Une princesse de Savoie à la cour de Louis XIV

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Une princesse de Savoie à la cour de Louis XIV
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 472-488).
UNE
PRINCESSE DE SAVOIE
A LA COUR DE LOUIX XIV

I. Mémoires d’une Demoiselle d’honneur de madame la duchesse de Bourgogne. II. Souvenirs de madame de Caylus, nouvelle édition.

La fortune se plaît à mêler sur la scène du monde bien des êtres divers, humbles ou grands, puissans ou gracieux, qui se montrent, passent, disparaissent, et les plus heureux, ceux qui gardent dans l’histoire la plus sympathique figure, ne sont pas ceux qui vont jusqu’au bout de leur carrière. Ceux-là n’ont plus rien à demander à la vie, plus rien à donner d’eux-mêmes. Ils ont dit leur dernier mot, montrant tout ce qu’ils pouvaient, tout ce qu’ils étaient, ne laissant rien à deviner, dissipant trop souvent les charmes de leur jeunesse par les tristesses de leur déclin, et quelquefois on se prend à dire d’eux : « Ce n’était que cela ! » Ceux qui disparaissent avant le temps ont pour eux le mystère d’une destinée inachevée, qui n’a pas connu le désenchantement. Princes, poètes ou hommes d’état, ils représentent une force brusquement enlevée au monde, ou un charme prématurément évanoui, une espérance arrêtée dans son essor ; ils sont comme la poésie de l’histoire. Ce qui est arrivé de ceux qui ont vécu, nous le savons : c’est la réalité, souvent maussade, quelquefois navrante, rarement victorieuse. De ceux qui s’en sont allés avant l’âge, nous ne savons rien ; l’imagination seule leur fait une destinée fictive, ils ont une légende qui va se mêler à l’histoire.

Quel esprit curieux, en contemplant le XVIIe siècle dans la suite de ses péripéties, dans ce tumulte de personnages qui se heurtent, se pressent et se succèdent, ne s’est demandé ce qui serait arrivé, si le duc et la duchesse de Bourgogne eussent assez vécu pour régner, et ce qui serait survenu pour la France elle-même du règne de ce petit-fils de Louis XIV, élève de Beauvilliers et de Fénelon, ayant à ses côtés la plus spirituelle et la plus gracieuse des princesses ? La réalité, nous la connaissons : c’est la régence et Louis XV s’endormant dans les voluptés efféminées, tandis que tout se détraque et va vers l’abîme. Le roman de ce qui aurait pu être et de ce qui n’a point été, c’est le règne du duc de Bourgogne, et l’héroïne de ce roman, c’est cette petite princesse de Savoie, véritable enfant gâté de Louis XIV, élève soumise et révoltée de Mme de Maintenon, échappant à toute contrainte par les saillies de son humeur, animant une cour vieillie de sa grâce pétulante, puis disparaissant tout à coup dans la fleur de sa jeunesse, à vingt-six ans : image singulièrement vivante, qui se dégage du déclin d’un grand siècle. La duchesse de Bourgogne est une de ces apparitions charmantes dont je parlais, qui ne font que passer, et dont l’indéfinissable attrait semble se rajeunir sans cesse, tantôt par une notice, tantôt par quelques lettres inédites, tantôt par une de ces fictions qui sont l’illusion de l’histoire. Était-elle accompagnée, quand elle vint en France, d’une demoiselle d’honneur, jeune et intelligente comme elle, qui l’a suivie jusqu’à la mort, puis a raconté ce qu’elle a vu dans des mémoires inconnus jusqu’ici et heureusement tirés de l’oubli ? C’est plutôt, je pense bien, une demoiselle d’honneur de notre temps qui a lu Saint-Simon et Mme de Caylus et bien d’autres, et qui, avec ce qu’elle a lu, a formé ce tissu léger où se dessine encore l’aimable figure.

Ce passage de la duchesse de Bourgogne à la cour de France, ce règne anticipé et interrompu de la vivacité et de la grâce fut le dernier rayon qui éclaira la vieillesse de Louis XIV, de 1696 à 1712, de même que le règne d’une autre princesse, de Madame, duchesse d’Orléans, avait marqué le plus beau moment de sa jeunesse, de 1661 à 1670. On s’est plu longtemps à voir dans cette époque un type de majesté correcte et d’uniforme grandeur, où tout se meut sous le regard et au signal du maître. C’est au contraire une époque pleine de vie et de mouvement, de ce mouvement dont l’unique expression est dans Saint-Simon. Les épisodes s’y multiplient, les personnages s’y pressent comme les événemens, et plusieurs fois l’époque change de physionomie. C’est un drame aux acteurs innombrables et aux péripéties très diverses. Dans cette carrière de grandeurs et de désastres qui compose le XVIIe siècle, la paix de Nimègue est le point culminant, la paix de Ryswyk est une sorte de point d’équilibre, comme une halte avant le déclin, avant la formidable étreinte de la guerre de la succession d’Espagne, et cette paix de Ryswyk, on le sait, a pour prologue la paix d’Italie, négociée entre deux combats avec le duc de Savoie Victor-Amédée II. C’est alors, dans ce monde où règnent Louis XIV vieilli et Mme de Maintenon, où s’agite la foule des courtisans et des princes légitimés, qu’apparaît la jeune duchesse, rejeton vivace de cette vivace maison de Savoie qui poussait ses rameaux dans toutes les cours, et qui eut vers le même temps ou à peu d’intervalle deux filles de son sang reines ou presque reines. L’une porta la couronne en Espagne et fut la reine Marie-Louise-Gabrielle, la première femme de Philippe V ; l’autre était faite pour régner en France : ce fut Marie-Adélaïde, duchesse de Bourgogne. Les deux sœurs se ressemblaient par je ne sais quelle grâce fière et charmante. Une alliance de famille entre les deux cours n’avait rien de nouveau ; c’était au contraire une tradition. Ce mariage de Marie-Adélaïde de Savoie et du petit-fils de Louis XIV se fit pourtant d’une façon singulière.

