Une mission géologique en Grèce

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Une mission géologique en Grèce
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 10 (p. 502-530).

UNE
MISSION GEOLOGIQUE
EN GRECE



En 1853, au retour d’un voyage en Orient, je m’arrêtai dans la ville d’Athènes. Les Grecs d’aujourd’hui, avides de nouvelles comme au temps d’Alcibiade, s’entretenaient des animaux fossiles découverts près du mont Pentélique. Jusqu’au milieu du siècle dernier, ces êtres anciens auraient été rangés au nombre des victimes du déluge biblique. Il est maintenant reconnu que le grand cataclysme dont parlent nos livres saints fut étranger à l’enfouissement de la plupart des animaux ou des plantes que nous trouvons dans le sein de la terre. Les fossiles sont les restes de ces générations de plantes et d’animaux qui apparurent et disparurent successivement pendant la durée des âges antérieurs à la création de l’homme. Un intérêt puissant, une sorte de vénération s’attache à ces médailles de l’histoire du vieux monde ; quelque chose de mystérieux les environne. La science reconnaît dans ces débris les témoins des premières œuvres de la création ; elle les interroge sur les voies que Dieu suivit pour créer et renouveler la vie. Nous apprenons par eux la géographie primitive du globe : les roches où nous découvrons des poissons ou des mollusques pétrifiés nous marquent la limite des lacs et des mers ; les ossemens d’animaux terrestres nous indiquent les lieux où les continens s’étendaient ; les débris de végétaux nous représentent les anciennes forêts. Ainsi les fossiles éclairent un grand nombre de questions que jusqu’à ce jour il avait semblé impossible de résoudre, et c’est avec raison que les Athéniens se préoccupaient des ossemens découverts près du mont Pentélique, quand je passai dans la capitale de la Grèce moderne. M. le baron Forth-Rouen était alors ministre de France ; il eut la bonté de me conduire au gîte des ossemens, près d’une ferme nommée Pikermi, au pied du mont Pentélique. Nous étions accompagnés de M. Amédée Damour, jeune Français qui s’est associé à mes divers travaux en Orient, et de M. Choerétis, directeur de la pépinière royale d’Athènes. En étudiant Pikermi, je reconnus que les ossemens fossiles avaient été déposés en couches par un ancien torrent, et comme les dépôts de ce genre peuvent couvrir de vastes étendues, je pensai qu’il y avait tout lieu d’entreprendre des fouilles sur une grande échelle. Lorsque je revins en France, je rendis compte de mes observations : l’Académie des Sciences voulut bien me charger d’une mission dans l’Attique, et bientôt je repartis pour ce pays, accompagné de M. Gustave Huzar, membre de la Société géologique de France.

À mon retour en Grèce, je trouvai le pays dans un état bien différent de celui où je l’avais laissé. Les événemens d’Orient avaient eu de funestes contre-coups. Une vive agitation régnait dans Athènes ; le gouvernement hésitait entre l’influence anglo-française et l’influence russe. Dans les campagnes, le désordre était à son comble. On se souvient qu’au début de la guerre il sortit de Grèce des bandes armées qui se jetèrent sur les villages de la Turquie. La France et l’Angleterre intervinrent pour protéger leur alliée, et les volontaires reçurent l’ordre de rentrer dans leurs foyers. Plusieurs d’entre eux refusèrent d’obéir, et s’organisèrent en troupes de klephles ou brigands ; ils se dispersèrent dans les campagnes, enlevant des habitans, des voyageurs, pour exiger ensuite des rançons exorbitantes. Le lendemain de mon débarquement au Pirée, on avait saisi un capitaine français et obtenu 30,000 drachmes pour sa rançon. Je fus d’abord très découragé. On m’affirmait qu’il était impossible de voyager dans l’intérieur de la Grèce, on me conseillait d’ajourner l’exécution des fouilles, et quelques personnes même m’engageaient énergiquement à retourner en France. Je savais cependant par expérience la faveur dont jouissent les étrangers auprès des Grecs ; depuis le roi et la reine jusqu’aux plus simples habitans des campagnes, chacun leur témoigne sa bienveillance. J’allai trouver les chefs du gouvernement : M. Botlis était ministre des affaires étrangères, et M. Christopoulos ministre de l’instruction publique ; grâce à la protection de ces hommes distingués, j’obtins une escorte suffisante pour me protéger, soit pendant mes fouilles à Pikermi, soit durant mes divers voyages. Ainsi entouré et bien armé moi-même, je partis pour commencer mes travaux.

Je ne saurais faire trop d’éloges des soldats et surtout des gendarmes grecs : leur intelligence, la gaieté et la vivacité de leur caractère, leur courage à supporter la fatigue des marches forcées, leur bonne discipline, excitaient mon étonnement ; j’en ai eu jusqu’à trente avec moi pour gravir le Parnasse, où, nous disait-on, une bande de cinquante brigands était cachée. Les gendarmes rendent à un voyageur mille petits services ; ils connaissent merveilleusement les chemins les plus détournés. Dans les lieux où nous étions exposés, ils se dispersaient autour de nous, montant sur les pointes de rochers pour apercevoir au loin l’ennemi, et gardant un silence absolu, afin que le moindre coup de feu pût être entendu et servir de signe de ralliement. C’est ainsi qu’en 1855 j’ai fait de la géologie en Grèce ; une année auparavant, j’aurais parcouru tout le pays sans le moindre danger. Malgré les périls auxquels j’ai été exposé pendant plusieurs mois, j’en ai été quitte pour des coups de feu qui n’ont causé aucun accident. Quant au but de ma mission, cette étude montrera peut-être si j’ai réussi à l’atteindre. Le récit des fouilles du Pentélique m’occupera d’abord : il forme une introduction naturelle à quelques recherches sur l’histoire géologique de l’Attique, et ces recherches mêmes me conduisent à un dernier ensemble de considérations sur les liens qui unissent le développement de la civilisation grecque à la constitution physique que les anciens cataclysmes ont préparée.


I

Ce qui distingue surtout la montagne du Pentélique, c’est l’élégance des formes, c’est aussi l’abondance des marbres précieux. Le Pentélique est un des principaux ornemens de la plaine athénienne. Cette plaine est bornée à l’ouest par l’Icarus et le Parnès, dont les cimes sont couronnées d’arbres verts, à l’est par l’Hymète, dont les petites plantes fournissent aux abeilles un miel fameux depuis l’antiquité. Au centre, la ville d’Athènes se développe entre les collines des Muses, les monticules du Parthénon et du Lycabète. Enfin le fond du tableau est occupé par le Pentélique, qui figure un immense fronton. La forme spéciale de cette montagne me porte à croire qu’elle a primitivement fait partie d’une chaîne qui a été tranchée par une dislocation du sol, survenue à la même époque que l’apparition de nos Pyrénées. Rien n’égale la blancheur et la translucidité des marbres du Pentélique, dont les grains cristallins présentent si exactement l’aspect du sucre, qu’on serait au premier abord embarrassé pour les en distinguer, surtout lorsqu’ils sont brisés en petits morceaux. C’est pour rappeler cette ressemblance qu’on les a désignés scientifiquement sous le nom de marbres saccharoïdes.

Le marbre blanc fut presque uniquement employé dans la construction des antiques monumens d’Athènes : le temple de Thésée, le Parthénon et les autres édifices de l’Acropole lui sont en partie redevables de leur beauté. J’ai vu les ruines de la Sicile et de l’Italie : la conservation des monumens italiens est en général plus imparfaite que celle des monumens grecs ; rarement les détails des sculptures sont intacts. Les édifices de l’Attique présentent fréquemment au contraire des arêtes aussi fraîches, des angles aussi vifs, que si l’artiste venait de les achever. Cette belle conservation est due en partie à la régularité du climat, mais elle provient surtout de la qualité des matériaux de construction, qui furent du marbre saccharoïde, au lieu d’avoir été de la pierre assez grossière.

On voit encore les carrières creusées par les anciens : elles sont à ciel ouvert. Comme la montagne est naturellement escarpée, l’exploitation était facile ; de larges pans de rochers encore subsistans montrent que l’on opérait généralement l’abattage par grandes tranchées. Cependant on aperçoit çà et là, sur la face de ces tranchées, des cavités rectangulaires, résultant, m’a-t-on dit, de l’enlèvement de blocs de marbre qui avaient plus spécialement séduit les artistes. C’était un grand travail que d’extraire ainsi une masse rectangulaire ; il fallait creuser autour du bloc que l’on voulait retirer, puis ouvrir sur quelques points de son périmètre une cavité assez large pour faire manœuvrer des outils qui détachassent le bloc par derrière. Si l’on songe qu’indépendamment de la beauté idéale de la forme, un des caractères essentiels de la sculpture grecque était le fini des détails, et que les anciens apportaient un soin religieux dans les moindres ouvrages dont étaient ornés les temples de leurs dieux, on s’expliquera l’importance toute particulière que les artistes attachaient au choix de leurs marbres.

Une voie tirée au cordeau servait à conduire les matériaux de l’entrée des carrières jusqu’au bas de la montagne. Cette voie existe encore, elle est très rapide ; elle a été taillée dans le roc vif : exemple de grandes difficultés vaincues chez un peuple qui ignorait l’art de faire jouer la mine. On devait façonner en partie les marbres dans la carrière, car nous avons vu le tambour d’une colonne de vaste dimension resté encore près de l’endroit où fut extrait le marbre dont il est formé[1].

