus avantageuse que la rébellion. Avant tout, ils sont attachés, par suite d’une incurable routine, aux traditions séculaires dans lesquelles ils ont vécu. Nul esprit de progrès, nul désir de mieux faire, de chercher à réaliser une amélioration, nulle tentative pour sortir de l’ornière où se sont traînés leurs ancêtres depuis des siècles. Leur esprit n’est pas dépourvu de finesse ; mais il manque de ces deux grands moyens d’action qui sont comme l’apanage des nations européennes, la curiosité et l’audace. Tels ils sont aujourd’hui, tels ils étaient sans doute autrefois au temps d’Abraham ou d’Omar. Aussi ne voit-on nulle diversité ; les mœurs sont toujours les mêmes. Qui a vu une oasis peut se faire une idée exacte de ce que sont toutes les autres oasis. Mêmes plantations, mêmes jardins, mêmes costumes, mêmes mœurs ; on serait presque tenté de dire, mêmes hommes. Il y a cependant un intérêt étrange à parcourir ces régions, et quoique l’oasis de Biskra présente à peu près le même aspect que les diverses oasis de l’Oued-Rir, une excursion dans l’Oued-Rir est aussi intéressante qu’elle est facile. On peut ainsi, en quatre ou cinq jours, atteindre Tougourt. De Tougourt, il ne faut guère plus de trois à quatre jours pour arriver à Ouargla, c’est-à-dire à l’extrême limite méridionale de la domination française en Algérie. Ou bien on peut encore aller en trois jours à El-Oued et de là à la frontière tunisienne. Toutes ces pérégrinations n’offrent pas l’ombre d’un danger au point de vue de la sécurité ou de la santé, et il est assez surprenant qu’il se trouve si peu de personnes pour les entreprendre.

Il est vrai qu’on ne trouve ni diligences, ni hôtels. On est forcé de voyager à cheval ou sur des mulets, d’emporter avec soi toutes les provisions nécessaires, de faire route au grand soleil pendant des journées entières, et de n’avoir, la nuit, pour tout abri que les bordj, plus ou moins ruinés, échelonnés le long du trajet, ou l’hospitalité des cheiks. Mais, à vrai dire, il importe assez peu, et ce n’est pas pour trouver les raffinemens du luxe qu’on s’éloigne de la France.

De crainte qu’on ne s’exagère ce que nous entendons par le mot : « hospitalité des cheiks, » nous dirons qu’elle consiste seulement en un abri donné aux voyageurs. Dès qu’on arrive dans un village, on demande la maison du cheik, et il n’est pas besoin de recommandation spéciale ou de lettres d’introduction pour être accueilli. Ces pauvres diables de cheiks sont d’assez bonnes gens en somme, qui sont trop heureux de faire valoir, pour être exemptés de quelque impôt, le souvenir d’une assistance donnée à un voyageur français. On entre dans la hutte de palmiers et de boue. Toute la famille (sans les femmes bien entendu) est accroupie sur des nattes, humant silencieusement le café ; et quand l’étranger vient, on se contente de se ranger pour lui faire place. On lui offre une tasse de café, une galette de pain sans levain et quelques dattes. On lui demande d’où il vient, où il va, qui il est. On l’interroge sur les événemens récens qu’il a appris, et qu’il peut raconter ; et, le soir venu, on lui donne asile au milieu de la famille, pour qu’enveloppé dans son burnous ou sa couverture, il puisse se reposer des fatigues de la journée. Certes, ce n’est pas là cette hospitalité orientale dont on parle dans les contes arabes ; mais à tout prendre, ces pauvres cheiks offrent ce qu’ils ont, et ce n’est pas leur faute si ce qu’ils offrent est peu de chose.

La capitale de l’Oued-Rir, c’est-à-dire Tougourt, n’est, pas plus que les autres oasis, une ville où le luxe soit développé. Il y a beaucoup de palmiers, beaucoup de huttes, quelques maisons, un marché assez important et une mosquée. Voilà à peu près tout ce qu’est Tougourt. L’autorité militaire française a fait bâtir une caserne, et quelques maisons européennes sont en voie de construction. On peut prévoir que des négocians européens s’y établiront bientôt, car, par sa position tout à fait centrale dans l’Oued-Rir, au milieu d’une oasis considérable, Tougourt est un point extrêmement important, qui sera, comme l’a été autrefois sa voisine Temassinin, une ville de commerce très florissante. Ce qui empêche peut-être les Européens de s’y établir, c’est qu’en été la fièvre y est assez fréquente et assez grave. Cette fièvre est due probablement à la présence des lacs marécageux situés dans l’oasis. Mais il n’est pas douteux que par des digues, des dragages, et surtout par le développement de la culture, on parviendra à rendre le climat de Tougourt aussi sain que celui des autres oasis du Sahara.