On était au moment où se préparait cette évolution qui allait faire passer Victor-Amédée du camp des alliés dans le camp de la France. Louis XIV réclamait comme otage une des filles du duc. On négociait secrètement tout en se battant, lorsqu’un jour un envoyé de Victor-Amédée, Gropello, arrivait à Pignerol, où était le comte de Tessé, avec la mission de remettre un portrait de la jeune princesse. Ce fut l’idée première du mariage qui devint une des conditions de la paix négociée par Tessé et étrangement disputée par Victor-Amédée. La paix se fit en effet à Turin le 29 août 1696, et en même temps Marie-Adélaïde de Savoie fut fiancée au duc de Bourgogne. Elle devait être conduite en France pour y être formée aux usages de la cour et achever son éducation sous les yeux de Mme de Maintenon, en attendant que le mariage pût être accompli : elle avait onze ans à peine, et le duc de Bourgogne en avait treize ! Il est vrai que le contrat de mariage de la jeune duchesse disait qu’elle était « douée de-connaissance et de jugement au-dessus de son âge. » C’est ainsi que cette enfant précoce devenait comme un gage de paix et partait pour la France non plus comme otage, mais comme future dauphine. Elle quittait sa petite cour de Turin le 7 octobre, avec Tessé et tout un cortège savoyard qui la conduisit jusqu’à Pont-de-Beauvoisin, où elle fut reçue par Dangeau, et le 14 novembre elle se trouvait auprès de Louis XIV, qui était allé l’attendre à Montargis. C’était désormais la duchesse de Bourgogne, quoiqu’elle ne dût être mariée réellement qu’un an plus tard, au mois de décembre 1697, et qu’elle dût vivre quelques années encore, jusqu’en 1699, séparée de son jeune mari. Du premier coup elle fit la conquête du grand roi, et cette impression d’enchantement est passée tout entière dans une lettre que Louis XIV écrivait le soir même à Mme de Maintenon, lettre où il peint sa nouvelle petite-fille, et où il se peint lui-même naïvement préoccupé du dehors, de l’extérieur, de l’effet. Il la décrit un peu comme un homme qui vient de recevoir un oiseau rare, ou, mieux encore, comme un vieillard désaccoutumé de la jeunesse : « Je l’ai montrée de temps en temps à ceux qui s’approchaient, dit-il, et je l’ai considérée de toutes manières… Elle a la meilleure grâce et la plus belle taille que j’ai jamais vues, habillée à peindre et coiffée de même ; des yeux très vifs et très beaux, des paupières noires et admirables, le teint fort uni, blanc et rouge comme on peut le désirer ; les plus beaux cheveux blonds que l’on puisse voir, et en grande quantité. Elle est maigre comme il convient à son âge ; la bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et mal rangées… Elle parle peu, au moins à ce que j’ai vu, n’est point embarrassée qu’on la regarde, comme une personne qui a vu du monde. Elle fait mal la révérence et d’un air un peu italien. Elle a quelque chose d’une Italienne dans le visage, mais elle plaît, et je l’ai vu dans les yeux de tout le monde. Pour moi, j’en suis tout à fait content ;… je la trouve à souhait et serais fâché qu’elle fût plus belle… » Ce qui frappe surtout Louis XIV dans le premier moment, c’est que la jeune duchesse ne manque à rien et tient sa place à merveille. Simple, naturelle et aisée, ainsi cette petite personne faisait son entrée dans un monde si nouveau, se prêtant à tout pour réussir, ayant le don de plaire, mais gardant toujours le sentiment de sa race et cette originalité italienne qui était un charme de plus.

C’était comme une fleur transplantée de cette petite cour de Turin qui se modelait de loin sur la cour de Versailles, mais qui ne laissait point d’avoir elle-même son originalité dans le monde de ce temps. Quoique tout imprégnées de l’influence de la France et formées à la galanterie, les mœurs y gardaient je ne sais quoi de fruste et d’un peu provincial. Là vivait une noblesse qui nourrissait l’orgueil du sang plus qu’à Versailles peut-être, qui affectait les façons françaises, qui parlait notre langue, mais qui, selon le mot d’un écrivain italien, était bien loin d’avoir cette affabilité, cet air dégagé et courtois, cette vivacité de caractère de la noblesse française. Il y avait dans cette nature piémontaise de la gravité, de la rudesse, de la sagacité mêlée de défiance, et une forte saveur de terroir. C’était une noblesse qui vivait des armes et de la politique où elle était passée maîtresse. Les femmes, avec de la beauté naturelle, avaient de la vivacité, de l’esprit, de l’enjouement, mais peu de culture. Quelques romans français composaient toute la bibliothèque de celles qui savaient lire. « Les femmes en général, dit un observateur du temps, sont portées à la galanterie, quelques-unes par nature, d’autres par mode, et pour ne pas paraître oubliées. Il en est qui restent à l’abri, mais elles sont rares. » Qui ne se souvient des libres peintures d’Hamilton et des aventures un peu scabreuses du chevalier de Gramont à la cour de Turin ? Il n’y avait point réellement peut-être ce qu’on peut appeler une société à Turin : c’était plutôt un petit monde que le maître, Victor-Amédée, gouvernait comme une grande famille ; il avait le regard à tout, disposait de tout, au point de régler les relations des personnes de sa cour, à qui il interdisait un moment les assiduités chez l’ambassadeur de France. Et comme M. de Tessé le lui reprochait, il répondait sans façon : « Nous ne sommes ici qu’une poignée de gens, tout se sait. Nos Piémontais n’ont guère d’esprit, nos Piémontaises encore moins… On n’aura pas été dix fois de suite dîner chez M. l’ambassadeur qu’il en naîtra toute sorte de dits et de redits qui ne sont que trop ordinaires dans les petites cours. Celle de France est une mer où l’on s’observe moins ; celle-ci n’est quasi qu’une famille où l’on sait tout… »