Ce n’étaient pas cependant les carrières du Pentélique, c’étaient ses précieux dépôts d’ossemens qui m’attiraient. Pour y parvenir, je devais me diriger dans un sens opposé aux carrières, vers la ferme de Pikermi, que j’ai déjà nommée, et qui s’adosse au versant méridional de la montagne. Les bords escarpés d’un ruisseau qui serpente à travers d’épais fourrés de pins, de lentisques et d’arbousiers, nous indiquaient le gîte qu’il s’agissait d’explorer. Je commençai par faire découvrir la couche des ossemens sur une certaine étendue, afin d’en reconnaître la disposition. Lorsque ce travail fut achevé, quelle ne fut pas ma déception de voir le banc des fossiles s’amincir, puis disparaître ! Cependant mes études m’avaient donné la conviction que les accumulations d’ossemens devaient se retrouver en plusieurs points sur la direction du courant qui les avait déposés : j’entrepris donc de nombreuses recherches aux environs, et bientôt je découvris un nouveau gisement. Les ouvriers n’étaient pas occupés depuis deux jours à le sonder, qu’un enfant m’apporta des ossemens recueillis très près de là, au niveau des eaux du torrent. Ce fut une bonne fortune, et pour le pauvre enfant qui vit dans ses mains plus de pièces blanches qu’il n’en avait sans doute jamais contemplé, et pour moi, qui obtins ainsi de vrais trésors géologiques. On apercevait d’énormes ossemens au fond même du ruisseau. Les ouvriers détournèrent le cours des eaux pour travailler en lieu sec. Tout alla bien, tant que le ciel conserva sa sérénité. Malheureusement un orage vint détruire notre œuvre ; le ruisseau, changé en un torrent furieux, roulait des blocs de rochers, déracinait les arbres et les entraînait au loin ; l’aspect du ravin fut complètement modifié, et les eaux remplirent dès-lors l’espace où nous trouvions le plus grand nombre d’ossemens.

Malgré ces accidens, les fouilles exécutées à Pikermi donnèrent de très bons résultats, et je dois rendre justice au concours que j’ai trouvé dans les ouvriers placés sous ma direction. Pendant toute la durée des travaux, ces braves gens firent preuve d’une rare intelligence et d’un grand courage ; ils savaient ménager leurs coups de pioche de manière à préserver les fossiles qu’ils découvraient, et aussitôt qu’une pièce d’un aspect insolite apparaissait dans la roche, leur attention redoublait, leur prudence devenait extrême. Ils parvenaient même à raccorder assez bien les fragmens des ossemens qu’ils avaient brisés. Enfin les plus habiles d’entre eux pouvaient dire les noms de nos espèces les plus communes. Au surplus, l’intelligence que j’ai rencontrée dans mes ouvriers se retrouve chez la plupart des Grecs : la perspicacité et la finesse sont un des traits particuliers du peuple hellénique. Dans les hameaux les plus pauvres, les plus retirés, on trouve des habitans qui, sous des habits grossiers, ont des manières aisées et quelque instruction : ils connaissent les antiquités et les particularités remarquables de leurs environs. Combien ai-je passé d’agréables soirées dans des cabanes plus misérables que nos dernières masures de France, apprenant de mes hôtes des détails curieux sur leur vie, leurs mœurs, les productions et les petites industries de leur pays ! Je comparais la vivacité de ces hommes avec l’indolence des populations parmi lesquelles j’avais vécu dans les contrées musulmanes. Je ne crois pas qu’aucun juge impartial hésite à reconnaître chez les Grecs modernes un peuple éminemment spirituel et d’une aptitude singulière à tout ce qu’il voudrait entreprendre.

Mes ouvriers commençaient les travaux avec le jour, et les finissaient un peu avant le coucher du soleil. Alors on quittait le ravin, emportant le butin de la journée, c’est-à-dire des débris de membres, de crânes, etc. Pikermi renferme quelques cabanes groupées, comme dans la plupart de nos fermes de France, autour d’un espace vide servant de cour. Nous avions choisi, pour nous abriter pendant la nuit, la moins misérable des masures ; un matelas étendu sur une planche composait notre lit. Nous faisions venir d’Athènes toutes nos provisions de bouche, car, aussitôt que l’on quitte les principales villes de la Grèce, on est exposé à manquer des objets les plus indispensables à la vie. Des arbres entiers, réunis devant notre cabane, servaient à nous chauffer. Le soir, ils jetaient une clarté vacillante sur les vieux rochers du Pentélique. Autour de ce feu, soldats et ouvriers s’accroupissaient. Lorsqu’ils avaient eu double rasade et que le vin avait répandu la gaieté, ils chantaient quelques vieux refrains albanais ; quelques-uns dansaient autour du feu, tandis que d’autres frappaient dans leurs mains pour marquer la cadence ; puis tout se taisait. Le silence de notre solitude n’était plus troublé que par le craquement des branches de notre foyer ou par les aboiemens des dogues, qui de temps à autre nous prévenaient de nous mettre sur nos gardes.

C’est en 1836 que l’attention s’était pour la première fois portée sur les animaux fossiles du mont Pentélique. Un chasseur vint à Athènes annoncer cette découverte. Un savant distingué de Munich, M. Andréas Wagner, décrivit le premier les ossemens de l’Attique. Plus tard, un autre naturaliste de la même ville, M. Roth, entreprit en Grèce d’importantes recherches ; il s’unit avec M. Andréas Wagner pour publier la description d’un grand nombre de fossiles. De leur côté, les Athéniens ne négligèrent point les richesses géologiques qu’on venait de découvrir. M. Chœrétis, directeur de la pépinière royale d’Athènes, et M. Mitzopoulos, professeur d’histoire naturelle à l’université, trouvèrent eux-mêmes de précieux débris. Sur la prière de M. Forth-Rouen, l’un et l’autre ont adressé une série remarquable d’échantillons au musée de Paris ; ils ont fait cet envoi avec un désintéressement qui honore leur pays. L’Académie des Sciences s’occupa bientôt des fouilles de l’Attique, et de 1855 à 1856 je fus chargé d’entreprendre de nouvelles recherches, dont je vais exposer les résultats, en rappelant que j’ai déterminé et classé mes ossemens d’animaux avec le concours de M. Lartet, savant naturaliste bien connu par ses belles études paléontologiques dans le midi de la France.

Il faut, en premier lieu, répondre à cette demande : se trouve-t-il des ossemens humains parmi les fossiles de Pikermi ? Entre les questions géologiques qui intéressent les gens du monde, nulle n’est plus fréquemment posée que celle de l’époque où l’homme apparut sur la terre ; nulle en effet n’est plus digne de nos préoccupations. L’auteur de la Genèse nous a représenté l’homme comme la dernière œuvre du Créateur ; d’accord avec Moïse, les géologues n’ont point, jusqu’à présent, observé de traces de la race humaine dans les terrains formés antérieurement au dernier renouvellement des êtres sur le globe. Si l’homme eût apparu avant ce dernier renouvellement, on retrouverait ses ossemens, tout au moins on rencontrerait des débris de son industrie. En effet, quel que soit le sol qu’il ait foulé, il y a laissé des marques de son passage, — des pierres taillées, des métaux, des terres cuites. Dans les pays de l’Orient, aujourd’hui déserts, qui ont été le séjour des peuples antiques, j’étais souvent étonné de la profusion des briques et des pierres taillées. L’homme, si primitif et si sauvage qu’il soit, laisse l’empreinte de son intelligence sur la matière qui l’entoure ; s’il ne pouvait marquer sa trace, ce ne serait plus un homme, ce serait un être d’un ordre inférieur, et rien ne prouve qu’il ait ainsi commencé. À Pikermi, dans les couches où se recueillent tant de débris de singes et de quadrupèdes divers, aucune brique, aucune pierre taillée n’a frappé nos regards. Bien plus, on n’a découvert dans cette localité aucun vestige des mammifères qui existent aujourd’hui : tous les ossemens fossiles qu’on a trouvés appartiennent à des espèces actuellement perdues. Ainsi l’époque pendant laquelle vécurent les êtres enfouis à Pikermi ne peut être contemporaine de celle où l’homme parut, lui et tout le cortège des animaux qui vivent de nos jours.

Les singes ont, au point de vue philosophique, un intérêt capital, par suite de leur ressemblance matérielle avec l’homme, qui, selon plusieurs naturalistes, ne serait qu’un animal perfectionné. C’est principalement par l’étude des êtres anciens que l’on peut arriver à reconnaître si les espèces, malgré les relations apparentes qui les unissent, sont distinctes les unes des autres, ou si les différences observées entre les espèces ne proviennent pas des modifications d’un même individu.

Les musées de la France ne possédaient jusqu’à ce jour qu’un petit nombre d’ossemens fossiles de singes. Les échantillons, d’une parfaite conservation, recueillis à Pikermi forment aujourd’hui une des plus grandes richesses du musée géologique de Paris. Les têtes des singes sont entières, garnies de toutes leurs dents, disposées aussi régulièrement que si les animaux venaient de périr. Nous avons aussi des os de toute sorte, et en particulier des os des mains de devant et de derrière ; on sait en effet que les singes n’ont point, comme nous, deux pieds et deux mains, mais quatre mains, ce qui fait qu’ils ne marchent point aussi bien que nous, mais qu’ils grimpent facilement sur les arbres.

Nos crânes et nos divers ossemens de quadrumanes doivent être rapportés au genre des semnopithèques. MM. Roth et Wagner avaient pensé qu’ils appartenaient à deux espèces qui se distinguent par les dimensions de leur taille et par le développement de leurs dents ; mais ces différences pourraient, selon nous, provenir des variations qui se produisent dans presque tous les genres entre les mâles et les femelles ; le mâle, on le sait, est généralement plus robuste et plus fortement armé. Un jour viendra sans doute où le progrès des sciences naturelles permettra d’apprécier, chez un grand nombre d’animaux fossiles, non-seulement les différences d’espèces, mais encore celles de sexe.

La découverte des singes fossiles contribue à prouver que, dans les anciens temps, l’Europe fut plus chaude qu’elle ne l’est aujourd’hui : ces animaux, qui ne peuvent vivre sans une haute température, n’existent plus en Europe[2] ; au Caire même, c’est-à-dire sous le trentième degré de latitude, ils meurent fréquemment, assure-t-on, de maladies de poitrine. Or on a trouvé des débris fossiles de singes, non-seulement en Grèce, pays dont la température est élevée, mais encore en France et en Angleterre, jusque sous le cinquante-deuxième degré de latitude, ce qui prouve une grande diminution dans la chaleur de notre Europe depuis une époque qui, géologiquement parlant, n’est point très ancienne[3].

