Une Expérience sportive

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Une Expérience sportive
Revue du Touring Club de FranceAvril 1901 (p. 4-6).

Une Expérience Sportive


Notre collègue, le baron Pierre de Coubertin, secrétaire-général honoraire de l’Union des Sports Athlétiques, et président du Comité International Olympique, ayant récemment tenté, avec succès, de fournir sans entraînement préalable et sans fatigue appréciable, six heures d’exercice physique sur huit (soit entre 9 heures du matin et 5 heures du soir : une heure d’aviron, une heure de lawn-tennis, une heure d’équitation, une heure de motocycle de course, une heure de bicyclette, et quatre assauts de fleuret, épée, sabre et boxe française de quinze minutes chacun), nous avons pensé qu’il y avait intérêt à entretenir nos lecteurs de cette curieuse journée sportive dont la philosophie, si l’on peut ainsi dire, est tout à fait conforme aux idées préconisées par le Touring-Club, et professées, croyons-nous, par la grande majorité de ses membres.


Cannes, 15 mars 1901.

Le hasard a fait coïncider la visite à Cannes de notre Président avec l’exécution d’une expérience dont j’avais le programme en tête depuis quelque temps, pour les motifs que je vais exposer : ces motifs, je n’aurais point eu, sans doute, l’idée d’en faire part à mes collègues du Touring-Club, si leur Président, en me procurant à l’improviste, ce même soir, le plaisir de sa compagnie, n’avait été amené à constater de visu, comme le fit ensuite un membre de la Faculté, qu’une des conditions de mon programme était bien et dûment remplie, celle qui stipulait l’absence de fatigue. Une autre condition était l’absence d’entraînement. Il est bon d’indiquer ce que j’entends par là. Depuis le 1er avril 1900, je n’avais à mon actif que trois parties de lawn-tennis, une en août et deux en mars, deux sorties en bateau sur la Seine au mois de juin, six ou sept heures de cheval en novembre, une quinzaine de reprises de fleuret ou de sabre, et deux poules à l’épée en décembre, janvier et février ; j’avais fait trois fois de la boxe, et monté cinq fois un motocycle. Quant à ma bicyclette, la seule course un peu longue et un peu rapide que je lui avais demandé de fournir était celle de Cannes à Nice (34 kilomè­tres en 80 minutes). Je ne l’avais utilisée en dehors de cela que pour d’insignifiants trajets, après l’avoir laissée reposer pendant tout l’été. J’ajoute que je ne connaissais ni le motocycle, ni le canot, ni le cheval que je devais utiliser et que j’ignorais, la veille au soir, que l’épreuve dût avoir lieu le lendemain. Ces détails personnels, que je m’excuse d’avoir à donner, sont indispensables pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Quel est, cher lecteur, votre idéal en éducation physique ? C’est peut être la spécialisation et le championnat. En ce cas, nous ne sommes pas tout à fait d’accord. Non pas que je les désapprouve. On pourrait m’objecter, d’ailleurs, que j’ai contribué à la création d’un bon nombre de championnats, et encouragé par conséquent la spécialisation. C’est qu’il n’y a pas d’autre moyen de raviver ou d’entretenir cet instinct sportif si nécessaire à la bonne santé morale d’une nation. Ceux qui s’imaginent que le sport peut vivre sans concours et sans prouesses sont des utopistes. Les Suédois, dont la gymnastique affiche, à cet égard, des prétentions austères, viennent de se donner à eux-mêmes un nouveau démenti en organisant ces jeux du Nord d’un caractère si intensément athlétique. Mais si la spécialisation et le championnat sont nécessaires à la vie du sport, ils ne conviennent qu’à un petit nombre ; la foule ne saurait y participer : elle ne peut être que spectatrice, et même il n’est pas très désirable qu’elle prenne à ce spectacle un trop vif intérêt, car par là se développent l’habitude du pari et cet esprit mercantile qui finissent par gangrener le sport et le perdre.

Le championnat et la spécialisation ne constituent donc pas un idéal pour la foule. Quel sera le sien ? L’ancienne Grèce, par la bouche de ses interprètes plus ou moins fidèles, nous engage à pratiquer les exercices du corps en vue d’acquérir la beauté ! L’École Scandinave moderne, parlant au nom de la science, nous y convie dans le but de conserver la santé… Or, la toute puissante déesse Activité qui règne sur les Démocraties nouvelles, fait passer en premier lieu le souci de ses intérêts directs, et ce qu’elle préfère pour la servir, ce sont des citoyens à la fois instruits et débrouillards.

Les livres ne font pas des débrouillards, mais bien la pratique de toutes les formes d’exercice que l’état présent de la civilisation, les progrès de l’industrie, les découvertes et les inventions récentes ont mises à notre disposition. Trouvez vous sage de lâcher votre fils dans la vie sans qu’il puisse nager, manœuvrer un cheval, un bateau, une bicyclette, une automobile, donner et parer des coups de poing, tenir une épée et s’en servir ? Moi je ne le trouve pas, et si vous ne partagez pas encore mon sentiment à cet égard, vous y viendrez, parce que les circonstances vous forceront d’y venir. La question d’argent n’a rien à voir là dedans. Faut-il posséder un phaéton pour qu’on vous montre à conduire, un bateau pour apprendre à ramer, une bicyclette ou motocycle pour en connaître le maniement ? J’irai plus loin encore. Le jeune garçon doit savoir atteler ou seller le cheval qu’il va conduire ou monter ; il doit être à même de revernir son bateau ou de changer la lame brisée de son fleuret ; il doit pouvoir réparer sa chambre à air ou vérifier la force de son courant. Mais direz-vous, tout cela demande du temps ; tout cela est très long à apprendre. Allons donc ! un petit ouvrier illettré y parvient en deux semaines. Est-ce donc si malin ? Mais, direz-vous encore, une fois acquise l’adresse nécessaire à ces formes variées d’exercices, il faut l’entretenir, et pour le coup, voilà qui est impossible à des étudiants préparant leurs examens, à des jeunes gens forçant l’entrée d’une carrière, à des hommes faits, surchargés de besogne et de préoccupations.