Cette petite cour, comme celle de France, avait à cette époque sa favorite qui subjuguait le duc et le tenait captif autant qu’on pouvait tenir cette insaisissable et ombrageuse nature de prince : c’était une Française, de la maison de Luynes, d’une beauté attachante et mariée à un gentilhomme piémontais. La comtesse de Verrue avait commencé par être une Lavallière, elle finissait par être une Montespan, hautaine, impérieuse, poursuivant, elle aussi, la légitimation de ses enfans jusqu’au jour où elle en vint à trahir le duc en livrant ses secrets à Louis XIV. Victor-Amédée portait dans ses amours une humeur inquiète et ardente qui en faisait une suite d’orages. Il avait sa Montespan, dis-je ; il eut plus tard sa Maintenon dans la comtesse de Saint-Sébastien : homme étrange d’ailleurs, emporté dans ses passions et inépuisable dans ses ruses, conduisant ses amours comme ses affaires, incompréhensible d’humeur, et capable, lorsqu’il lui survenait un prince héritier de sa couronne, d’avoir des mouvemens de paternité, selon le mot de Tessé, qui allaient jusqu’à la fureur. C’est là, dans cette cour où se reflétaient les mœurs galantes de la France, mais où régnait avant tout la préoccupation de la politique concentrée dans une pensée unique d’agrandissement, c’est là, sous les yeux de la duchesse Anne d’Orléans, femme de Victor-Amédée, petite-fille par sa mère de la séduisante Henriette d’Angleterre, que s’était formée depuis 1685 cette jeune Marie-Adélaïde, appelée à l’improviste à devenir un gage de rapprochement entre deux mondes si divers de puissance, d’éclat et d’esprit. La petite princesse n’avait pas tout pris de la cour de Savoie ; elle en avait pris une certaine originalité native, la grâce qu’elle tenait de la famille de sa mère et un peu aussi de la ruse de son père, tout ce qui charma au premier instant, lorsqu’elle montait les degrés de l’escalier de Fontainebleau, conduite par Louis XIV, et ce qui faisait dire à Mme de Maintenon elle-même, chargée désormais de faire son éducation : « Cette Italienne est vraiment fort jolie. »

Les jeux de la politique, on l’avouera, en faisant de la duchesse de Bourgogne l’élève de Mme de Maintenon, ne pouvaient combiner un spectacle plus curieux et mettre en présence deux figures plus différentes. Tout était mouvement, pétulance et action chez l’une, fille d’une race originale et hardie. L’autre, la dame aux coiffes noires, selon le nom qui lui est resté, était la reine équivoque d’une cour figée dans l’étiquette, l’image grise et terne d’une époque vieillie. De quelque façon qu’on juge Mme de Maintenon, qu’on la représente sensée, judicieuse, reine par la grâce d’une raison aimable et enjouée, elle garde toujours ce maussade reflet qui s’attache à une liaison de vieillards, cette liaison prît-elle une couleur de vertu et de religion, — à une fortune de ce genre, conquise non par la passion, mais par l’habileté et le calcul, cette fortune fût-elle présentée comme un sacrifice et un martyre. Mme de Maintenon a pu avoir le mérite de préserver la vieillesse de Louis XIV des amours déshonorans ; elle rétrécit son règne. C’est peut-être la raison, mais la raison stérile et sans élan. Nul ne l’a mieux peinte que Mme Du Deffand, qui a dit d’elle : « Ses lettres sont réfléchies, mais elles ne sont point animées… On voit qu’elle n’aimait ni le roi, ni ses amis, ni ses parens, ni même sa place ; sans sentiment, sans imagination, elle ne se fait point d’illusions, elle connaît la valeur intrinsèque de toutes choses… Il me reste de cette lecture beaucoup d’opinion de son esprit, peu d’estime de son cœur et nul goût pour sa personne… » Mme de Maintenon, à la cour de Louis XIV, ressemble un, peu à une gouvernante : elle a le goût de régenter, de diriger ; elle fait sa merveille de Saint-Cyr, et sous ce rapport elle est du moins dans son rôle avec la duchesse de Bourgogne. Elle commence par lui créer une maison, et elle l’entoure naturellement de tout ce qu’elle peut trouver de plus dévoué à sa propre fortune, la duchesse du Lude, Mme de Montgon, Mme d’O, Mme de Nogaret, sans compter Mmes de Montchevreuil et d’Heudicourt, celles que la spirituelle princesse appelait les dames sérieuses. Le précepteur est Dangeau, que Saint-Simon peint comme « chamarré de ridicules. » — « Il est bizarre de vouloir faire de vous un précepteur, lui écrit Mme de Maintenon ; mais vous êtes capable de tout pour le bien, et vous en pouvez plus faire à la princesse que tous les maîtres du monde… Je crois qu’il faudrait lui faire tous les jours deux leçons, l’une de la fable, et l’autre de l’histoire romaine. Vous savez mieux que moi qu’il ne faut pas songer à la faire savante, on n’y réussirait pas ; il faut se borner à lui apprendre certaines choses qui entrent continuellement dans le commerce des plaisirs et de la conversation. »

Je ne sais si la petite duchesse apprenait la fable ou l’histoire romaine ; elle faisait mieux, elle se laissait aller à son naturel, et si elle négligeait fort les leçons de Mme de Maintenon, elle la séduisait, elle la flattait, elle s’asseyait sur ses genoux et l’embrassait malgré elle en lui disant qu’elle n’était point si vieille. Elle agissait de même avec Louis XIV, dont elle amusait la vieillesse morose, se jetant à travers l’étiquette, se permettant tout et mettant à tout une grâce aimable ou un tour piquant, soit qu’elle accueillit Bossuet, qui lui prêtait serment à genoux le jour de son mariage, en lui disant : « Ah ! je suis honteuse d’avoir à mes pieds une si bonne tête ! » soit que, peu touchée de la trop longue harangue du président de la grand’chambre, elle lui répondît : « Monsieur, ce que vous me dites est sans doute fort beau ; mais heureusement on ne se marie pas tous les jours. » Ce jour du mariage, le 7 décembre 1697, ne fut encore qu’une demi-émancipation. Le soir, toutes les cérémonies du coucher accomplies, les deux jeunes époux furent séparés ; la petite princesse n’y voulait pas trop entendre, et en pleura. « Eh quoi ! ne suis-je pas sa femme ? » disait-elle plaisamment. L’émancipation ne fut complète qu’en 1699, par la réunion définitive du prince et de la princesse. Alors commence un nouveau personnage, la vraie duchesse de Bourgogne, vive, parlante, agissante, libre même à la cour et se sentant croître, comme elle le disait, ne cessant pas d’être la « mignonne » de Mme de Maintenon, mais lui échappant à chaque instant, et devenue surtout la joie, l’amusement de Louis XIV, qui ne pouvait plus se séparer d’elle, qui voulait l’avoir partout à ses côtés, aimant à reposer son regard sur ce frais visage. Alors aussi commence une vie nouvelle d’enchantemens et de fêtes dont elle est la gaieté et la lumière. Qu’on se représente cette aimable personne dans ces premiers jours d’épanouissement et de liberté : elle éclaire tout-autour d’elle.