Cuvier n’avait eu qu’à jeter les yeux sur l’extrémité d’un doigt fossile trouvé dans une sablière d’Allemagne pour en conclure l’existence d’un animal inconnu de taille gigantesque. L’illustre anatomiste avait classé cet animal dans la famille des pangolins. Plus tard, on trouva en France des ossemens du même genre, et M. Lartet exprima l’opinion que ce quadrupède inconnu devait se rapprocher du paresseux : il le nomma macrothérium. L’opinion de ce savant naturaliste a été généralement adoptée. Personne n’ignore ce qu’est le paresseux : on a pu le voir au Jardin des Plantes, dans le pavillon de la girafe. Il est juché sur un arbre où il exécute bien peu de mouvemens. Il est, dit-on, si paresseux que, dans l’état de nature, il ne quitte point l’arbre sur lequel il est monté avant d’en avoir dévoré toutes les feuilles, et, pour s’épargner la peine d’en descendre, il s’en laisse tomber. D’ailleurs sa physionomie exprime bien son indolence, et par ses membres très allongés il ressemble à ces endormis qui s’étirent à leur réveil.

Les fouilles de Grèce ont amené au jour de très beaux débris de macrothérium. Notre espèce est différente de celle de France ; elle est beaucoup plus grande de taille : à en juger par le train de devant, elle devait égaler en hauteur les plus grands éléphans. Les membres antérieurs étaient beaucoup plus longs que les membres postérieurs. Ainsi le macrothérium avait sans doute une marche pénible, mais en revanche il pouvait embrasser facilement les arbres. C’est ce que prouve encore la disposition des doigts. Ces doigts, armés d’ongles énormes et constamment fléchis, devaient le rendre peu habile à fouir ; ses bras avaient peu de mobilité, parce que le cubitus et le radius étaient soudés et très serrés contre l’humérus[4]. Il faut sans doute considérer les doigts du macrothérium de Grèce comme des instrumens de suspension, le jeu des articulations était limité de manière à ce que cette suspension pût se prolonger indéfiniment, sans l’intervention d’aucun effort musculaire sollicité par la volonté de l’animal, et par le seul effet de la résistance des ligamens articulaires, que tout dénote avoir été très robustes. On se trouverait donc conduit à supposer que cet animal gigantesque était conformé pour vivre sur les arbres ; de plus, la nature de ses dents prouve qu’il y prenait sa nourriture, composée soit de fruits, soit de feuillages. Quelle opinion devons-nous avoir de la dimension des arbres auxquels il se suspendait ! Et si à cet animal nous joignons les mastodontes et les autres grands mammifères dont les dépouilles se trouvent fossilisées dans le même lieu que les siennes, quel immense développement attribuerons-nous à l’ancienne végétation de la Grèce, cette terre aujourd’hui si aride et si dépouillée ! Dans nos états européens, la civilisation n’a pas seulement fait disparaître une partie des animaux, elle a encore entravé l’extension des végétaux. On n’y laisse guère les arbres subsister pendant une durée de plusieurs siècles ; il n’est peut-être pas de riches plaines que la main de l’homme n’ait nivelées : or c’est dans ces plaines que la végétation pourrait prendre son plus grand essor. En outre, avant la venue de l’homme, la plupart des ruisseaux et des rivières formaient des marais dans les plaines : on conçoit que la réunion de l’humidité et de la chaleur brûlante du ciel ait dû faciliter le développement de la végétation.

Pendant que les singes et des édentés gigantesques habitaient les forêts du vieux monde, des rhinocéros, des dinothériums, des mastodontes, des girafes, des troupes d’antilopes et d’hipparions vivaient dans les plaines. Les mastodontes et les dinothériums n’existent plus, et de nos jours les éléphans seuls peuvent donner une idée de la conformation de ces animaux disparus. L’une des girafes trouvées à Pikermi était plus petite que les girafes aujourd’hui vivantes, l’autre plus grande. La découverte de ces derniers débris est très intéressante, car jusqu’à présent les girafes fossiles sont extrêmement rares. Les débris d’antilopes étaient au contraire innombrables à Pikermi : dans les temps anciens comme à notre époque, ces animaux ont dû composer des troupes immenses ; Buffon rapporte qu’on a vu défiler en Afrique des bandes de cinquante mille antilopes, L’isard[5] aime à se suspendre aux roches escarpées des Pyrénées, et le chamois gambade légèrement au-dessus des précipices des Alpes ; cependant on peut dire que les antilopes paraissent avoir été surtout destinées à peupler les grandes plaines. La civilisation les en a chassées, mais dans les temps géologiques, c’est-à-dire dans les temps qui ont précédé la venue de l’homme, elles y paissaient tranquillement, et sans doute elles n’étaient pas un des moindres ornemens des prairies du vieux monde : on sait quelle est la grâce de ces animaux ; la gazelle est une antilope, et la douceur de son regard est telle que les Orientaux en ont fait un des symboles de l’amour.

Parmi nos débris d’antilopes se trouvent des cornes plates attribuées à une chèvre que MM. Wagner et Roth, les savans naturalistes de Munich, ont nommée chèvre Amalthée. Nous regretterions d’enlever à cet animal l’honneur d’avoir compté parmi ses aïeux la nourrice de Jupiter ; pourtant l’examen attentif des débris de cette espèce fossile nous porterait à les attribuer plutôt au genre des antilopes qu’à celui des chèvres.

Nous avons recueilli plus de mille fragmens d’hipparions. Ce quadrupède ne vit plus de nos jours ; il se rapprochait beaucoup de nos chevaux et de nos ânes. On sait que les ânes sauvages vivent encore aujourd’hui en troupes immenses dans les plaines chaudes et sablonneuses de la Tartarie. L’âne n’est point fait pour nos climats : c’est pourquoi nous avons tort de l’accuser d’avoir mille défauts dans nos pays. Qu’on le rende à sa terre natale, du moins qu’on le transporte sous un ciel d’une grande douceur ; que ses pieds, trop grossièrement construits pour supporter les inégalités de nos montagnes, retrouvent le sol uniforme des déserts : l’âne redevient une des plus admirables conquêtes de l’homme. Son allure est douce ; à la sobriété il joint l’ardeur, la vivacité, une patience qui ne cède à aucune fatigue. L’hipparion fut sans doute, comme l’âne, destiné à vivre dans les pays plats, et la multitude de ses débris fossiles est venue confirmer notre supposition sur l’existence de vastes plaines dans la Grèce antique.

Une des plus belles pièces que nous ayons recueillies dans nos fouilles est une tête de sanglier. Cet animal serait-il semblable à celui qu’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire a vu figuré sous le nom de sanglier d’Érymanthe ? L’illustre naturaliste a recherché quels avaient pu être les modèles des animaux représentés sur les bas-reliefs du temple de Jupiter à Olympie. Le sanglier d’Érymanthe décrit par lui a quelques rapports avec notre fossile de Grèce. Ce serait un résultat curieux de découvrir par la géologie quelques-unes des sources auxquelles la mythologie a puisé.

Nous venons de nommer plusieurs des principaux quadrupèdes qui ont peuplé l’Attique dans les anciens âges. Ces animaux avaient des mœurs paisibles, et vivaient des produits que les plantes leur fournissaient. Un petit nombre de carnassiers troublait leur tranquillité : c’étaient des machœrodus, dont les dents canines annoncent une puissance extrême et présentent la forme de lames tranchantes ; c’étaient aussi des hyènes de diverses espèces et des civettes, qui peut-être avaient, comme celles d’aujourd’hui, la faculté de répandre une odeur musquée.

Tels sont les animaux dont les débris se trouvent fossilisés dans l’Attique. C’est peu cependant de les avoir recueillis : il faut les consulter comme l’archéologue consulte les médailles, et, en nous aidant des données que nous fournit la géologie, chercher à reconstituer l’histoire de la contrée où ils vécurent.


II

L’examen des fossiles du mont Pentélique révèle, nous l’avons dit, que dans les temps anciens la Grèce dut renfermer d’immenses plaines et une riche végétation. Aujourd’hui pourtant cette contrée n’occupe qu’un espace bien restreint, dans lequel les nombreuses chaînes de montagnes laissent peu de place pour les vallées. Elle est séparée de l’Asie et de l’Afrique par la Méditerranée, et du reste de l’Europe par des massifs de montagnes. Où donc rencontrer les vastes campagnes dont l’existence est attestée par la nature des animaux fossiles ? Où ces êtres si variés trouvaient-ils assez d’herbes et de feuillages ? Pour expliquer ces difficultés, nous devons admettre que l’Attique a été très différente de ce que nous la voyons maintenant. Cherchons quel fut son état primitif. Par quelles métamorphoses a-t-elle passé avant de prendre la configuration qui lui est restée depuis la venue des hommes ?

À l’origine, notre planète fut un corps incandescent, comme les astres que nous voyons briller dans le ciel. Elle était entourée d’un cercle de vapeurs et de gaz. Lorsqu’elle eut perdu, par suite du rayonnement dans l’espace, une partie de sa chaleur, elle se solidifia à la surface ; puis les vapeurs se condensèrent et formèrent autour d’elle une enveloppe aqueuse. Dans les eaux, il se déposa des couches de vase, de sable, d’argile, semblables à celles qui s’accumulent chaque jour au fond des mers de notre temps. Les dislocations qui résultèrent du refroidissement progressif de la terre donnèrent naissance aux inégalités du sol. Ici le fond des mers se creusa, là il s’émergea de manière à constituer des continens. Cette théorie n’est pas nouvelle. On en trouve l’indice dans la cosmogonie d’un grand nombre de peuples, et particulièrement dans celle des Grecs. « La plus importante des cosmogonies orphiques, dit M. Guigniaut dans ses commentaires sur l’ouvrage de Creuzer, est la cinquième, qui nous est donnée à la fois par Athenagoras et par Damascius. Suivant le premier, Orphée plaçait l’eau à l’origine de toutes choses ; le limon déposé au fond de l’eau devint terre… Voici la version de Damascius… Au commencement fut l’eau et le limon, qui, en s’épaississant, devint terre. » Plus loin, on lit dans le même ouvrage : « A l’origine, Athéné (la Minerve des Athéniens) était une personnification féminine du principe humide, comme l’indique son nom de Tritogénie, née des eaux. » Dans mes voyages en Orient, lorsque j’explorai Chypre, cette île qui apparaît si gracieusement au milieu de la Méditerranée, lorsque je visitai la ville de Paphos, en face de laquelle Vénus, selon la tradition grecque, naquit de l’écume des flots, je me demandai si cette déesse n’était pas la personnification de la terre, qui s’est élevée du sein des mers. En effet, la Terre, qui était la mère du genre humain suivant les anciens Grecs, put se confondre avec Vénus, puisque cette divinité, avant de représenter la volupté, fut sans doute à l’origine une transformation d’Astarté, et fut adorée comme la puissance génératrice.