C’est contre ce préjugé que je voudrais réagir. Il est terriblement répandu. Combien souvent n’avez vous pas entendu, comme moi, repousser l’occasion qui s’offrait de pratiquer un exercice, parce qu’il s’agissait « d’une fois en passant ». Il semble qu’il faille fréquenter régulièrement un cercle select pour oser faire des armes, avoir la mer chaque jour sous ses fenêtres pour prendre plaisir à nager, et qu’un animal qui ne vous appartienne pas ne puisse sans ridicule être enfourché par vous. Or, c’est précisément le point de vue inverse qui importe à la société. Que l’homme oisif maintienne à un niveau élevé ses énergies vitales, elle n’y a qu’un intérêt secondaire : ce qui lui est utile, c’est que l’homme occupé, le producteur, en fasse autant. Que craint-il, les trois quarts du temps ? La maladresse et la fatigue.

Eh bien ! ni l’une ni l’autre ne sont à craindre, pour peu qu’on ne laisse pas à ses muscles le temps d’oublier les mouvements qu’ils ont appris, et qu’il peut être non seulement agréable, mais même utile de réclamer d’eux, à un moment donné. Si un homme bien portant, de force tout à fait moyenne, dont l’apprentissage sportif n’a rien eu d’excessif, si cet homme, dis-je, prend soin de ne jamais rester plus de six à dix mois sans pratiquer, ne fut-ce que quatre ou cinq fois, chacune des formes d’exercice qui lui sont familières, il se conservera facilement, de 20 à 40 ans et, peut-être, bien au délà, dans un état que j’appellerai le « demi-entraînement », et qui lui permettra, le cas échéant, de fournir un effort physique relativement considérable sans que la moindre trace de fatigue se révèle en lui, c’est-à dire sans que l’appétit ni le sommeil s’en ressentent, sans qu’il y ait chez lui ni élévation de température, ni accélération du pouls, ni aucun des symptômes par lesquels se révèle le surmenage physique.

Mais qu’il ne s’imagine pas qu’en pratiquant trente fois en un an un seul sport, il atteindra au même résultat qu’avec six sports différents pratiqués chacun cinq fois. Toute l’erreur vient de là, et elle est, je le répète, trop commune pour qu’on puisse en avoir raison d’un seul coup. Je n’ai pas cette prétention : je souhaite seulement que mon expérience renouvelée, contrôlée, étendue par d’autres, contribue à faire entrer l’éducation physique dans une voie à la fois plus large, plus sûre et plus pratique.


Pierre de Coubertin.

En même temps que cette note, notre distingué collègue nous faisait adresser son nouvel ouvrage qui, sous le titre modeste de Notes sur l’Éducation Publique (Hachette et Cie, éditeurs), nous paraît appelé à faire quelque bruit dans le Landerneau Universitaire.

Pleins d’aperçus originaux, et d’une élévation d’idées qu’égale seule l’élégance de la forme, cet ouvrage est intéressant d’un bout à l’autre. Noté spécialement les chapitres : La Crise de l’Enseignement secondaire ; Analyse ou Synthèse ; La Psychologie du Sport ; L’Éducation physique au xxe siècle.

À citer ce trait de l’embarras de notre collégien, au moment où il doit se prononcer pour une carrière :

« De ces outils, pour continuer ma comparaison, la méthode actuelle fait deux tas : d’un côté les lettres, de l’autre côté les sciences. Il est entendu que l’adolescent doit compter parmi les « forts en thème » ou parmi ceux qui marquent « des dispositions pour les mathématiques ». Si par malheur il ne rentre dans aucune de ces deux catégories, tout le monde est désorienté, lui tout le premier. Il arrive au bout de ses études sans savoir à quoi elles l’ont préparé ; alors, au dernier moment, vous lui faites passer en revue rapidement les carrières auxquelles il pourrait se vouer. Mais à part quelques détails d’ordre matériel et d’assez minime importance, que lui direz-vous qui puisse l’aider dans sa décision ? Ses classes ne lui ont point appris le rang que tiennent dans la Société, le rôle qu’y jouent le droit, l’agriculture, l’art, le commerce, la littérature, l’industrie, l’administration, les transports, la presse, la colonisation. Tout cela évoque dans son esprit de petites images locales et spéciales : être agriculteur, c’est labourer : être financier, c’est aligner des chiffres ; se faire colon, c’est chercher des aventures ; il ne sort pas de là. Comment s’aviserait-il qu’un bon architecte doit être un ingénieur doublé d’un artiste et qu’un même métier peut être vécu de plusieurs façons ? Le genre de vie qui l’attend, voilà ce qui devrait fixer en dernier lieu son choix et ce qu’il ignore absolument, parce qu’il ignore les conditions générales de la vie de l’homme, telles qu’elles résultent de l’état actuel du globe et du passé du genre humain. Notez que s’il était logique, avec l’enseignement qu’il a reçu, il dirait : Je veux être botaniste ou physicien ; je veux faire de l’algèbre, de la rhétorique, des versions latines… Sont-ce là des carrières ? »