« Ma princesse prend tous les jours des grâces nouvelles (dit la demoiselle d’honneur, qui n’a eu qu’à recueillir les souvenirs du temps) ; elle embellit à vue d’œil. Quand nous sommes arrivés ici, elle était petite et délicate ; elle a beaucoup grandi sans perdre son embonpoint ; son teint est maintenant blanc, incarnat, comme on peut le désirer ; son cou, si beau et si rond, s’est élancé. Jamais on ne vit de taille si fine ni si noble, et rien de si gracieux ni d’un tour plus achevé que toute la forme de son corps. À sa démarche aisée et légère, quand elle passe suivie de son petit nègre, on croirait voir courir une nymphe dans les jardins de Versailles. À sa fraîcheur, on la prendrait pour l’aurore d’un jour d’été. On ne peut moins penser à son ajustement, qui est souvent négligé ; mais, si simplement vêtue qu’elle soit, un arrangement naturel la pare en dépit de ses habits. Ses cheveux sont devenus de couleur un peu plus brune ; elle a le front et les sourcils arqués de la plus belle forme du monde. Ses yeux sont si beaux, si vifs, et quelquefois si amoureux et si languissans, qu’on ne peut ni en soutenir l’éclat ni en détacher ses regards, et qu’ils semblent éclairer tous les objets sur lesquels ils se fixent. Pour son esprit, on peut dire qu’il brille autant que ses yeux. Son humeur est galante et enjouée. Elle a le cœur haut, mais l’esprit flatteur, et une douceur, un charme dans l’air du visage qui donnent du prix à ses moindres paroles. Enfin il n’y a rien de si aimable ni de si assorti que son esprit et sa personne. Aussi peut-on bien dire que ma jeune princesse est vraiment la déesse de ces lieux… »


Cette vie de la cour de Louis XIV n’était pas une vie de loisir et de paisibles jouissances ; c’était au contraire une vie de fatigue, où l’on s’agitait beaucoup, et souvent pour ne pas s’ennuyer. Ce n’était qu’un tourbillon de fêtes, de comédies, de chasses, de voyages, puis le jeu suivait toute la nuit. La petite princesse se livrait avec fureur à tous ces divertissemens, qu’elle animait. La crainte d’être grosse était un stimulant de plus à se hâter de jouir de tout. Grosse ou malade, il fallait qu’elle fût parée, habillée deux ou trois fois par jour, qu’elle dansât, qu’elle veillât, qu’elle accompagnât le vieux roi à Marly, à Trianon, à Fontainebleau. Elle ne songeait guère à sa santé, le roi y songeait encore moins pour elle ; il eût été fort mécontent d’être dérangé dans ses habitudes. Dès qu’il se portait bien, tout devait marcher. Il faut se souvenir qu’on vivait dans un temps où Dangeau disait : « Le tremblement de terre que le roi sentit à Marly !… » Il y avait un tremblement de terre pour le roi, de même que les amusemens étaient pour le roi. À travers ce tourbillon pourtant, la jeune duchesse s’arrêtait quelquefois comme surprise, sentant une bouffée de souvenir du pays natal, et disant : « On rit de tout, on se moque de tout ici… » Sa gaieté, à elle, était plus libre, plus naturelle, moins raffinée, et elle plaisait justement par ces saillies d’une nature qui restait elle-même jusque dans une atmosphère si prodigieusement factice.

Si la politique eût été pour Louis XIV une combinaison de prévoyance et d’avenir, ou plutôt, pour rester juste, si le temps l’eût voulu, la duchesse de Bourgogne eût été dès cette époque la vive et séduisante personnification d’une alliance qui, en agrandissant la maison de Savoie au-delà des Alpes, garantissait la France en Italie et la laissait plus libre en Europe. Malheureusement ce n’était qu’un mariage, mieux fait, il est vrai, que celui du premier dauphin, pour assurer une distraction à la vieillesse du roi : ce n’était pas une alliance. Entre Louis XIV et le duc Victor-Amédée, il y avait émulation de réserve, de méfiance et de diplomatie ; sous les couleurs d’une récente amitié, on ne s’entendait guère. Le roi voulait bien retenir le duc dans la sphère de sa politique, lui demander ses filles, et lui laisser même entrevoir vaguement quelque avantage pour prix de son concours ou de sa neutralité en Italie ; mais il se défiait et ne voulait rien promettre. Victor-Amédée à son tour voulait bien donner ses filles, prodiguer les marques de son dévouement au roi, et agir, s’il le fallait, avec la France ; mais il n’abdiquait pas son ambition et ne se livrait pas. C’était le prince ruminant toujours quelque évolution extraordinaire, n’étant jamais plus près d’être l’ami de l’empereur que lorsqu’il négociait avec le roi.