Au point de vue où nous place cette théorie, on comprend que notre première préoccupation soit de chercher à quelle époque l’Attique fut soulevée au-dessus de la surface des mers et convertie en terre ferme. L’âge le plus ancien auquel j’aie pu remonter en étudiant la géologie de l’Attique est la période secondaire[6]. Une partie de cette période a été marquée par l’existence d’animaux mollusques nommés hippurites ; elle a été appelée époque turonienne par M. Alcide d’Orbigny, parce que les terrains qui ont été formés pendant sa durée sont très développés dans la Touraine.

À l’époque turonienne, l’Attique était, au moins en partie, encore cachée sous la mer. J’ai recueilli quelques renseignemens sur cette mer primitive. Plusieurs de ses animaux me sont connus : c’étaient des hippurites, des radiolites, des térébratules et plusieurs autres mollusques, des oursins et des polypiers. Je pense que son bassin s’étendait jusque dans le midi de la France, car on voit dans le département du Var des terrains qui, absolument semblables à ceux de la Grèce, renferment les débris des mêmes animaux. Sur les points qui forment aujourd’hui une partie de la Mégaride, de l’Attique, de la Phocide, etc., la profondeur de la mer dut être très grande. Les couches qui s’y sont formées se composent de granules d’une excessive ténuité ; elles sont très homogènes, et les coquilles y sont extrêmement rares, circonstances qui résultent en général de la grande profondeur d’un bassin. Enfin la mer dut recouvrir les mêmes points pendant un laps de temps immense, si l’on en juge par l’épaisseur des couches qui s’y sont déposées.

C’est sans doute vers la fin de la période secondaire qu’eut lieu le principal relèvement de l’Attique et des pays qui en sont voisins. Alors surgirent des flots un grand nombre de localités devenues célèbres par leurs prétendues divinités et par leurs héros : les monts Icarus, OEgaleus, Corydalus, Ozea, Hymète, l’île d’Hélène, les roches où fut creusé l’antre de la pythie de Delphes, le mont Hélicon et le Parnasse lui-même, réputé le séjour d’Apollon et des Muses. Qu’il me soit permis de remarquer que ce séjour d’Apollon ne remonte pas très loin dans la durée des âges du monde : la géologie de la Grèce, en révélant le peu d’ancienneté d’un grand nombre de lieux où l’on a fixé la demeure des divinités, prouvera que celles-ci sont beaucoup plus jeunes qu’une infinité d’animaux fossiles. Les anciens, à la vérité, étaient peu sévères pour leurs dieux, et ne croyaient point l’éternité inséparable de la divinité.

Les mouvemens dont je viens de parler avaient cessé depuis longtemps, lorsqu’eut lieu la dislocation qui donna naissance dans notre pays à la chaîne des Pyrénées. Cette dislocation se reproduisit à des distances très grandes, et particulièrement en Grèce. Ainsi que M. Élie de Beaumont l’a démontré, les chaînes de montagnes qui se dirigent dans le même sens ont généralement apparu à la même époque. J’ai pu vérifier dans les montagnes de la Grèce l’exactitude des calculs que l’illustre géologue avait faits à plus de cinq cents lieues de distance.

Les chaînes qui surgirent en Grèce à la même époque que les Pyrénées en France croisèrent les montagnes qui avaient été relevées précédemment. C’est à ce croisement de chaînes que la Grèce orientale doit encore aujourd’hui son aspect particulier. De là ces îles semées de toutes parts dans l’Archipel, ces nombreux golfes dont les côtes sont bordées, ce sol formant une sorte de réseau comparable à une dentelle dont les fils représenteraient les montagnes, et dont les mailles figureraient les vallées. Jusqu’à cette époque, les directions vers le nord-nord-est avaient dominé ; mais alors le Pentélique, le mont Kératéa, les îles d’Eubée, d’Andros, de Tinos, les montagnes qui séparent le lac Copaïs du golfe de Corinthe, se dirigèrent parallèlement à nos Pyrénées.

On voit que cette explication de la formation du sol hellénique diffère entièrement de la cosmogonie des anciens, qui attribue le désordre géologique de la Grèce à la guerre des géans et des dieux. D’après les traditions mythologiques, les géans lancèrent contre le ciel les monts Pangée, OEta, Rhodope, Athos, et de si grosses pierres que les unes, tombant dans la mer, y formèrent soudain des îles, et les autres, tombant sur terre, constituèrent des montagnes. L’éjection de pierres entraîne l’idée de phénomènes volcaniques, et nulle action volcanique ne semble avoir participé à la formation des parties fondamentales de la Grèce. Les éruptions de Santorin et de quelques autres îles de l’Archipel sont d’une date infiniment plus récente que les soulèvemens généraux du sol hellénique.

Le relèvement qui se produisit en Grèce à l’époque où les Pyrénées surgirent en France s’étendit au loin, et détermina un vaste continent. Il y a lieu de supposer qu’à l’époque où ces événemens se passaient, l’Archipel n’existait pas encore, et que la Grèce était réunie avec l’Asie-Mineure. En effet, on voit dans ces deux pays, près des côtes actuelles de l’Archipel, des couches renfermant les mêmes coquilles d’eau douce pétrifiées ; on retrouve des bancs semblables dans les îles d’Eubée, de Chio et de Samos, situées entre l’Asie et la Grèce. Par là on peut présumer que ces couches furent formées dans des lacs appartenant à un même continent, qui occupait l’espace baigné présentement par l’Archipel. D’ailleurs les terrains placés au bord de cette mer, en Grèce ou sur la côte d’Asie, n’offrent à ma connaissance aucun indice que des eaux marines les aient recouverts pendant la période dont nous parlons : s’il en eût été ainsi, les eaux auraient certainement formé quelques dépôts et laissé des coquilles marines. Il est donc probable que la Grèce et l’Asie constituaient un même continent, et on pourrait nommer ce continent gréco-asiatique.

Les lacs de cette région nourrissaient des poissons et des mollusques dont nous avons trouvé les débris. L’humidité et la chaleur du ciel engendrèrent une végétation puissante ; un grand nombre des plantes qui décoraient le continent fut rassemblé au fond des lacs. Recouvertes par des couches de marne, les unes se sont conservées intactes, et leurs empreintes fossiles nous font connaître la végétation de la Grèce ancienne ; les autres se sont changées en un combustible charbonneux nommé lignite. Ainsi la Providence a fait servir les végétaux du vieux monde à former les charbons dont le génie de l’homme tire un si grand parti. Les combustibles de la Grèce ont déjà été mis à profit : ils ont été exploités à Coumi, dans le nord de l’Attique ; ils le sont encore dans l’île d’Eubée, et pourraient l’être dans plusieurs autres pays. Malheureusement ils laissent trop de cendre, et ils sont bien loin de donner la même somme de chaleur que la houille. Sur des paquebots ou des locomotives, ces combustibles seraient d’un emploi difficile ; mais dans les machines fixes, où l’encombrement n’a point de graves inconvéniens, ils seraient d’un bon emploi, et remplaceraient la houille, dont l’Attique paraît complètement dépourvue.

Si les eaux des lacs se remplirent de poissons et de mollusques, si la terre se couvrit d’une riche végétation, les quadrupèdes furent aussi appelés à peupler la Grèce ancienne. Nous avons déjà donné l’énumération de ces animaux : c’étaient des hipparions et des antilopes qui paissaient l’herbe des prairies, des girafes, des mastodontes, qui se nourrissaient du feuillage des arbres. On voyait aussi des singes, des macrothériums, des hyènes, des civettes, des porcs-épics, des sangliers, des rhinocéros, etc. On n’a point encore trouvé d’indices de reptiles, mais on a recueilli des os de gallinacés. À ces oiseaux s’en joignaient d’autres sans doute ; leur chant se mêlait aux cris divers des nombreux quadrupèdes : une seule voix manquait, la voix de l’homme.

Les quadrupèdes enfouis à Pikermi, les plantes changées en lignite à Coumi, les mollusques fossilisés près de la Ferme-du-Roi, à Oropo, à Marcopoulo, ont-ils appartenu à la même époque ? Je n’ose trancher cette question ; mais ce qu’on peut assurer, c’est qu’ils ont dû vivre après l’époque des grands soulèvemens pyrénéens.

Il n’est pas contestable que dans la dernière phase de la période tertiaire il y ait eu un affaissement général du sol de la Grèce vers le sud, car on voit dans cette contrée de nombreux dépôts, pétris de fossiles marins, qui attestent cet affaissement. Serait-ce à ce phénomène qu’il faudrait attribuer la destruction des êtres enfouis à Pikermi ? Peut-être plusieurs des animaux qui peuplaient le continent purent fuir l’invasion de la mer, et se réfugièrent dans les parties non affaissées du nord de la Grèce, spécialement sur le mont Pentélique, première montagne qui fait face à la plaine d’Athènes. Toutefois ils n’y vécurent pas longtemps, resserrés qu’ils étaient par les limites de leur nouveau domaine, et privés d’une alimentation suffisante. Je pourrais répéter, au sujet de ces animaux, ce qu’Ovide a dit pour un déluge beaucoup moins ancien, le déluge de Deucalion : « La plus grande partie des êtres devient la proie des ondes ; une faim lente dévore ceux que les flots ont épargnés. »

Ce n’est pas sans hésiter que j’attribue à une inondation le rassemblement des animaux dans le nord de l’Attique. En tout cas, cette inondation fut étrangère à l’enfouissement des débris retrouvés au pied du mont Pentélique. En effet, si les animaux eussent, de leur vivant, été entraînés par de grands courans qui auraient envahi les montagnes, leurs corps n’auraient point eu le temps d’être décomposés avant d’être transportés, et l’on trouverait des squelettes entiers avec toutes leurs pièces en connexion. Or rien de pareil ne se voit à Pikermi ; les ossemens y sont rassemblés dans un désordre extrême : on rencontre des mains de singe au milieu de débris de rhinocéros, des mâchoires d’antilope renferment des dents d’hyène ou de sanglier. Il faut donc supposer qu’avant d’être transportés, les animaux avaient péri sur les montagnes, et que leurs corps s’y étaient en partie décomposés. Les eaux de pluie, courant sur le sol, ont rencontré des pièces éparses et les ont entraînées dans le ruisseau de Pikermi ; elles ont dû les amener lentement, car les ossemens ne portent point de marques d’usure et de frottement : or on sait que dans les torrens impétueux les pierres les plus dures sont habituellement usées et rayées. D’ailleurs la nature du dépôt dans lequel les ossemens se sont fossilisés prouve qu’ils n’ont point été apportés par un courant violent : les eaux douées d’une grande impétuosité ne laissent point précipiter de molécules fines, mais seulement de gros blocs de pierre, ou tout au moins des cailloux. Les ossemens de Pikermi ne se trouvant point au milieu de blocs roulés et de cailloux, mais dans des couches d’argile ou de sable, on ne peut donc avoir la pensée que ce rassemblement d’ossemens fossiles ait été dû au même déluge ou cataclysme violent qui a déterminé la fuite des animaux sur le Pentélique. Ce rassemblement fut opéré lentement par l’action des eaux pluviales qui se réunissaient à peu de distance en amont de Pikermi pour former un ruisseau.