Notons aussi qu’à Tougourt il y a déjà, depuis deux ans, une école française arabe. Ces écoles sont un excellent moyen de pacification et de colonisation. Les jeunes enfans apprennent, grâce aux soins d’un maître dévoué, les élémens, et, jusqu’à un certain point, l’usage de notre langue. Les services que peut rendre cette institution sont plus importans qu’on peut le supposer tout d’abord. Nous citerons comme exemple l’école de Biskra. Là, en effet, depuis près de trente ans, il s’est trouvé un homme dont le zèle ne s’est jamais démenti. M. Colombo s’est adonné tout entier à cette tâche généreuse de l’instruction des indigènes. Aussi a-t-il fait un grand nombre d’élèves qui parlent plus ou moins bien le français et qui sont répandus à Biskra et dans les environs. C’est pourquoi le nom de M. Colombo est, à juste titre, vénéré par tous les nabi tans de l’oasis. Ils réunissent dans une commune admiration M. Colombo et M. Jus ; l’un leur donne les bienfaits de l’instruction, l’autre sait creuser les puits qui seuls peuvent assurer la fertilité des palmiers.

Ce que M. Colombo a fait à Biskra, on a projeté de le faire à Tougourt, et il n’est pas douteux qu’on réussisse comme il a réussi, c’est-à-dire qu’on parvienne à répandre l’usage de la langue française. En effet, les petits enfans arabes sont doués d’une facilité très grande pour apprendre notre langue, et au bout d’un an ou deux de fréquentation de l’école, ils finissent par la parler avec assez de correction. Voilà, certes, un excellent moyen de répandre l’influence française. C’est une belle idée, bien démocratique et patriotique, que de mettre les écoles au rang des moyens de colonisation. L’idée d’établir renseignement français dans une ville arabe et de faire que la première maison française construite soit une école, est une idée audacieuse, mais féconde, et qui dans un avenir très prochain donnera d’excellens résultats.

Les écoles, les puits, le chemin de fer, ce n’est pas cela seulement qui dans un bref délai va développer et civiliser l’Oued-Rir. Une autre grande entreprise sera peut-être réalisée. Les lecteurs de la Revue connaissent le magnifique projet du commandant Roudaire. Si l’on perce les montagnes qui se trouvent entre Gabès et Sfax, la mer se précipitera dans les chotts de la Tunisie et de l’Algérie. Elle pénétrera ainsi de chott en chott jusqu’au grand chott Mel-Rir, qui forme les limites orientales de l’Oued-Rir. Les oasis de cette région seront alors sur le littoral même, ce qui entraînera évidemment des facilités beaucoup plus grandes pour le commerce. Quoi qu’on en ait dit, les palmiers croissent très bien sur le rivage marin, comme l’indiquent les exemples de Gabès, de Sfax, de Tripoli, etc. Mais je renvoie pour plus amples détails au mémoire que vient de publier M. Roudaire sur ce sujet, dans les Archives des missions scientifiques[2]. Qu’on sache seulement que les indigènes de l’Oued-Rir en ont entendu parler, qu’ils questionnent les voyageurs à ce sujet, qu’ils fondent sur cette idée d’une mer intérieure des espérances peut-être exagérées. Assurément ce serait leur donner une grande idée de la puissance et de l’industrie françaises que d’exécuter cet admirable projet.

Quoi qu’il arrive, grâce aux efforts de la France, dans peu de temps l’Oued-Rir aura pris un tout autre aspect. Des puits nouveaux, donnant des quantités d’eau énormes, apporteront la fertilité et la richesse. Les écoles permettront aux Arabes de parler les élémens de la langue française, et enfin le chemin de fer, reliant les oasis les unes aux autres et à la côte méditerranéenne, permettra l’échange facile des produits de la terre et diminuera dans des proportions énormes les frais de transport. Le voyage de Philippeville à Tougourt, qui ne peut guère maintenant Dürer moins de huit à neuf jours, pourra, sur la voie ferrée, être accompli en moins de vingt-quatre heures. Je ne doute pas que ces belles choses seront. Mais, pour qu’elles soient, il faut que tous, Français soucieux du développement de l’Algérie, nous réunissions nos efforts pour réaliser des progrès qui intéressent non-seulement l’Algérie, mais la France.


CHARLES RICHET.

  1. Ces chiffres sont empruntés à un mémoire intitulé : les Oasis de l’Oued-Bir en 1856 et en 1880 ; Paris, Challamel, 1881.
  2. Voir aussi le travail de M. Roudaire dans la Revue du 15 mai 1874.