Rien n’est plus curieux que la scène qui se passa vers 1699 entre Victor-Amédée et Tessé, qui fut envoyé à Turin en apparence pour porter les complimens de la duchesse de Bourgogne, au fond pour sonder le duc à l’approche de la succession espagnole, lorsque la santé du roi d’Espagne, selon le mot de Tessé lui-même, était « un jour d’automne qui fait encore plaisir, et que l’hiver talonne. » Tessé voulait savoir ce que le duc aurait à lui proposer, et le duc voulait savoir quelles offres lui seraient faites par le roi. Victor-Amédée se montra ce qu’il était toujours, fin, éloquent, grand questionneur, ayant l’œil sur tout en Europe, allant de la Hongrie sur le Rhin, de l’Angleterre en Espagne. « Que dit-on des affaires de Hongrie et du peu de réforme que l’empereur a fait dans ses troupes ? — Quel retardement apporte-t-on à la remise de Brisach ? — Parlons un peu d’Angleterre. Le parlement traverse étrangement le roi de la Grande-Bretagne. » Puis il ajoutait gravement : « J’admire la vicissitude des choses de ce monde, car aurions-nous cru, il y a quatre ans, que le roi et le roi d’Angleterre fussent aussi amis qu’il paraît qu’ils le sont. » Il en venait enfin par voie détournée à l’Espagne. « Que pensez-vous de l’exil du comte d’Oropesa, et que disait-on à la cour, quand vous en êtes parti, de la maladie du roi d’Espagne ? » Tessé, sans se livrer, défendait de son mieux et avec esprit son terrain contre le duc, qui ne défendait pas moins habilement le sien, et on finissait par se quitter ainsi, ne sachant rien de part ni d’autre, non cependant sans que Victor-Amédée eût déclaré une fois de plus qu’il considérait comme le plus beau jour de sa vie le jour où il était rentré dans les bonnes grâces du roi, qu’il voulait être tout au roi, —  » ce qui était un mauvais signe. Tessé partit sans rien savoir, et bientôt, la guerre de la succession éclatant, après une courte alliance avec la France, Victor-Amédée passait dans la coalition, d’où il sortait avec cette couronne de roi qui devient aujourd’hui, sur la tête d’un de ses héritiers, la couronne d’Italie.

Ainsi la duchesse de Bourgogne se trouvait être le gage aimable d’un rapprochement momentané, non d’une alliance durable. Elle restait avec sa gentillesse et sa bonne humeur, tandis que la politique suivait son cours et allait à la guerre. Il en résultait sans doute pour elle une épreuve délicate au moment de la rupture. Elle défendit d’abord son père contre tout soupçon de défection ; mais enfin il fallait bien se rendre. Qu’on imagine ce que pouvait être sa situation à la cour de Versailles, lorsque le duc de Vendôme, qui commandait les armées en Italie, recevait l’ordre de retenir prisonnières les troupes du duc de Savoie, et que Victor-Amédée à son tour faisait arrêter par représailles l’ambassadeur de France Philippeaux. Elle traversa heureusement cette épreuve. Le roi avait le ménagement délicat de ne rien dire et de ne laisser rien dire du duc de Savoie devant elle. À son tour, elle gardait un silence éloquent et habile. Au fond, qu’en pensait-elle, et où était son cœur ? Elle avait un fier sentiment de la gloire de son père ; elle gardait pour son pays natal un attachement qui étincelait, selon le mot de Saint-Simon, et jamais elle ne versa autant de larmes pour tous les malheurs de la famille royale de France qu’elle en versa d’émotion et de joie à la naissance d’un prince héritier de la couronne de Savoie. Le cri du sang jaillissait en elle. Bien que toute Française, elle ne pouvait suivre que d’un cœur singulièrement partagé les chances de la guerre. Alla-t-elle plus loin ? Profita-t-elle de ses familiarités avec le roi pour lire dans ses papiers et transmettre à son père les secrets de la guerre et de la politique ? On l’a cru, on l’a dit ; un mot de Louis XIV le donnerait à entendre. « La petite coquine nous trompait, » dit-il en ouvrant une cassette à sa mort ; mais peut-être s’agissait-il de toute autre chose que des secrets de la politique et de la guerre.

La brillante princesse n’en restait pas moins en ces années la reine capricieuse et charmante de la cour, la folâtre enfant qui animait tout. La duchesse de Bourgogne est la fée lumineuse de ce déclin morose, disais-je, comme Madame, duchesse d’Orléans, représente le moment de jeunesse du règne, de 1661 à 1670. Chez l’une et l’autre, il y a le don de plaire et de répandre la vie autour d’elles. Seulement à je ne sais quelle grâce supérieure madame Henriette joignait les goûts de l’esprit ; elle était la protectrice sympathique de Molière et confiait le soin de raconter son histoire et ses faiblesses à Mme de La Fayette ; elle aimait les conversations avec Turenne et le duc de La Rochefoucauld. La jeune duchesse de Bourgogne avait peut-être moins de ces goûts élevés. Si elle n’eut Molière, elle avait du moins Racine et Athalie où elle jouait un personnage ; mais elle désespérait Racine et elle trouvait la pièce ennuyeuse et froide : elle ne commença à la trouver admirable que lorsqu’elle y eut du succès dans son riche costume de Josabeth. La duchesse d’Orléans avait été une fascination pour Louis XIV ; la duchesse de Bourgogne était un amusement pour le vieux roi, une enfant impétueuse qui avait le droit de tout faire, même ce qui n’eût point été permis aux autres princes, et qui émerveillait par l’imprévu de ses saillies, par la liberté de ses propos, témoin le jour où, entendant le roi et Mme de Maintenon parler de la cour d’Angleterre et de la reine Anne, elle disait avec une piquante brusquerie : « Ma tante, — c’était le nom qu’elle donnait à Mme de Maintenon, — il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois, et savez-vous bien pourquoi, ma tante ?… C’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les hommes sous les reines. » Le règne d’ailleurs avait changé, et le siècle aussi inclinait vers sa fin, allant se perdre dans le XVIIIe siècle commençant. Les mœurs tendaient à s’altérer de plus en plus ; l’amour de tous les plaisirs avait un caractère moins raffiné. C’était le temps où tout un monde de jeunes cavaliers et de jeunes femmes d’une génération nouvelle échappait à l’étiquette en s’en allant la nuit dans les bois de Marly. Ou jouait un jeu effréné, et même le goût de la table se répandait. La jeune duchesse de Bourgogne elle-même, avec sa fougue naturelle, se laissait aller à l’étourdissement. Elle aimait ces courses mystérieuses et irritantes dans les bois de Marly. Elle jouait, perdait des sommes folles, se repentait d’une façon charmante, demandait pardon à Mme de Maintenon, qui la grondait, puis recommençait. L’entraînement du plaisir l’emportait toujours.