Si nous jetons les yeux sur les dépôts des torrens actuels de l’Attique, nous verrons qu’ils sont parfaitement semblables aux couches de Pikermi. Les roches des montagnes exposées à l’action des eaux et aux injures de l’air se détériorent superficiellement, les grains ou les blocs qui s’en détachent descendent dans les vallées : quelques-uns, s’éloignant à peu de distance, forment des brèches à la base des versans ; mais la plupart sont emportés dans les torrens, où les eaux les déposent de deux manières. Dans leur lit, elles reçoivent tour à tour des sables fins ou des cailloux, selon que leur cours est tranquille ou impétueux ; sur les bords des torrens et des rivières, elles accumulent, lors de chaque inondation, de grands amas de limon au moment où la violence du courant diminue : c’est ainsi que sur les rives de l’Eurotas nous avons vu des couches de sable, épaisses de plusieurs mètres, se déposer en un jour à la suite d’une crue torrentielle. Par l’irrégularité de ses assises, le mélange de ses sables fins et de ses couches de cailloux, le dépôt de Pikermi est semblable à ceux que nous venons de décrire. Il ne peut avoir été formé dans les anciens lacs dont nous avons retrouvé les traces dans le voisinage, car les couches déposées dans le fond de ces lacs ont une grande régularité ; selon l’expression reçue en géologie, elles sont nettement stratifiées, c’est-à-dire divisées en strates ou lits régulièrement superposés les uns aux autres.

La période qui s’est écoulée depuis le grand affaissement du continent grec vers le sud a dû être fort longue, à en juger par l’épaisseur des couches qu’elle a vu se déposer. Il se forma des lacs comme pendant la période précédente ; mais plusieurs des animaux qui les peuplèrent semblent avoir été différens. Il est probable que le Péloponèse était complètement réuni à la terre, au lieu de former une presqu’île. L’espace où nous voyons actuellement l’isthme de Corinthe était en partie couvert par un lac, nous en avons la preuve dans les coquilles fossiles que j’ai recueillies ; les rochers qui s’élèvent entre la vallée de Corinthe et celle de Mégare formaient un îlot au milieu du bassin.

Plus tard, le continent grec fut encore abaissé, et le lac dont nous venons de parler fut envahi par les eaux de la mer. La plupart des animaux qui l’habitaient périrent, comme il arrive lorsque l’eau salée se répand dans l’eau douce : des mollusques marins les remplacèrent. Sur les points où l’on voit aujourd’hui la vallée de Mégare, le continent se releva peu de temps après son abaissement ; le lac, qui, un instant troublé par les eaux de la mer, avait vu des coquilles marines succéder à des coquilles d’eau douce, retrouva sa tranquillité : ses premiers habitans reparurent. La mer se répandit encore, à deux ou trois reprises, dans le lac, et, comme la première fois, elle se retira bientôt après son irruption. Les preuves de ces phénomènes se trouvent dans des alternances de petites couches renfermant des fossiles marins et de grandes couches contenant des fossiles d’eau douce.

Les anciens ont eu connaissance des pierres de Mégare, où l’on trouve des coquilles de mer, et ils les ont exploitées. On lit dans Pausanias : « Le tombeau de Car, fils de Phoronée, n’était d’abord qu’un monceau de terre ; mais dans la suite il fut revêtu de pierre coquillère, d’après l’ordre de l’oracle. Cette pierre ne se trouve que dans la Mégaride, et on en fabrique beaucoup d’objets. Elle est très blanche, plus tendre que les autres pierres, et remplie de coquilles de mer. »

Sur les emplacemens où l’on voit aujourd’hui la vallée de Corinthe, les choses se sont passées autrement qu’à Mégare. Le phénomène qui abaissa la terre ferme au-dessous des eaux de la mer ne fut pas suivi d’une série de commotions assez fortes pour mettre le niveau des lacs tantôt au-dessous, tantôt au-dessus de la surface de la mer. En effet, à Corinthe, je n’ai pas constaté une alternance de bancs renfermant des coquilles marines et de bancs renfermant des coquilles d’eau douce ; mais au-dessus des couches qui furent formées dans le lac se trouve une succession d’assises puissantes qui contiennent seulement des fossiles marins. Ainsi, pendant une partie des derniers temps géologiques, la mer recouvrit plusieurs contrées de la Grèce. Puisqu’elle a occupé la vallée de Corinthe, on doit admettre que l’isthme de ce nom fut coupé et que le Péloponèse fut une île. Bien que Pausanias dise que la Mégaride est le seul lieu où l’on ait trouvé des coquilles marines, il est impossible que les innombrables fossiles de Corinthe n’aient point frappé les yeux des Grecs ; c’est sans doute d’après la vue de ces fossiles qu’ils arrivèrent, sans connaissances géologiques, à la conviction qu’une partie de l’isthme de Corinthe fut, à une certaine époque, un bras de mer, et que le Péloponèse, avant d’être une presqu’île, fut l’île de Pélops.

Les périodes géologiques furent closes par un phénomène inverse des deux derniers bouleversemens que nous venons de mentionner. Le sol, au lieu de s’abaisser, s’exhaussa légèrement, l’emplacement où se voit aujourd’hui la vallée de Corinthe se releva au-dessus de la mer, et par conséquent le Péloponèse se changea en presqu’île ; mais en général il s’en est de beaucoup fallu que l’exhaussement ait réparé l’effet des abaissemens dont nous avons parlé, et la plus grande partie de l’ancien continent gréco-asiatique est sans doute ensevelie sous les mers.

Telle est l’histoire de l’Attique et des contrées qui en sont voisines, alors que l’homme n’avait point encore paru et que les animaux se disputaient seuls le domaine où plus tard devaient briller tant de génie et tant de gloire.


III

Les événemens des temps géologiques n’ont point été stériles pour l’humanité. Bien que l’homme ait été mis sur terre après tous les autres êtres, destiné à dominer la nature, il fut sans doute présent à la pensée du Créateur dès l’origine des choses. Pour me borner au pays dont je m’occupe aujourd’hui, qu’on me permette d’indiquer comment, dans ma conviction, les accidens géologiques de la Grèce, et principalement de l’Attique, ont réagi sur la politique, sur le caractère des habitans, sur l’agriculture, sur la marine, sur les arts et sur la religion même.

Considérée au point de vue politique, la Grèce ancienne nous a offert ce spectacle, unique dans l’histoire, du rassemblement sur un étroit espace d’un grand nombre de petits états parfaitement distincts les uns des autres. Une des causes principales de ces agglomérations singulières est la disposition de ses montagnes en forme de réseau. Les chaînes, en se rejoignant entre elles, ont isolé plusieurs plaines qui sont devenues chacune le centre d’un peuple. Ainsi les plaines de la Béotie, de l’Attique, de la Mégaride, de la Corinthie, de l’Argolide, de la Laconie et de Mantinée, qui nourrirent des peuples si différens, étaient, malgré leur extrême rapprochement, complètement séparées les unes des autres par la disposition physique du pays. Les montagnes qui les entouraient formaient des barrières presque inaccessibles à une armée, et quelques soldats énergiques suffisaient pour les défendre contre des troupes nombreuses. Ces montagnes étaient généralement stériles, elles ne tentaient pas la cupidité des cultivateurs, et elles mettaient entre les terres arables des intervalles assez grands pour que des discussions ne pussent être soulevées sur les limites.

On conçoit que des peuples forcés de tirer leur richesse de pays ainsi limités, n’ayant point d’espérance de s’étendre beaucoup au-delà, durent s’y attacher de toute leur puissance. À l’origine, Sparte était tout pour un Spartiate, comme Argos pour un Argien, Thèbes pour un Béotien. Sans doute les guerres et le commerce maritime agrandirent successivement les relations de la plupart des états grecs, particulièrement du peuple athénien : cependant l’influence qu’exerça le réseau des montagnes de la Grèce sur sa séparation en états distincts est si réelle, qu’aujourd’hui encore les bassins qui furent le berceau de ces différens états ont peu de relations les uns avec les autres. Par suite de la multiplicité des chaînes de montagnes, les communications sont très difficiles[7]. Thèbes ne se doute guère des événemens de Sparte ; Delphes pourrait être renversée sans que les habitans de la Messénie en eussent connaissance.

Chaque peuple emprunta quelques traits de son caractère au sol qui le vit naître et se développer. Corinthe et Sycione, situées entre deux mers, dans une contrée où l’alternance des terres et des eaux forme les plus délicieux paysages, excellèrent dans la peinture ; Argos et Mycènes, souveraines de la mer et d’une plaine immense, donnèrent à la Grèce Agamemnon et la race superbe des Héraclides. Les Thébains, cultivateurs d’une terre grasse apportée des montagnes voisines, eurent quelque chose de lourd et d’épais dans leur caractère. Sparte, jetée au bas des sauvages montagnes du Taygète, conserva toujours, chez les anciens comme chez les modernes, des mœurs agrestes. Athènes eut quelque chose de léger et de mobile comme la poussière de son sol desséché, quelque chose de divin comme la beauté des montagnes de marbre qui l’entourent.

Il semblerait au premier abord que le développement intellectuel des Grecs eût dû être maintenu dans des limites étroites, comme les lambeaux de terrain où ils étaient confinés. Pour s’expliquer l’essor immense que prit chez eux la vie intellectuelle, il faut noter qu’appartenant à des colonies provenant de régions diverses, ils importèrent dans le pays où ils s’établirent des notions très multiples, que plusieurs de leurs sages visitèrent les contrées voisines, et que leurs guerres avec l’Asie introduisirent chez eux des élémens nouveaux. Enfin il faut remarquer qu’au point de vue physique peu de régions du globe réunissent des conditions plus variées. Les membres de l’expédition scientifique de Morée ont admis dans la Grèce sept systèmes de chaînes longitudinales, et comme toute chaîne de montagnes a deux versans, on doit compter quatorze plongemens différens vers l’horizon. Aussi, dans un petit espace, on voit des champs exposés à tous les points de la boussole, de telle sorte que la variété des cultures peut être extrême. Ajoutons que la Grèce est peu éloignée de l’Asie et de l’Afrique, et que par conséquent elle participe, pour ses végétaux et ses animaux, des trois parties de l’ancien continent. Grâce à sa latitude, elle lie la zone tempérée chaude à la zone tempérée froide, et peut réunir les produits de l’une et de l’autre : l’ours et le sanglier des régions tempérées s’y rencontrèrent avec les lions des climats brûlans[8] ; les orangers et les grenadiers mûrissent auprès des plantes de nos pays.

Par suite de sa constitution géologique, l’Attique a été mal dotée sous le rapport agricole. Ses montagnes sont formées de marbre ; or cette roche est peu favorable au développement de la végétation dans les pays chauds. Je pourrais citer à ce sujet de nombreux exemples. En Italie, près de Serravezza, est une montagne qui dépend de la chaîne de Carrare. Un des versans est composé de marbre, objet de grandes exploitations ; sa stérilité rappelle celle des montagnes de marbre de la Grèce. Le versant opposé est formé de schiste, et sa fertilité est merveilleuse : les figuiers, les oliviers, les mûriers le couvrent d’un manteau de verdure où l’on chercherait vainement quelque interruption. Dans les collines de Pise, en Toscane, on peut à première vue savoir où le marbre succède au schiste, parce que sur le premier le sol est inculte, tandis que sur le second la végétation est d’une richesse extrême.

Plusieurs raisons me semblent expliquer l’aridité des montagnes de marbre dans les climats chauds. Les marbres blancs réfléchissent le soleil avec une grande force ; souvent les végétaux que produit le printemps sont brûlés pendant l’été : ainsi de grandes plantes peuvent difficilement se développer. En outre les eaux du ciel sont rares ; elles se précipitent promptement sur les pentes inclinées des versans, quelquefois même elles ne coulent pas à leur surface, les marbres étant percés de cavités en forme d’entonnoirs, nommés catavothra, où les eaux se perdent fréquemment, au lieu d’aller rafraîchir les plantes. D’ailleurs la terre végétale est rare sur les montagnes de marbre, parce qu’elle s’y forme lentement par suite de la dureté et de la difficile désagrégation de ces roches, tandis qu’elle est au contraire emportée rapidement, parce qu’elle glisse sur les pentes des versans jusque dans les plaines.

Une dernière cause rend la terre végétale très rare sur les montagnes de marbre. L’eau, en coulant sur ces roches, se charge de bicarbonate de chaux ; elle acquiert les propriétés qui appartiennent à ces sources incrustantes dont la ville de Clermont en Auvergne nous offre un remarquable exemple. Le calcaire, porté par les eaux, s’infiltre entre les granules de la terre végétale ; il les cimente, les change en pierre dure, en un mot il les pétrifie. C’est ainsi que tout le versant occidental de l’Hymète (principalement vers le midi) est couvert de conglomérats endurcis par le calcaire en dissolution dans les eaux qui filtrent à la surface du sol. En vain le laboureur prodigue ses sueurs : en dépit de ses soins, la terre devient stérile.

Pour ne pas douter que l’Hymète était déjà dénudé au temps des anciens Grecs, il suffirait de se rappeler la réputation de son miel. Comme cette montagne produisait du miel, il fallait qu’elle fût couverte des mêmes petites plantes sur lesquelles les abeilles vont encore aujourd’hui faire leur récolte. Ces petites plantes ne se développent que sur les montagnes très arides, parce que, dans les lieux incultes dont le sol est riche, les pins, les arbousiers, les lentisques et d’autres arbustes forment des bois où les labiées et toutes les plantes qui fournissent du miel sont étouffées.

Tout en regrettant la pauvreté agricole des montagnes de l’Attique, on doit convenir que leur genre de beauté résulte en partie de cette pauvreté même. Si les campagnes des climats froids nous séduisent quand elles sont couvertes d’un épais manteau de verdure, les collines des climats chauds nous charment nues et dépouillées. En effet, les pays boisés offrent de loin des couleurs plus ou moins noirâtres ; comme les teintes sombres absorbent les rayons de la lumière au lieu de les réfléchir, il en résulte que l’on remarque peu d’effets de couleur dans les montagnes riches en végétation. Aussi les personnes qui n’ont pas visité les contrées arides de l’Orient accusent volontiers les peintres d’avoir introduit dans leurs tableaux des teintes imaginaires lorsqu’ils ont représenté des collines bleues, rouges, jaunes, violettes, oranges, etc. Cependant ces couleurs sont bien réelles dans les montagnes incultes et blanches de la Grèce comme dans les déserts de la Syrie et de l’Égypte. Le blanc, au lieu d’absorber les rayons, les réfléchit, et si un peu de vapeur d’eau surmonte les collines, l’inégale réfrangibilité des rayons solaires produit les teintes les plus variées.

Les plaines sont nécessairement plus fertiles que les montagnes, car c’est à leurs dépens qu’elles s’enrichissent de terre végétale, et le marbre s’y montre beaucoup moins fréquemment. Néanmoins le phénomène de l’endurcissement du sol se produit encore sur plusieurs points : c’est ainsi que tout le sud de la plaine de l’Attique, dans le voisinage de l’Hymète ; n’est qu’un désert ; quelques plantes chétives, isolées ça et là, peuvent seules s’implanter sur le conglomérat endurci. La grande calamité des plaines de l’Attique est l’insuffisance des eaux. Pendant la belle saison, les pluies sont rares, et les rivières presque desséchées. Le poétique Ilissus n’a qu’un filet d’eau, et les nymphes, sans craindre de perdre pied, pourraient se baigner dans le Céphise. Les montagnes de l’Attique ont trop peu de continuité, les couches des terrains sont trop brisées, et la mer est trop voisine, pour que les eaux aient le temps de se former en rivière avant d’atteindre les golfes qui entourent cette contrée.

Les vallées de la Grèce ont été remplies pendant la période tertiaire par les fragmens éboulés des montagnes, par les limons et les galets qu’ont apportés les torrens, et par les vases des lacs qui les ont longtemps couvertes. Ces divers dépôts sont assez meubles pour laisser filtrer les eaux. Il en résulte que le sol est aride à la surface, mais que dans sa profondeur il doit renfermer des cours d’eau souterrains. Si les anciens Grecs eussent connu la théorie des puits artésiens, ils auraient peut-être donné à leurs plaines l’humidité qui leur manque. J’ai vu en Syrie, auprès de Tyr, les fameux puits que Salomon fit construire pour récompenser le roi Hyram de la cession des cèdres de ses montagnes : ce sont des puits artésiens plus beaux qu’aucun de ceux que nous possédons en Europe. Il est donc certain que les anciens ont connu les puits jaillissans ; cependant je n’ai rencontré dans l’Attique aucune trace de puits artésiens antiques[9]. Il paraît que l’eau des fontaines était soigneusement ménagée, et que des canaux l’amenaient du mont Pentélique à Athènes. Si la Grèce fut peu richement dotée au point de vue agricole, en revanche elle a été merveilleusement favorisée pour la navigation : par l’Adriatique, cette contrée se lie à l’Europe ; par la mer de l’Archipel, elle touche à l’Asie. Ses golfes nombreux et profonds laissent pénétrer les vaisseaux jusqu’au milieu des terres ; ses îles, semées de toutes parts, semblent comme des places de commerce jetées entre l’Asie et l’Europe. Ces espaces, que des milliers de bâtimens de commerce ont visités et visitent encore chaque jour, seraient restés presque déserts, s’ils eussent été une suite de gorges et de montagnes ; mais les mouvemens géologiques les ont abaissés de telle sorte que peu de points seulement sont restés émergés de manière à former des centres de populations et des lieux de relâche pour les barques de commerce, tandis que la plus grande partie, recouverte par les flots, peut être parcourue avec rapidité.

On sait que près des montagnes, les dépressions remplies par la mer sont généralement plus creuses que sur les rivages des pays de plaines : c’est ce qu’on observe en Grèce. Cette contrée étant montagneuse, les eaux sont profondes au pied même des rochers qui bordent les côtes, de telle sorte que de gros bâtimens peuvent s’avancer contre la terre ferme : les golfes constituent des rades naturelles. D’après les observations que je viens de présenter, on conçoit comment, depuis les temps reculés où les Argonautes couraient à la recherche de richesses inconnues symbolisées par la toison d’or, les Grecs se sont constamment adonnés à la marine[10].

Le même territoire qui a créé d’habiles marins devait aussi former de grands artistes. Règle générale, on ne peut nier que la nature des roches ait joué un rôle dans le développement des arts. L’Italie, si riche en marbre, fut après la Grèce le pays où la statuaire et l’architecture s’élevèrent le plus haut ; dans l’Europe centrale et septentrionale, où la pierre facile à tailler abonde, où le marbre est rarement exploité, on fit d’immenses monumens où la richesse de la décoration gothique fut appelée à dissimuler la nature grossière des matériaux de construction. Ce serait une erreur de croire que la masse des grandes pyramides du Caire soit en granite : cette pierre n’a servi que pour l’ornementation, et la presque totalité de ces gigantesques monumens est formée d’un calcaire facile à tailler.