Dans cette vie agitée d’une jeune femme souveraine par la grâce, tout était fête et enivrement, et celui qui pouvait avoir le moins d’empire sur cette brillante et impétueuse organisation était le duc de Bourgogne lui-même. C’était, à vrai dire, l’union inégale de deux natures bien différentes. Autant la princesse était vive et légère, autant le jeune prince était sérieux et presque sauvage. Le duc de Bourgogne, fils du dauphin et petit-fils de Louis XIV, est assurément une des plus curieuses et des plus originales figures de ce siècle. Son père, le grand dauphin, était né indolent et paresseux, « tout à la matière, » dit Saint-Simon. La forte parole de Bossuet, qui fut son précepteur, ne put le réveiller et l’élever au-dessus d’une vulgaire condition morale. Le duc de Bourgogne était né avec des instincts terribles et emportés. Plein de passions et d’opiniâtreté, il ne souffrait aucune résistance. Il se livrait à tous les plaisirs avec fureur, et était farouche jusqu’à la cruauté. Il joignait à une hauteur étrange de caractère un esprit vif et pénétrant. Ce fut l’œuvre du duc de Beauvilliers, secondé par le duc de Chevreuse et surtout par Fénelon, d’assouplir cette rude nature par une éducation de tous les jours et de toutes les heures. Par un effort singulier sur lui-même, ce jeune prince, né violent, était devenu un homme nouveau, doux, affable, animé d’un haut sentiment du devoir, austère, fuyant les plaisirs, et toujours un peu sauvage par crainte de lui-même et des autres. Le duc de Bourgogne ressentait pour sa jeune femme un amour ardent ; il avait pour elle des préoccupations et des délicatesses infinies. Il s’inquiétait surtout de cette vie de plaisirs qu’elle menait ; quelquefois il refusait de la suivre, et se réfugiait chez lui. En un mot, ce qu’elle aimait, il ne l’aimait pas, et le contraste éclatait dans les goûts autant que dans les caractères. Cette sérieuse et austère nature ne pouvait plaire à la vive et pétulante princesse. Ce n’est pas qu’il y eût une antipathie réelle. La duchesse de Bourgogne avait de l’estime pour le jeune prince, elle le défendait même dans sa considération contre les intrigues de cour, elle cherchait à adoucir ses mœurs ; mais elle né l’aimait pas, elle se moquait de son austérité et de ses dévotions, et elle disait en riant : « Je suis sûre que si je mourais demain, le duc de Bourgogne épouserait une sœur grise ou une tourière de Sainte-Marie. » Et Louis XIV était de l’avis de sa petite-fille ; il n’aimait pas ce jeune homme sévère ou bizarre, qui se refusait au plaisir, s’absentait du bal de la cour, et ressemblait à un censeur ; il le lui faisait sentir par ses railleries de Jupiter mécontent. Le dauphin et sa petite cour de Meudon semblaient préférer un autre frère du jeune prince, le duc de Berri. Tout le monde était un peu de cette conspiration contre le farouche époux de la brillante princesse.

Vive, d’humeur galante, ayant peu de goût pour son mari et tout enivrée de jeunesse et de fêtes, la duchesse de Bourgogne n’eut-elle pas d’autres goûts, — je ne veux dire d’autres passions ? C’est peut-être ici un point délicat que Mme de Caylus effleure, que le grand révélateur Saint-Simon laisse entrevoir, et que n’oublie pas la spirituelle demoiselle d’honneur qui écrit aujourd’hui ; il y a en un mot ce qu’on peut appeler le chapitre des amoureux de la duchesse de Bourgogne et des faibles de cœur de la piquante princesse, chapitre romanesque et resté à demi dans l’ombre. Ce furent tout au moins des commencemens d’aventure et de sentiment. Le premier amoureux fut M. de Nangis, un des plus brillans seigneurs de la cour, quoiqu’il soit devenu un pauvre maréchal de France, beau, bien fait, ayant de la grâce et de la discrétion, connu pour sa valeur à la guerre. La duchesse de Bourgogne ne fut pas Insensible, dit-on ; elle avait du goût pour M. de Nangis, et les bois de Marly couvrirent plus d’une entrevue. Le malheur est que Nangis était pris d’un autre côté ; il était gardé par Mme de La Vrillière, qui, « sans beauté, était jolie comme les amours et avait toutes les grâces, » et disputait sa conquête même à la princesse. De là mille péripéties intimes, mille scènes piquantes, qui troublaient le repos de cette aimable jeune femme et excitaient chez elle ce besoin de plaire, devenu son charme comme son piège. Un autre amoureux fut M. de Maulevrier, gendre de M. de Tessé, que la princesse traitait toujours avec une affection particulière parce qu’il avait été le négociateur de son mariage et son introducteur en France. Maulevrier était un fou furieux, plein d’intrigue et d’ambition, terriblement jaloux de iNangis et étudiant toujours la mesure de la faveur de celui-ci soit dans un regard de la princesse, soit dans les jalousies de Mme de La Vrillière. Déjà fort avant dans la maison de la duchesse de Bourgogne, il employa un moyen singulier pour entrer encore plus dans son intimité. Il feignit une maladie de poitrine, une extinction de voix qui lui permettait de parler bas à la princesse devant toute la cour ; il joua son rôle pendant plus d’un an, parlant de sa passion, redoutant le bonheur de Nangis, éclatant parfois en reproches contre la princesse, et lui faisant un jour, au sortir de la messe, une scène presque violente qui laissait la jeune femme tremblante et éperdue, lorsque Tessé, heureusement informé, fit une diversion de tacticien et persuada à son gendre de le suivre en Espagne. Malheureusement Maulevrier revint d’Espagne plus violent que jamais, croyant avoir acquis de l’importance par une sorte de faveur auprès de Mme de Maintenon et de Mme des Ursins, toujours jaloux de Nangis et de tout le monde, et il finit tragiquement, en se précipitant du haut d’une fenêtre. La duchesse reçut la nouvelle à la messe du roi ; elle en pleura en secret sans qu’on pût dire si c’était de pitié ou d’attendrissement.