C’est à la magnificence de ses marbres que l’Attique a dû en partie d’être devenue la mère des beaux-arts. En élevant les anciens temples, les artistes ont reconnu que les matériaux dont ils se servaient sont indestructibles dans le climat de la Grèce, et ils se sont appliqués à perpétuer avec eux les traces de leur génie. Les marbres blancs les plus estimés sont ceux du mont Pentélique, des îles de Paros et de Tinos ; mais on en rencontre encore dans un grand nombre d’autres lieux. Au nord de l’Attique, les édifices de la célèbre Rhamnus, et au sud de cette province le temple de Sunium, dont les colonnes éclatantes de blancheur s’élèvent si gracieusement au-dessus de la mer, ont dû être construits avec des marbres blancs que j’ai vus dans le voisinage. Quelle qu’en fût l’abondance, les marbres devaient être chez les anciens des matériaux de construction très dispendieux. Comme on ne possédait point l’art de faire sauter les mines, les exploitations exigeaient de longs travaux. Aussi les Grecs employèrent-ils les marbres avec économie. Les édifices de l’Attique excitent l’admiration par leur beauté, mais non par la grandeur. « L’Égypte, a-t-on dit, c’est le grand ; la Grèce, c’est le beau. » Les Athéniens ont construit leurs monumens en marbre parce qu’ils ont préféré la beauté à la grandeur ; s’ils eussent voulu bâtir de vastes édifices à l’exemple des Égyptiens, ils auraient pu se procurer des matériaux abondans et d’un bas prix. L’Attique possède des masses immenses de marbres communs, d’un gris bleuâtre. Ces marbres forment la plupart des monticules d’Athènes ; le prix de transport est donc presque nul. En outre, on voit en un grand nombre de lieux des calcaires crayeux, blancs et tendres, qui fourniraient de très belles pierres d’appareil. J’ai constaté la présence de ces calcaires dans les plaines de Ménidi, de Carvati, de Traconès, à Marcopoulos, à Oropo, etc. Au Pirée et à la porte même d’Athènes, on les exploite. Bien que les matériaux de construction économique n’aient pas manqué aux Athéniens, ils ont cependant introduit peu de pierres de taille dans leurs habitations particulières. Ces habitations ont été construites légèrement, ainsi que le fait supposer l’absence de toute ruine.

Il est encore une circonstance dont on doit tenir compte quand on cherche à expliquer le caractère des édifices de l’Attique. Les bouleversemens géologiques ont donné naissance à de nombreux monticules qui ont fourni aux architectes des piédestaux naturels pour asseoir les temples. C’est ainsi que le Parthénon et les autres monumens de l’Acropole d’Athènes sont construits sur une éminence qui s’élève presque à pic au milieu de la ville ; les ruines de Rhamnus dominent la mer d’Eubée, et le temple de Sunium se dessine au sommet d’une haute falaise qui s’avance en pointe à travers les flots de l’Archipel. Les rochers, par leurs parois abruptes et irrégulières, contrastent avec la symétrie des colonnes doriques, ioniques ou corinthiennes qui les surmontent ; par leur élévation, ils compensent le peu de hauteur des temples grecs, qui semblent faire corps avec eux et en être le couronnement. Sans doute la Madeleine de Paris serait d’un effet plus imposant, si, au lieu d’être placée au niveau des maisons de notre grande cité, elle s’élevait sur une des collines qui la dominent. Encore ces collines sont-elles formées de matériaux grossiers, et la pente en est-elle peu rapide ; les monticules de l’Attique sont au contraire composés de marbre dont les découpures offrent tout à la fois de la hardiesse et de l’élégance.

La blancheur et le facile polissage des roches de la Grèce durent favoriser l’ornementation polychrome. La statuaire était connue depuis longtemps en Babylonie et en Égypte avant de parvenir en Grèce ; mais c’est seulement lorsqu’elle rencontra les marbres du Pentélique et de Paros qu’elle entra dans une voie de perfection. La translucidité des blocs invita le ciseau des artistes à les façonner ; quelle pierre fut jamais plus digne de représenter les dieux ?

Si les montagnes de la Grèce offrirent aux artistes des matériaux magnifiques, elles fournirent encore à leur imagination des types d’une admirable beauté. Rien de si gracieux et parfois de si majestueux que les paysages de la Grèce : ici des chaînes aux parois escarpées figurent des ruines, des tourelles, des pans de mur ; là des vallons d’une douce verdure contrastent avec l’âpreté des roches environnantes. D’un côté se succèdent des collines que le regard peut suivre jusqu’aux extrémités de l’horizon, grâce à la transparence de l’air ; d’une autre part, les eaux de la mer, bleues comme le ciel qui les surmonte, semblent dormir dans des golfes profonds. Aux heures où le soleil monte ou s’abaisse, alors que les premiers plans, en général trop dénudés, sont cachés dans la pénombre et que les montagnes se parent de mille couleurs, on croirait contempler quelque tableau d’une beauté trop grande pour des yeux mortels.

On s’explique alors comment les Grecs ont pu croire leur contrée digne d’avoir été le séjour des dieux. La religion, comme le sentiment esthétique, a dû subir l’influence de la disposition physique du pays. La Divinité s’identifia, pour ainsi dire, avec le sol hellénique : chaque montagne, chaque fontaine devint l’objet de quelque mythe religieux. Les simulacres de Jupiter, de Minerve et d’Apollon s’élevaient sur les trois grandes chaînes de l’Attique. Si l’on gravit la colline de la tribune aux harangues, dite tribune de Démosthènes, on voit ces montagnes qui semblent enfermer la ville d’Athènes. Au centre des maisons de cette antique cité s’élance le monticule de l’Acropole, renfermant le Parthénon avec tout ce que les Athéniens avaient de plus sacré. Près de là s’élèvent deux éminences, l’une où siégeait l’aréopage, l’autre que surmonte le temple de Thésée. Forcés par la nature des lieux d’avoir devant leurs regards les temples des dieux et des héros, les citoyens ne devaient-ils pas sentir se développer en eux les sentimens d’un religieux patriotisme ? Encore aujourd’hui le voyageur ne monte pas les degrés de la tribune aux harangues, d’où l’on découvre ce spectacle, sans que son cœur n’ait quelque battement pour la Grèce de Thémistocle et de Périclès. C’est à cette tribune, en face d’un pareil tableau, que Démosthènes devint orateur, et l’on indique à quelques pas de là le cachot où Socrate but la ciguë, martyr de ses convictions philosophiques.

Les régions imposantes de l’Olympe furent réputées l’ancienne habitation de Jupiter. Apollon et les Muses furent placés sur l’Hélicon et le Parnasse, deux montagnes qui s’élèvent au-dessus de la terre autant que la poésie nous élève au-dessus de la vie vulgaire. Du haut de leurs sommets, on embrasse Corinthe et son golfe, jeté entre le Péloponèse et l’Hellade : grâce, douceur, majesté, tout est réuni dans ce panorama. Cérés, déesse de l’agriculture, fut honorée dans les fertiles campagnes d’Eleusis. Minerve, personnification de la sagesse, régna sur la plaine d’Athènes, dont tous les détails sont si merveilleusement ordonnés. C’est enfin dans les gorges sauvages de la Phocide que la Divinité se communiqua aux hommes. J’ai vu les contrées où les pythies de Delphes, de Trophonius[11], rendaient leurs sentences ; le sombre aspect de ces lieux inspire encore une sorte de frayeur, et on s’explique mieux, en les contemplant, la foi aux oracles, si répandue dans l’antiquité[12].

Mais revenons aux fossiles : ont-ils joué quelque rôle dans la mythologie grecque ? On a expliqué la mythologie de mille manières, et en effet les élémens les plus différens ont pu lui donner naissance. Au premier abord, il semble étrange que les fossiles aient eu quelque influence sur les mythes des Grecs, et cependant il est à peu près certain qu’il en a été ainsi.

Les anciens ont dû connaître les débris d’ossemens fossilisés en Grèce. Ces débris sont trop communs pour avoir échappé à leurs regards. On en trouve au Lycabète, monticule contre lequel est bâtie la ville d’Athènes. Dans l’île de Poros, on prétend avoir découvert une tête de lion pétrifiée. Des restes d’animaux fossiles se rencontrent dans le Magne, à Mégalopolis et à Olympie, dans le Péloponèse. On a vu quelle était l’abondance des ossemens de Pikermi, au pied du mont Pentélique ; j’ai la conviction qu’on en retrouvera par la suite dans un grand nombre de localités. Lors de mon second voyage en Grèce, on m’assura qu’on venait d’en découvrir au nord de la plaine de Marathon. Du temps de Théophraste, on connaissait l’ivoire fossile. « Théophraste, dit Pline, raconte qu’il existe de l’ivoire fossile blanc et noir, que la terre enfante des os, et que l’on trouve des os pétrifiés. »

La vue des fossiles a pu inspirer aux Grecs la pensée que les corps organisés se transformaient en pierre. On sait quelle place tiennent ces conversions dans les Métamorphoses d’Ovide. Phénicé et tous ses compagnons furent changés en pierre par la vue de la tête de gorgone que leur présenta Persée. Aglaure fut pétrifiée en punition de sa jalousie pour Hersée. Les ossemens du brigand Sciron, dont Thésée délivra l’isthme de Corinthe, furent durcis, et formèrent les roches scironiennes. Le chien que Céphale reçut de Procris en signe de réconciliation fut converti en pierre, ainsi que la bête sauvage qu’il poursuivait. Une métamorphose semblable s’opéra sur le loup qui attaqua les troupeaux de Pelée. Le serpent qui voulait dévorer la tête d’Orphée fut pétrifié par Apollon. Le même sort fut réservé au serpent qui engloutit devant les Grecs assemblés les œufs qui figuraient neuf années de combats sous les murs de Troie, etc.