Il y eut enfin, parmi ces amoureux de la duchesse de Bourgogne un personnage qui n’est pas le moins étrange et le moins imprévu : c’est l’abbé de Polignac, depuis cardinal, celui qui, dans un poème, entreprit de réfuter Lucrèce et la Nature des Choses au nom de la Providence. L’abbé de Polignac était bien fait, lui aussi, comme Nangis, beau de visage, gracieux de manières et d’esprit, insinuant, flatteur, parfait courtisan, au point de dire un jour au roi, dans les jardins de Marly, où l’on était surpris par la pluie : « Ce n’est rien, sire ; la pluie de Marly ne mouille point. » Il s’insinua adroitement dans le monde intime du duc de Bourgogne, et il fit si bien qu’il devint le favori du prince au moins autant que de la princesse. Que se passait-il ? On ne le sait ; mais lorsque l’abbé de Polignac partait pour Rome en 1706 comme auditeur de rote, l’aimable princesse ne put cacher son émotion ; elle resta enfermée tout le jour sous prétexte d’une migraine, et elle pleura, dit-on. Il faut le dire, dans ces liaisons rapides que les bois de Marly couvraient de leur ombre mystérieuse, il y avait plus de légèreté et de vivacité de jeunesse que d’entraînement vulgaire ; il y avait surtout cette coquetterie naturelle qui voulait plaire à tout le monde, et laissait toujours espérer. Et ce qu’il y a de curieux, c’est que tout le monde à la cour était dans la confidence de la duchesse de Bourgogne, et nul ne la trahissait. Elle était si bien aimée qu’on s’entendait pour se taire et pour garder ce secret, qui était le secret de tous. Un jour des vers satiriques furent déposés sur une balustrade de Versailles, ils furent trouvés par Madame, la Palatine, cette rude Allemande, qui ne se gêna pas pour les montrer ; mais ils furent aussitôt détruits, et la cruelle médisance resta étouffée dans le silence. Le secret était si bien gardé que le roi et le duc de Bourgogne ne se doutaient nullement de ces petites intrigues. Mme de Maintenon seule ne les ignorait pas, et un jour, comme la duchesse de Bourgogne, folâtrant et badinant, remuait avec sa familiarité habituelle les papiers de celle qu’elle appelait sa tante, elle tomba sur une lettre où ses aventures de galanterie étaient racontées par une de ses dames d’atours. La princesse pâlit et rougit tour à tour, tandis que Mme de Maintenon la suivait du regard en lui disant : « Eh bien ! mignonne, qu’avez-vous donc ? » La dame aux coiffes noires gronda, la duchesse pleura, et tout fut fini, car Mme de Maintenon l’aimait réellement ; elle aussi, elle gardait son secret. Ce goût de galanterie d’ailleurs était contenu chez la duchesse de Bourgogne par une fierté naturelle qui l’empêchait de glisser dans le désordre ou qui la ramenait à temps, et qui la tenait éloignée soit de la petite cour de Meudon, où régnait Mlle Choin à côté du grand dauphin, soit des autres princesses légitimées, telles que Mme la Duchesse et Mme de Conti, qui étaient des filles de Mme de Montespan. Elle n’était pas toujours en bonne intelligence avec ce monde, où l’on enviait sa faveur auprès de Louis XIV, et où l’on se moquait des enfantillages auxquels elle se livrait pour amuser le vieux roi. Elle se moquait encore plus des princesses qui remarquaient ses galanteries ou ses enfantillages. « Eh ! je m’en ris ! Eh ! je me moque d’elles ! disait-elle plaisamment, et je serai leur reine. Je n’ai que faire d’elles ni à cette heure ni jamais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine ! » La malice, chez la pétulante princesse, ne laissait pas de cacher de la hauteur et de la fierté.

La duchesse de Bourgogne était donc à vingt-cinq ans dans le plein épanouissement de la jeunesse, elle jetait sur une époque en déclin le dernier reflet de sa grâce piquante ; tout était fête pour elle dans le présent, et tout lui souriait dans l’avenir. C’était pourtant le moment où elle touchait à une suite de catastrophes qui, après l’avoir rapprochée à l’improviste du trône, l’enlevaient elle-même brusquement à la puissance et à la vie. Rien n’est plus saisissant et plus lugubre que ces années où, tandis que la guerre est partout allumée aux frontières, la mort entre en maîtresse dans ce règne et frappe à coups redoublés, comme pour achever la ruine. Les catastrophes royales commencèrent en 1711 par la mort du dauphin, gros homme de cinquante ans, apathique et vulgaire. Qui ne se souvient de cette scène si étrangement puissante où Saint-Simon peint tout ce mouvement qui suit la mort du premier dauphin, les plaintes intéressées, les ambitions éveillées ou déçues, les cabales s’agitant, les valets cherchant des nouvelles, les courtisans se pressant dans les galeries de Versailles, les uns « tirant des soupirs de leurs talons, » d’autres composant leur visage, les plus avisés allant saluer dans les nouveaux dauphins, le duc et la duchesse de Bourgogne, le soleil levant, « la première pointe de l’aurore, » puis tout à coup Madame paraissant en habits de deuil, « hurlante de douleur, » sans savoir pourquoi, parce que sans doute elle pensait qu’il le fallait, et enfin le bon gros suisse cuvant son vin sans se réveiller au milieu de cette cohue dorée, agitée et flottante ? Tout n’était point malheur. Le grand dauphin ne promettait qu’un règne vulgaire, où Mlle Choin eût remplacé Mme de Maintenon. Par sa mort, le duc et la duchesse de Bourgogne montaient d’un degré vers le trône et devenaient les héritiers de Louis XIV. La petite princesse de Savoie s’élevait au rang de dauphine de France, et elle entrait de bon cœur dans ce rôle nouveau, heureuse dans sa jeunesse et sa grandeur. Une année n’était point encore passée cependant que déjà la mort avait soufflé sur ce rêve en enlevant subitement et la jeune dauphine et le nouveau dauphin lui-même.