Sans doute la connaissance des pétrifications véritables, c’est-à-dire des corps organisés transformés en pierres, n’a pas été la source première des fables que je viens de rappeler ; cependant est-il déraisonnable de penser qu’elle a facilité ces croyances ? Ce qui rendrait notre supposition plus admissible, c’est que les Grecs avaient sous leurs yeux des exemples de pétrifications (fort grossières à la vérité) dans les incrustations que forment les eaux sur plusieurs points de l’Attique. Auprès de la grotte des Nymphes, à Kephissia, j’ai vu des mousses se revêtir entièrement de calcaire. On trouve dans les auteurs anciens plusieurs mentions de fontaines incrustantes : « Les Ciconiens, dit Ovide, ont un fleuve dont l’eau pétrifie les entrailles de celui qui la boit et change en marbre tout ce qu’elle touche. »

Les ossemens fossiles présentent des formes souvent différentes de celles qui sont connues dans la nature actuelle, et, ce qui est plus frappant pour le vulgaire, ils atteignent quelquefois des dimensions bien supérieures à celles de tous les animaux qui ont vécu en Grèce depuis l’apparition des premiers hommes. Ainsi les mastodontes, les dinothériums, les macrothériums, non-seulement sont distincts de tous les genres d’animaux connus, mais encore aucun quadrupède de la Grèce ne les égale en grandeur. La vive imagination des Grecs dut les porter à rechercher l’origine des ossemens fossiles. Peut-être rangèrent-ils quelques-uns d’entre eux parmi les débris des monstres dont Hercule et Thésée avaient délivré la Grèce. Peut-être l’assemblage d’os de quadrupèdes peu différens en apparence de ceux de l’homme et d’os d’animaux ruminans accrédita la fable des satyres et des faunes. Peut-être encore les fossiles gigantesques de la base du Pentélique passèrent pour les restes des Titans foudroyés par Jupiter. Cuvier a considéré comme des débris d’animaux fossiles ces ossemens dont parle Hérodote, qui furent découverts à Tégée et qui furent pris pour ceux d’Oreste. L’omoplate de grosseur prodigieuse qui fut trouvée dans la mer à la hauteur de l’île d’Eubée, et désignée par la pythie de Delphes comme un des os de Pélops, ne fut peut-être qu’un ossement d’un grand animal fossile. « Voici, dit Pausanias dans sa description de l’Attique, ce que j’ai vu d’étonnant dans une petite ville de la Lydie supérieure nommée les Portes de Téménus. Une colline du voisinage s’étant fendue par la rigueur du froid, on y aperçut des ossemens d’une grandeur si démesurée, que, sans leur forme, on n’aurait guère pu croire qu’ils eussent appartenu à un homme. Le bruit se répandit aussitôt dans le pays que c’étaient les os de Géryon, fils de Chrysaor. On croyait reconnaître son trône dans un rocher d’une montagne voisine taillée en saillie et ressemblant à un siège… » Comme Pausanias habitait l’Asie-Mineure, il devait être bien renseigné sur cette région. Or, d’après sa description, on ne peut douter qu’il soit ici question d’ossemens d’animaux fossiles. Aucune donnée scientifique n’est venue confirmer jusqu’à présent l’existence de géans d’une grandeur démesurée. Il devait être difficile aux anciens, peu expérimentés dans l’anatomie comparée, de distinguer des os appartenant à des membres humains ou à des animaux. Enfin les géologues n’ont encore vu des débris de l’homme dans l’intérieur d’aucune colline ; ces débris se trouvent toujours dans les dépôts superficiels.

Je n’ai plus qu’à résumer ces considérations. Les fouilles entreprises récemment dans l’Attique ont prouvé qu’au-dessous du sol superficiel, où l’archéologue recueille chaque jour de nouveaux objets intéressans pour l’histoire de la philosophie, des arts et de la littérature, se trouvent des couches profondes encore peu connues, mais non moins dignes de notre attention. Le géologue y découvre des fossiles, sortes de médailles du monde primitif qui nous permettent de prolonger l’histoire non plus seulement jusqu’aux temps des premiers hommes, mais aux temps mêmes où le Créateur constituait le globe terrestre, peuplant sa surface, puis détruisant ses animaux et ses plantes pour en créer d’autres, les anéantir et en faire encore de nouveaux, modifiant les limites de la terre ferme et des océans, tantôt formant de vastes continens, tantôt les abîmant sous les mers, élevant les montagnes ou les abaissant. On a pu voir quels événemens ont rempli dans l’Attique la période antérieure à l’apparition de l’homme ; on a pu voir aussi quel rapport unit ces obscures et lointaines périodes aux âges éclairés et animés par la présence de l’humanité. Les soulèvemens des montagnes de la Grèce, en se croisant, ont amené la formation de bassins séparés qui sont devenus le centre d’autant de petits états. C’est également par la configuration du sol que s’explique le caractère des habitans de la Grèce ; c’est grâce aux découpures de ce territoire qu’ils sont devenus marins ; c’est sur cette terre enfin si riche en marbres qu’a grandi une société qui devait porter le culte de l’art et le sentiment du beau plus loin qu’aucun autre peuple.


ALBERT GAUDRY.

  1. Pour élever le palais du roi Othon, on vient de reprendre les exploitations des anciens ; plusieurs des constructions de la moderne Athènes sont décorées avec des marbres du Pentélique.
  2. Il faut excepter quelques singes qui habitent encore aujourd’hui les rochers de Gibraltar.
  3. Je dois, à la vérité, faire observer que les espèces fossiles de singes sont différentes de celles qui vivent actuellement ; il se pourrait que ces espèces eussent supporté des climats plus froids.
  4. Le radius et le cubitus sont les os de l’avant-bras, et l’humérus est l’os du bras.
  5. L’isard et le chamois sont des antilopes.
  6. La durée des temps qui se sont écoulés depuis la formation des premiers dépôts marins de notre globe jusqu’à la création de l’homme a été divisée en trois parties principales : la période primaire, qui est la plus ancienne, — la période secondaire, — la période tertiaire. Chacune de ces grandes époques a été subdivisée elle-même ; ainsi la période tertiaire a vu se former trois terrains distincts : le terrain tertiaire inférieur, le terrain tertiaire moyen, le terrain tertiaire supérieur. Les âges de l’ancien monde ont été caractérisés par des animaux et des végétaux qui ont été spéciaux à chacun d’eux ; c’est principalement en se basant sur les caractères de leurs débris fossilisés que l’on est parvenu à distinguer les diverses époques géologiques.
  7. C’est là une des causes qui peuvent retarder les progrès de la Grèce : Athènes met plus de temps pour faire parvenir par voie de terre ses ordres au centre du Péloponèse qu’il n’en faudrait pour franchir des distances trois fois plus considérables en pays de plaine. Les brigandages s’expliquent en partie par la difficulté de parcourir librement le pays et de poursuivre les klephtes dans les régions montagneuses. Dès l’antiquité, cette difficulté exista. Lorsque les Athéniens reçurent en triomphe Thésée entrant dans leur ville, ils lui dirent : « Si le laboureur cultive en paix les champs de Cromion (territoire de Corinthe), il le doit à ton courage… La terre d’Épidaure t’a vu renverser le fils de Vulcain (Périphètes)… Par toi, Procuste a cessé d’effrayer les champs qu’arrose le Céphise… Tu délivras Eleusis du farouche Cercyon… Tu purgeas l’isthme du brigand Sinis… Par toi, la mort de Sciron a rendu libre au voyageur le chemin de Mégare. » J’ai vu tous les lieux que je viens de nommer ; les montagnes qui les entourent, boisées et difficilement accessibles à cause des déchirures des roches calcaires dont elles sont formées, sont encore aujourd’hui, comme dans les temps anciens, des repaires où les malfaiteurs trouvent l’impunité. Il faut tenir compte des difficultés locales lorsqu’on reproche au gouvernement grec sa lenteur à faire cesser les brigandages.
  8. Pausanias dit que sur le Parnés (dans l’Attique) on allait chasser aux ours et aux sangliers. Divers passages des auteurs anciens prouvent que le lion a vécu en Grèce. Ainsi l’oracle avait annoncé que des deux filles d’Adraste, roi d’Argos, l’une serait victime d’un sanglier, l’autre serait emportée par un lion, Polydamus, fils de Nicias, attaqua sur le mont Olympe un grand lion qui désolait le pays. La forêt de Némée nourrissait un lion que le bras d’Hercule abattit. Enfin il est dit que Thésée, dans un voyage de Trézène à Athènes, purgea la route d’une grande quantité de bêtes féroces qui la rendaient très dangereuse.
  9. Le roi de Grèce est vivement préoccupé de la possibilité d’avoir des eaux jaillissantes. Je lui ai rendu compte des recherches que j’ai faites à ce sujet. Il résulte de mes observations qu’il y a possibilité, mais non certitude absolue, d’obtenir des puits artésiens. En effet, s’il ne me parait pas douteux que des cours d’eau s’étendent à la limite des terrains tertiaires et secondaires, il existe de grandes difficultés pour assigner les points précis où passent les eaux, car la surface des calcaires et des schistes qui forment les roches secondaires doit présenter dans l’intérieur de la terre des irrégularités semblables à celles que nous voyons à fleur du sol. Les sondages peuvent aboutir à des points où les marbres et les schistes constituent un mamelon au lieu de former une cavité. En outre, l’eau peut se perdre dans les catavothra, ces puits naturels dont j’ai déjà parlé. On a fait de grandes dépenses de forage en pure perte. Sur ma recommandation, un ingénieur français a été appelé ; un sondage vient d’être commencé, on est arrivé à une nappe d’eau très puissante, mais qui ne jaillit pas encore.
  10. Aujourd’hui comme autrefois, les navires qui sortent du chantier de Syra sont, dit-on, les mieux établis et les moins coûteux de la Méditerranée. Les Grecs ont une merveilleuse adresse à conduire un vaisseau entre des écueils. Les nombreux rochers de l’Archipel les ont rendus experts dans cet art. Leurs pilotes ont une renommée universelle ; même pendant la domination turque, alors que la Grèce semblait avoir tout perdu, elle avait retenu la gloire de fournir les meilleurs marins de la Méditerranée.
  11. L’antre de Trophonius est adossé à la ville de Livadie ; il s’ouvre auprès du Léthé et du Mnémosyne.
  12. Des exhalaisons de gaz, qui dans quelques lieux, à Delphes particulièrement, sortaient de terre, avaient, dit-on, la propriété de causer chez les pythies les plus grands désordres physiques et intellectuels. Je n’ai rien vu à Delphes, dans le lieu où était le trépied de la pythie, qui semble indiquer des exhalaisons de ce genre, et je n’ai point entendu dire que les gens du pays eussent connaissance de quelque chose de semblable. Cependant il semble difficile de contester l’assertion des auteurs anciens. Peut-être se produisait-il quelque phénomène analogue à celui de la grotte du Chien, près de Naples, ou à ceux que l’on signale en Chine ? La Grèce est sujette aux tremblemens de terre ; ces événemens sont fréquemment accompagnés de sorties de gaz ; il peut arriver qu’un second tremblement fasse cesser les émanations auxquelles un premier avait donné naissance.