C’est au mois de janvier 1712 que la duchesse de Bourgogne ressentit les premières atteintes d’une indisposition qui n’avait d’abord que l’apparence légère d’une fluxion. Elle avait accompagné le roi à Marly, et comme avec le roi il fallait toujours marcher et faire figure, elle ne cessait point de se lever pour tenir le salon et le jeu. Peu à peu ce qui n’était qu’une indisposition s’aggravait, la souffrance devenait plus intense, les symptômes d’un mal inconnu apparaissaient, et bientôt, le 11 février, le danger était assez grand pour qu’on parlât des derniers sacremens. Alors se passait une scène qui laissait peut-être pressentir quelques-uns de ces petits mystères de la vie de la jeune dauphine qu’on avait réussi à cacher au roi. Louis XIV, avec cette naïveté d’autocratie qui était l’essence de sa nature, allait jusqu’à choisir les confesseurs des princes. Il avait donné notamment pour confesseur à la duchesse de Bourgogne un homme à lui, un jésuite, le père La Rue. Lorsque celui-ci s’approcha de la princesse et l’interrogea, elle le regarda, lui dit qu’elle l’entendait, et se tut. Le père La Rue renouvela ses questions sans obtenir aucune réponse, La princesse craignait de l’affliger, et en même temps elle ne voulait pas se confesser à lui. Se défiait-elle de sa discrétion ? Avait-elle à révéler en ce suprême moment quelques-unes de ces choses intimes qu’elle n’avait point avouées jusque-là dans ses confessions ordinaires ? Le père La Rue sentit cet embarras et eut l’esprit de le respecter. Il se borna à lui demander qui elle désirait appeler, et elle désigna un prêtre de la paroisse de Versailles, M. Bailly, qui n’était pas net du soupçon de jansénisme, au dire de Saint-Simon. M. Bailly ne se trouva pas là, et ce fut un récollet, le père Noël, qui fut appelé. Ce changement de confesseur à la dernière heure fit éclat à la cour et éveilla tous les commentaires. Le roi lui-même fut plein de surprise, et n’eut peut-être des soupçons qu’à ce moment. La pauvre princesse, en refusant de se confesser au père La Rue, s’était peut-être confessée à tout le monde. Elle n’avait plus d’ailleurs que quelques heures à vivre : le lendemain, 12 février, elle expirait entourée de Mme de Maintenon et du roi, qui pleuraient en voyant leur échapper cette créature charmante, quoique ni l’un ni l’autre ne fussent extrêmement tendres. Et le deuil de la royauté ne s’arrêtait pas là : sous le coup même d’une douleur qui était chez lui aussi sincère que profonde, le dauphin à son tour était pris d’un mal mystérieux qui l’abattait en quelques jours. Le 18 février, il était mort. « Avec la dauphine, dit Saint-Simon, s’éclipsèrent joie, plaisirs, amusemens même, et toutes espèces de grâces ; les ténèbres couvrirent toute la surface de la cour ; elle la remplissait tout entière, elle y animait tout, elle en pénétrait tout l’intérieur. Si la cour subsista après elle, ce ne fut plus que pour languir… » Avec le duc de Bourgogne s’évanouissait l’espoir d’un règne sérieux, qui eut pu relever la royauté et la rajeunir peut-être.

Tout s’en allait d’ailleurs. Ce n’était plus le temps du bonheur pour Louis XIV, qui restait presque comme le dernier et l’unique demeurant de son siècle, voyant tout changé autour de lui, ses grands hommes disparus, ses héritiers les plus directs prématurément enlevés, ses dernières joies évanouies, toutes ses combinaisons déjouées par une sorte de fatalité. À quoi lui servait tout ce qu’il avait vu passer sous ses yeux, tout ce qu’il avait tenté ? Il avait eu Bossuet pour élever son fils ; Bossuet n’avait pu faire de ce fils un homme, et le premier dauphin était mort sans régner. Il avait eu Fénelon pour élever son petit-fils ; Fénelon avait mieux réussi, mais le duc de Bourgogne avait disparu avant l’âge. Il avait trouvé dans les combinaisons de sa politique une petite princesse qui était la lumière et la grâce d’un règne assombri, et la duchesse de Bourgogne n’était plus. La reine d’Espagne, elle aussi, mourait peu après. Ces deux sœurs de Savoie s’en allaient presque ensemble. Je ne veux point exagérer le rôle des princes dans les destinées des peuples, dans la marche mystérieuse des choses, et cependant ne peut-on se demander ce qui serait arrivé si la mort eût été moins inexorable, si elle eût laissé vivre la duchesse de Bourgogne à côté du second dauphin devenu roi, la reine Louise-Gabrielle à côté de Philippe V en Espagne ? Ce destin ne s’est point accompli.

Telle qu’elle est, la duchesse de Bourgogne apparaît comme une de ces figures de l’histoire qui charment par ce qu’elles ont été et par ce qu’elles auraient pu être, qui s’éclipsent avant de réaliser les espérances qu’elles éveillent. Dans cette cour du grand roi où tout vieillit, se refroidit et s’affaisse, elle est la vie, la grâce spirituelle et attachante. Dans ce monde de princes légitimés, fruits des amours royales, elle a un air de vraie princesse, elle a une hauteur pétulante et une fierté naturelle. Par son esprit, elle touche au XVIIe siècle qui finit et au XVIIIe siècle qui commence, réunissant dans sa personne quelques-uns des traits des deux époques. Princesse de Savoie enfin, n’est-elle pas à la cour de Louis XIV comme une personnification prématurée et piquante de cette alliance de la France et du Piémont qui a été si souvent essayée, qui a été le nœud de tant de combinaisons, et qui n’est devenue une réalité sérieuse que de nos jours ? Et c’est ainsi qu’un reflet de cette aimable figure vient encore se mêler à tous les événemens contemporains.


CHARLES DE MAZADE.